N°24 / numéro 24 - Janvier 2014

L’emprise du lien totalitaire

Muriel Montagut

Résumé

En tant qu’elle constitue la volonté d’anéantissement d’un être humain, la torture peut être considérée comme le produit d’une prise de pouvoir absolue. Entre la personne qui produit les sévices et celle qui les subis, la domination est totale. Cela nous invite à interroger ce que cette totalitarisation du lien peut induire en terme d’effet pour celui qui le subi. Mais pour saisir ces effets et les tentatives de dégagement de l’emprise de la torture, il importe de s’interroger sur le système qui a produit cette emprise. C’est le travail qui a été engagé dans le cadre d’une recherche universitaire au Laboratoire de Changement Social de l’université de Paris 7.

Mots-clés

Aucun mot-clé n'a été défini.

Plan de l'article

Télécharger l'article

« Je ne suis pas traumatisé. Je vis en accord parfait, dans mon esprit et mon psychisme, avec la réalité. Ma condition de Juif catastrophé n’est ni une pathologie ni une idéologie, mais le miroir d’une réalité historique de mon époque. C’est elle que j’éclaire avec mon existence. »
Jean Améry, 1966

Introduction

La torture est le paroxysme avec le génocide, de la volonté de déshumanisation, et place l’être humain qui la subit « hors lien social ». La logique qui sous-tend ces actes vise à détruire « toute suite », et même « toute idée de suite », en attaquant précisément ce par quoi quelque chose de l’ordre de l’humain pourrait se reconstruire. Cette rupture radicale se retrouve dans le discours des personnes torturées que j’ai rencontrées lorsqu’elles évoquent l’idée d’un monde qui serait divisé inégalement en deux : le monde des vivants, et l’autre, celui dans lequel elles ont été intentionnellement précipitées. Elles ont vu, entendu, senti ce que l’être humain ne peut supporter de voir, entendre et sentir. Ces sensations toujours agissantes en elles les empêchent de revenir vers ce monde des vivants duquel elles ont été expulsées, et provoquent chez le clinicien des sentiments mêlés d’effroi et d’intérêt. Comment créer les conditions pour qu’un retour vers « le monde des vivants » soit à nouveau possible ?

C’est par l’écrasement du champ des possibles que j’ai souhaité aborder la question de l’écrasement de l’être. Le système torturant réduit les « possibilités d’être » du sujet qui l’a subi, c’est-à-dire que ce système vient rigidifier, voire rompre cette négociation de l’être avec lui-même et avec autrui. Autrement dit, ce système altère les possibilités du sujet à la fois d’être sujet de son histoire mais aussi d’interagir avec autrui. La question qui m’animait s’est donc dans un premier temps posée en ces termes : comment se dégage-t-on des effets du système torturant ?

Il ne s’agissait pas pour moi de signifier que tous parviennent à un tel dégagement – les suicides de Jean Améry ou de Primo Levi nous rappellent les limites même de ce renouage avec le champ des possibles –, mais seulement d’analyser les conditions d’un éventuel (voire partiel) processus de désemprise des effets de la torture. Ma pratique clinique en tant que psychologue clinicienne avec ce public pendant de nombreuses années, m’a obligée à n’attendre que de modestes mais perceptibles changements, sans toutefois renoncer à ce qu’ils aient lieu.

En cherchant à analyser de quelle manière une personne pouvait se dégager de l’effet produit par cette tentative d’anéantissement intentionnelle, j’ai réalisé qu’il n’était pas seulement nécessaire de s’intéresser aux processus d’emprise avec lesquels cette personne se débattait, mais qu’il fallait également analyser le système qui avait produit ces processus d’emprise. Aborder la torture en tant que système permet de prendre en compte les dimensions multiples qui constituent sa réalité : ses modalités de mise en œuvre ; l’intention du tortionnaire, et au-delà, celle des éventuels commanditaires ; ainsi que le contexte sociopolitique (privé, de violence d’État, ou de belligérance) dans lequel la torture a été produite.

Tout au long de cet écrit, le terme de torture sera à entendre comme la mise en pratique d’une intention de nuire, par la recherche d’une douleur ou d’une souffrance aiguë. Les moyens utilisés peuvent être physiques ou/et mentaux et visent à chosifier l’être humain qui les subit dans l’intention de provoquer un état de déréliction.

Ce que recouvre le lien totalitaire

Les enjeux et les logiques

L’analyse des enjeux du système torturant a montré en quoi ce système est avant tout traversé par une recherche d’emprise, de désubjectivation et de désaffiliation. Il s’agit de plonger le sujet dans des règles paradoxales, violentes, et de produire son anéantissement existentiel, en l’isolant, le déculturant, et en produisant ce sentiment si particulier de désappartenance d’avec la communauté humaine.

L’individu, qui peut être pris au hasard, n’est pas torturé au hasard. À travers lui est visé ce qu’il représente, son idéal politique, sa religion, son ethnie, ou encore sa condition sexuelle. À la fois élément de la cible et moyen de l’atteindre, la personne subissant la torture éprouve sa solitude face au(x) tortionnaire(s) et ce qui le lie à son groupe d’appartenance est alors mis à l’épreuve. Cette solitude engendrée rend le « nous » particulièrement difficile après l’expérience de la torture, ce qui fait dire très justement à une femme torturée pendant la dictature chilienne : « On ne peut parvenir à s’en sortir qu’en évoquant ce qui nous est arrivé. » Ceci est d’autant plus marqué dans les contextes de violence d’État ou de belligérance que la recherche d’emprise a vocation dans ces cas de se faire entendre. La dimension d’exemplarité devient primordiale : l’emprise du corps d’un individu est aussi recherche d’emprise sur ses pairs. La torture délivre son message de domination, par cette menace adressée aux opposants des risques qu’ils encourent, et étouffe ainsi les cris du plus grand nombre en cultivant la terreur.

Par ailleurs, alors que l’obtention d’aveux de terroristes présumés est l’argument le plus souvent avancé pour justifier des actes de torture (la torture étant présentée comme un outil de recueil de renseignements), le système torturant ne vise pas seulement, voire pas du tout, à obtenir des aveux. Loin de vouloir faire parler, la torture vise à faire taire. Des études sur les archives de l’armée française ont révélé l’existence d’un système de classification de la qualité des divers renseignements pendant la guerre d’Algérie : il apparaît que ceux ayant été obtenus sous la torture étaient classés parmi les moins fiables1. Dans nombre de cas, cette recherche d’aveux vise à créer de la suspicion pour désaffilier le sujet de son groupe d’appartenance (le secret étant une des modalités de constitution d’un groupe – dans les contextes de violence politique, le fait même d’avoir été interrogé laisse supposer au groupe que celui ou celle qui était « au secret » ait pu passer « aux aveux », et fragilise la dynamique entre l’individu et le collectif). L’aveu n’est qu’un prétexte à une tentative de dépouillement de ce qui forge l’identité mais aussi l’humanité de l’individu.

Ainsi, loin d’être un système « fou », illogique, mis en place par quelques individus sadiques, le système torturant obéit à des logiques précises, il s’opère selon des paramètres minutieux construits collectivement sur le savoir dégagé des expériences de torture antérieures.

L’emprise du lien totalitaire

Dans le cadre de cette recherche doctorale, j’ai fait le choix d’une approche clinique sous un angle psycho-socio-phénoménologique des mouvements d’être en jeu après le système torturant, car cette perspective était une alternative à un discours médical ou psychopathologique qui aurait mis l’accent sur la normalisation ou la cicatrisation. Je souhaitais en effet ne pas enfermer les effets de la torture dans un carcan nosographique qui l’appréhenderait comme une pathologie, alors qu’elle est une réaction normale face à une situation anormale.

Lorsqu’il s’agit dans le cadre thérapeutique de regagner rencontre après rencontre l’humanité perdue, mise à mal, intentionnellement par un tiers, il est question d’autre chose que d’un trouble pathologique. Ainsi, l’ampleur de l’anéantissement humain provoqué par la torture révèle les limites des approches psychothérapeutiques habituelles. Pour illustrer ce propos, je reprendrai la métaphore du cristal que Sigmund Freud avait utilisée pour imager la structure psychique. Le cristal se brise en lignes déterminées de façon originale et immuable selon son mode de structure préalable. Freud explique qu’il en est exactement de même pour la structure psychique. Elle va s’organiser dès la naissance en fonction des modes de relation aux parents, des traumatismes, des conflits, des frustrations, etc. Lorsqu’elle se brise, cette structure psychique va se rompre tout comme le cristal, selon des lignes de fracture prédéterminées que l’histoire personnelle aura laissées dans l’inconscient. Cette rupture va se faire sur un mode psychotique, névrotique, ou encore narcissique2. Lorsqu’un sujet est démoli sous l’effet de la torture, on observe une grande confusion symptomatologique : nous sommes hors des classifications habituelles. La structure psychique se brise selon des lignes qu’autrui en l’occurrence le tortionnaire, a prédéfini. Ainsi, la responsabilité du symptôme sur laquelle s’appuient les modèles psychanalytique et psychopathologique traditionnels, ne tient plus, et on touche dès lors à une impasse clinique. Il en est de même pour les analyses relevant des champs de la psychiatrie ou de la victimologie, qui constituent des approches plus médicalisées, et qui s’arrêtent aux signes symptomatologiques qui se donnent à voir.

Même dans le champ thérapeutique, il importe d’analyser les dynamiques sociopolitiques sous-jacentes à la torture. C’est sans doute ce que souhaitait souligner en 1966 Jean Améry lorsqu’il écrivait :« Je ne suis pas traumatisé. Je vis en accord parfait, dans mon esprit et mon psychisme, avec la réalité. Ma condition de Juif catastrophé n’est ni une pathologie ni une idéologie, mais le miroir d’une réalité historique de mon époque. »3

Nous avons souligné que la structure psychique de la personne qui a été torturée s’est brisée selon des lignes qu’autrui avait prédéfinies : il s’agit là de la trace laissée par l’intention du tortionnaire qui est toujours agissante dans l’après-coup des sévices. On voit à quel point cette emprise totalitaire s’est immiscée dans l’être qui l’a subie.

J’ai donc proposé une terminologie (les possibilités d’être, l’être-au-monde, l’être-là...) qui n’est pas en lien avec des phénomènes connus sur les plans psychologique et sociologique, et qui exige de ce fait une théorisation conséquente pour être entièrement appréhendée.

Pour présenter une perspective diachronique, j’ai séparé deux temps distincts d’analyse : le temps de la démolition, temps durant lequel le sujet est étouffé par les effets du système torturant ; et le temps du dégagement. J’ai présenté sur un mode ethnographique des situations issues de ma pratique clinique (analyse de 146 dossiers de patients) en tant que psychologue. À travers ces vignettes, j’ai voulu recréer l’ambiance des rencontres que j’avais eues au cours de mes entretiens avec ces patients, car c’était un moyen de donner à voir le processus de démolition à l’œuvre sans tomber dans des descriptions détaillées de la symptomatologie présentée par le sujet, une entrée frontale dans ce que la torture a de sordide aurait pu provoquer chez le lecteur une impossibilité de la penser.

Dans un second temps, j’ai recontacté d’anciens patients que j’avais suivis pendant plusieurs années pour leur proposer de participer à cette recherche via des entretiens. À la fin de la thérapie, ces patients étaient dégagés en grande partie de la symptomatologie traumatique et étaient en voie de se réinscrire pleinement dans leur nouvelle société d’accueil.

L’analyse croisée de ces deux dispositifs a montré que sur du court terme, l’être a fusionné avec le traumatisme. Les possibilités d’être sont tellement altérées que le sujet semble s’être effacé au profit du traumatisme. L’être humain s’est brisé selon des lignes prédéfinies. Il s’agit d’une triple perte : une perte des assisses subjectives ; une perte de ses repères sociaux et de ses capacités relationnelles (l’horizon d’autrui en soi, c’est-à-dire l’articulation je/nous constitutive de notre être, se fige dans l’univers totalitaire de la torture) ; et, troisième point de déchirure, une perte des assises dans le monde. Cette triangulation, Moi, Autrui et le Monde est tout à fait fondamentale pour penser l’errance dans laquelle est plongé le sujet.

Ce qui maintient l’être dans cette fermeture, c’est l’altération de la dimension poétique de la pensée. La dimension poétique de la pensée est à entendre comme la capacité d’un sujet à donner forme et sens à ses pensées. Le système torturant a attaqué les fondements même de la pensée, c’est-à-dire la capacité à structurer, à contenir, à symboliser... Cela a un impact à la fois sur la capacité à parler, mais aussi plus globalement, sur la manière d’être. Le sujet pour retrouver ses possibilités d’être devra revenir sur la logique du système torturant pour en comprendre les mécanismes : c’est souvent tout l’enjeu de la thérapie. Dans cette thérapie il s’agira alors de mettre au travail cette dimension poétique, d’ouvrir vers des significations possibles. Et en cela le sujet sera à nouveau en mesure de générer du sens et des mondes. Ce long travail de dégagement de l’emprise du système torturant accompli, la question devient alors : jusqu’où va ce dégagement ?

Sur du long terme, les entretiens ont mis en évidence le fait que les effets du système torturant sont agissants bien après que le sujet soit parvenu à se reconstruire. Une relation de confiance est possible, même si le sujet réaménage fondamentalement son rapport au monde et à autrui, de telle façon qu’il puisse se sentir en sécurité, et ainsi éprouver le sentiment de garder le contrôle sur la relation. Autrui est perçu comme potentiellement destructeur, et il faut s’en protéger : la croyance opérante étant alors que toute relation humaine porte en elle de façon embryonnaire une relation de pouvoir et d’emprise.

Le dégagement de l’emprise de la torture reste donc partiel, et n’a été possible qu’au prix d’une fracture de l’être. Ce dégagement ne se réduit pas à la disparition des manifestations symptomatologiques induites par les actes de torture. Pour les personnes en situation d’exil, si la reconnaissance du vécu de la torture par l’obtention du statut de réfugié politique est indispensable et vaut comme reconnaissance éthique, elle ne compense en rien le sentiment d’impunité à l’égard des tortionnaires.

L’impact du système torturant est indélébile sur l’humain qui l’a produit et sur celui qui l’a subi. Pour ce dernier, se dégager sur du long terme de ses effets nécessitera une véritable stratégie d’évitement, et sera marqué durablement par une mélancolisation du lien à l’autre. Les données que j’ai pu recueillir montrent que si avec le temps, il est indéniable que la lutte contre l’influence du système torturant s’apaise, il en résulte sur les êtres l’empreinte durable de l’intranquillité.

Conclusion

« Il n’y a pas seulement l’auteur et sa victime. Il y a ceux qui se taisent et laissent faire, en parfaite connaissance de cause, en oubliant, en fermant les yeux, en changeant de conversation. Il y a, dans notre culture, au cinéma et surtout à la télévision, cette banalisation de la torture qui prolifère dans de multiples fictions et séries et fabrique lentement l’image du tortionnaire au bon cœur et à la "juste" cause, un habit de héros évidemment réutilisable. Il y a cette désignation collective de la victime potentielle, jamais choisie au hasard, mais au sein d’une catégorie de population honnie, humiliée, stigmatisée puis sacrifiée. La torture prend sa source là où elle ne se pratique pas : dans les mentalités collectives. »4
Serge Portelli

Le contexte dans lequel s’inscrit ces recherches est marqué par l’étendue du phénomène de la torture, puisqu’en 2013, un pays sur deux dans le monde la pratique toujours.

Dans les régimes démocratiques, les transformations des modalités du recours à la torture, et dans ses formes même, répondent à une volonté de la rendre invisible ou inoffensive. Les modalités de recours à la torture ont en effet évolué ces dernières années. Les délocalisations du système torturant effectuées par certains États démocratiques en sont un exemple : il s’agit d’opérations de « sous-traitance » nommées « restitutions extraordinaires », qui consistent à renvoyer des terroristes présumés dans leur pays d’origine où la torture continue à être pratiquée ; ces personnes subissent alors des interrogatoires sous la torture, ce qui permet à l’État qui a effectué cette restitution de recueillir des renseignements sans avoir à se salir directement les mains. L’invisibilisation de la torture est également portée par le recours à une forme de torture qui n’est pas nouvelle en soi, la torture blanche (torture psychologique et/ou torture « discrète » qui ne laisse pas de trace visible sur le corps), mais qui est avancé comme étant un moyen d’humaniser l’usage de la torture.

La lutte anti-terroriste menée ces dix dernières années vient questionner des acquis que l’on pensait être définitifs dans les pays démocratiques : aux États-Unis par exemple, suite aux attentats du 11 Septembre 2001, un débat public a eu lieu sur la nécessité du recours à la torture alors qu’une réinstitutionnalisation de la torture par des réaménagements législatifs visait à réintroduire la possibilité de son usage dans des espaces d’exceptions : selon ses défenseurs, il ne s’agissait pas de torturer, mais seulement de tolérer « un certain degré de torture »5 lorsque la situation exceptionnelle l’exigeait.

Plus que jamais, déconstruire le scénario de la ticking time bomb s’avère nécessaire. Ce scénario de l’impératif du recours à la torture lorsque l’on détient un terroriste poseur de bombe qui a le pouvoir de sauver par ses aveux de nombreuses vies innocentes, constitue l’argument principal des partisans de la torture.

Comprendre les mécanismes en jeux dans le recours à la torture et ce qu’elle recouvre véritablement est indispensable pour saisir les dérives possibles de nos sociétés contemporaines.

1  Branche R., La torture et l’armée pendant la guerre d’Algérie 1954-1962, Gallimard, Paris, 2001

2  Jean Bergeret a proposé l’ajout d’une organisation instable de la personnalité désignée sous le terme d’état limite ou Borderline : Bergeret J., La personnalité normale et pathologique (1974), Dunod, Paris, 1996

3  Améry J., Par-delà le crime et le châtiment : essai pour surmonter l’insurmontable, Babel, Barcelone, 2005

4  Portelli S., Pourquoi la torture ?, Vrin, Paris, 2011, p. 13-14

5  L’expression est d’Alberto Gonzales, secrétaire d’État à la justice aux États-Unis en 2005.

Continuer la lecture avec l'article suivant du numéro

Psychopathologie du Politique : la fonction éducative de l’Etat

Jean-Luc Viaux

Lire la suite

Du même auteur

Tous les articles

Aucune autre publication à afficher.