N°24 / numéro 24 - Janvier 2014

Notes sur la psychologie politique et parti pris

Adam Kiss

Résumé

L’aliénation, irrationnelle, contraire à l’intérêt de ses sujets, se fonde sur l’adhésion de ceux-ci. L’autonomie des minoritaires est insuffisante si on n’assure pas à l’objectif la masse critique de diffusion. La « neutralité » de la psychologie politique par rapport au bien commun serait un parti pris en faveur des dominants.

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Aliénation

Les idéologies, différentes, n’influencent pas de la même manière le comportement dans des situations, diverses. Et, de même que « l’idéologie — selon le mot de Raymond Aron — ce sont les idées politiques de mon adversaire », de même l’aliénation socio-politique et psychique est « la perte de la maîtrise de ses forces » (Wikipédia 2013) et « la perte du contact normal [sic] à la réalité [sic] et autrui » (Bloch).

Un Eichmann, horribile dictu, n’est-il pas un cas extrême d’aliénation idéologique acceptée ? Mais qui définit le « contact normal » et la « réalité » ? Et quelle est la part de son aliénation consentie par le sujet ? Nous savons qu’en psychologie et en politique, il y a des individus et des groupes qui échappent à l’aliénation.

Une fois de plus, la récente sortie sur les écrans du film que Margarethe von Trotta consacre à Hannah Arendt entre 1960 et 1963 a ravivé, me semble-t-il, trois faux-débats nés à la parution en 1963 des articles du New Yorker,  et bien des fois réentendus depuis 50 ans :

  • Est-ce que Adolf Eichmann — qui avait planifié et dirigé le transport des persécutés du nazisme aux camps de la mort — était un fonctionnaire falot ou un monstre ? Était-il responsable ou, comme il n’a cessé de le plaider pour sa défense au cours de son procès, n’avait-il fait qu’obéir aux ordres de ses supérieurs ?

  • Est-ce que les Conseils juifs — les tristement fameux Judenräte, dénoncés par Arendt au grand dam de certains — ont, oui ou non, favorisé les persécutions ?

  • La Shoah est-elle unique ou analogue à d’autres génocides et massacres — arménien, rwandais, voire au Laogai chinois, au Goulag soviétique, et… au sort des Allemands eux-mêmes (plus de 9 millions morts) pendant la Seconde Guerre mondiale ?

Je crois, pour ma part, que la question décisive, pratique et théorique, qui se pose, et notamment à la psychologie politique,  a été et demeure celle de savoir comment on prévient, ou au moins arrête, un génocide, un massacre.

Ces débats — comme bien d’autres — peuvent être tous réexaminés pour chercher l’explication de nos nombreuses conduites contraires à notre intérêt, à l’intérêt de nos semblables, voire à celui de la planète. Une partie de cette explication est proposée par l’idéologie lato sensu : « un moyen de faire des économies sur le coût de l’information et par conséquent en général une réponse rationnelle ». (North in Elster p.127) Un comportement rationnel « coûterait » à l’acteur l’effort de désigner le but qu’il poursuit puis, l’acte accompli, d’évaluer le résultat obtenu comparé au but. Et un tel comportement rationnel n’est pas exclu, mais reste, paraît-il, exceptionnel dans nos vies : majoritairement, nous trouvons l’adhésion aux normes dominantes moins coûteux donc préférable.

• À cette aune, Eichmann aurait intériorisé l’idéologie environnante, ignorant la vie des autres et, en définitive, quoi qu’on en pense au premier abord, même sa propre vie. L’expérience de Stanley Milgram a montré que, soit-il difficile de l’admettre, notre « monstruosité » s’avère en quelque sorte ordinaire.

• Le « bon sens » peut-être, les expériences de laboratoire certainement confirment que l’action responsable reste minoritaire (Darley, Kiss, Meeus). Il serait donc urgent d’étudier

Les mobiles de ceux qui agissent selon leurs buts, de manière auto-nome et non ceux que, « agentiques », « aliéniés », l’environnement leur suggère (ce qui semble plus responsable que la désobéissance) et la manière de partager les buts éthiques et rationnels.

(Je cherche depuis des années l’accès à la poursuite de telles études, sans trouver des appuis officiels, ni des engagements bénévoles. Je continue.)

Autonomie

Un conscrit de la guerre d’Algérie décide de déserter, parce qu’il refuse : « …la patrie avant la justice, la fraternité humaine imposée, comme aujourd’hui la démocratie, à coups de canons… » (Pous, p.140)

La règle d’or de réciprocité (bouddhiste, confucianisme, chrétienne…), p.ex. « Traite les autres comme tu voudrais être traité » (Matthieu 7:12), est répétée, très souvent en vain, depuis deux mille ans et plus.

Et l’option de commencer et continuer une action à but défini, conforme à la règle d’or, en évaluer les résultats, est choisie bien rarement : p.ex. 500 réfractaires français de parmi 2 millions de conscrits (Pous, p.235). Pourtant, s’ils avaient réfléchi à l’époque de la guerre d’Algérie, les appelés pouvaient savoir qu’ils risquaient de se faire tuer et de tuer  — choisissaient-ils ce but ? l’acceptaient-il ? Maintenant encore mieux qu’alors, nous savons que l’acceptation de participer à la guerre était contraire même à l’intérêt de la France.

Dès lors, à mon avis, le problème principal de la psychologie politique réside en celui de la diffusion, qui ouvre seule sur une efficacité observable. Car nous savons qu’une conscience personnelle, soit-elle la conscience « autonome » d’un but propre, de l’effet prévisible, acceptable ou non, comme celle des réfractaires, reste insuffisamment efficace sans la masse critique.

Ailleurs qu’en psychologie, je connais certains travaux portant sur l’efficacité de la communication :

  • Le sociologue Everett Rogers (1931-2004) s’est dédié à l’étude de la diffusion des innovations.

  • De telles recherches existent en nombre sur la publicité commerciale et les campagnes politiques.

  • Atul Gawane cite Dilip Mahalanabis qui, dans les années 70, à la suite de David Nalin et Richard Cash, a réussi à enrayer une épidémie de choléra dans 600 villages de Bengladesh à l’aide d’équipes de jeunes femmes intervenant dans les foyers pour informer des mères de famille de la méthode, simple, de la thérapie (et les y former). Il s’agit là d’une véritable expérience de changement collectif de mentalité. En existe-t-il en psychologie, notamment en psychologie politique ?

Là s’impose la question de la « neutralité scientifique » de la psychologie politique, voire de toute la psychologie.

Xavier Renou le rappelle : «  Le judaïsme (puis les autres religions du Livre) commande de ne pas tuer ; le jainisme et le bouddhisme insistent au VIe siècle avant notre ère sur l’impératif de non-violence, entendu comme exigence radicale de ne causer aucune souffrance à tout être vivant. » (Renou, p.20) Notre silence devant les massacres de toutes sortes, d’hier (Vel d’Hiv, Viet Nam, Algérie…) et d’aujourd’hui, d’ailleurs (Mali, Syrie…) et d’ici (collaboration de l’État français à la Shoah, au génocide rwandais…, interventions militaires, livraisons d’armes françaises) n’est-il pas, loin de la neutralité, un parti pris pour le dominant local momentané ? N’est-ce pas une aliénation, ce que La Boétie appelle une « servitude volontaire » ?

Psychologie politique

C’est téméraire d’évoquer en quelques mots, forcément réducteurs, ne serait-ce que la psychopathologie. Pour le tenter, répétons qu’on appelle pathologie l’étude des maladies. Le vocable composé « psychopathologie » comporte à mon sens une contradiction interne, voire une aporie : ce qui concerne l’esprit, le mental, le psychique ne saurait être « sain » ou « malade », et en réunir les deux composantes n’est alors qu’une analogie, même un abus de langage, un synonyme, malveillant et maléfique, de ce que d’aucuns tiennent pour différent et déclarent coupable comme tel. Cela rappelle les procès de sorcellerie et les camps de concentration, l’emprisonnement même l’extermination des « fous » et l’internement forcé des opposants politiques, vrais ou prétendus.

En parlant de « psychopathologie politique », on redouble, je crois, la contradiction. En effet, la pathologie passe pour subie, tandis que la politique serait une organisation (prétendue volontaire et consciente, « responsable ») de la société, bien que cette vision ne soit guère en harmonie avec les derniers apports de la neurologie.

De son côté, l’expression « psychologie politique », serait une redondance partielle : toute psychologie est peu ou prou politique ; toute politique psychologique. Ignorant souvent l’éthique, notre discipline passe pour une théorie sans pratique.

Oughourlian appelle « psychopolitique » le fait d’« utiliser la psychologie en politique. La politique — poursuit-il — doit régler son action sur l’objectif fixé ». (Oughourlian p.23) Qu’en reste-t-il à l’heure de la « post-politique » et de la « post-démocratie » ? L’idéal de la démocratie comprend une gouvernance censée poursuivre le bien commun. Tenue pour incompatible avec la rentabilité maximale. De même, la politique devrait diriger là où désormais — mais depuis quand ? — c’est l’économie néo-libérale qui commande. Et la démocratie formelle devient une croyance lorsque l’information quasi-déterminante est aux mains de l’élite économique.  

Je trouverais judicieux d’examiner également l’usage de la politique en psychologie. De « l’hyperactivité » au « déficit », des « troubles bipolaires » à « l’autisme », toutes les catégories sont susceptibles d’une lecture politique. Mais qui s’y intéresse ? La pluridisciplinarité nécessaire de la psychologie risque d’être réduite au médical, en ces temps souvent ouvertement vendu à l’industrie pharmaceutique.

Or, seules les victimes ont intérêt à changer les normes. Mais elles s’identifient sauf exception aux dominants. Et même s’ils imposent qu’il soit tenu compte de leurs intérêts, un risque demeure : deviendront-elles bourreaux à leur tour, comme bien des victimes d’hier ?

Arendt H. 1963. Eichmann à Jérusalem. Tr. fr. Paris : Gallimard.

Bloch E. et al. 1997. Dictionnaire fondamental de la psychologie.Paris : Larousse.

Darley et al. 1968. Group inhibition of bystander intervention in emergencies. Journal of Personality and Social Psychology 10, 3 p.215 sqq.

Gawane A. 2013. Slow Ideas. The New Yorker, 29.07.2013, p.36 sqq.

Kiss A. et al. 2002. (Dés)obéissance et droits humains. Paris, L’Harmattan.

Meeus W.H.J. et al. 1986. Administrative obedience. European Journal of Social Psychology 16, 311…

Milgram S. 1974. Obedience to Authority. New York, Harper & Row.

North D. cité in Elster Jon, 1986. Le laboureur et ses enfants. Minuit.

Oughourlian J.M. 2010. Psychopolitique. Paris : F.X. de Guibert.

Pous J. 2012. De Gandhi à Fanon. Villeurbanne : Golias.

Renou X. et al. 2013. Désobéir à la guerre. Neuvy-en-Champagne : Le passager clandestin.

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