Madame B. Fontana n’en est pas à son premier essai. C’est une historienne des idées à l’Universite de Lausanne, spécialiste des penseurs libéraux de la fin du XVIIIe siècle (B. Constant et Mme de Staël) et auteur de « Du boudoir à la révolution » (Laclos et les liaisons dangereuses) où ses propos portent sur la dimension politique et idéologique de l’ouvrage de Laclos, les liaisons dangereuses dont il est question traitant de liberté, de morale, de religion et de condition féminine, car l’éducation ne suffirait pas à changer le sort des femmes sans une révolution. Le commentaire de ces notes touche une autre question intéressante et rarement posée : les rapports de Montaigne et de la politique.
Michel de Montaigne, homme du XVIe siècle, se trouve curieusement non loin des penseurs contemporains, autant en philosophie qu’en politique, mais dans un carcan d’époque et de province difficile à cerner. Malicieusement, l’auteur parle d’un Montaigne vu de profil et connu sous le filtre de ses essais, et du moi.
La question est complexe : mi-psychologique mi-cognitive, si nous osons l’extrapoler à notre époque. L’opinion de Rousseau à ce sujet est intéressante. Il dit de Montaigne « qu’il est à la tête de ces faux sincères qui veulent tromper en disant vrai « (sic). Ce jugement ne nous aide pas à percer le mystère du personnage, mais représente un signe de la difficulté de la tâche de retrouver le sens de la pensée de Montaigne.
L’œuvre de Montaigne telle que nous la raconte Mme Fontana est celle d’un auteur reconnu, l’opinion de ses admirateurs ressemblant étrangement à celle de ses détracteurs. Un homme qu’on aimerait avoir pour voisin, gentilhomme raffiné et châtelain sage et manquant d’engagement. Autoréférentiel. Or, la postérité appelle un jugement plus nuancé : ainsi nait la légende de son conformisme, de son ambiguïté, voire de sa duplicité. Celle d’un moraliste lucide et conservateur. On lui reproche un penchant « quiétiste » et l’l’obsession de l’auto-analyse. Cela serait méconnaître l’influence des lectures de St Augustin à son époque. Une autre appréciation ferait de lui un dissimulateur. La preuve : ne pas avoir rendu explicite dans ses Essais ses réflexions les plus radicales en matière de religion et de politique. Aussi, cela serait méconnaître l’influence de son époque. En somme : on lui reproche simplement d’être un précurseur de ce qui viendra deux siècles plus tard : le regard du spectateur qui ne s’engage pas. En somme, la politique n’aurait pas été son fort. Ni l’audace de l’expliciter.
Pourtant, la prudence dont il fait preuve correspond assez bien au monde soupçonneux dans lequel il vivait. Là, personne ne peut nier qu’il a eu du talent pour échapper au pire, car son siècle est tourmenté par la guerre civile la plus cruelle : celle des religions. Certes, il s’est privé de dénoncer le massacre ou de le célébrer. Posture remarquablement sage au milieu d’une crise devenue presque permanente. Ce qui explique que toute une génération de notables a tenté de vivre en marge et autour des événements.
Étant donné la circonstance, proche d’Henri IV et ami aimé de La Boétie, il s’est révélé un acteur politique plutôt habile et diplomate. Certes, on lui a reproché de ne pas avoir proposé une alternative. Car il est vrai que la Réforme représentait à ses yeux l’action de notables ambitieux et fanatiques, tandis que, de l’autre côté, les catholiques étaient les responsables d’une guerre fratricide dans une situation de misère et de conflits sociaux. Le dilemme dont les écrits de Montaigne sont avares exprimait un choix entre une monarchie discréditée et un régime républicain sans racines ni héritage, sauf dans l’histoire d’autres nations. Ainsi, l’évaluation de Montaigne semble plus lucide que lâche. En réalité, sa position était sans doute celle des modérés pris dans une radicalisation des conflits.
Qualifier la posture de Montaigne d’indifférence ne semble pas le plus approprié. Certain pensaient que les effets de la crise ne dureraient pas longtemps, tandis que la question essentielle à ses yeux était celle de comprendre comment le caractère soudain et inattendu de la crise religieuse s’était emparé de tout et de tous. Rien d’étonnant alors que l’attention de Montaigne se détourne vers la recherche d’explications, avec les moyens de la culture de l’époque : l’exploration du moi à travers l’écriture. La mesure du moment était un mélange de littérature rhétorique et de réflexion sur soi. Les résultats en sont les Essais. Mélange original de méditations, de psychologie du moi (Descartes et St Augustin sont présents) et de (re) sources historiques classiques. Mais, rapidement, il change de méthode et développe sa propre approche. C’est le recours à des paradoxes philosophiques. Ainsi, Fontana nous le dit, les vues sceptiques de Montaigne ne sont pas un abandon de l’action, mais, au contraire, une manière d’établir le contact avec la réalité et l’expérience vécue. Ainsi, ni les théories abstraites de l’humain, ni celles qui cherchaient à manipuler les actions des hommes ne s’avéraient capables de s’accorder avec une continuité et une cohérence déjà disparues.
Montaigne développe ainsi un anti-intellectualisme devant l’impuissance des connaissances de l’Antiquité et celles de la tradition chrétienne. Pour les contemporains, encore aujourd’hui, Montaigne est le représentant de la « sagesse stoïcienne » transposée dans la modernité ; Faudrait-il dire aussi que pour certains c’est aussi transposable à notre époque ?
La position de Montaigne est d’une étonnante anticipation : il ne voit pas l’histoire comme une chute progressive de l’homme dans la décadence morale. Cela suppose qu’elle est écrite par un Dieu miséricordieux. Mais il y voit plus l’injustice des actions humaines que le produit d’une idée globale. Les responsables des crises étaient à la fois les hommes de pouvoir (y compris la corruption de l’Église) mais chacun portait sa part de responsabilité. L’appétit de domination touche aussi les gens ordinaires qui sont capables de l’exprimer même sur ceux qui sont encore plus faibles. Cette cupidité serait inscrite dans tous les hommes au point qu’ils se soumettent volontairement à la tyrannie. Rappelons ici que La Boétie (son ami) véhiculait une pensée semblable. La marque de l’héritage de Cicéron et de Tacite, voire des stoïciens, est en jeu. La piste universaliste (utilisée par le christianisme) est suivie dans toutes ses conséquences et le déni est fortement dénoncé. Par exemple, la question de la conquête espagnole. Ainsi, lorsqu’il compare de manière polémique les sociétés cannibales avec la société française. De telles intuitions politiques semblent plus proches de la politique moderne que de celle du XVIe siècle. Rien d’étonnant alors que ses contemporains ne les aient pas interprétées politiquement, mais tout simplement réduites au sentiment humaniste et psychologique du moment. De même, sans prétendre voir en lui un utopiste social, ses vues sur l’altruisme et la coopération suggèrent une obligation morale dans la logique du christianisme.
Pour aller à l’essentiel de la pensée politique de Montaigne, il faut reconnaître que la crise de la société de son époque, dont la confiance et l’idée de paix sociale, inculquée aux humbles, a été détruite par l’injustice et la corruption tout court et par le discours politique des puissants. Et que la clef était de savoir comment la sociabilité pouvait être construite ou détruite de bas en haut à partir de l’expérience individuelle obscure et instable. D’où son insistance à parler en psychologue et à faire appel à un moi sans annoncer ni dogme ni doctrine, malgré les incertitudes de son propre raisonnement dont la pédagogie est celle des Anciens, c'est-à-dire en tant qu’homme pour soi-même. Ainsi, encore aujourd’hui, l’apport de Montaigne continue-t-il à être jugé littéraire et introspectif, donc moral, nullement politique et social.
Certes, l’hypothèse de B. Fontana semble postuler que Montaigne, avec son mode dubitatif, ne vise pas un public déterminé. Une manière habile de s’adresser à tous. Une forme de discours politique dont la force semble résider non tant dans sa fidélité aux valeurs chrétiennes, bien que peu orthodoxe, mais bien plus dans la démonstration de la tension entre ces valeurs et leur mise en pratique dans les sociétés de son époque et ses descendances. Pourtant, avec Dieu ou sans lui, Montaigne ne se fie pas beaucoup aux institutions politiques pour assurer la justice et la liberté, car tous les régimes ne sont pas exonérés de l’arbitraire. En ce sens, la domination est indissociable de l’autorité et de la possibilité de respecter (il anticipe) le rôle critique de l’individu mené sur plusieurs fronts, conclut Mme Fontana.
Ainsi, nous pensons que ce livre fait œuvre utile, et nous dirons, enfin, que l’axe politique de Michel de Montaigne est probablement celui de créer un destinataire universel, sous une forme originale de conversation sincère et honnête. Humaine donc.