Dans un mode toujours changeant et incompréhensible, les masses avaient atteint le point où elles croyaient simultanément tout et rien, où elles pensaient que tout était possible et que rien n'était vrai.
Hannah Arendt, Les Origines du totalitarisme
Une belle journée d'avril 2011, comme Rip Van Winkle, dans la nouvelle éponyme de Washington Irvin, ou Epéménide, dans le récit antique de Diogène Laërce, un homme se réveille dans un terrain vague de Berlin : c'est Hitler en personne. Il ne sait pas ce qui lui arrive, il ignore où il est et ne comprend pas que les gens ne le reconnaissent pas dans la rue. Complètement perdu bien que ne voulant l'admettre en tant que Führer, il atterrit dans un kiosque à journaux dont le propriétaire croit qu'il est un comique imitant l'ancien dictateur. Il lui présente alors des gens de la télé, prêts à lui offrir une place dans un programme. Car il faut le reconnaître, la ressemblance est frappante et il passerait vraiment pour Hitler !
Passées les premières surprises : c'est une femme qui est chancelière, un grand nombre d'immeubles ont disparu, il y a des Turcs partout, ce n'est plus la radio qui domine mais la télévision, les téléphones servent à tout, y compris à téléphoner, Hitler s'adapte assez vite, en particulier à la télévision et à Internet.
Cette première partie de l'ouvrage utilise les méthodes des Lettres persanes ou celles du Huron de Voltaire. Toutefois dans son étonnement, Hitler ne renonce absolument pas à son credo national-socialiste. Par exemple, lorsqu'il ne comprend pas le manège de certaines propriétaires de chiens :
« Mon regard fut attiré par une femme visiblement atteinte de démence, qui longeait cet espace vert en tenant un chien en laisse et était sur le point de ramasser ses déjections. Je me demandai si cette folle avait déjà été stérilisée, avant de me dire qu’elle n’avait guère de valeur représentative pour l’Allemagne. »
Ou lorsqu'il s'étonne qu'une femme soit à la te de l'Allemagne, ce qui permet à l'auteur d'exercer sa verve satirique :
« Le plus stupéfiant restait quand même la situation actuelle de l'Allemagne. A la tête du pays se trouvait une femme lourdaude, aussi charismatique qu'un saule pleureur, et dont l'action était déjà d'emblée discréditée par ses trente-six années de collaboration bolchevique, sans qu'elle en soit le moins du monde gênée aux entournures. »
La découverte d l'informatique donne lieu à une scène pleine de saveur :
« - Oui, mon Füreur ! Bon, on fait quoi maintenant ?
- Montrez-moi d'abord comment on utilise ce poste de télévision. Ensuite vous enlèverez celui qui est sur votre bureau. Vous n'êtes pas payée pour regarder la télévision. Et nous avons besoin d'une vraie machine à écrire pour vous. Pas n'importe quelle machine, il faut des caractères antiqua de taille 4. Tout ce que vous écrirez pour moi, vous l'écrirez en laissant un espace d'un centimètre entre les lignes. Sinon, je suis obligé de mettre des lunettes pour lire.
- Je ne sais pas me servir d'une machine, dit-elle, je sais seulement me servir d'un PC. Et si vous me l'enlevez, je ne peux plus rien faire. Mais d'abord il faut savoir qu'avec un ordinateur vous avez toutes les polices dont vous avez besoin.
- Pour la police, j'ai déjà la Gestapo. »
Hitler toujours là. En 2011. Il ne fait pas de doute que la population, bien informée des crimes des nazis ne laissera jamais un nouveau et a fortiori un ancien, dictateur briser des millions de vies.
Est-ce si sûr que cela ? Même sa secrétaire, dont pourtant une partie de la famille a été exterminée dans les camps, tombe sous le charme et se laisse convaincre par les raisonnements de son patron : « Les juifs ne sont pas un sujet de plaisanterie ».
Timur Vermes reprend le principe du film la Vague, en s'appuyant sur la montée de l'extrême droite en Occident et le rejet et la peur de l'étranger, du "différent".
Bien que basé sur un évènement absurde (le retour inexpliqué d'Hitler en plein milieu d'un terrain vague), la suite ne l'est pas tant que ça puisqu'elle admet l'accueil complet d'un personnage atypique et synonyme de massacre, sans une once d'effroi. Au contraire : tout le monde salue l'extraordinaire ressemblance, rit de concert avec lui des Turcs, achète les produits dérivés. C'est bien simple : tout le monde est charmé.
Sous couvert d'une émission télé accro aux audimats, Hitler martèle ses idées. L'on croit qu'il critique le système actuel, qu'il blague pour mieux éplucher les failles de la société contemporaine. On en vient même à l'appeler "mon Führer", à crier "Heil !" et à faire le salut nazi.
Même les représentants des partis traditionnels ne peuvent s'empêcher de le contacter pour bénéficier de sa popularité, à l'exception notable du parti néo-nazi. A ce propos, le discours présentant une dirigeante des Verts n'est pas triste, avec son discours écologiste assaisonné de national-socialisme.
« ...aimeriez-vous manger par terre ?
J'attends toujours la réponse à cette question,
car Me la « chancelière sait très bien
que le sol allemand est pollué
par le poison du grand capital,
par le poison de la haute finance internationale.
Le sol allemand est rempli de déchets
et l'enfant allemand a besoin d'une chaise haute
s'il veut s'asseoir sans mettre sa vie en danger. »
C'est là que se tient toute l'intelligence de ce roman. Vermes démontre que l'insouciance d'aujourd'hui serait capable de raviver les pires atrocités du passé, qu'à force de vivre sous les projecteurs des télé-réalités on accepte tout sans conditions, pourvu que ça fasse de l'audience, et quelle audience ! On accepte tout de Hitler, Vermes joue sur le charisme du dictateur. Il est tout simplement fascinant de voir avec quelle facilité (même si elle touche à l'absurde, bien qu'encore une fois ce soit un absurde assez réaliste) le monde pourrait retomber dans le piège nazi.
Le summum de cet absurde incroyablement palpable et tangible intervient à la dernière page avec une formule qui résume bien dans quel monde nous vivons actuellement.
C'est effrayant. C'est une sorte de « banalisation du mal » par multimédias interposés.
Toutefois le récit est beaucoup trop centré sur les pensées d'Hitler, et en conséquence n'est pas analysé à fond l'impact qu'il peut avoir sur les Allemands. C'est souvent un peu long, très documenté, trop historique parfois pour bien saisir les références (un glossaire en fin d'ouvrage permet de préciser sommairement certaines notions).