Ceux qui sont familiers de l’histoire hongroise savent qu’en 1919, après la première guerre mondiale perdue et la dislocation de la monarchie austro-hongroise, une République de Conseils s’est installée et a gouverné la Hongrie pendant quatre mois. La psychanalyse qui a été sur une trajectoire ascendante depuis le début de siècle a atteint paradoxalement son apogée de reconnaissance pendant le règne de ces révolutionnaires, grâce à la nomination de Sándor Ferenczi à l’Université en qualité de professeur. Il mérite d’être rappelé qu’en URSS, après une période d’une dizaine d’années de libre exercice, le stalinisme, une fois installé, a détruit la psychanalyse. Nous ignorons comment la psychanalyse aurait évolué si la République des Conseils avait survécu. Le livre de Ferenc Er s raconte cette étonnante aventure universitaire.
Ferenczi est bien connu en France, il est peut-être même le psychanalyste de la première génération le plus populaire dans notre pays après Freud. Est-ce en raison de ses liens privilégiés avec Freud, ou de son rôle central au début du dernier siècle dans l’histoire internationale de la psychanalyse, ou plutôt d’une certaine renommée qui fait de lui un psychanalyste romantique et presque maudit ?
L’ouvrage d’Erös commence par une présentation succincte de l’histoire de la famille Ferenczi. Ses parents appartenaient à la classe moyenne juive en voie d’assimilation à la culture hongroise, leur librairie constituait une forme de transition entre les activités commerciales traditionnelles des ancêtres et la future profession libérale de leur fils. Sándor a fait ses études médicales à l’université réputée de Vienne, pour finalement s’installer à Budapest en 1898. Cette ville alors avait déjà largement entamé son évolution en métropole régionale exerçant une attraction bien au-delà des frontières de ce pays important de vingt millions d’habitants, évolution à laquelle la première guerre mondiale mettra une fin brutale.
Pendant trois ans Ferenczi est resté dans des postes médicaux publics subalternes, ensuite il s’est installé en ville et a également exercé des fonctions d’expert auprès du tribunal ainsi que de médecin chef dans une caisse d’assurance maladie. Avant même sa rencontre avec Freud en 1908, Ferenczi a déployé une grande activité de recherche et a publié de nombreux articles dans diverses revues sur une douzaine de thèmes différents dans le style dun journalisme médical. Ensuite, à l’instar de Freud, il a reconnu les possibilités professionnelles de la psychanalyse en tant qu’exercice médical en ville. Il est devenu un véritable missionnaire, « conquistador » de la cause.
Dans ce livre, Ferenc Erös, universitaire et psychanalyste de Budapest, non seulement présente le parcours de Ferenczi jusqu’à 1920 mais esquisse également le cadre de ses activités, à savoir l’insertion des juifs émancipés en Hongrie, confrontés, comme Freud à Vienne, à une ambiance antisémite. Il décrit le développement de la psychanalyse dans le monde qui, étant écartée des universités et des sociétés savantes, a mis progressivement en place ses propres structures parallèles, scientifiques et de formation. On apprend, par exemple, que jusqu’en 1938, c’est-à-dire avant la seconde guerre mondiale, vingt-cinq sociétés de psychanalyse se sont constituées sur quatre continents. Ferenczi a joué un rôle majeur dans la fondation, en 1910, de l’Association Psychanalytique Internationale évoque également les mouvements progressistes qui vont jouer un rôle (et un rôle important) dans le soutien des intellectuels à la République des Conseils en Hongrie. En Hongrie, tout comme en Allemagne et en Autriche, la carrière universitaire, spécialement en médecine, jouissait d’un prestige inégalé en France. Cette place privilégiée accordée aux titres académiques permettra de comprendre l’aspiration de Freud et de Ferenczi à obtenir le titre de Professeur. Freud l’a obtenu pour ses publications dans le domaine de la neurologie. Ferenczi, en revanche, a postulé en tant que psychanalyste. Outre sa situation personnelle, la reconnaissance officielle de la psychanalyse était donc aussi en jeu. Ferenczi n’a pas été reçu professeur à l’Université médicale de Budapest avant d’être nommé par les révolutionnaires à la fin de la première guerre mondiale. Avec une ardeur redoublée et beaucoup de succès, il se mit alors à militer pour la cause de la psychanalyse. Il fonda l’Association Hongroise de Psychanalyse qui a compté plus tard parmi ses membres Géza Róheim, Michaël Balint, Imre Hermann. En raison de sa toxicomanie, Géza Csáth, dont les lecteurs français connaissent les nouvelles, qui fut aussi auteur en 1912 d’un travail fortement inspiré par la psychanalyse sur « Les mécanismes psychiques des maladies mentales », n’a pas rejoint ce groupe. Le livre d’Eva Brabant-Gerö est, en français, l’ouvrage de référence en ce qui concerne cette école de psychanalyse. (Ferenczi et l’Ecole hongroise de psychanalyse, Paris, L’Harmattan, 1993.)
Dans sa lettre du 8 mars 1912 à Freud, Ferenczi a pu parler de « fièvre analytique » à Budapest. Au début de l’année 1914, Ferenczi note la montée de la résistance contre la psychanalyse. De nos jours, alors que la psychanalyse subit de nouveau les attaquesque l’on sait, il n’est pas sans intérêt de noter que, déjà un siècle auparavant, l’argument principal de ses détracteurs était son caractère non scientifique. Cependant, la Grande Guerre a ouvert un nouveau champ à l’activité psychanalytique.
Il s’agit des traumatismes de guerre appelés par euphémisme « névroses de guerre ». Ce problème a gagné en actualité par les longues guerres que les Etats-Unis et leurs alliés conduisent encore en Irak et en Afghanistan. On sait que les vétérans atteints de séquelles de stress post-traumatiques posent un grave problème sanitaire et social. Pendant la première guerre mondiale, ces traumatismes de guerre se comptaient par centaines de milliers. Ainsi, il est intéressant de noter que l’hospitalisation d’Adolf Hitler en 1918 à l’hôpital de Pasewalk, pour cécité secondaire qu’on pouvait qualifier d’hystérique, ne constituait pas une occurrence exceptionnelle. L’armée cherchait à renvoyer ces soldats le plus vite possible sur les champs de bataille. Le brave soldat Svejk, héros du roman bien connu de l’écrivain tchèque Jaroslav Hašek, disait, après avoir vu refuser la réforme à un unijambiste, qu’il allait se faire couper la tête, se faire faire une tête en bois et s’engager comme médecin militaire. On traitait ces malades dans les hôpitaux militaires de la monarchie austro-hongroise de la manière la plus brutale, souvent par une sorte d’électrochoc primitif. Comparée à ces méthodes décriées la psychanalyse pouvait apparaître anodine. Ferenczi, à l’époque médecin militaire, affirmait même qu’elle était efficace. Il devait être persuasif, car il a réussi à attirer l’attention des responsables des armées austro-hongroise et allemande qui se sont fait représenter en 1918 au congrès international de psychanalyse tenu à Budapest, où le problème des névroses de guerre figurait au programme. Ferenc Erös note que la notion de traumatisme est devenue centrale, dans l’évolution ultérieure de la pensée de Ferenczi. Vers 1975, alors que je travaillais avec le psychosomaticien Pierre Marty, pour mon enseignement à l’Université Paris 7, je me suis souvent référé aux travaux de Freud sur les névroses de guerre comme étant les premières approches de la psychosomatique.
En 1918, à la fin de la guerre, le nouveau gouvernement républicain hongrois de Károlyi tentait de réorganiser l’enseignement universitaire contre l’avis du corps enseignant réactionnaire. De nombreux étudiants en médecine se sont alors mobilisés pour demander que la psychanalyse soit enseignée à la Faculté de médecine. Le corps professoral a refusé leur demande. A la suite de divers conflits, la Faculté de médecine a été placée sous gestion directe du ministère. Puis la République des Conseils fut proclamée en mars 1919. De jeunes intellectuels bien placés auprès du pouvoir révolutionnaire ont soutenu la cause de la psychanalyse et Ferenczi, à peine un mois plus tard, a été nommé professeur titulaire, en charge de la chair de psychanalyse. Les bâtiments d’une clinique privée lui ont été attribués en vue de la constitution d’un centre de traitement psychanalytique. Par ailleurs, une douzaine de psychanalystes, dont Erös présente la liste, ont été nommés à l’Université à titres divers pendant cette période. Des psychanalystes ont par ailleurs activement participé au nouveau département expérimental de criminologie, dont la mission correspondait aux propositions que Ferenczi avait émises antérieurement en sa qualité d’expert auprès des tribunaux. Ferenc Erös relève que la République des Conseils a sensibilisé encore plus les psychanalystes au problème de l’accessibilité de la psychanalyse au plus grand nombre et qu’après la guerre, à Vienne, à Berlin et ailleurs, se sont ouverts des centres de consultation et de traitement psychanalytique accessibles aux démunis. A Budapest un tel projet, plus ancien, n’a pas pu se concrétiser.
Il est presque inutile d’ajouter que Ferenczi ne partageait pas les idées politiques des bolcheviques. Il était surtout inquiet de l’abolition, par le nouveau gouvernement, de l’exercice médical en ville. Peu après sa nomination, il partit en vacances et, en raison de la chute de la République des Conseils au mois d’août 1919, il n’a jamais retrouvé un poste à l’Université.
Depuis un demi-siècle, malgré les tensions ethniques et sociales, la paix civile et l’ordre régnaient en Hongrie. La guerre, « la terreur rouge » et le traité de paix imposé par les vainqueurs ont bouleversé le pays. Sous la conduite de l’amiral Horthy, de nombreux militaires et fonctionnaires antisémites tenus jusqu’alors à l’écart ont pris le pouvoir. Son armée improvisée a exercé pendant deux ans la « terreur blanche » dont de nombreux juifs ont été victimes. Comme on pouvait s’y attendre, les nominations universitaires, dont celle de Ferenczi, ont été annulées. Un conseil disciplinaire l’a exclu de l’Association médicale hongroise. L’exclusion n’a toutefois pas eu de conséquences pratiques, car à l’époque, cette association ne détenait pas une autorité comparable à celle, actuelle, de l’Ordre des médecins en France.
L’ouvrage d’Erös étudie le rôle de Ferenczi pendant cette période en le plaçant dans le contexte politique et social de son époque. Dans l’annexe figure une sélection de documents, dont cinq lettres de Ferenczi à Freud datant de cette période S’y trouvent également divers articles de Ferenczi, de nombreux documents administratifs le concernant, et même la liste des étudiants en médecine signataires de la pétition adressée au ministre pour l’introduction de l’enseignement de la psychanalyse dans les études médicales. L’ouvrage est aussi un instrument de recherche permettant d’approfondir les problèmes de traumatismes de guerre, de l’enseignement de la psychanalyse et de l’évolution personnelle de Ferenczi qui devait susciter par la suite de nombreuses controverses. L’accession de Ferenczi à l’Université et la reconnaissance de la psychanalyse par ce biais étaient liées à la pénétration progressive de la psychanalyse dans le mouvement occidental des idées, et en particulier à la sensibilisation de l’avant-garde politique et artistique austro-hongroise.
Les facteurs conjoncturels ont ainsi joué un grand rôle. Cette reconnaissance saisonnière de la psychanalyse de la part des bolcheviques hongrois est bien une exception.
Comme le révèle l’histoire, en Hongrie comme ailleurs, par la suite, le pouvoir communiste allait se montrer extrêmement intolérant à l’égard des idées et de la pratique analytique.