N°32 / numéro 32 - Janvier 2018

Paranoïa, bienfaisante, malfaisante, individuelle et collective

Paul Wiener

Résumé

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Je prétends qu’à côté du méchant il existe aussi un paranoïaque bienfaisant. Je prends comme exemple le méchant Hitler et le bon le Général De Gaulle.

Le modèle de la paranoïa, bon et mauvais objets

Le modèle de la paranoïa est connu. Le champ de la vie psychique s’organise chez tout le monde entre deux pôles, positif et négatif, amour et haine, bon objet, mauvais objet. La notion du clivage de l’objet en bon et mauvais, en objets partiels chez le bébé a été introduite par Mélanie Klein, psychanalyste autrichienne. La plupart du temps, normalement le bon et le mauvais se complètent au cours du développement individuel, les objets sont reconnus comme n’étant ni entièrement bon ni entièrement mauvais. Ils forment ce qu’on peut appeler l’objet global. La notion de l’objet global s’oppose à celui de l’objet partiel. L’objet global joue un rôle important entre autre dans la vie religieuse. Même chez l’individu normalement développé la prépondérance de l’objet global ou partiel dépend des circonstances et des exigences de la vie collective. Les objets partiels ne disparaissent pas complétement au cours de l’évolution libidinale, ils peuvent s’effacer ou s’imposer. Le bon objet archaïque est un objet partiel, archaïque c’est à dire qu’il n’a pas parcouru toutes les étapes du développement libidinal. Ainsi l’objet phallique peut prendre la fonction du bon objet partiel, par exemple dans la vie militaire. Les insignes, les drapeaux sont des objets phalliques partiels. Le mauvais objet est un objet partiel, en général projeté sur un support extérieur.

Chez le paranoïaque décrit par les psychiatres la réunion des deux aspects de l’objet, bon et mauvais, ne se fait pas du tout, bon et mauvais objets restent en permanence séparés et le mauvais objet, objet partiel, domine. Il emporte largement sur le bon objet dans l’économie psychique. Il détermine la conduite. Le bon objet, partiel, continue à exister en tant que référence idéale, mais ce n’est pas lui qui dirige la vie psychique. On décrit ce qui caractérise le paranoïaque : rigidité psychique, ego démesuré, raisonnement, conduite rationnelle basée sur des prémisses fausses.

J’ai écrit sur Hitler dans mon livre : « Peut-on en finir avec Hitler ? »1 : la paranoïa, une forme clinique évoluée de la psychose, s’installe assez tard au cours de l’évolution de la personnalité. On peut observer ses prémices vers la fin de la latence. C’est difficile, sinon impossible de rattacher le déploiement de la paranoïa à l’histoire personnelle. Il s’agit d’une défense préventive contre l’envahissement pulsionnel psychotique. L’envahissement pulsionnel sous ses formes diverses, entre autres processus schizophrénique, délire aigu, délire chronique, désorganisent la personnalité. Pouvoir y résister suppose l’existence d’une organisation psychique consistante. C’est ce qu’on appelait autrefois un Moi fort. Chez Hitler non plus, nous ne pouvons rattacher clairement le développement de sa personnalité pathologique, et plus tard celui de son délire paranoïaque, à son histoire personnelle, même si, enfant maltraité par son père, il a dû accumuler beaucoup de ressentiments. Il possédait, en tout cas, une personnalité suffisamment structurée pour résister à l’envahissement pulsionnel.

Hitler

Le fonctionnement essentiellement projectif est le fait de toutes les psychoses. Chez les personnes d’organisation paranoïaque l’équilibre de l’économie psychique peut se maintenir, comme chez les personnes saines, si les investissements apportent suffisamment de satisfactions. Dans ce cas les projections sont contenues, elles restent dans un cadre socio-culturel acceptable. On sait, l’exemple d'Hitler en témoigne, que ce cadre est largement extensible, puisqu’en Allemagne, après la Première Guerre mondiale, « l’antisémitisme fanatique » était une valeur positive. Les nazis utilisaient beaucoup et valorisaient grandement l’adjectif « fanatique ». A la même époque, Stephan Zweig l’a également employé dans un sens positif. Le discours politique en Allemagne, avant même la prise de pouvoir d’Hitler, autorisait une énorme activité projective. Hitler lui-même pouvait, sans passer pour fou, attribuer tous les maux du monde à la fois et en même temps aux francs-maçons, aux marxistes, aux capitalistes et aux Juifs. Cet amalgame n’était pas sans visée politique. Hitler ne voulait proposer à ses partisans et ses électeurs qu’une seule cible. Dans la catégorie du Juif il pouvait ainsi réunir tous ses ennemis. Ce mélange chimérique survit en marge de la vie politique chez les néonazis en tous genres dans notre monde contemporain. Le réalisme n’est pas plus une condition préalable de l’action politique que de la vie religieuse.

Jusqu'à la fin de la guerre de 14-18, Hitler présentait donc une personnalité paranoïaque, hautement pathologique, certes, avec un beau bouquet de symptômes, mais encore non centrée sur un noyau délirant. La dispersion de ses intérêts en témoigne. Il s'intéressait à tout, voulait intervenir partout et tout modifier. Sa surestimation pathologique de lui-même n'est que trop connue. Il était très méfiant et rejetait tout apprentissage organisé. Cette attitude traduisait, entre autres, son refus de ses désirs passifs. Freud a décrit un désir passif chez l’enfant dont l’objet est le père : « La libido de l’enfant charge cinq accumulateurs : narcissisme, passivité envers la mère, passivité envers le père, activité envers la mère, activité envers le père … ».2

Hitler était possédé par une haine profonde contre tout et en particulier contre tous ceux qui ne se pliaient pas instantanément à ses désirs. Son inadaptation sociale inadaptation qu'on retrouve souvent chez les personnalités paranoïaques, était devenue flagrante après son départ, l'été 1909, de la chambre qu’il partageait avec Gustave Kubizek, avant son entrée au « foyer d'hommes » en février 1910. Durant ces cinq ou six mois il a été sans domicile fixe et sans moyens de subsistance. Il s'en est tiré ensuite avec l'aide d'un nouvel ami qui a organisé le commerce de cartes postales et d’autres images peintes par lui. Pendant cette dernière période viennoise il semble avoir abandonné ses projets architecturaux, mais sans doute pas ses lectures et ses intérêts politiques.

Eugène Bleuler a estimé qu'une situation vitale fondamentale peut jouer un rôle dans le déclenchement de la paranoïa-maladie. Celle-ci contribue ensuite à la solution des problèmes existentiels en les simplifiant. Le délire paranoïaque allait largement structurer les éléments épars de la personnalité d’Hitler jusqu'alors passablement chaotiques. Déjà à Vienne, en accord avec une partie de ses compatriotes autrichiens, il se sentait, étant germanophone, handicapé par l’espace polyglotte de la ville. Ce sentiment de fort préjudice s’est trouvé puissamment réactivé par la défaite de l’Allemagne en 1918. Cependant il ne se trouvait plus dans l’Autriche de François-Joseph mais en Allemagne. Il fallait découvrir un autre adversaire, bouc émissaire, que les non-germanophones de la monarchie. Les Juifs faisaient l’affaire. Dans un premier temps Hitler a connu un moment de « Vécu Psychotique Initial »3. Dans un second temps les juifs sont venus occuper le centre de son délire. Désormais son antisémitisme fanatique délirant, en tant que champion de la cause allemande dans la lutte cosmique à mort entre Allemands et Juifs, lui servira de boussole. Il fonçait, éperonné par ses angoisses hypocondriaques de contamination par le « poison juif ». Sa haine du Juif considéré à la fois comme capitaliste et marxiste, était si viscérale, a écrit Ian Kershaw, qu’elle ne pouvait se fonder que sur une angoisse profonde. Mais Kershaw ne développe pas cette idée importante. Ce sont pourtant ses angoisses hypocondriaques qui ont talonné Hitler pour qu’il façonne d'abord son entourage, ensuite son pays en tant que chancelier, enfin par la voie des guerres, l'Europe entière. Aucun succès ne pouvait le rassurer, il ne pouvait ni changer ni s'adapter durablement, c'est tout l'univers qui devait se plier à son délire.

Pourquoi la paranoïa d’Hitler s’est donné les Juifs comme persécuteurs-persécutés ? L’ambiance viennoise était très antisémite. Les voies de la pénétration de ces influences sont connues : l’antisémitisme religieux chrétien traditionnel relayé par les antisémites des Lumières et transmis ensuite, via le nationalisme romantique racial au « völkisme ». On peut aussi entrevoir des motifs plus personnels. Le traitement douloureux et coûteux, administré à sa mère en extrême recours, vraisemblablement à sa demande, par un médecin juif, a pu contribuer à assimiler les Juifs aux empoisonneurs. Le statut des Juifs en tant que peuple de la Loi a aussi joué. Hitler a refusé la loi du père. Les juifs étaient le peuple élu. Il ne pouvait y avoir deux peuples élus. Or Hitler revendiquait implicitement pour les allemands cette même dignité. Les juifs devaient donc disparaitre. La vie psychique de Hitler était marquée par la haine. Pourquoi Hitler avait-il besoin d’un tel objet paranoïaque - qui aurait d’ailleurs pu être différent concernant non pas les Juifs mais d’autres personnes ou groupes - est une question à laquelle nous ne pouvons répondre. Nous savons simplement que les paranoïaques présentent des systèmes de persécuté-persécuteur de ce type avec des supports très variés et qu’il appartient à l’organisation et au fonctionnement de la paranoïa d’en disposer. C’est à ce prix que l’envahissement pulsionnel et la décompensation sont évités. Le délire paranoïaque bloque la structure psychique et la consolide telle une clé de voûte. C’est une des tâches de la recherche en psychopathologie que d’explorer l’énigme du fonctionnement psychique du paranoïaque ; cette interrogation n’a pas sa place dans notre travail.

Après sa sortie de l'hôpital, dès les premiers meetings, il a expérimenté la puissance de sa voix et celle de sa parole pour exprimer sa pensée, sa capacité d’envoûter ses auditeurs et de leur faire partager son délire tout en concevant néanmoins ses projets en fonction de la nécessaire emprise sur la réalité. Son fonctionnement psychique était centré sur la lutte contre le mauvais objet.

La paranoïa de Charles de Gaulle

Charles de Gaulle était réputé pour sa personnalité rigide. Sa pensée originale, son appréciation des situations, ses qualités de conducteur d’hommes, donc simplement son génie, sont hors discussion. Au fil de la lecture de ses mémoires,4 sa personnalité s’efface devant le lecteur et apparaît un missionnaire avec ses exigences qu’on pourrait appeler transcendantes. Ce devoir supprime, cache la personne qui agit, dirait-on, en porte-voix d’une évidence supérieure. Au-delà des valeurs traditionnelles auxquelles De Gaulle se réfère tout naturellement on perçoit une économie psychique dominée par le bon objet idéalisé. Un mauvais objet apparaît par moment mais il reste tout à fait accessoire. Contrairement à Hitler il n’est pas dominé par la haine mais par l’amour de la patrie. Cet amour n’est pas naïvement chrétien, il est exigeant parfois cruel et sans concessions.

Son bon objet est la France. C’est un bon objet, exalté. « La France n’est réellement elle-même qu’au premier rang. … Bref à mon sens, la France ne peut être la France sans la grandeur », écrit De Gaulle5. Il convient pour lui de ne jamais perdre ce bon objet de vue. L’action est dirigée par les intérêts suprêmes de la France. Pour le faire la voie est tracée : « C’est en agissant comme champion inflexible de la nation et de l’Etat qu’il me serait possible de grouper, parmi les français, les consentements, voire les enthousiasmes, et d’obtenir des étrangers respects et considération. Les gens qui tout au long du drame, s’offusquèrent de cette intransigeance ne voulurent pas voir que, pour moi, tendu à refouler d’innombrables pressions contraires, le moindre fléchissement eût entrainé l’effondrement. » écrit-il à propos de sa mission au cours de la seconde guerre mondiale6. Cette attitude est paranoïaque. Mais c’est ce que j’appelle paranoïa salutaire, la bonne paranoïa. Elle a été facilitée par le tempérament de De Gaulle. Dès l’âge de 15 ans il se voit général. Dans une composition de 20 pages il décrit en1905 comment en 1930 le général de Gaulle allait sauver l’armée française du désastre.7 Il ne se sous-estimait pas. De tels aspects de son caractère ont été remarqués tôt. C’est ainsi qu’à St Cyr, le commandant de sa compagnie aurait refusé de le nommer sergent, le rang habituel pour les futurs officiers : « Que voulez-vous que je nomme sergent un garçon qui ne se sentirait à sa place que connétable » (Le connétable dans la monarchie française c’est le chef suprême des armées – après Dieu et le roi. C’est le bras armé du souverain).8

Après la première guerre mondiale il a été étudiant à « L’Ecole de guerre ». L’École de Guerre préparait les meilleurs officiers supérieurs des armées françaises à devenir les chefs militaires de demain. Son professeur le colonel Moyrand écrivait de lui dans son rapport final9 qu’il était « un officier intelligent, cultivé et sérieux ; du brillant et de la facilité ; très bien doué ; beaucoup d’étoffe. Gâte malheureusement d’incontestables qualités par son assurance excessive, sa rigueur pour les opinions des autres et son attitude de roi en exil. »

Son caractère s’est encore affirmé alors qu’il était devenu le chef de la France Libre. Il écrivait « Notre grandeur et notre force consistent uniquement dans l’intransigeance pour ce qui concerne les droits de la France. Nous aurons besoin de cette intransigeance jusqu’au Rhein inclusivement »10

« Le haut baron du Nord, terrien tout cuirassé de hauteur et raideur, perché pour s’élever encore sur le sommet du clocher de Notre Dame-de-la-France, croisé permanent, imbu jusqu’à l’obsession de la grandeur de sa mission, cassant par volonté plus encore que par nature, capable de se murer dans le silence des jours entiers… » écrit de lui son biographe.11

Ainsi ce qui oppose Hitler et de Gaulle n’est pas une différence de tempérament, la paranoïa de Hitler qui serait absente chez De Gaulle. Non, De Gaulle manie largement des mécanismes paranoïaques. Il poursuit son but, en l’occurrence le rétablissement de la France, avec la même intransigeance que Hitler poursuit le sien, l’établissement de la domination de l’Allemagne (du moins au début, vers la fin il s’agit autant sinon plus d’anéantir les juifs). La véritable différence entre leur fonctionnement psychique réside dans la nature de l’objet qui domine leur économie psychique. Comme je l’ai déjà indiqué, chez Hitler il s’agit du mauvais objet et l’énergie pour l’action est fournie par la haine. Chez De Gaulle c’est le bon objet qui domine et l’énergie est fournie par l’amour. Il s’agit sans doute de la même source d’énergie, mais avec une valeur opposée.

L’économie psychique collective et les objets partiels

Ici je vais oser une hypothèse. L’économie psychique collective est également organisée sur le même modèle. Son champ est structuré entre un pôle positif et négatif. On retrouve cette structure dans la plupart des religions. Le catholicisme est clairement organisé entre le bien, représenté par ses Dieux et ses saints et le mal représenté par Satan. Ces derniers temps Satan a perdu partiellement sa position en raison de l’affaiblissement de l’emprise de la religion sur la vie collective. Le catholicisme sans Satan est une version affadie. Mais il est tout de même là, à l’affut. Près de 120 prêtres catholiques en France, soit un par diocèse, assurent aujourd’hui le ministère de l’exorcisme. Jean Paul II a approuvé en 1999 un nouveau Rituel de l’exorcisme, remplaçant le Rituel de l’exorcisme promulgué par Paul V en 1614.12 Mais il est des religions plutôt asymétriques quant à la place du bien et du mal. Ainsi le judaïsme s’il connaît le Satan depuis son intervention au jardin de l’Eden lui accorde très peu d’attention dans la vie religieuse. Toute la place est prise par Dieu. Il n’est question que de lui dans les prières, il est le Roi de l’Univers.

Dans la vie collective d’une communauté quelle qu’elle soit, familiale, religieuse, tribale, nationale, un équilibre est recherché entre le bien et le mal, le bon objet et le mauvais objet. En fonction des conditions d’existence de la communauté, de son histoire, de la personnalité de ses élites cet équilibre est plus ou moins symétrique. Le Bien ou le Mal, l’un ou l’autre, peut prendre la place la plus éminente. Difficile de jauger de ce point de vue nos communautés nationales européennes. Quelques signes matériels peuvent donner des indications. Ainsi le sens de l’apparat chez les anglais, la richesse des cérémonies, les obligations vestimentaires de la classe dominante traditionnelle laisse penser que les anglais cherchent à donner au Bien un éclat, une place d’importance dans leur fonctionnement psychosocial collectif. En effet, le Beau et le Bien sont psychogénétiquement issus de la même formation psychique archaïque et ils renvoient l’un sur l’autre tout au long de la vie. Les efforts déployés par les anglais ne prouvent pas qu’ils arrivent toujours à s’approcher de l’Idéal. Mais le désir collectif d’y parvenir apparemment existe. Chez les russes l’éclat de l’église orthodoxe pointe dans la même direction, vers l’importance du bon objet idéalisé. Dans l’histoire de la France la quête de la grandeur va dans le même sens. La cuisine française avec ses exigences de la qualité est également une forme de la recherche du bon objet.

Les allemands

L’iconoclasme de Luther et du protestantisme annonce-t-il un certain refus de l’idéalisation du bon objet ? Est-ce qu’il conduit nécessairement au renforcement de la position du mauvais objet dans l’économe psychique collectif ? Luther n’invite pas à la jubilation. Citons Georg Baselitz qui observe que les Allemands, depuis Luther représentent plutôt la laideur, la décomposition des corps (Cranach, Dürer), ce qui est « souterrain » dit Baselitz, par opposition aux artistes français qui préfèrent ce qui est « aérien » et érotique13. Baselitz devait savoir de quoi il parlait étant lui-même allemand et ses tableaux étant assez laids. Une autre manifestation de la culture allemande qui renvoie au mauvais objet est la préférence pour les objets d’usage quotidien à évocation scatologique. C’est ainsi qu’on trouve par exemple fréquemment des pots à moutarde en forme pot de chambre.

À la différence de nombreuses langues, le répertoire d’insultes de l’allemand n’est pas sexuel, mais fécal. Même les injures libidineuses d’importation ont été transformées en ce sens. À l’origine de cette bizarrerie, se trouverait une certaine idée de la sincérité.14

Hans-Martin Gauger, spécialiste allemand des langues romanes, a consacré un excellant livre à la linguistique de ce qu’il appelle la langue vulgaire.15 Nous lisons à la page 12 : nous rencontrons en ce qui concerne le thème « langue et sexualité » un « Sonderweg » allemand, une manière d’être aussi imprévue qu’irréfutable qui concerne non seulement les allemands mais aussi ceux qui parlent allemand, c’est-à-dire encore les autrichiens et les suisses. A savoir que nous nous servons, nous les « Deutschsprachige » beaucoup moins que nos voisins des références sexuelles pour insulter et offenser, écrit Gauger.

Gauger cite Ernst Bornemann, (sur la page 230 de son livre), auteur de « Sex im Volksmund, Der obszöne Wortschhatz des Deutschen », (Le sexe dans le parler populaire, le trésor des mots obscènes des allemands) de 1974. Dans l’introduction Bornmann déclare : « Après plus d’une décennie de travail sur ce livre je suis d’avis que la pensée sexuelle du peuple allemand dans une plus large mesure est orientée vers l’analité que celle de n’importe lequel des peuples voisins »

Gauger cite aussi un autre auteur. Alan Dundes dont le livre est paru en 1984 sous le titre : « Life is a chicen coop ladder ». (p. 233). Ce titre renvoie à une expression allemande : la vie est comme une échelle de poulailler, courte et pleine de merde. Dans ce livre Dundes constate une profonde perturbation de « l’âme populaire allemande », une véritable affection pour l’excrémentiel et pour la scatologie. Aujourd’hui on parle plutôt avec Norbert Elias et Pierre Bourdieu de « Habitus ». Parmi les exemples les plus connus Dundes cite Luther qui par exemple écrivait : le pape est comme la merde de Satan chiée dans la ville de Rome. Le dernier exemple avancé par Dundes concerne les célèbres lettres de Mozart à sa cousine.

« Je te chie sur le nez et ça te coule sur le menton... », « Ah ! Mon cul tu me brûles comme du feu ! », « Avant de vous écrire il faut que j’aille aux cabinets ? Voilà c’est fait ! Ah ! Je me sens de nouveau le cœur léger ! », « Venez sans faute, sinon c’est la merde :je pourrai alors vous fouetter le cul…tirer du fusil postérieur, vous donner des lavements par devant et par derrière ...laisser résonner un pet solide … » etc …etc …

A noter que la mère de Wolfgang écrivait dans le même style à son mari. La préférence de la langue allemande pour l’analité dans les injures et le symbolisme anal de nombreuses représentations évoque une fixation anale culturelle. J’entends par fixation anale culturelle la prépondérance ancienne, archaïque d’un style, des contenus correspondants globalement à un niveau libidinal du développement (oral, anal, phallique). De nombreux traits non linguistiques vont aussi dans le sens de l’hypothèse d’une fixation anale chez les allemands. Ainsi des traits anaux depuis longtemps repérés dans leur caractère : amour de l’ordre, propreté, sens de l’économie d’argent, obstination. Cette fixation est à la fois individuelle et collective. C’est à dire qu’on les retrouve chez la plupart des individus et dans la culture. Les injures sont des agressions verbales qui remplacent des agressions réelles, ce sont des actes de substitution. Les prononcer c’est briser chaque fois un tabou. Apparemment les allemands s’attaquent plus volontiers aux tabous scatologiques qu’aux tabous sexuels. L’analité désigne une fonction dont la valeur dans l’économie psychique évoluée adulte est négative. La sexualité peut être évaluée souvent positivement. Donc une injure sexuelle désigne une action négative par une action positive. Chez les allemands l’action négative est portée dans le cas des injures par des expressions à valeur négative anale. Est-ce qu’on peut conclure de cette prééminence de l’analité chez les allemands à la forte présence dans leur économie psychique du mauvais objet ? Je le crois. Cette particularité peut rendre les allemands sensibles à leurs impulsions agressives.

La langue et l’action sont en relation étroite. Les injures souvent ne font que précéder l’attaque réelle. C’est-à-dire que la haine qui se manifeste dans le langage peut facilement se transposer en action. Une agression interhumaine est toujours alimentée par la haine. Il peut en être autrement au cours de la chasse. Là on tue ce qu’on aime.

Hitler a pu trouver une réception favorable dans une partie de la population allemande, justement chez ceux dont l’économie psychique était dominée par la haine, ou pour le dire dans un langage inspiré par la psychanalyse chez ceux qui se laissaient facilement fasciner par le mauvais objet. Ce serait donc cette partie de la population allemande qui s’est laissé emporter par la haine qui a suivi Hitler. Notons qu’Hitler ne faisait pas toujours ouvertement appel à la haine, mais souvent dans ses discours la haine était déguisée d’abord en amour de la patrie. Il commençait ainsi à séduire son public avant de l’entrainer dans son univers de haine.

La prédominance du mauvais objet

La prédominance du mauvais objet est donc le résultat d’une évolution libidinale incomplète. Nous savons la reconnaitre cliniquement au cours d’un examen psychologique chez l’individu. Je pense que les collectivités connaissent également une évolution libidinale ne serait-ce que sous la forme des changements du modèle psychoéconomique dominant pendant une période donnée. Le type individuel le plus fréquent correspond au niveau de l’évolution du groupe. Quels sont les groupes qui connaissent la prédominance du mauvais objet ? Ce sont peut-être les groupes dont l’organisation reste tribale. Certaines de ces sociétés ont été autrefois appelées archaïques. J’entends ici par archaïque le niveau psychoéconomique d’un groupe qui aurait dû progresser en raison de l’évolution de son environnement mais qui ne l’a pas fait ou l’a seulement partiellement réalisé. Ce serait donc une notion qui comprend une certaine relativité et n’a pas de valeur absolue. Un groupe ainsi ne serait pas archaïque en tant que tel, seulement par rapport à son environnement général. Que peut-on dire des allemands du XIXe et du XXe dans ce sens ? Peut-on parler d’un certain archaïsme chez eux ? Le nazisme a clairement présenté des caractéristiques tribales.16

Par ailleurs les païens saxons ont vécu pendant trois siècles à côté des chrétiens francs sans prendre la religion chrétienne. C’est Charlemagne qui en trente ans les a converti par la force. Ce traumatisme semble avoir laissé des traces dans la mentalité allemande. Moins de deux siècles après la mort de Charlemagne les saxons ont pris un rôle prépondérant dans la future Allemagne durant le règne du saxon Otton Ier et ses successeurs. Il a bien dû rester quelque chose du traumatisme de la conversion forcée, car ensuite pendant toute son histoire l’Allemagne n’a cessé de s’opposer aux papes, d’abord pendant plusieurs siècles au cours des affrontements pour la prépondérance en Italie entre les Papes et les Empereurs, ensuite au cours de différents épisodes dont le plus important a été la Réforme. A cette dernière période le clivage entre les populations du nord qui ont échappé à l’influence romaine au cours de l’antiquité et les populations du sud partiellement romanisées a réapparu. La population du sud, en effet, n’a pas adopté la réforme, elle est restée catholique, c’est-à-dire fidèle au pape. Sous Hitler encore malgré l’implantation initiale d’Hitler à Munich les protestants allemands ont été plus sensibles au nazisme que les catholiques. Est-ce qu’on peut en conclure que les protestants iconoclastes étaient d’avantage exposés à l’influence du mauvais objet que les catholiques ? Ce serait-une conclusion trop osée. Mais il est certain que jusqu’au milieu du XXe siècle les protestants et les catholiques se haïssaient sans modération et pouvaient même récemment s’affronter sérieusement comme en Irlande. Cette haine ne pouvait évidemment se manifester que là où les protestants et catholiques étaient en contact.

H.M. Gauger ne présente pas d’hypothèse concernant les origines du goût allemand pour la scatologie. L’allemand, comme la plupart des autres langues européennes est d’origine indo-européenne. Le « Sonderweg » allemand en la matière doit donc être relativement récent, a dû s’installer après la séparation de l’allemand des autres langues indoeuropéennes voire même après la séparation de la langue néerlandaise de l’allemand car le néerlandais n’a pas de préférence pour la scatologie.

La prépondérance de la fonction militaire chez les germaniques énoncée par Dumesnil a pu par contre jouer un rôle. On connait l’importance qu’a prise au XVIIIe la chose militaire en Prusse. Quatre cinquième des revenus de l’état était consacré à l’armée. Les militaires sont connus pour leur langage cru. Le militarisme est structurellement lié à l’usage du mauvais objet. Les militaires ont besoin de mauvais objet pour mobiliser les soldats. Dans quelle mesure le modèle prussien dominant dans l’armée allemande faisait-il appel au mauvais objet ?

La prééminence traditionnelle de l’état sur l’individu en Allemagne est peut-être aussi un héritage prussien. Le modèle de la famille patriarcale autoritaire semblait universellement répandu dans ce pays. La scatologie est un langage d’homme. Les militaires traditionnellement étaient des hommes. En France et en Angleterre les valeurs bourgeoises se sont imposées. En Allemagne les valeurs militaires ont gardé leur suprématie. Norbert Elias a appelé la société allemande « eine satisfaktionsfähige Geselschaft » ce qui signifiait qu’un homme de la bonne société était obligé de donner satisfaction, c’est à dire d’accepter une provocation en duel. Le duel est bien une forme ritualisée pour affronter le mauvais objet. Les nombreux groupes « völkisch » en Allemagne étaient tous transis de haine. Est-ce que l’importance du mauvais objet dans l’économie psychique a pu influencer la mentalité allemande et la rendre réceptive à la séduction haineuse d’Hitler ? Actuellement les allemands semblent être changés. La haine n’est plus perceptible dans la vie publique. Ainsi le mauvais objet a du perdre de sa prééminence.

Je retiens donc l’idée que les grands groupes, les peuples, les états, font appel aux objets, bons ou mauvais, dans leur fonctionnement psycho-économiques. Dans certains cas, par exemple dans l’Allemagne hitlérienne la lutte contre les mauvais objets a pu prendre de telles proportions que parler de paranoïa collective ne paraît pas exagéré. Tel semble avoir été aussi le cas chez les Khmers rouges de Pol Pot ou pendant le génocide au Rwanda chez les miliciens hutus. Toutefois je ne connais pas les tenants et les aboutissants de l’économie psychique chez les khmers ou les hutus. Les groupes qui accordent un rôle important aux mauvais objets dans leur économie psychique sont plus facilement entrainés dans des conduites extrêmes susceptibles d’être considérées comme paranoïaques.

Hitler disait en 1926 : « Dieu nous a accordé sa grâce pour notre lutte dans toute sa plénitude. En plus beau cadeau il nous a donné la haine de nos ennemis. De même nous les haïssons de tout notre cœur ».17

1  Miklos Bokor, Paul Wiener, (2010), Peut-on en finir avec Hitler ? L’Harmattan, Paris.

2  Freud S. Bullit W. C. (1967), Le Président Wilson, (Book) Paris Albin Michel 1018.

3  Miklos Bokor, Paul Wiener, 2010, p.41.

4  De Gaulle, Mémoires de guerre, L’Appel, Plon, Paris 1956.

5  De Gaulle, Mémoires de guerre, L’Appel, Plon, Paris 1956, p. 1.

6  Id, p. 70.

7  Lacouture, Jean. De Gaulle: The Rebel 1890–1944, 1991, p. 9.

8  Lacouture, Jean. De Gaulle: The Rebel 1890–1944, 1991, p. 38.

9  Lacouture 1991, p. 121.

10  p. 175.

11  p. 493.

12  http://qe.catholique.org/le-mal/34749-l-exorcisme-ca-existe-encore-aujourd-hui.

13  Cité par Guy Sorman, « Le Point » 16 février 2017, p. 121.

14  Scatologie allemande par Wolfgang Krischke, dans le magazine Books, mai 2013.

15  H.M. Gauger, (2012), Das Feuchte & das Schmutzige. C.H. Beck, München.

16  Miklos Bokor, Paul Wiener, pp 145-148.

17  Goebbels, J. (2003). Tagebücher. Piper, München–Zürich. p. 255.

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