N°28 / Anarchisme et pensée libertaire Janvier 2016

Hitler, philosémite déçu ?

Paul Wiener

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Adolf Hitler qui a inspiré la persécution la plus meurtrière de la longue histoire des juifs pouvait-il au cours de ses vingt-neuf premières années être un philosémite qui s’ignorait ? Cette problématique se discute par rapport à sa relation à deux personnages clé, son médecin de famille le Docteur Eduard Bloch et le juif le plus haut gradé de son régiment au cours de la première guerre mondiale, le List régiment, le lieutenant Hugo Gutmann. A partir de septembre 1919 Adolf Hitler se montre antisémite virulent. Il a rédigé alors un rapport sur l’antisémitisme à la demande et à la place de son supérieur et protecteur de l’époque dans l’armée, le capitaine Karl Mayr. Ce rapport existe aussi sous forme de lettre1. Ce texte ne traite pas du problème de l’antisémitisme mais s’attaque directement aux Juifs avec des arguments alors courants, distinguant explicitement entre religion et race. Il ne s’agit donc pas d’un rapport sur l’antisémitisme comme le titre l’indique, mais d’un texte antisémite. Un rapport sur l’antisémitisme aurait pu être plus nuancé, voire favorable aux Juifs et aurait pu les défendre. Selon Hitler les Juifs doivent être reconnus non pas en fonction de critères religieux, mais sur la base de critères raciaux. Un programme est énoncé pour les exclure de la nation allemande et en définitive, les éliminer. Tout est dit du programme d’Hitler. Il ne se contente pas de traiter de ce qu’il considère comme la mauvaise influence juive. Il énonce clairement la nécessité, selon lui, de remplacer en Allemagne la république et la démocratie par un système politique autoritaire. Il dépasse ainsi dans son étude le cadre de l’antisémitisme. On dirait que dès ce moment, il avait des idées politiques affirmées.

Hitler était alors en 1919 chargé de fréquenter des réunions politiques et d’en référer à ses supérieurs. A la même époque il adhère au Parti Ouvrier Allemand, groupuscule d’extrême droite, un parmi de très nombreux autres groupements. Pourquoi juste à celui-là ? Une des raisons est à chercher certainement dans les sollicitations assidues de l’organisateur des réunions auxquelles Hitler a participé et qui a dû reconnaître ses possibilités. La sollicitude d‘Anton Drexler, le fondateur du groupe, a dû le flatter et le décider. Dans ce groupe il s’impose rapidement d’abord comme orateur principal avant d’en prendre la direction en 1921. Durant la suite de sa carrière, comme on ne le sait que trop, il ne s’est jamais départi de son antisémitisme qu’il qualifiait lui–même de fanatique.

Hitler était-il antisémite avant la guerre de 14-18 ? La question a été amplement discutée. Dans le « Mein Kampf » Hitler reconnaît que dans sa famille, l’antisémitisme n’avait pas cours2. Son père nationaliste allemand, mais néanmoins fidèle à la dynastie des Habsbourg n’était pas antisémite et n’aurait pas accepté que son fils le fût. Dans sa ville de Linz dominaient les sentiments anti-tchèques, l’antisémitisme à l’époque de la jeunesse d’Hitler n’y était pas perceptible. Son père voulait l’orienter vers une carrière de fonctionnaire. Le jeune Adolf y était opposé ; il voulait devenir artiste peintre. Ce père d'origine social modeste qui a réussi à monter l'échelle sociale, me fait penser au père de Martin Luther, tel qu'il est représenté comme un homme ambitieux, par Erik Erikson3. (Notons que dans les deux familles une lettre "t" a remplacé la lettre "d". Luder est devenu Luther et Hidler Hitler. Existait- il une tendance dans l’évolution de la langue allemande pour remplacer les « d » par « t » ou s’agit-il par une pure coïncidence ?). C'est pour assurer à Adolf un bon niveau social que son père ambitieux le destinait à une carrière de fonctionnaire. Hans Luder, pour la même raison a fait embrasser à son fils la carrière monacale, la plus prometteuse de l’époque. Le refus d'Adolf de s'engager dans la voie prévue par son père a contré ses beaux projets et a menacé la famille de déclassement. Cette impasse a dû toucher douloureusement son père. Mais Adolf Hitler a montré plus tard qu'à sa manière il a fait sienne les ambitions de son père et les a même démesurément dépassées.

Sa mère a été soignée jusqu’à son décès d’un cancer du sein par le Dr Bloch, leur médecin de famille juif. Hitler avait de bonnes relations avec lui, il lui a donné un de ses tableaux et lui a adressé une carte postale ultérieurement de Vienne. Lors de sa visite à Linz, déjà en sa qualité de chancelier, il l’a appelé « juif noble » et il l’a protégé, l’autorisant même à émigrer aux Etats-Unis. De plus il semble avoir existé entre cette famille et son médecin, donc aussi avec Adolf, des liens affectifs dont témoignent les interviews données par le Dr Bloch ultérieurement aux Etats-Unis. Malgré tout ce qui a pu se passer en Allemagne, il ne dit pratiquement que du bien du jeune Adolf particulièrement attaché et dévoué à sa mère4.

Hitler situe sa conversion à l’antisémitisme géographiquement à Vienne et chronologiquement au cours des années qu’il y a passé de 1908 à 1913. En général, les historiens considèrent le « Mein Kampf » comme un document de propagande dont les affirmations n’ont pas de valeur historique. Cependant on peut accepter que son interrogation quant à l’appartenance des Juifs à la nation allemande date de l’époque de ses rencontres dans la rue de Vienne avec les Juifs orthodoxes bizarrement vêtus. Ce souvenir peut avoir eu effectivement de l'importance. Habitué à voir à Linz des Juifs assimilés qu'il considérait comme des Allemands, il s'est demandé en rencontrant pour la première fois des Juifs « orientaux », habillés en caftan à Vienne, si eux aussi étaient des Allemands. Et il s'est dit que ceux-là n'étaient pas des Allemands mais des membres d'une autre nation. Ces Juifs d'ailleurs, auraient été d'accord avec lui. Sa rencontre avec les Juifs orientaux a été inévitable à Vienne. En effet la population juive de la ville était hétérogène. Une petite minorité native a été bien intégrée à la grande et moyenne bourgeoisie alors que la majorité immigrée récemment de l’Est, est restée attachée à ses traditions. Hitler n’aurait pas eu l’occasion de faire la même expérience à Budapest où les Juifs, plus nombreux avaient abandonné l’orthodoxie pour des pratiques moins apparentes5. La rencontre avec une figure traditionnelle du judaïsme semble avoir effectivement contribué à fournir un élément de son évolution ultérieure concernant les Juifs. Son questionnement personnel a été identitaire. Or, savoir qui était Allemand et qui ne l'était pas était déjà très important pour lui à cette époque de sa jeunesse. Son nationalisme précoce fait penser que lui-même a dû éprouver quelques incertitudes quant à son appartenance nationale. Hitler a souligné dans son exemplaire du livre Deutsche Schriften de Paul de Lagarde (1827-1891), chantre du nationalisme racial, la phrase « … les Juifs agaçants sont un affront sérieux à l’authenticité et à la véracité de notre identité germanique »6.

A Vienne même, une seule source fait état d’une manifestation d’antisémitisme de la part d’Hitler. Son ami de jeunesse Kubizek prétend qu’il s’est inscrit dans une Ligue antisémite7. Mais les recherches ultérieures ont montré qu’à cette époque il n’existait pas de telle ligue à Vienne8. Donc il ne pouvait pas être membre d’une association qui n’existait pas. Par contre plusieurs sources fournissent des renseignements sur ses bonnes relations avec les juifs. Ni Kubizek, ni aucun de ses compagnons de l’époque, y compris l’auteur dit « anonyme » qui ont écrit sur lui, ne l’ont entendu proférer de remarques antisémites. Il avait même des amis juifs. Il avait de bons rapports avec un marchand de tableaux juif et une relation suivie avec un compagnon du Foyer des Hommes Joseph Neumann. Le foyer pour hommes de Vienne-Brigittenau est devenu le refuge du jeune Hitler. Dans cet établissement propre et bien tenu, les pensionnaires bénéficient du chauffage et de l’éclairage à électricité. Le prix pour une nuit est abordable. Hitler y est resté jusqu’à son départ à Munich.

Je serai tenté de parler à propos de la relation manifeste d’Hitler avec les Juifs à cette époque, de neutralité bienveillante. Il appréciait le compositeur Mahler qui a été le directeur de l’Opéra de Vienne jusqu’en 1907, à peu près jusqu’à la date d’arrivée d’Hitler à Vienne. Mahler était pourtant une des cibles préférées des antisémites de Vienne, personne ne pouvait ignorer sa qualité de juif.

Voilà quelques passages de son livre « Mein Kampf » :

« Il me serait difficile aujourd'hui, sinon impossible, de dire à quelle époque le nom de Juif éveilla pour la première fois en moi des idées particulières. Je ne me souviens pas d'avoir entendu prononcer ce mot dans la maison paternelle du vivant de mon père. Je crois que cet homme digne aurait considéré comme arriérés des gens qui auraient prononcé ce nom sur un certain ton. II avait au cours de sa vie, fini par incliner à un cosmopolitisme plus ou moins déclaré qui, non seulement avait pu s’imposer à son esprit malgré ses convictions nationales très fermes, mais avait déteint sur moi.
A l'école, rien ne me conduisit à modifier les idées prises à la maison.
A la Realschule je fis bien la connaissance d'un jeune Juif avec lequel nous nous tenions tous sur nos gardes, mais simplement parce que différents incidents nous avaient amenés à n'avoir dans sa discrétion qu'une confiance très limitée9.

D'ailleurs, ni mes camarades, ni moi, nous ne tirâmes de ce fait des conclusions particulières. Ce fut seulement quand j'eus quatorze ou quinze ans que je tombai fréquemment sur le mot de Juif, surtout quand on causait politique. Ces propos m'inspiraient une légère aversion et je ne pouvais m'empêcher d'éprouver le sentiment désagréable qu'éveillaient chez moi, lorsque j'en étais témoin, les querelles au sujet des confessions religieuses.
A cette époque, je ne voyais pas la question sous un autre aspect.
Il n'y avait que très peu de Juifs à Linz. Au cours des siècles, ils s'étaient européanisés extérieurement et ils ressemblaient aux autres hommes ; je les tenais même pour des Allemands. Je n'apercevais pas l'absurdité de cette illusion, parce que leur religion étrangère me semblait la seule différence qui existât entre eux et nous. Persuadé qu'ils avaient été persécutés pour leurs croyances, les propos défavorables tenus sur leur compte m'inspiraient une antipathie qui, parfois, allait presque jusqu'à l'horreur.
Je ne soupçonnais pas encore qu'il pût y avoir des adversaires systématiques des Juifs. J'arrivai ainsi à Vienne
Je ne veux pas prétendre que la façon dont je fis sa connaissance (du Juif) m'ait paru particulièrement agréable » …….

« Je ne voyais encore dans le Juif qu'un homme d'une confession différente et je continuais à réprouver, au nom de la tolérance et de l'humanité, toute hostilité issue de considérations religieuses. En particulier, le ton de la presse antisémite de Vienne me paraissait indigne des traditions d'un grand peuple civilisé. J'étais obsédé par le souvenir de certains événements remontant au Moyen-Age et que je n'aurais pas voulu voir se répéter. Les journaux dont je viens de parler (des journaux antisémites)10 n'étaient pas tenus pour des organes de premier ordre. Pourquoi ? Je ne le savais pas alors au juste moi-même. Aussi les considérais-je plutôt comme les fruits de la colère et de l'envie que comme les résultats d'une position de principe arrêtée, fût-elle fausse. Cette idée fut renforcée en moi par la forme infiniment plus convenable, à mon avis, sous laquelle la véritable grande presse, dont le style parfois ampoulé pouvait me gêner, répondait à ces attaques. J'appréciais son ton distingué. »11.

Il y a tout lieu d’accepter ce témoignage d’Hitler, corroboré par les données dont on dispose à propos de sa jeunesse. D’après les études historiques de ces années, il n’existe pas de preuve de son hostilité à l'égard des Juifs à cette époque. Outre son inscription dans une ligue antisémite dont on a vu qu’elle n’a jamais existé il aurait été indigné par le comportement d’un mendiant juif.. Il poursuit dans Mein Kampf :

« …mon jugement sur l'antisémitisme se modifia avec le temps, ce fut bien là ma plus pénible conversion. » « L'affaire me paraissait si monstrueuse, les accusations étaient si démesurées, que, torturé par la crainte de commettre une injustice, je recommençai à m'inquiéter et à hésiter » (p. 30)

Les faits à la charge de la « juiverie » s'accumulèrent à ses yeux quand il observait leurs activités dans la presse, en art, en littérature et au théâtre. « Le sentiment avait beau se cabrer, » dit-il plus loin, « la raison n'en tirait pas moins ses conclusions ». Cette évolution semble avoir été reconstituée rétrospectivement. Sa conversion à l’antisémitisme a dû se faire d’une manière moins rationnelle et plus soudaine après sa sortie de l’hôpital de Pasewalk. Hitler n’était cependant pas qu’intuitif, il était capable de tirer des conclusions qui lui apparaissaient logiques, à tort ou à raison, et de s’y tenir. Il découvre ensuite, écrit-il, le rôle des Juifs dans l'exploitation de la prostitution et dans la social-démocratie abhorrée.

« Je finis par les haïr. » « Ce fut l'époque où se fit en moi la révolution la plus profonde que j’aie jamais eu à mener à son terme.
Le cosmopolite sans énergie que j'avais été jusqu'alors devint un antisémite fanatique » (p.36).

Nous pouvons accepter son affirmation que changer d’opinion et devenir antisémite que ce soit à Vienne ou plus tard ailleurs lui a coûté. Il fait même état d’une crise d’identité à ce sujet. Ce fait est un indicateur majeur de l’importance des Juifs pour lui. On peut penser que des liens affectifs positifs inconscients le liaient d’abord aux Juifs. Ces liens affectifs sont restés très importants mais ont changé de valeur, de positifs ils sont devenus négatifs. De mon point de vue on peut donc relever là l’indice de ses sentiments plutôt positifs à l’égard des Juifs pendant son séjour à Vienne. Sa découverte délirante de l’antisémitisme a été renforcée par une rationalisation après 1918. S'il a pu effectivement se persuader que les Juifs ne sont pas des Allemands, mais des membres d'une autre nation, il n’a pas manqué avant la guerre de faire vendre ses cartes postales et ses tableaux par les juifs de son entourage. Il avait, comme nous l’avons vu, de très bonnes relations avec certains d’entre eux.

Pendant la guerre de 14-18 et après la guerre à l’hôpital

Comment cela s’est-il passé dans l’armée au cours de la première guerre mondiale ? Sous la pression politique et des milieux antisémites les Juifs ont été recensés dans l’armée allemande en 1915, ce qui a donné un important élan aux antisémites dans l’opinion publique. Le pourcentage des juifs dans l’armée correspondait pourtant à celui dans la population générale. L’antisémitisme n’a pas reçu d’appui officiel dans l’armée et il a été contenu. Dans l’unité d’Hitler il n’y avait pas d’antisémitisme. Hitler ne semble pas avoir été antisémite. Un soldat juif de son unité, Bernhard Lustig, qui l’a côtoyé pendant la guerre affirmait que lors de leurs rencontres Hitler n’a jamais montré de signe d’antisémitisme. Dans son régiment Lustig n’a pas été confronté à de l’antisémitisme, bien au contraire, les officiers s’arrangeaient pour permettre aux soldats juifs de pratiquer leur religion12.

Après la guerre donc, un virage se produit. Hitler se révèle en antisémite « fanatique ». Ce changement est lié à sa restructuration paranoïaque à l’hôpital de Pasewalk. Les gaz de combats utilisés vers la fin de la guerre l’ont rendu aveugle et l’ont envoyé à l’hôpital. Cet empoisonnement a réveillé ses angoisses, devenues rapidement hypocondriaques qui l’ont ensuite poursuivi toute sa vie. Il devait dans l’avenir se sentir vulnérable aux attaques insidieuses. Il semble y avoir eu deux épisodes successifs de cécité : un premier, organique, dû à l'exposition au gaz de combat et un second, installé temporairement, symptôme psychologique de sa crise personnelle alors qu’il venait de réaliser à l'occasion du discours d'un pasteur la réalité de la défaite, crise personnelle qui s’est surajoutée à la crise collective. « Brusquement, la nuit envahit mes yeux, et en tâtonnant et trébuchant je revins au dortoir où je me jetai sur mon lit et enfouis ma tête brûlante sous la couverture et l'oreiller. » (Mein Kampf, p. 106.) « D'affreuses journées et des nuits pires encore suivirent, je savais que tout était perdu. … Dans ces nuits naquit en moi la haine, la haine contre les auteurs de cet événement » (la défaite). Cette phrase est cruciale. Il se peut en effet que ces circonstances aient déclenché ce qui devient par la suite son délire antisémite. Dans ce premier temps ces auteurs de la défaite ne sont pas identifiés. Un objet paranoïaque indéterminé est ainsi désigné. Ce second épisode de cécité a été considéré comme « hysterical amblyopia », cécité hystérique, par ses médecins13. La défaite signifiait pour Hitler le retour à la vie civile qui ne lui offrait aucune perspective. L’armée est devenue sa famille. Il devait la remplacer. Le parti National-socialiste fera l’affaire.

Guido von List, (1848-1919), néopaganiste germanique, de qui Hitler a beaucoup appris, a présenté en 1902 une cécité temporaire, qui lui a permis d'avoir des visions. Le second épisode de cécité a eu sans doute dans la vie d’Hitler, comme chez von List, la signification d'un vécu mystique, équivalent à un retrait comme on en trouve dans l'histoire de nombreux fondateurs de religion. Hitler a affirmé ultérieurement avoir reçu lors du séjour à cet hôpital de Pasewalk un message ou une inspiration lui annonçant qu’il allait libérer le peuple allemand et rendre sa grandeur à l'Allemagne. En désaccord avec l’auteur bien connu, Ian Kershaw, nous admettons l'authenticité subjective de son témoignage.

J’appelle cet épisode « Vécu psychotique initial » (VPI)14. La production d’un V.P.I. survient souvent à la suite d’une perte d’objet qui consacre l’échec économique de la structure psychotique dans les conditions de fonctionnement qui étaient les siennes auparavant et inaugure la crise de restructuration qui doit permettre au sujet de réaliser un équilibre économique plus satisfaisant, le plus souvent au prix de régressions durables. La perte d’objet, en l’occurrence, était la défaite. Hitler était porteur d’une structure psychotique latente. Du point de vue topique le V.P.I. ouvre la voie à l’envahissement pulsionnel par le retour de l’objet, la tentative de restauration de la fonction de l’objet. L’objet ici est la nouvelle vocation d’Hitler, sauveur d’Allemagne. L’action est déplacée du dedans au dehors. Chez Hitler l’envahissement pulsionnel est contenu. Du point de vue économique le V.P.I. est une expérience de satisfaction inattendue et méconnue qui vient animer une vie devenue sans joie. Du point de vue dynamique il annonce la reprise des conflits psychiques, le début du processus psychotique.

Je suis d’accord avec Rudolf Binion (1927-2011), historien, pionnier des études dites psychohistoriques, qui a estimé que le séjour d’Hitler à l’hôpital de Pasewalk a été déterminant pour son évolution personnelle15. La version autorisée de cet épisode qui est parue en Allemagne en 1923 dans la presse nationale-socialiste, met en scène une infirmière qui tient un soldat devenu aveugle dans ses bras. Le soldat n’est guère préoccupé par son sort personnel mais exclusivement par les malheurs de son pays, l’Allemagne. L’infirmière l’assure de sa croyance dans la résurrection de l’Allemagne et le guerrier retrouve alors « la vue, sa foi, sa volonté et sa confiance dans la victoire. » Binion pense, non seulement que l’Allemagne déchue a représenté pour Hitler sa mère humiliée par son père, mais que la prophétie énoncée au cours de sa vision à l’hôpital, à savoir qu’il allait sauver son pays, venait subjectivement de cette figure maternelle de l’infirmière. Je ne discute pas l’hypothèse de sa guérison par hypnose avancée par une œuvre littéraire parue en France en 193916.

Hitler devait évidemment connaître les précédents de Jeanne d’Arc et de Saul de Tarse, ce dernier passant par un épisode de cécité avant de se dénommer Paul et d’entreprendre son œuvre de refondation de l’Eglise du Christ. On peut considérer que le délire paranoïaque, tel celui d’Hitler, s’appuie sur un point de départ hallucinatoire mais que la construction rigoureuse du délire va recouvrir le moment hallucinatoire initial. Hitler relève du type social désigné par Cohn Norman, historien (1915-2007), comme « propheta » des déshérités des mouvements millénaristes17. Ces révélateurs de vérités cachées étaient en général obsédés par des fantaisies eschatologiques avant même qu’ils soient conduits à s’improviser sauveurs des défavorisés à la faveur d’un bouleversement sociopolitique. Dans le cas d’Hitler nous savons par Kubizek que Hitler échafaudait dans sa jeunesse de nombreux projets utopiques.

Nous avons donc l’objet du délire paranoïaque, mais pour l’instant il n’est pas identifié. Un an plus tard, en 1919, Hitler l’aura trouvé : c’est le Juif. La principale position régressive psychique du paranoïaque est la position schizo-paranoïde, selon l’élaboration théorique énoncée par Melanie Klein entre 1928 et 1946. Schématiquement cette position s’organise comme un manichéisme primitif, entre deux pôles de valeurs émotionnelles opposées, négative et positive. La vie fantasmatique du paranoïaque connaît ainsi un mauvais objet et un bon objet, les deux étant de valeurs opposées et absolues. Le mauvais objet est entièrement mauvais et le bon objet est idéalisé à outrance. Le mauvais objet d’Hitler est le Juif. Le bon objet est l’Allemagne. A la position paranoïaque succède dans l’évolution de l’enfant la position dépressive qui permet l’acquisition du sens de l’ambivalence, c’est- à-dire de la capacité d’accepter qu’un objet libidinal, en premier lieu la mère, puisse posséder à la fois des aspects négatifs et positifs. En cas de développement défectueux l’enfant n’accède pas pleinement à la position dépressive. C’était, on dirait, le cas d’Hitler. Cette terminologie est utile pour la description de la dynamique psychique dans la psychose.

Quelles sont les relations entre la phase dépressive, la séparation avec la mère et le langage ? La phase dépressive est la réaction au sevrage, à la séparation inévitable entre la mère et l’enfant et elle l’accompagne. Le langage sert à maintenir et à développer la communication dans le couple mère enfant désormais en voie de séparation et d’autonomisation. Antérieurement la communication était bien évidemment non verbale, corporelle et sensorielle. Une mère « suffisamment bonne » parle néanmoins à son bébé dès sa naissance. Le don oratoire particulier d’Hitler et son besoin de parler à l’autre, de lui tenir discours, de le convaincre, de le submerger par sa parole tient peut-être au départ à des particularités de sa phase dépressive ou plutôt aux particularités de sa relation à sa mère. Il devait, peut-être, faire un tel effort verbal pour assurer sa relation avec sa mère. Etant paranoïaque, donc attaché à la position schizo-paranoïde, il n’a jamais pu véritablement s’établir dans la position dépressive. On sait que le travail du deuil lui était difficile. Il aimait les gâteux sucrés, en manger était une méthode pour retrouver le contact avec le bon objet maternel. Par mouvements régressifs il retrouvait constamment la relation schizo-paranoïde et il a fini par s’y établir.

Si le développement du langage est entre autres fonction du processus de séparation avec la mère les péripéties de la séparation doivent retentir sur le développement du langage. Le développement du langage vient d’abord compléter et ensuite suppléer les formes plus anciennes de la relation, essentiellement sensorielles, touché, audition, vision. Les enfants qui restent longtemps en relation symbiotique avec la mère, c'est-à-dire chez qui la séparation mère enfant ne se poursuit pas correctement, ont beaucoup de mal à apprendre à parler. Chez Hitler la fonction verbale était très développée, donc on peut supposer que bébé il en avait particulièrement besoin.

Rudolph Binion a calculé le temps écoulé entre les différentes grossesses de sa mère et il a conclu que Klara Hitler a allaité son fils plus longtemps que ce n’était l’habitude. Nous devons remarquer que bien que cela puisse apparaître étonnant, dans cette région et à cette époque il n’était pas habituel d’allaiter les enfants. Selon une étude contemporaine 15 % des enfants ont été allaités et seulement pendant une période assez courte18. Est-ce en raison de cette particularité de son histoire qu’il a développé une bonne capacité verbale précoce ? S’il était relativement âgé au moment du sevrage il pouvait immédiatement accéder à une communication verbale riche avec sa mère.

Est-ce que sa mère répondait spécialement bien à ses manifestations vocales ? Disposait-elle elle-même d’un bon, voire d’un excellent niveau verbal ? Etait-ce un moyen d’écarter le père dont on sait qu’il n’était pas commode ? Mère et fils communiquaient-ils entre eux en court-circuitant le père ? Ce qui est certain c’est qu’un don de la parole comme celui d’Hitler répond à des particularités du développement libidinal. Les dons rhétoriques d’Hitler n’ont pas prédéterminé son antisémitisme, il aurait pu exercer ses talents en pérorant contre d’autres adversaires. Mais ils facilitaient l’installation de son mauvais objet. Leur fonction initiale pouvait être d’écarter le père, ensuite le mauvais objet venant occuper sa place.

Pourquoi est-ce le Juif qui est devenu son mauvais objet ?

Bien sûr, presque deux millénaires d’antisémitisme chrétien l’ont amplement préparé. L’Inquisition en Espagne a inauguré l’antisémitisme racial qui deviendra l’antisémitisme de la période post-émancipation du XIXe et du XXe siècle. Les Lumières ont repris l’antisémitisme des chrétiens et l’ont transmis au romantisme. L’antisémitisme allemand s’en est largement nourri et sera essentiellement véhiculé ensuite par le « Völkisme », un large éventail d’idées nationalistes, mystiques et racistes. Hitler à Vienne a côtoyé des antisémites virulents et baignait dans l’ambiance antisémite entretenue par le Maire de Vienne, Karl Lueger. Il est bien étonnant qu’il ne soit pas devenu antisémite plus tôt. L’Allemagne a subi une flambée d’antisémitisme après la première guerre mondiale. Avant même qu’Hitler n’entre en scène, le pamphlet antijuif « Les protocoles des sages de Sion » a connu de très nombreuses éditions. Ainsi la haine du Juif était là, très présente, rien n’était plus facile que de l’adopter. Le Juif était ainsi déjà un mauvais objet proposé à la collectivité en Autriche et en Allemagne. Et l’antisémitisme était très rentable politiquement. Cependant nous devons tout de même chercher des raisons personnelles.

Le seul juif qu’Hitler a bien connu avant son installation à Vienne était le Docteur Edouard Bloch, son médecin de famille, que nous avons déjà cité, médecin de sa mère. La relation d’Hitler avec sa mère était très proche et chaleureuse. Sans aucun doute c’était une véritable relation mère-fils. Plus jamais au cours de sa vie il n’a manifesté un tel amour pour un être humain, même pas pour Geli Raubal, sa nièce qui a vécu avec lui avant de se suicider. Son médecin était inclus dans cette relation familiale. Edouard Bloch a soigné la mère d’Hitler jusqu’à son décès. Il a établi avec le fils, Adolf, une excellente relation qui reste sensible en 1941 dans le texte de son interview donné aux USA. Malgré tout ce qui a pu se passer en Allemagne et en Europe, le Docteur Bloch, comme je l’ai déjà signalé, ne peut pas s’empêcher de parler avec chaleur de la famille Hitler et même d’Adolf Hitler lui-même. Est- ce cette relation partagée qui a permis à Hitler de garder son affection pour ce « Juif noble » ?

Rudolf Binion pense que l’hostilité inconsciente à l’égard de ce médecin juif est la source principale de l’antisémitisme d’Hitler. Il invoque comme argument une similitude du vocabulaire : qu’il parle de la maladie de sa mère à l’époque de son décès ou du danger juif ultérieurement, il utilise les mêmes mots « cancer », « abcès, »« poison, »« infection, »« extirpation ». Ce ressentiment inconscient ne pouvait se manifester consciemment contre le Docteur Bloch qui répondait aux critères du bon père, personnage idéalisé. Cette hostilité attendait son heure.

Ensuite citons le témoignage de Reinhold Hanisch, compagnon sinon ami à Vienne, tenu pour fiable par Brigitte Hamann. Selon lui, à l’époque où il vivait au Foyer pour hommes à Vienne le jeune Hitler s’est de manière privilégiée entouré de Juifs. Hanisch a par ailleurs déclaré qu’Hitler à l’époque n’était pas antisémite19. Les bonnes relations d’Hitler avec les hommes juifs habitant le foyer sont confirmées par d’autres témoins. Ainsi on peut penser qu’Hitler n’était non seulement pas antisémite mais qu’il montrait un certain intérêt positif pour les Juifs. Il passait le plus clair de son temps à discuter, sans doute de politique, avec ses compagnons du foyer, souvent juifs.

Par la suite, dans l’armée, contrairement à ce qui s’est passé au foyer pour hommes à Vienne, un seul personnage juif se détache du lot. Il s’agit du lieutenant Hugo Gutmann, le juif le plus gradé dans le régiment d’Hitler pendant la guerre. Gutmann a reçu de multiples distinctions militaires, en commençant par la croix de fer première classe. A la fin de la guerre il était adjudant du bataillon, une fonction importante. Les adjudants, entre autres, s’occupaient aussi des avancements, des distinctions. Il avait, en particulier, dans le cadre de ses fonctions, fait attribuer à Hitler la distinction plutôt exceptionnelle pour un homme de rang, la croix de fer première classe. On comprend mieux l’obtention cette décoration par Hitler si on se rappelle de sa situation dans sa compagnie. Hitler était pendant toute la durée de la guerre messager. Les lignes téléphoniques allemandes au front pendant la première guerre mondiale étaient vulnérables aux obus. Pour cette raison les messages ont été systématiquement délivrés par écrit par des messagers qui les portaient du Quartier Général du régiment, aux combattants ou à d’autres destinataires. Ces messagers dans le régiment d’Hitler étaient une dizaine. Ils étaient relativement épargnés. Ils dormaient et mangeaient au Quartier Général, en évitant ainsi les conditions épouvantables auxquelles les soldats étaient exposés dans les tranchées. Ils ne participaient pas aux attaques. La mortalité de ces messagers était basse, dans le régiment d’Hitler la plupart ont survécu. Les soldats des tranchées les appelaient les « porcs de l’arrière ». Et surtout ils étaient en contact permanent avec les officiers avec qui ils avaient de bons rapports, sinon ils ne seraient pas restés messagers. Ainsi on comprend qu’on pouvait penser à eux pour l’attribution de médailles. Gutmann a été dans le List régiment, le régiment d’Hitler, de 1915 jusqu’à la fin de la guerre. Donc ils se sont côtoyés pendant trois ans. De fin janvier jusqu’à août 1918 Gutmann a été le supérieur direct d’Hitler. A la fin de cette période en 1918 sur sa proposition Hitler a donc reçu la croix de fer première classe. On peut supposer que leurs relations n’étaient pas mauvaises, autrement Gutmann ne l’aurait vraisemblablement pas proposé pour cette distinction. Elles pouvaient même être franchement bonnes, mais nous n’avons aucune indication contemporaine sur leurs relations. Hitler était, semble-t-il, capable d’affection pour ses supérieurs, car selon le FBI, il aurait développé « une affection de chien fidèle » à l’égard de Fritz Wiedemann, » le premier adjudant du régiment, à qui a succédé Gutmann. C’est à Wiedemann qu’il a écrit pour obtenir sa réaffectation au List régiment en 1916 après son rétablissement de sa blessure de guerre.

Revenons à sa relation au lieutenant Gutmann pendant la guerre. Malheureusement nous ne la connaissons pas en détail. Gutmann n’en a jamais parlé. La relation de deux personnes est en général plein d’aléas. Une bonne relation peut se dégrader très rapidement à la suite d’un malentendu, d’un moment d’inattention de la part d’un des protagonistes et surtout si l’un des protagonistes ne répond pas à l’attente de l’autre. Que pensait Gutmann d’Hitler pendant la guerre ? Il devait l’apprécier pour le proposer à l’attribution de la croix de fer. Et il y a un indice de plus. En 1935 à la suite les lois de Nuremberg, Gutmann a perdu sa citoyenneté allemande et sa qualité d’ancien combattant. Il s’est expatrié, a changé son nom aux Etats –Unis et ne parlait plus jamais de sa vie antérieure en Allemagne, même pas à ses enfants, il a néanmoins emporté avec lui et a gardé une photo représentant les huit messagers de sa compagnie en 1916, dont Adolf Hitler qui est désigné par les lettres A.H. Il n’a pas pris avec lui aucune autre photo de camarades ou de soldats. Pourtant il y en avait bien sûr beaucoup de soldats dans son bataillon. Peut-on en conclure que Gutmann avait une relation plus proche avec les messagers et spécialement avec Adolf Hitler ?

Parmi les personnes de religion juive qui, semblait-il, par ailleurs assez nombreuses lors de son séjour au Foyer des hommes à Vienne, ont été en relation avant la fin de la guerre avec Hitler, deux donc se sont signalés à notre attention, le Docteur Bloch et le lieutenant Gutmann. Avec Rudolf Binion je pense, comme c’est dit plus haut, que le Docteur Bloch a déclenché chez Hitler une hostilité inconsciente, mais qui n’a pas pu se manifester en raison de la vénération que le jeune Adolf portait consciemment à ce médecin qui a pris soin de sa mère. En ce qui concerne Gutmann je suis enclin à croire qu’Hitler pouvait ressentir une attirance pour lui mais qui n’a pas pu se concrétiser, d’abord en raison de la grande différence hiérarchique entre les deux hommes. Peut-être, leurs interactions se sont terminées en queue de poisson, Gutmann ne répondant vraisemblablement pas à l’attente d’Hitler. Pour un homme aussi sensible qu’Hitler il aura suffi une absence de réaction, une seule attitude de manque d’intérêt alors qu’Hitler s’attendait à autre chose, pour qu’Hitler en prenne ombrage. Plus tard, au cours des années quarante il a eu occasion de dénigrer Gutmann en l’accusant de lâcheté. En réalité Gutmann a été à plusieurs reprises distingué pour son courage et sa bravoure.

On peut admettre sans risque de se tromper qu’Hitler contrairement à ce qu’il disait n’a pas été un antisémite fanatique avant son hospitalisation. Il s’est montré rapidement comme tel après sa sortie de l’hôpital muni de son message transcendant qui lui confiait le relèvement de l’Allemagne. Que s’est-il passé ? Comment son antisémitisme latent nourri de sa relation avec le Dr Bloch a pu émerger de son inconscient ? Le sentiment inconscient à l’égard du Dr Bloch pouvait-il être teinté d’un fantasme d’homosexualité. ?

Un délire est comme un rêve. On y trouve des éléments de la réalité, en l’occurrence sa relation malheureuse avec Gutmann et l’antisémitisme ambiant en Allemagne de cette époque et puis la satisfaction d’un désir venant de l’enfance, ici peut être l’hostilité à l’égard de son père. Homme politique, Hitler a entrepris l’impossible tâche de supprimer la fonction paternelle en éliminant les Juifs, représentant symbolique du mauvais père. Le Juif, assimilé inconsciemment au père, devait disparaître. Son existence même était ressentie comme une provocation. André Green, psychanalyste, écrit sur l’analité sadique devenue le support d’une destruction froide, désincarnée, « désobjectalisante » : « Sa devise tient en une phrase : ‘Toi, c'est à dire l’autre, tu n’existes pas’ … ‘Tu n’as jamais, en fait, existé que par un accident qu’il s’agit de résorber’… ‘Tu es un non-lieu’20. L’existence même du père peut être niée ainsi par le subterfuge de l’antisémitisme. Le monde de la pureté raciale imaginé par Hitler était son Paradis narcissique maternel, sans père, qu’il s’agissait pour lui de (re)trouver.

Sigmund Freud dit ceci : Le paranoïaque se défend contre un certain attachement homosexuel à une certaine personne et le résultat est que cette personne devient le persécuteur contre qui l’agression, souvent dangereuse du malade, est dirigée21. Cette personne Freud l’identifie : « Le modèle que le paranoïaque reproduit dans son délire de persécution s’inspire des relations entre l’enfant et son père. L’enfant attribue régulièrement au père une pareille toute puissance (comme les « sauvages » à leurs rois), et l’on peut constater que la méfiance à l’égard du père est en relation étroite avec cette surestimation. Quand le paranoïaque choisit une personne de ses relations comme son « persécuteur », il la promeut de ce fait au rang d’un père, la place ainsi dans des conditions qui lui permettent de la rendre responsable de tous les malheurs que sa propre sensibilité lui fait subir. »22 Le Juif pour Hitler est le mauvais père. Les Juifs ont pris une importance grandissante dans sa vie psychique, spécialement à partir de 1941 où selon le témoignage de son état-major il a compris que la guerre n’était plus gagnable. On pouvait soutenir qu’à partir de la défaite de Stalingrad l’objectif de la guerre s’est déplacé de la victoire sur les alliés à l’élimination des Juifs. La guerre est devenue une guerre contre les Juifs. Dans son testament rédigé peu de temps avant son suicide il parlait avec exultation à propos de la suppression des Juifs en Europe.

Désenchantement et déception

Hitler était sujet au désenchantement et à la déception. Avant de partir pour Vienne la première fois il attendait beaucoup de la capital de la Monarchie. Vienne l’a déçu. Oui, il a été déçu par Vienne. Il adorait cette capitale de la monarchie austro-hongroise, et il s’est ensuite mis à la détester. Le refus de l’accepter à l’Académie de Beaux-Arts a joué beaucoup. Mais il a également souffert de ses conditions de vie, spécialement après s’être séparé de Kubizek. Plus tard il est resté admirateur de l’architecture viennoise du Ring, le grand boulevard circulaire de la ville, mais sinon il n’a jamais raté une occasion pour dénigrer la ville impériale autrichienne. De ville idéale, Vienne est devenue un repoussoir.

Les Juifs l’ont-ils déçu ? Pour qu’il en soit ainsi il aurait fallu qu’il attende d’eux quelque chose. On peut affirmer qu’il n’était pas antisémite avant la première guerre mondiale. Ce fait est déjà en soit remarquable, car il était à Vienne dans un milieu tout à fait antisémite. Penser qu’il pouvait même les apprécier relève d’une hypothèse que j’adopterais volontiers. Philosémitisme n’exclut pas le développement d’un antisémitisme ultérieur. Nous pouvons citer l’exemple de Magda Goebbels. Adoptée par le second mari, juif, de sa mère, la jeune fille est tombée amoureuse d’un militant sioniste et a participé à certaines activités de son ami, a même porté au cou l’étoile de David. Etant déçu par lui elle entre au parti national-socialiste, se marie avec Joseph Goebbels et accompagne avec ses six enfants Hitler dans son suicide pour leur éviter de vivre dans un monde sans national-socialisme, c'est- à-dire sans antisémitisme. Hitler au cours de son Vécu psychotique initial s’est réorganisé autour d’un mauvais objet. Par symétrie il a gagné aussi le bon objet, l’Allemagne. Il lui restait à déterminer la nature du mauvais objet qui n’était désigné que comme le responsable de la défaite. Il l’a désigné ensuite, dans un second temps, après une période de latence, c’était le Juif.

Donc, en résumé, je postule que le Docteur Bloch a joué pour le jeune Adolf le rôle du bon père. Ce mouvement psychique est tout de même resté inconscient, déjà en raison du judaïsme du Dr Bloch mais aussi de l’échec de son traitement qui n’a pas pu empêcher le décès de sa mère. D’ailleurs un halo d’hostilité consciente a entouré pour Hitler les interventions médicales comme en a témoigné Kubizek. Ces deux courants psychiques sont restés séparés pendant longtemps. Hitler a eu bien d’autres haines à nourrir, en particulier en raison de son échec aux Beaux-Arts et de sa condition de sans abri à Vienne. Son attachement au Dr Bloch ne l’a tout de même pas rendu philosémite mais lui a permis de nourrir suffisamment de sympathie inconsciente ou même éventuellement préconsciente à l’égard des Juifs pour s’associer avec eux au Foyer des Hommes de Vienne. Ensuite dans l’armée est apparu le lieutenant Gutmann. Pour son prédécesseur Fritz Wiedemann dans la fonction d’adjudant, Hitler a développé, semble-t-il, une réelle affection. Il est à peu près impossible que pendant les sept mois au cours desquels Gutmann a été le supérieur direct d’Hitler, celui–ci soit resté complètement insensible à son officier, surtout après l’attribution de la croix de fer première classe qu’il lui devait. Toutefois le seul lien affectif qu’Hitler avoue avoir eu pendant cette période était avec son chien récupéré entre les lignes et volé ensuite. Je postule qu’il a commencé à éprouver une certaine affection pour ce lieutenant, affection qui n’a peut-être pas été suffisamment réciproque d’où sa déception. Le soldat Hitler ne devait pas avoir à l’époque la même importance pour l’officier Gutmann que lui, son supérieur direct devait représenter pour le soldat Hitler.

Toute la haine d’Hitler s’est concentrée au cours de son Vécu Psychotique Initial sur les traîtres qui ont fait perdre la guerre à l’Allemagne. Il fallait donner un visage à ces traîtres. Le Juif vilipendé par tout le monde et omniprésent selon lui s’est imposé à son esprit. Il a émergé comme mauvais objet ! Le Juif détestable devenant le mauvais objet l’a emporté sur les aspects positifs du judaïsme attachés au noble Dr Bloch. Sa déception de par sa relation avec le lieutenant Gutmann a définitivement éliminé toute trace de sympathie pour les juifs. L’amour inconscient ou peut-être même partiellement préconscient, comme on l’a vu, a fini par se transformer en haine consciente.

1  HITLER Gutachten über den Antisemitismus 1919 erstellt im Auftrag seiner militärischen Vorgesetzten NS-ArchivDokumente zum Nationalsozialismus http://www.ns-archiv.de/verfolgung/antisemitismus/hitler/gutachten.php.

2  HITLER (1926) Mein Kampf [Online]. - 1926. - 2008.http://www.abbc3.com/historia/hitler/mkampf/fra.

3  ERIKSON, H.E. (1958). Young Man Luther Faber Faber.

4  BLOCH E My Patient HITLER, By Dr Eduard Bloch as told to J.D. Ratcliff [Journal] // Collier’s CVII (15 March 1941, 11, 35-37 (22March 1941) 69-73.

5  KARADY, 1996 Les communautés juives : des profils constrastés, [Conference] // Vienne- Budapest, 1867- 1918. - Paris : Editions Autrement, Collection Mémoires n° 45.

6  RYBACK Hitler's Private Library, Knopf Publishing, cité par The Economiste 4th-10t 2008, Know a man by his books [Book].

7  KUBIZEK, 2002 ADOLF HITLER, Mein Jugendfreud [Book]. -: Leopold STOCKER VERLAG,. - Première édition 1953. - Graz-Stuttgart.

8  (HAMMAN, 2001) La Vienne d'Hitler : Editions des Syrtes, Paris.

9  Plusieurs auteurs ont pensé qu’il s’agissait de Ludwig Wittgenstein.

10  Note de l’auteur de ce texte.

11  HITLER, 1926 p. 27.

12  WEBER Th. (2010) Hitler’s First War, pp. 177, 354, Oxford, University Press.

13  Weber Th. 2010 p. 353.

14  Wiener P. 1983, Structure et processus dans les psychoses: PUF,Paris, Wiener P. Le vécu psychotique initial, online http://psychopatho.fr.

15 Binion R.1976, HITLER among the Germains, [Book]. - NY/Oxford/Amsterdam : Elsevir. pp. 1-35.

16  Weiss E. 2006 Le témoin oculaire, Paris, Gaillard Folio.

17  COHN N., 1970 The pursuit of the Millenium, Ed. fr. : Les fanatiques de l'apocalypse, Payot, Paris, 1983, Première édition anglaise 1957 [Book]. - [s.l.] : Oxford University Press.

18 GROTH A., é.n. . Säuglingsverhältnisse in Bayern. Zeitschrift des bayerischen Landesamtes,1910.

19  Hamann B. 2001 La Vienne d'Hitler - : Editions des Syrtes, Paris. p.177, 235, 238.
Hanisch R. I Was Hitler’s Buddy, I, II , The New Republic, (USA), April 1939.

20  GREEN, 2002: La pensée clinique. .Paris, Odile Jacob. P.123.

21 Freud Das Ich und das Es. Gesammelte Werke Vol XIII Fischer, p. 271.

22 FREUD S. Totem und Tabu, [Livre]. - [s.l.] : Gesammelte Werke, Vol. IX Fischer, 1913.

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