Dans l’ouvrage « Les Pièges de l’identité culturelle » Régis Meyran et Valéry Rasplus se livrent à des analyses d’un intérêt indiscutable sur le plan de l’anthropologie culturelle et de ses utilités politiques. Pour ces auteurs, l’anthropologie culturelle est le détour heuristique nécessaire pour questionner et mieux comprendre la fragmentation idéologique qu'on observe dans la crise politique et sociale contemporaine, notamment en France. A y réfléchir, la création d’un « ministère de l’identité nationale » et l’ascension de tendances nationalistes et néofascistes s’inscrit dans cette lignée.
Cet ouvrage, qui ne manque pas de respiration, se propose de réouvrir un double débat. D’abord autour d’une histoire de la notion de culture en sciences sociales, afin de donner une vision panoramique et informée des idées qui ont contribué au développement des postures scientifiques de l’anthropologie culturelle. Et, dans un second temps, montrer comment la notion de « différentialisme culturel » soutient de manière contradictoire la nouvelle droite, représentée par le GRECE, et diverses tendances à gauche (proches du parti socialiste) pour justifier certaines attitudes politiques actuelles.
En somme : la question de la culture est l’enjeu du moment. D’autant que depuis quelques années l’ouvrage de Samuel Huntington « Le Choc des cultures » occupe une place de choix dans la polémique ouverte à l’échelle globale sur les interprétations de la mondialisation.
La question de la culture
Prenons le point de départ. Si l’idée de culture est difficile a appréhender, nous devons reconnaître que le mot s’est imposé au point d’attribuer à un groupement humain une façon de penser et d’agir communes qui les différencient des autres groupes. Les auteurs de référence académique remontent à la fin du XVIIIe siècle, en particulier en Allemagne, dans les écrits d’ Herder et d’Humboldt qui lui donnent une coloration à la fois nationale et linguistique. Plus tard, au XIXe siècle, l’anthropologie culturaliste anglo-américaine (Tyler, Boas et Sapir) se taille un espace important au cœur des sciences sociales et vise la plus grande variété de collectivités humaines. Les élèves américaines de Boas (Ruth Benedict et Margaret Mead) mettront ensuite l’accent sur la façon dont les différentes cultures façonnent « la personnalité de base » de chaque individu. D’une façon générale, ces auteurs proposent le paradigme de l’égale dignité de chaque culture et postulent aussi leur originalité . On entrevoit ainsi la pente qui a conduit à prôner un certain relativisme culturel .
Sans oublier que l’influente anthropologie structurale de Claude Lévi-Strauss plane encore sur les débats épistémologiques des sciences sociales. Les apports érudits des philologues, sociologues, psychologues et philosophes ont développé avec persistance une véritable science de la culture, malgré ses particularismes. De là, une polémique qui s’est étendue au domaine de l’idéologie politique. Ainsi, de glissement en glissement, la propagation des thèses différentialistes dans la vie politique à gagné du terrain.
Rappelons le départ théorique, la posture critique d’Herder s’insurge contre l’universalisme abstrait et décrit la « Kultur » comme un héritage de « l’âme du peuple » dont le génie est reconnaissable dans la langue et l’esprit de la nation. Car la culture, dira Herder, est l’aboutissement de l’ensemble des éléments constitutifs d’un tout. Ainsi, en faisant un raccourcit, la culture des hommes est la manifestation relative de chaque peuple, rendant possible d’identifier plusieurs cultures en même temps en fonction des métiers, des classes sociales et de la résonance nationale. D’où une vison globalisante dont les éléments constitutifs s’enchaînent : peuple, nation, langue, Etat et identité. Rien d’étonnant que l’interprétation politique soit redoutable au point de servir de ligne de force à toutes sortes de mouvements idéologiques qui traversent l’espace politique actuel à droite et à gauche en quête d’alternatives nouvelles.
L’enjeu politique de la différence culturelle.
Passons, maintenant, à la deuxième partie du livre : la question culturelle comme un enjeu politique explicatif de la situation actuelle. On assiste, en quelque sorte, à une (re)fondation d’un projet où les variations culturelles remplacent de manière significative les variations jadis exprimées en termes génétiques. De fait, l’activité culturelle définirait l’homme plus que sa nature biologique, étant donné que, de tous les animaux, l’homme est le plus sensible au conditionnement environnemental.
Ainsi, contrairement à l’évolutionnisme, ici, une reconnaissance positive de l’altérité est permise. D’où le fait qu'une certaine heuristique psychosociologique est pensable.Mais, une conséquence semble s’imposer : les individus de cultures différentes vivent dans des univers particuliers. Aussi, paradoxalement, cela admet un relativisme culturel dont le prix est de remettre en cause la thèse universaliste. Question polémique donc. Ainsi, le relativisme limite l'ambition épistémologique des sciences de l'homme, et la portée politique du projet universaliste.
Voila un des pièges de la posture du relativisme culturel. Pour preuve, il suffit de rappeler la manière dont la droite utilise le discours du philosophe Alain de Benoist, l’un des fondateurs du GRECE et même les postures des politiques comme Sarkozy (le discours de Dakar) et certains de ses proches collaborateurs. Aussi, parfois, à gauche, chez des chercheurs autour du débat sur l'insécurité culturelle. Ce différentialisme justifie en outre le discours qui, au nom de la culture propre (remplaçant subtilement l’ancienne connotation de race), interdit tout mélange sous prétexte de lutte identitaire. De plus, le contexte anxiogène qui plane sur l’Europe et la France est accompagné d’un chômage de masse, de récession économique, et l’impression d’un manque d’avenir. Tout cela augmente le sentiment de perte de repères et l’attitude d’attente nourrissant les demandes d’une autorité forte et de mesures dures. Peut-on s’étonner de la montée soutenue du Front national ?
Conclusion provisoire
Ce livre vaut un constat utile. Bien documentés, les auteurs illustrent l’arrière-fond des controverses à la fois épistémologiques et politiques qui agitent la société postmoderne et les clivages culturels. Un seul bémol me semble nécessaire : nous pouvons partager le diagnostic, mais nous restons sur notre faim. Le manque de propositions alternatives qui dépassent les incantations habituelles d’un démocratisme convenu et les appels abstraits à la vigilance citoyenne. D’autant que les auteurs reconnaissent que les gouvernements successifs se sont montrés incapables de répondre clairement aux attentes des citoyens et de trouver des solutions à la crise économique. Ainsi la question critique d’une alternative politique républicaine reste sans réponse concrète. Car, curieusement, nos auteurs n’approfondissent pas un problème qui est devenu une sorte de bombe à retardement : la construction de l’Europe, laquelle suppose l’existence d’une identité culturelle européenne. L’idée fédéraliste européenne continue à se casser les dents contre la réalité têtue des peuples enracinés. La vieille parole d’Herder résonne encore avec vigueur : « Seul un vrai misanthrope pourrait voir dans la culture européenne l’aboutissement universel de notre espèce. La culture des hommes n’est pas la culture européenne, elle est la manifestation particulière relative à l’espace et au temps dans lesquels se situe chaque peuple ».
Le débat est loin d’être clos. Certes, la diversité des cultures empêche les cultures diverses de définir un lieu commun pour comparer et parler de leur altérité et leur identité.... Il faut une forme d'hospitalité (formule heureuse de Ch. Péguy reprise par Ch. Coutel). Il convient donc de définir une hospitalité réciproque entre les cultures afin de se réclamer non d'une culture euro-centrée, mais bien des cultures humaines. Cette hospitalité doit imprégner le souhait universaliste des hommes en chaque culture, pour faire la réunion des toutes ces cultures éparses.