N°27 / Religion et politique Juillet 2015

Expressions politiques de l’imaginaire contemporain

Cédric Faure

Résumé

Je voudrai proposer dans cet article une contribution à une approche originale de l'imaginaire politique. Dans cette perspective, je souhaiterais montrer les fonctions et usages politiques courants des significations imaginaires sociales, en envisageant cet imaginaire comme un espace où se tissent les liens et les projets sociaux, entre significations sociales et politiques et représentations individuelles et collectives1.

I would like to propose in this paper a contribution to an original approach to the political imagination. In this context, I would like to show the current functions and political uses of social imaginary significations, considering this imaginary like a space where links and social projects are built, including social and political meanings and individual and collective representation.

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1. Fonctions et usages politiques de l’imaginaire

1.1. Des stratégies politiques imaginatives

La succession des crises qui secoue aujourd’hui notre monde contemporain ne reste pas sans danger sur l’intégrité d’une communauté. La mise en faillite du symbolique qu’il présuppose peut laisser place à la violence, au déchaînement des pulsions, aux conduites à risque ou au contraire (et parfois alternativement) aux comportements résignés, déprimés, apathiques.

L’imaginaire politique réagit aux crises en réarmant la société d’espérance et de dynamisme. Il produit, à travers de nouvelles configurations symboliques, des récits qui rappellent le passé et envisagent l’avenir ; il institue de nouveaux pouvoirs et de nouveaux modèles socio-affectifs ; il fournit de nouveaux pôles identificatoires et de nouveaux idéaux réparateurs qui s’avèrent par la suite plus ou moins efficaces, stables et durables.

La nature du politique nous apparaît ainsi dans ses compromissions à ses pratiques et ses discours, à ses idéologies et ses activités gestionnaires, à ses jeux et enjeux partisans et électoraux. A travers la politique, c’est le politique (l’identité du politique) qui se découvre, s’organise, s’invente, se symbolise. Il cohére les appartenances et fabrique les identités collectives. On peut ainsi envisager l'espace politique dans ses productions signifiantes comme lieu de création de significations imaginaires politiques. Les pratiques, les discours, les idéologies ne sont finalement que l’incarnation politique des significations qu’une société s’est choisie. Significations plurielles, variables, contradictoires, périssables, désordonnées, mystifiantes, efficientes : ce sont elles qui instituent des modes d’organisation de la société. Ce sont elles encore qui spécifient la nature du politique et nous situent. Le monde des significations est ce par quoi la politique est rendue possible. Repérer des significations politiques revient alors à s’intéresser aux imaginaires du politique, à en dégager des processus, des agencements, des figures, sans tomber dans l’historicisme. C’est s’intéresser aux images, aux affects, aux désirs véhiculés par les significations imaginaires politiques sous-jacentes à l’organisation de notre contemporanéité. C’est aussi montrer cette fausse coïncidence du politique et de la conscience. Des significations inconscientes échappent en effet au politique, à son pouvoir et à sa juridiction, tout en restant effectives.

Les thématiques et les formes d’expression prises aujourd’hui par l’imaginaire dans la politique sont multiples : souvenirs nostalgiques, récits patriotiques, mythologies du héros, de l’âge d’or, cérémonielles (protocoles d’État, commémorations, liturgies, fêtes officielles, etc.). L’imaginaire n’en finit pas de saturer tout l’espace politique, de créer de nouvelles significations, de nouveaux modes de socialisation, de nouveaux désirs, de nouveaux horizons, d’être sans cesse en mouvement, en création. L'imaginaire instruit le phénomène politique, il compose sa symbolique. Il n’est cependant jamais aussi actif que lorsqu’il se confronte à des situations de crise et doit inventer des scénarios politiques de sortie de crise. Ces scénarios sont diversement adoptés chaque fois que la société sent menacer son équilibre.

1.2. Diversité des formes d’expression de l’imaginaire politique

Toute société se sentant menacée dans son existence quotidienne réagit, selon François Laplantine, par trois types de réponse à ses déséquilibres : le messianisme, la possession et l’utopie. Ces réponses constituent pour l’anthropologue autant de « tentatives d’expression du malaise social par la révolte collective » et par « la projection du sacré sur l’avenir ». Elles sont à comprendre comme des « comportements de rupture ou des réactions contre-acculturatives » universellement repérables.

Le messianisme rassemble un groupe autour d’un « prophète » dont on attend qu’il réorganise le désir collectif. Il se fait attente d’un salut collectif, terrestre et imminent. Le messianisme touche prioritairement les groupes opprimés (les minorités religieuses, les classes sociales exploitées et les peuples colonisés). La possession se traduit plutôt par l’expression d’un désir de changement par la transe, à travers des conduites d’exaltation, de fête ou de théâtralisation. Elle correspond à un comportement individuel, mais à travers des rites collectifs (par exemple le rituel de la tarentule en Italie du Sud). Le refus de la situation sociale s’exprime ici non par un changement social, mais par un changement de conscience. L’utopie enfin est à comprendre comme la construction mentale d’un univers planifié, programmé, organisé, rationaliste qui se veut rassurant. Elle est une « passion de la perfection » atteinte une fois pour toutes qui emprunte à la société qu’elle déteste tous ses matériaux en les inversant. L’utopie est une réponse dominante en Occident, en faisant davantage l’objet des classes bourgeoises.

Ces trois réponses qu’une société s’invente en période de crise forment pour François Laplantine l’imagination collective et politique d’une société. Cette imagination collective instaure une rupture par rapport au présent et à la quotidienneté, conteste la société dominante (jugée insatisfaisante). Elle entretient par ailleurs des rapports spécifiques avec le désir et le temps. Ainsi, le messianisme entretient le désir par l’attente. La temporalité prophétique se protège de l’histoire en rêvant à une période où le temps n’existe pas. La possession, au contraire, est une réalisation instantanée du désir. Sa temporalité cherche à se protéger de l’histoire par l’extase. L’utopie enfin est une soumission absolue au désir de la société qui le prend en charge. La temporalité utopique recherche l’éternité dans une sorte de présent immobile. La temporalité se spatialise, en transformant la négation du temps, en espace clos où plus rien ne peut arriver. Nous voyons avec François Laplantine que ces scénarios imaginaires collectifs, réactifs, en rupture ou en revendication contre des imaginaires dominants sont des imaginaires de la fuite (fuite dans l’espace et le temps : l’ailleurs, le lendemain). L’approche de François Laplantine a le mérite de décrire des imaginaires transversaux inactuels, potentiellement identifiables à toute époque, dans toute société en crise. Son approche risque cependant de réduire l’imaginaire politique à la révolte fébrile, inapte à construire de véritables cadres symboliques durables.

Avec Raoul Girardet (1986), nous voyons l’imaginaire politique se complexifier. Il se dote de fonctions et de finalités différentes en s’accompagnant d’une grande « effervescence mythologique ». L’imaginaire n’est plus seulement un imaginaire compensatoire ou de fuite, il est présent dans les « les profondeurs secrètes » des idéologies politiques. C’est à travers les quatre mythes récurrents de la conspiration, du sauveur, de l’âge d’or et de l’unité que Raoul Girardet entreprend d’approcher l’imaginaire politique. Il montre comment chacun des mythes revient ponctuellement dans la vie politique et sociale dans un contexte de tensions et de conflits, dans des moments d’angoisse collective et de perte d'identification aux repères traditionnels.

Ces mythes renvoient, chaque fois, dans leurs caractéristiques principales à des inclinations psychologiques inhérentes à l’humain. Le rêve de l’âge d’or fixe par exemple les valeurs de l’enfance en renvoyant à l’image d’un havre de paix protecteur et à une nostalgie du passé. L’appel au sauveur répond davantage à une image paternelle idéalisée. Il souligne en ce sens « l’enracinement psychique du mythe » qu’il définit comme anhistorique (même s’il se développe dans un contexte historique précis) et polymorphe (c’est-à-dire susceptible d’offrir de multiples résonances). L’auteur observe aussi dans ces mythes un moyen de restaurer du « sacré » ou de la « transcendance sociale » en assumant plusieurs fonctions : une fonction explicative où « chaque mythe contient en lui-même une vision globale et structurée du présent et du devenir collectifs », une fonction de mobilisation possédant une « puissance mobilisatrice » autour de certaines « images motrices » remplissant un rôle de régulation et de rassemblement, et une fonction de mystification ou d’illusion qui vient faire écran aux faits ou à la réalité observable.

L'imaginaire politique, mythique, se développe et se consolide ainsi autour de ces fonctions. Le mythe du sauveur rejoint ici ce que dit Laplantine de la tentation messianique et les mythes de l’unité et de l’âge d’or se rapprochent de ce qu'il dit de la tentation utopique. Toutefois, Girardet développe une conception de l’imaginaire politique en lui attribuant de nouvelles fonctions. Il ne le réduit pas à un imaginaire de la fuite et de la révolte. L’imaginaire n’est plus vu comme une sortie du temps, une haine de l’histoire, il y est au contraire bien ancré et vient à l'appui des idéologies politiques, doctrinaires, rationnelles, démonstratives.

1.3. Politiques imagières et symboliques

C’est cependant avec Lucien Sfez que le politique devient véritablement affaire d’images symboliques. « Le politique, insiste-t-il, n’est pas spécifiquement affaire d’intérêts, sinon il se nommerait “économie”. Ni de structures, sinon son domaine serait couvert par la sociologie. Ni de rapports de force, métaphore machinique, énergétique propre au XIXe siècle. Non. Le politique est affaire de symbolique. Énoncer les règles et les manifestations de la symbolique politique, c’est du même coup définir le champ du politique, ses frontières, ses variations. Car le politique est spécifiquement affaire de légitimité, c’est-à-dire de croyances et de mémoires validées, en d’autres termes de symboles » (Sfez, 1993). La symbolique politique est en ce sens le « principal instrument de cohésion » de la vie en société. L’imaginaire (ses diverses catégories) est voué à s’insérer, à se mouvoir dans le foisonnement des symboles.

Les constructions symboliques sont de deux ordres. Dans une société en crise chronique, elles se traduisent par une production « d’images symboliques » : images mobiles, polysémiques, qui condensent du sens pour mettre fin à la dérive des significations. Les « images symboliques » cherchent ainsi pour Sfez ce « point de capiton » qui arrête le glissement infini de la signification. « Les images symboliques sont bien cette surface de projection livrée aux interprétations singulières, surface qui a le double objectif d’induire des liaisons avec des éléments épars, et de les condenser en un point ». Dans une société en conflit durable, les constructions symboliques prennent la forme « d’opérations symboliques ». Opérations livrées à une véritable purge des images dans une tentative de réunification de ce qui a été préalablement éclaté, dispersé. Il définit ainsi l’opération symbolique comme procédé de rupture et de réunification de signifiants. « Les opérations symboliques se manifestent avec éclat dans l’histoire institutionnelle et sociale, mais ponctuellement et peu souvent. Elles jouent un rôle fondateur et ne le jouent qu’un moment, dans un conflit violent qu’elles montent et qui les légitime. Elles imposent une certaine destruction et un ordre nouveau, puis s’en vont (…), mais l’opération mythique du symbole a besoin d’un support de communication, elle ne peut s’en passer, et doit trouver une chaîne d’images identifiables par l’opinion » (Sfez, 1993).

La symbolique politique articule ensemble images et opérations symboliques. Elles les articulent les une aux autres en un tout indissociable d’images et d’actions, en une « dynamique à deux pôles, un pôle imagier, un pôle opérationnel » nécessaire à l’identification, à l’identité. Les recours imaginaires collectifs et politiques employés par la société lorsqu’elle rencontre des crises, des conflits ou des déséquilibres sont ainsi différemment définis par Sfez. La société fait un usage de politiques imagières sans nécessairement emprunter les voies de l’utopie, du messianisme, de la possession ou du mythe. Il ne s’agit plus ici d’un imaginaire de la fuite, de la révolte ou d’un imaginaire mythique, mais d’un imaginaire qui vise une recomposition symbolique de la société, sa réunification identitaire par la condensation et la fabrication de nouvelles images. L’efficacité de ces politiques imagières dépend alors de plusieurs paramètres : « cette efficacité est plus ou moins grande selon les situations (…) elle dépend en fait de trois éléments constitutifs : la visée identitaire, les capacités de liaison, l’aptitude à changer son dispositif pour s’adapter (…). Si ces trois conditions sont remplies, la rentabilité symbolique est considérable. Sinon, elle demeure incertaine ». (Sfez, 1993).

2. Lectures du politique

2.1. Regards croisés sur la signification politique de l'imaginaire

En vertu de ses usages politiques, l’imaginaire ne nous semble pas être réductible au contrôle politique de la corporéité (Foucault) ou aux rapports de force (Bourdieu). L’imaginaire politique n’est pas davantage équivalent à un imaginaire du pouvoir (Maffesoli). Il n’est pas réductible à un en-soi, entièrement autonomisé de la société ou en partie construit sans elle. « Il serait naïf, confirme Lagroye, de concevoir l’évolution des formes et des représentations du pouvoir, comme celle des conceptions du monde, des normes et des valeurs, comme procédant d’une stratégie systématique des dirigeants, ce qui reviendrait à penser le pouvoir comme un en-soi, comme un appareil extérieur à la société, autonome et conscient » (2002).

Dans nos démocraties contemporaines, l’imaginaire politique se légitime socialement, et c’est à partir des significations sociales qu’il tire sa spécificité et sa légitimité. Il est donc essentiellement une surface de projection des désirs et des attentes, un espace de symbolisation, de signifiance, qui ne se limite pas à un pouvoir explicite, contraignant, dominant, violent. C’est le système social qui affecte l’imaginaire politique, lui donne efficience, validation ou invalidation. Le pouvoir politique est donc aussi théâtralité, bouillonnement, tentative d’enchantement. La composante dramaturgique est évidente dans ses mises en scène, ses liturgies et ses cérémoniels. Le pouvoir doit constamment composer avec l’incertitude, l’inattendu, la contradiction. Il se caractérise alors par sa capacité à exacerber les émotions, à fabriquer l’opinion, à jouer avec les images, à hystériser les liens (Balandier).

Ses instances d’énonciation, nous rappelle Pierre Ansart, doivent « concerner incessamment l’action et le sens de l’action collective. Le discours politique est prononcé et répété pour obtenir un résultat pratique, pour guider, pour influencer, pour obtenir une répétition des conduites conformes ou pour persuader de combattre les anciennes règles. L’exaltation des objectifs, l’enflure du verbe, visent à maintenir un degré élevé d’adhésion et à faciliter la réalisation des buts proposés. La simplification dichotomique à laquelle tendent ces expressions se trouvera accordée avec les exigences de l’action et autorisera la maîtrise des situations ». (Ansart, 1978). L’imaginaire du politique inclut ainsi nécessairement une affectivité : « la cause politique participe à la composition de l’idéal du moi, transmet les images et les idéaux auxquels le moi va s’efforcer de se conformer (…) Le politique offre l’occasion d’une organisation pulsionnelle sur des objectifs d’action (…) La politique offre bien au sujet des causes à défendre, des ennemis à écarter ou à combattre ; elle fournit des pôles de fixation, d’amour et de haine, répondant ainsi aux attentes d’amour et d’agressivité, et résolvant les contradictions de l’ambivalence » (Ansart, 1974).

L’affect participe ainsi pleinement à la constitution de l’imaginaire politique qui engendre des gratifications ou des frustrations, peut apaiser les angoisses ou au contraire les instrumenter. Ce sont quelques affects primaires (la haine, l’amour, l’envie, la jalousie, l’agressivité, la peur, la colère, le mépris) qui mobilisent, sollicitent et mettent constamment au travail, en mouvement, l’imaginaire politique. Ces affects « sont limités en nombre, mais générateurs d’infinies variétés d’expression personnelle ou sociale, selon les apprentissages culturels et les situations expérimentées » (Braud, 1991). La dimension affective de l’imaginaire politique nous permet ainsi de saisir les processus à l’œuvre dans le maintien de nos institutions. « La supériorité, aujourd’hui peu contestable, des démocraties pluralistes sur les régimes autoritaires et les systèmes totalitaires, ne tient pas au triomphe de leurs principes idéologiques. S’il y a eu consolidation institutionnelle, c’est en raison de leur aptitude supérieure à gérer, sans les étouffer, les dynamismes émotionnels qui traversent la société […]. La démocratie pluraliste se révèle en effet remarquablement performante pour anesthésier l’agressivité sociale, réguler les frustrations à un niveau acceptable, offrir des issues (authentiques ou imaginaires) aux attentes des gouvernés aussi bien qu’aux ambitions des hommes de pouvoir » (Braud, 1991). L’accent mis sur l’importance de la sollicitation affective conduit à considérer les influences réciproques de l’imaginaire politique et des imaginaires sociaux.

Il y a finalement au moins trois manières de s'intéresser au phénomène politique. La première approche s’intéresse davantage à l’exercice du pouvoir. Elle met en savoir ce qui fait la fonctionnalité de la politique, sa légitimité, ses visées, sa symbolique, ses modes de représentations. Elle explore les conflits, les rapports de force et rend compte des stratégies, des négociations, des jeux et enjeux partisans. Elle ouvre à une compréhension du phénomène politique dans son organisation, son fonctionnement, sa dynamique et ses rapports à la société civile. Cette approche se réfère à l’anthropologie et à la sociologie.

La deuxième approche s’insère dans un autre référentiel théorique et épistémologique. Ses objets de recherche sont différents. Elle s’intéresse à la fantasmatisation d’un collectif, à ses scénarios méconnus, inconscients, et aux mécanismes de défense qui sont à l’œuvre. Est mis en lumière la circulation des représentations, des alliances inconscientes et des illusions partagées dans un collectif. C'est une approche qui se réfère à la psychanalyse des groupes et des idéologies.

La troisième approche cherche à relier les processus inconscients aux logiques sociales (en admettant leur complémentarité et leur irréductibilité) et tente d’élucider des processus d’articulation entre des imaginaires sociaux, politiques, collectifs et des imaginaires individuels. Cette approche se réfère à une clinique sociologique ou une clinique psychosociale. C’est en référence à cette dernière approche que nous souhaitons formuler quelques remarques additionnelles sur l’imaginaire politique. Celui-ci peut s’entendre par analogie à la métapsychologie de trois points de vue : le point de vue des forces (dynamique), le point de vue des lieux (topique) et le point de vue des quantités (économique). Le point de vue dynamique met en valeur les affects œuvrant dans le champ politique. C’est une représentation de l’évolution politique en termes d’affrontements, d’oppositions, de conflits, mais aussi de compromis, d’intrication et de dialectisation. Le point de vue topique est une représentation spatiale du politique, une cartographie. Il représente les échanges, les points d'équilibre et de déséquilibre entre les imaginaires sociaux et politiques, les revendications individuelles et les réponses politiques. Le point de vue économique est une représentation quantitative des excitations, de leur force, de leur circulation.

L’imaginaire politique nous semble saisissable à travers ses relations topiques, dynamiques et économiques. Une crise se manifeste par exemple dans l’affrontement de forces antagonistes (dynamique) dont l’intensité et l’élévation (économique) feront déborder les barrages du refoulement (topique). La crise politique est donc à la fois qualitative (enjeux conflictuels) et quantitative (excès des forces en conflit qu’un système ne peut contenir).

L’usage politique de l’imaginaire va répondre à ces trois aspects de la crise pour essayer de la résorber. Il va créer de la valeur pour contenir (topique), réconcilier (dynamique) et tempérer (économique) les éléments perturbateurs à l’origine de la crise. L'imaginaire politique est à entendre en ce sens (toujours par analogie à l'appareil psychique) comme un « système représentations-affects-refoulement-symbolisation » : il tente de gérer les excitations, de tempérer les passions, en les liant, en les transformant, pour les rendre plus supportables et représentables. L’imaginaire politique devient alors une tentative de remède à la crise et aux angoisses. Il met en place des « dispositifs anticrise » en instituant, en autres, des idéaux réparateurs. L’art politique devient l’art d’harmoniser les rapports de sens et de force dans la société civile.

2.2. Dire le monde contemporain

L’heure est à la fabrication de nouveaux référentiels politiques. L’imaginaire moderne produit de nouveaux énoncés politiques sur notre contemporanéité comme nous le voyons par exemple avec les imaginaires du développement durable, de la société de l'information ou de la société de la connaissance. Quelle est donc cette conception sociétale actuelle qui s’est progressivement imposée dans les principales instances énonciatrices de notre démocratie ? Comment cette conception s’est-elle développée en des énoncés relativement homogènes ?

De notre point de vue, nous assistons depuis la fin des années 1970 à la production sociale d’un nouvel imaginaire politique, celui d’une société régie par l’information et le savoir. Avec l’accélération des changements de l’Etat-Providence, les idéologies ordonnatrices du lien social perdent peu à peu leur prépondérance. Les responsables politiques, par nécessité, les recomposent, les transforment en les ajustant au contexte économique et social d’un monde ouvert, plus dense et désormais globalisé. De nouveaux discours émergent pour dire la société d’aujourd’hui et de demain et apporter des éléments de réponse aux ruptures soudaines de l’environnement culturel et social. Ces discours se veulent porteurs d’espérance et de changement pour donner à investir un futur plus désirable face à un contexte difficile de crise et de déliaisons politiques (perte de confiance dans les élites, montée des corporatismes, démultiplication des appartenances axiologiques et culturelles, affaiblissement des solidarités et des repères traditionnels, etc.). Déliaisons qui appellent alors une recomposition des anciennes idéologies et un changement dans la construction d’une « arrière-scène » aux nouveaux discours. Il s’agit ainsi de promouvoir des politiques d’intégration qui favorisent la participation, le dialogue social et les pratiques civiques. Le constat de la modification des comportements électoraux (progression de l’abstention, volatilité de l’électorat, augmentation des votes protestataires) en lien avec la dénonciation du déficit démocratique des politiques (pouvoir trop lointain, décisions sans débat public, expropriation d’une partie des citoyens de l’élaboration des politiques publiques) va dans le sens du développement et de la légitimation des stratégies politiques d’intégration de tous à la vie de la communauté.

Le changement devient clairement l’enjeu de cet imaginaire politique à la recherche d’un avenir plus attractif. Les mécanismes classiques d’intégration sont alors repensés à travers la création de ces nouveaux référentiels politiques d’une société régie par l’information et le savoir. La charge sémantique de ces référentiels va ouvrir de nouvelles voies aux mises en scène politique tout en posant implicitement les cadres normatifs de la vie sociale à travers de nouvelles significations imaginaires.

Quelles sont ces significations imaginaires ? Quelles en sont les répercussions sur la société ? La « société de l’information » prolonge et pose, en ce sens, de nouvelles déterminations sociales à partir des significations héritées du système capitaliste. Elle détermine une nouvelle économie affective, une nouvelle façon de sentir, d’éprouver les relations, les choses et les événements. Une étude approfondie de la « société de l’information » nous amène à dénombrer quelques-unes des significations déterminantes parmi les plus prégnantes et les plus centrales dans les énoncés politiques dans notre société depuis une trentaine d’années. (Faure, 2008, 2010, 2013).

  • La technicisation de la société

  • L’autogestion émancipatoire de la société

  • La fluidification de la société

  • L’appauvrissement des représentations de l’intimité et de l’intériorité personnelle

  • Le passage de la responsabilité politique à la responsabilisation individuelle2

Ces significations déterminent à notre avis une unité significative de l’imaginaire politique contemporain. En s’institutionnalisant, elle détermine les contenus et oriente les manières de dire, de penser et de faire de la politique aujourd’hui. A partir de ce noyau imaginaire, se génèrent alors des discours, des pratiques qui articulent un horizon politique qui sert de trame à nos désirs socialisés. Cet imaginaire s’incarne dans les institutions secondes et se distribue ainsi dans les processus de socialisation secondaires. De cette unité significative dépendent le maintien, la cohésion et la cohérence de la société. Elle correspond à un idéal collectif identificatoire qui permet d’ériger ou non un sentiment d’appartenance.

2.3. Pour une nouvelle approche de l'imaginaire politique

Les significations imaginaires politiques, leur noyau central, agissent sur toute la configuration du politique (champ, structure, régime, système), sur son ordre (démarcation du politique), sa dynamique (évolution de la politisation des enjeux thématiques) et sa transformation (métamorphoses du politique). L’unité significative du politique a des effets sur la mise en sens et le faire institution. Elle est à l’origine des processus d’institutionnalisation/désinstitutionnalisation de l’ordre politique, qu’il s’agisse des positions et des rapports de force (champ politique), de l’encadrement de l’exercice du pouvoir (régime politique), des dispositifs d’échanges entre les acteurs, partis, administrations, lobbies (système politique) ou de la construction des idéologies et des codes (structure politique).

Il en découle que l’imaginaire crée les impératifs nécessaires à une institutionnalisation de la société dans un contexte social précis. L’imaginaire tente de réinventer en cas de crise un système politique plus stable, mieux intégré et mieux adapté à son environnement par un ensemble de mécanismes pour contenir, réguler et signifier le malaise (réel ou potentiel) qui parcourt les divers groupes sociaux. Dans son versant fonctionnel, il doit ainsi pouvoir contenir et réguler le volume et le contenu des désirs sociaux convertis en exigences politiques dans un environnement perturbé par les processus critique. L’imaginaire vient créer un espace de signifiance aux désirs souvent nombreux, confus et contradictoires en période de mutation. La qualité de cet espace est liée aux qualités de contenance, de maintenance, de protection et de régulation du système qui doit ainsi rendre plus solidaire l’appareillage politique à son environnement réel. L’imaginaire agit aussi sur plusieurs variables : une variable économique (les techniques de production), des variables sociales et idéologiques (stratification sociale), une variable organisationnelle (organisation politique). Il sera d’autant plus efficient qu’il agira sur l’ensemble de ces variables et donc sur une figuration de l’avenir. La figuration de ce futur combine plus ou moins harmonieusement de l’utopie et de l’idéologie, des convictions politiques et des éléments prophétiques. L’imaginaire politique s’emploie en ce sens à instituer les raisons d’espérer en un futur proche, probable et désirable. Et c’est en faisant rétroagir l’image de ce futur dans le présent qu’un gouvernement démocratique peut exiger de ses concitoyens et qu’un système politique peut conserver sa légitimité. L’imaginaire politique institue ainsi une nouvelle temporalité politique et vise l’investissement affectif et la satisfaction anticipée d’une image positive de l’avenir. Comme le rappelle Paul Ricœur « les symboles qui règlent notre identité ne proviennent pas seulement de notre présent et de notre passé, mais aussi de nos attentes à l’égard du futur (…). L’identité d’une communauté ou d’un individu est aussi prospective ».

Privilégier une lecture de l’imaginaire, c’est donc, avec d’autres auteurs, et en particulier Castoriadis, s’attacher à la compréhension d’une société en s’arrêtant sur la construction de ces images et de leur effectivité psychosociale. L’imaginaire compris comme surgissement du nouveau, de l’inédit, de l’immotivé. En son noyau se condensent des significations, c'est-à-dire des représentations affectées, finalisées, qui font être un monde symbolique dans lequel la société trouve place et justification. En chaque noyau imaginaire correspond alors une nouvelle forme de société dont on ne peut pas totalement rendre compte par l’explication causale ou fonctionnelle puisqu’il s’agit précisément d’une création, donc non déterminée.

Création imaginaire ne signifie pas pour autant que la création surgit de nulle part, sans condition. Il y a des contraintes existantes, sociales, historiques, naturelles, logiques. Mais l’histoire n’est pas un enchaînement linéaire ou une répétition simple de déterminations. Elle est une transformation continue dans et par le surgissement incessant de nouvelles significations. Elle est en ce sens indissociable de l’imaginaire qui la signifie. A chaque société, à chaque époque correspondent ainsi des significations imaginaires périodisées.

Ce sont elles qui portent la narrativité du politique. Toute l’organisation sociale y est corrélée. Aujourd’hui les domaines de la santé et de l’environnement apparaissent de plus en plus comme les nouveaux supports de l’imaginaire politique. Ainsi l’imaginaire entre-t-il en politique par une transformation continue de la réalité (et de l’idée de la réalité), comme une sorte de loi historique du changement, grâce à une dynamique de destruction-conservation qui change et dépasse, dans un mouvement interne à la société, les situations historiques, pour les prolonger ou les recréer sous d’autres formes.

1  Cette proposition fait suite à deux contributions plus empiriques dans deux ouvrages collectifs : “La société de l'information vue du parlement : déni d'interrogation et rationalisation du discours” dans imaginaires des technologies d'information et de communication”, Dir. Lakel, Massit-Foléa, Robert, MSH, 2009 et “Sens de l’usage de l’information et du savoir dans les discours d’expertises et de politiques générales sur la démocratie française » dans l'impensé informatique, volume 2, Dir. Robert, Archives contemporaines, 2014.

2  Nous avons déjà détaillé ces significations imaginaires contemporaines dans une autre contribution « Repenser avec Castoriadis les antinomies de l’imaginaire politique contemporain » dans l’ouvrage collectif, La recherche clinique en sciences sociales, Dir. de Gaulejac, Giust-Desprairies, Massa, Eres, 2013.  

Breton, P. L’utopie de la communication, Paris, La Découverte, 1995.

Castoriadis, C. L’institution imaginaire de la société, Paris, Le Seuil, 1975.

Giust-Desprairies, F. L’imaginaire collectif, Toulouse, Erès, 2003.

Lyotard, J-F. La condition postmoderne. Rapport sur le savoir, Éditions de Minuit, 1979.

Mattelart, A. Histoire de la société de l’information, Paris, La Découverte, 2001.

Sfez, L. Technique et idéologie. Un enjeu de pouvoir, Paris, Seuil, 2002.

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