Imagination radicale et imaginaire social
L’imagination radicale
Castoriadis traite de la question de l’imaginaire sur le versant de la subjectivité, en avançant une théorisation nouvelle et originale de l’imagination : « la reprise du terme imagination s’impose à cause des deux connotations du mot : la connexion avec l’image au sens le plus général (pas du tout simplement “visuel”) du terme, c'est-à-dire avec la forme ; et sa connexion avec l’idée d’invention ou, mieux et à proprement parler, de création » (1997, p.271). Pour l’auteur, l’imagination radicale a été jusque-là «occultée et recouverte par ce qu’il appelle une imagination «seconde», à savoir une imagination qui n’est qu’« image de… », c’est-à-dire une imagination simplement imitative, reproductive ou combinatoire. A cette imagination seconde, le philosophe lui oppose l’imagination première/radicale qui est «le pouvoir (la capacité, la faculté) de faire apparaître des représentations, que celles-ci procèdent ou non d’une incitation externe» (Ibid, p.277).
Du vivant
Pour Castoriadis, la référence à un objet/image/forme préalable à l’imagination première n’est pas nécessaire. Il rappelle, par exemple, que c’est l’imagination qui prête au monde, à la réalité physique, ses qualités sensibles. « Les “sens” font émerger à partir d’un X quelque chose qui “physiquement” ou “réellement” n’existe pas- si l’on entend par “réalité” la “réalité” de la physique : ils font émerger des couleurs, des sons, des odeurs, etc. Dans la nature «physique » il n’y a pas des couleurs, des sons, des odeurs : il y a seulement des ondes électromagnétiques, des vibrations de l’air, des espèces de molécules, etc. Les quales sensibles, les fameuses ‘qualités secondes’ sont une pure création de la sensibilité » (Ibid, p.278). Ainsi, lorsque Galilée écrit «quand une plume me touche les narines, cela me titille. Mais cette titillation est toute en moi, et non dans la plume », il faut bien comprendre que la titillation est un quale sensible produit par son imagination. La titillation est la conséquence d'une excitation qui se rapporte à sa sensorialité personnelle. Autre exemple : la couleur, en dehors de son appareillage optique et de sa sensibilité personnelle, n'est qu'une longueur d'onde. Mais avec le treuil de son imaginaire, c'est bien la couleur, le rapport des couleurs, des sensations colorées à partir des vibrations de lumière, qui vont donner le modelé, la plénitude d'une forme, etc. La sensibilité est donc pour Castoriadis imagination élémentaire comme mise en acte des sens en deçà de l’appareillage neurobiologique du vivant. L’imagination radicale est à entendre comme ce pouvoir créateur du vivant, du corps animé, à partir, conditionné par, un X externe, un en soi imaginable, c’est-à-dire une réalité physique qui se prête à l’imagination du vivant. L’imagination est ce qui fait exister le monde pour le vivant en le dotant de qualités sensibles et significatives: «le vivant existe pour soi. Il crée son monde propre et rien n’existe pour lui (sinon comme catastrophe) qui n’entre dans ce monde selon l’organisation de ce monde» (Ibid, 1997). Bien entendu, ce monde pour soi ne peut s’organiser par l’imagination que parce qu’il y a des attributs du monde en soi qui se laissent organiser. « Si des êtres existent comme vivants, c'est-à-dire comme instance d’êtres-pour-soi, cela implique qu’ils ont pu, d’une manière ou d’une autre, se créer des mondes propres qui se trouvent avoir des points de contact suffisants quant au besoin/usage avec le monde ».
Ainsi l’imagination radicale est ce qui rend possible pour tout être (y compris les humains) de créer pour soi un monde propre « dans » lequel il se pose aussi lui-même. Le X finalement indescriptible « en dehors » devient quelque chose de défini et de spécifique pour un être particulier, moyennant le fonctionnement de son imagination sensorielle et logique, laquelle « filtre », « forme » et « organise » les « chocs extérieurs » (1997, p.285).
L’être humain comme vivant fabrique « pour soi » un monde et ce « pour soi » émerge avec la vie. À cet égard, l’imagination castoriadienne est proche de la phusis des Grecs anciens comme croître spontané des choses ou encore de l’élan vital bergsonien, comme défusion de l’ensoi, poussée vitale. Quelle que soit la nature du vivant, le « pour soi » va remplir plusieurs fonctions étroitement imbriquées les unes aux autres. Le « “pour soi” fonctionne d’abord et surtout, selon un immense réseau de oui/non, attraction/répulsion, acceptation/rejet, et selon une catégorisation interminable du “donné”. La biologie moléculaire et la neurophysiologie contemporaine le redécouvrent tous les jours. En d’autres mots, le “pour soi” est doté de l’affect, au moins minimalement, sous la forme plaisir/déplaisir. Il est par ailleurs doté d’une intention minimale qui est celle de la conservation/reproduction et d’une représentation minimale qui est présentation par et pour le vivant du monde pour en faire son propre monde. Autrement dit, le vivant est un “soi” (sa nature immunologiste), mais surtout un “pour soi” qui émerge avec l’imagination radicale qui possède (sans quoi le vivant n’existerait pas) un affect, une intention et une représentation minimale » (Ibid, p.309). L’imagination première, originaire du vivant comme « pour soi » est ainsi à comprendre comme un flux incessant de ces trois déterminations essentielles : « émergence de représentations accompagnées d’un affect et insérées dans un procès intentionnel ».
De l’humain
L’humain comme vivant et comme « pour soi » fonctionne avec ces mêmes déterminations qui ne le distingue pas des autres vivants, mais une rupture s’opère entre l’imagination humaine et l’imagination animale (et plus généralement du simple vivant) : « Nous devons postuler qu’avec l’apparition de l’être humain intervient une rupture dans l’évolution psychique du monde animal (…) le monde psychique humain, moyennant un développement monstrueux de l’imagination (…) devient a-fonctionnel » (1997, p.312). L’imagination humaine, en quelque sorte déréglée des « régulations instinctuelles » du monde animal, se spécifie pour Castoriadis par l’autonomisation de l’imagination. « L’autonomisation de l’imagination, qui n’est plus fonctionnellement asservie [devient] flux représentatif illimité, immaîtrisable, spontanéité représentative sans fin assignable, déliaison entre “image” et “choc=X” ou, dans la consécution des images, déliaison entre le flux représentatif et ce qui serait un “représentant canonique” de satisfaction biologique » (Ibid, p.312-313). L’autonomisation de l’imagination, non contenue, déréglée de l’instinct, conduit ainsi à tous les débordements, sans la création de la société et le recours à un pouvoir d’endiguement. « A l’opposé du caractère fonctionnel de l’imagination animale, l’imagination humaine est déchaînée, libérée de l’asservissement au fonctionnement biologique et à ses finalités, créant des formes et des contenus qui ne correspondent à aucun “besoin”, simplement étayée sur la dimension animale de l’humain » (Ibid, p.307). «Il y a donc éclatement du psychisme animal chez l’homme sous la pression du gonflement démesuré de l’imagination » (Ibid, p.313). « Il y a défonctionnalisation de la représentation et défonctionnalisation du plaisir : pour l’être humain, le plaisir n’est plus simplement, comme pour l’animal, signe indiquant ce qui est à rechercher et ce qui est à éviter, mais est devenu fin en soi, même lorsqu’il est contraire à la conservation de l’individu et/ou de l’espèce. L’homme n’est donc pas seulement, comme disait Hegel, un animal malade ; l’homme est un animal fou et un animal radicalement inapte à la vie » (1999, p.123,). De ces caractéristiques de l’imagination, propres au psychisme humain, Castoriadis en déduit que l’imagination du sujet humain est avant tout demande de sens : « plus que du lait ou du sommeil, la psyché demande du sens ; elle demande le tenir-ensemble, pour elle, de ce qui se présente à elle apparemment sans ordre et sans relation » (1997, p.163).
Du sujet
Castoriadis développe alors une conception originale de l’imagination radicale du sujet en lien et en discussion avec les présupposés métapsychologiques de la psychanalyse, notamment de la pulsion freudienne. L’imagination radicale traverse en effet pour Castoriadis toute l’œuvre de Freud sans qu’elle soit véritablement nommée comme telle par lui. « Freud qui, du début à la fin de son travail, ne parle en fait que de l’imagination, de ses œuvres et de ses effets, se refuse obstinément à thématiser cet élément de la psyché » (1997, p. 294). Là encore, l’auteur voit chez Freud, le recouvrement de l’imagination radicale par l’imagination seconde. Pour Castoriadis, le surgissement de la représentation ne peut pas se comprendre en dehors d’elle-même. Il tente de le démontrer en revenant au projet freudien d’une psychologie scientifique. Freud s’intéresse déjà dans ce projet au rapport du somatique au psychique sous la forme du passage de la quantité (physique) à la qualité (psychique), autrement dit de la relation de l’excitation et de son image mentale. La pulsion trouve là sa source dans le soma et agit sur le psychique en se présentant à lui par une image. Castoriadis en déduit que « ce qui est donc au départ une poussée d’origine somatique, mais qui est aussi suffisamment “psychoïde” pour pouvoir, si l’on peut dire, frapper à la porte de la psyché, doit être transformé en quelque chose de représentable par et pour la psyché » (1997, p.303). En ce sens, la pulsion n’est pas du psychique, mais le devient que par l’intermédiaire d’une représentation, c’est-à-dire d’un « langage reconnaissable et compréhensible par le psychique » . L’auteur voit dans cette poussée de la pulsion en quête de représentants psychiques l’œuvre de l’imagination radicale : « il n’y a pas de lien prédéterminé ou de relation obligatoire entre la pulsion et son représentant psychique. Cela se voit avec une clarté absolue dans la sexualité » (1999, p.240). Autrement dit, si pour Freud la représentation psychique trouve sa source dans le somatique sur délégation de la pulsion, celle-ci est déjà et ne peut-être déjà pour Castoriadis qu’une manifestation de l’imagination radicale comme imagination sensorielle, corporelle, « mise en activité des sens et des zones érogènes » comme « fonds de représentations originaires » et conditions de l’activité de représenter (auxquels la pulsion emprunte sa délégation). S’il appelle cette imagination radicale « c’est parce que la création de représentations, d’affects, de désirs par l’imagination humaine est conditionnée, mais jamais prédéterminée. Il n’y a pas de moteur externe, c’est une puissance spontanée qui crée le phantasme, les représentations, les affects correspondants. Et, c’est pour cela que ceux-ci sont défonctionnalisés (…) on ne peut rien comprendre à la psyché sans reconnaître la présence essentielle de l’imagination radicale, cette puissance spontanée et créatrice, a-fonctionnelle, qui correspond au fait que le plaisir de la représentation est au-dessus du plaisir d’organe » (1999, p.241). Nous avons cependant largement nuancé la radicalité de cette thèse castoriadienne dans notre chapitre introductif. Il y a clairement des déterminations à l'imagination même s'il est vrai que le plaisir d'organe est loin d'être le seul constituant aux premières expériences de satisfaction. Ce que les psychanalystes toujours penchés sur le berceau auront au moins su montrer.
Cette théorie permet néanmoins à Castoriadis de soutenir que l’imagination du sujet humain est indissociable de l’imaginaire social ; il faut la société pour l’orienter, la canaliser, la fonctionnaliser. C’est l’imaginaire de la collectivité, celui du collectif anonyme, qui permet la socialisation et l’orientation de l’imagination. L’originalité de la démarche castoriadienne est de chercher à rendre compte de l’articulation de l’imaginaire social et de l’imagination individuelle, du social-historique et du psychique (entendue comme imagination radicale). Nous avons introduit ces notions séparément pour mieux les déplier, mais il est évident que dans la conception du philosophe, la notion d’imaginaire, tient ensemble et rend inséparable l’imaginaire social (comme œuvre collective et anonyme, instituée et instituante) et l’imagination individuelle (comme flux incessant de représentations/affects/intentions).
Imaginaire individuel et imaginaire social
Castoriadis pose, en effet, une complémentarité dynamique entre l’imaginaire social (collectif) et l’imagination radicale de l’être humain (singulier) qui fait simultanément advenir l’individu et le social dans un mouvement historicisé d’auto-transformation. « Comme toujours lorsqu’il s’agit de l’institution de la société, le thème a nécessairement deux versants : celui de l’imaginaire social instituant des significations imaginaires et des institutions qu’il crée ; et celui du psychisme des êtres humains singuliers et de ce que celui-ci impose comme contraintes à l’institution de la société et en subit de sa part à elle » (1990, p.35). L’imaginaire se manifeste dans le « social-historique » comme « œuvre collective et anonyme », mais aussi dans « l’être humain singulier » comme « imagination radicale ». L’imaginaire émerge autant du « social-historique » que des profondeurs du psychisme individuel comme flux ou flot représentatif, affectif et intentionnel. « Ce flot est émergence continue. On a beau fermer ses yeux, boucher ses oreilles -il y aura toujours quelque chose. Cette chose se passe “dedans” : des images, des souvenirs, des souhaits, des craintes, des “états d’âme” surgissent de façon que parfois nous pouvons comprendre ou même “expliquer”, et d’autres fois absolument pas » (1996, p.96). Cette conception de l’imaginaire permet d’appréhender l’être humain en ses deux dimensions indissociables, la dimension sociale-historique et la dimension psychique. Mais si, chacune de ces deux dimensions est partie prenante de l’imaginaire dans un étayage réciproque de la psyché sur le social-historique et du social-historique sur la psyché, cette articulation est à comprendre pour Castoriadis comme complémentarité et irréductibilité de ces deux catégories. L’une ne va pas sans l’autre, mais elles ne sont pas réductibles l’une à l’autre. Il est fondamental de saisir la nature de cette articulation pour comprendre la richesse de l’approche castoriadienne de l’imaginaire.
Complémentarité et irréductibilité du psychique et du social-historique
Il y a tout d’abord, pour l’auteur, du psychique irréductible au social-historique parce qu’au noyau de chaque être humain se trouve une psyché singulière et indomptable (une spontanéité imageante) qui résiste à toute forme de socialisation. Cette psyché pure renvoie à un « univers présocial » que Castoriadis appelle la « monade » psychique. Par cette dénomination, il veut rendre compte d’un enfermement du psychisme sur lui-même, dans une sorte d’autosuffisance du sujet où rien n’existe pour lui en dehors de lui-même. « Dans ses couches profondes, la psyché- l’inconscient- est amorale, mais aussi asociale et acosmique. Cela veut dire aussi que, en tant que telle, elle est par elle-même radicalement inapte à la vie. Elle ne réussit à vivre que dans la mesure où la société et ses institutions l’arrachent de force à son propre monde ». (1999, p.236). La monade n’est donc pas l’individu (qui présuppose sa socialisation), mais plutôt ce noyau psychique de l’individu avant toute relation d’objet qui ne se laisse jamais complètement socialiser. « Il y a une hostilité indépassable du noyau psychique au processus de socialisation » (1996, p. 182). Cette « inéradicable négativité » de la psyché contre la société est notamment pour Castoriadis à la racine de la haine, des tendances masochistes et destructrices exprimées dans la diversité des phénomènes sociaux (la xénophobie, le racisme, le colonialisme, la guerre, etc.). Cependant le noyau psychique est à comprendre dans un rapport de fermeture/ouverture au social. Il y aura toujours quelque chose dans la psyché humaine de non socialisable mais aussi de socialisable. La monade psychique doit se soumettre au processus de socialisation « sous peine de mort, et rémanence inconsciente insurmontable de la constellation que forment l’ultra-narcissisme originaire, l’égocentrisme, la toute-puissance de la pensée, le retrait dans l’univers de la phantasmatisation, la haine et la tendance à la destruction de l’autre se retournant sur le sujet lui-même » (1996, p.182). Autrement dit, la monade psychique est pour Castoriadis dans un état d’indifférenciation, en deçà de l’état fusionnel, et ne peut survivre seule, sans l’intervention d’un Autre socialisé qui vient en quelque sorte lui faire violence pour l’ouvrir à la société et la faire sortir de son enclos de significations privatives. Si noyau monadique de la psyché humaine est irréductible à la société, il ne peut survivre sans elle. C’est, en effet, la société qui intervient pour le socialiser en convertissant son sens privé en du sens social, à travers les significations imaginaires sociales, qui viennent l’effracter pour rompre sa clôture et l’ouvrir à un sens sublimé, collectif, socialement partagé. Castoriadis souligne par ailleurs qu’il y a nécessairement du social irréductible au psychique pour lui donner un sens, le préparer, le conditionner, en étant toujours déjà institué. « Pour que la jonction entre les tendances des inconscients individuels puisse se produire (…) il faut que des conditions sociales favorables aient façonné, sur une aire indéfinie, les inconscients individuels, et les aient préparés (…) »(Ibid, p.236). La socialisation implique en ce sens au moins un individu socialisé qui devient pour les autres la voie d’accès au social. La mère vient représenter cet individu social comme représentante de «la société plus trois millions d’années d’hominisation ». La société n’est donc pas entièrement déductible du fonctionnement psychique. Le seul assemblage de noyaux monadiques ne peut pas faire société, il faut au moins un individu déjà socialisé (et donc du social irréductible) pour instaurer l’ouverture socialisatrice et lui fournir du sens partagé. « Si la psyché ne trouve pas dans l’espace social un sens capable de remplacer le sens originaire, monadique, elle ne pourra évidemment pas sortir de la clôture et survivre. C’est une des conditions que la psyché “exige” de la société : on peut faire avec elle presque n’importe quoi, un bouddhiste, un chrétien, un bourgeois, un nazi, etc., mais ce que la société ne peut faire, c’est cesser de lui fournir un sens » (1999, p.254). La société ne peut pas provenir, se déduire, se produire exclusivement à partir du psychisme puisqu’elle est au départ supposée comme ce qui viendra imposer l’univers des significations imaginaires sociales. La sève psychique comme imagination radicale (présidant à l’organisation pulsionnelle comme création d’une première représentation) est cependant constamment rapportée à la création sociale-historique.
De la monade psychique à l’individu social
Castoriadis élabore, précise, détaille, tout au long de son œuvre, cette articulation du psychique et du social-historique, dans ce rapport de complémentarité et d’irréductibilité, à travers les processus de socialisation de la psyché (spécifiques à chaque société) pour montrer l’ouverture de la monade au monde social et à la temporalité historique. Dans l’un de ses derniers textes, tiré d’un entretien avec Fernando Urribari (1996) et retranscrit dans l’ouvrage posthume des Figures du pensable, Castoriadis nous lègue, en une forme de testament, ses dernières réflexions sur l’ouverture de la monade aux significations imaginaires sociales. Il nous rappelle à cet effet que le psychisme humain n’est pas soumis à une fin prédéterminée et qu’il est à comprendre comme une spontanéité représentative émergente du noyau monadique en chaque individu social. C’est cette puissance spontanée qui est à la base du symbolisme. C’est une des réalisations de notre inconscient qui n’est pas simplement à entendre comme une combinatoire signifiante ou une simple répétition du passé, mais aussi comme une source de création. Cette définition métapsychologique permet à Castoriadis d’y adjoindre un modèle sur la structuration de la psyché. Il y a tout d’abord un point d’origine qui est la monade psychique où rien n’existe en dehors d’elle-même. A cette étape, il n’existe pas d’objet séparé, extérieur, pour la monade. « La monade “organise” l’expérience du plaisir, non pas “avec un objet », mais en tant qu’expérience totale- totalitaire, complète, absolue- d’un état. Cette expérience aimantera pour toujours le psychisme, dont l’“objet de désir”, dont la recherche, sera la récupération de, le retour à cet état. C’est plus un “désir d’état” que d’objet » (1999, p.247). Cet état précède pour Castoriadis l’aliénation au désir de l’autre, y compris la satisfaction hallucinatoire du désir, capable de rendre présent l’objet manquant. Succède cependant à ce « désir d’état » une première rupture, par la poussée du besoin somatique, le déplaisir qu’il provoque, et la présence nécessaire d’un autre pour combler ce besoin et donner sens au déplaisir. C’est ce processus vital qui rend nécessaire la création par la psyché d’un dehors (d’un objet extérieur). Castoriadis évoque ici une nouvelle étape dans la structuration de la psyché. L’entrée de la monade dans une « phase triadique » mettant en relation le noyau monadique avec l’objet extérieur (la mère) par l’entremise de l’objet partiel (le sein). Cette phase triadique annonce une première socialisation de la psyché dans cette ouverture monadique au monde. « Pour la monade psychique, elle équivaut à une rupture violente, imposée par sa “relation” avec les autres, moyennant laquelle se constituera une “réalité” à la fois extérieure, indépendante, transformable et participable. Cette rupture violente est ce que, dans sa terminologie, Piera Aulagnier appelait “violence originaire”. C'est-à-dire que, tandis que la monade psychique tend toujours à s’enfermer sur elle-même, cette rupture est constitutive de ce qui sera- ou pourra être- l’individu social » (1999, p.250). Socialisatrice, elle divise l’individu social en deux pôles, un pôle monadique (qui tend toujours vers la reclôture) et un pôle social (celui des significations collectives). C’est cette tension irréductible dans l’articulation du dedans/dehors, intérieur/extérieur, fermeture/ouverture, indifférenciation/différenciation qui est pour Castoriadis constitutive du lien social. La structuration de la psyché ne peut se comprendre qu’à travers ce processus de socialisation qui divise et fait entrer ce noyau monadique dans les significations imaginaires instituées par la société. « Cela est capital pour comprendre la structuration psychique, car sinon on ne voit que l’aspect “négatif” de celle-ci, c'est-à-dire le refoulement, ce qui est refusé ou enlevé au sujet, quand il faut voir aussi l’aspect “positif” : la société lui “donne” du sens, apporte avec ses significations la mise en sens qui satisfait le besoin impérieux de la psyché. Sinon cela ne fonctionnerait pas » (p. 253, 1999). Il ne s’agit pas seulement ici de l’imposition de lois ou d’interdits, mais plus généralement d’un ensemble de significations sociales qui se substituent au sens privatif et égocentré de la monade. Une fois la clôture monadique brisée, les significations sociales doivent pouvoir répondre et satisfaire au besoin psychique de sens. C’est à cette condition seulement que pourra s’effectuer le passage d’un sens initial de la sphère psychique privée à un sens social.C’est ainsi qu’à « travers une série de cercles concentriques – la famille, la parentèle, le clan, la localité, le groupe d’âge, le groupe social ou la classe sociale, la nation-, le monde de sens du sujet devenant individu s’élargit progressivement, et cela va avec une identification plus ou moins forte qui s’étend à ces unités plus vastes » .(1999, p.189). La socialisation de la psyché (ou le passage d’un sens psychique privé à un sens social) se fait par ces identifications successives (à des individus déjà socialisés, à des collectivités, à des institutions, etc.) moyennant quoi la psyché accepte d’intérioriser et d’investir la société et ses significations imaginaires sociales, en renonçant à son propre sens privé. La rupture monadique n’est en ce sens envisageable que si des substituts de sens sont offerts à la psyché et à sa toute-puissance initiale par, ce que Piera Aulagnier, se son côté, appelle un « discours de l’ensemble », c'est-à-dire un discours social (qui dit le vrai et le faux, le juste et l’injuste, le réel et le non réel, etc.) dans l’imposition d’un « contrat narcissique » compensatoire cosigné par la psyché et la société. C’est à cette condition seulement que peut s’effectuer l’appropriation sociale par la psyché dans un troc de sens entre monde privé et monde public commun.
La sublimation : mouvements projectifs et introjectifs
Ce processus de socialisation de la psyché est pour Castoriadis le côté subjectif de l’institution sociale qui permet de comprendre l’articulation du sujet à l’imaginaire social dans ce qu’il nomme plus généralement la sublimation. Il y a un transfert de sens de l’investissement initial de soi sur « les différentes formes de collectivités instituées et sur les significations qui les animent » (1975, p.454).Les objets pulsionnels de la psyché sont échangés au profit des objets sublimés, socialement investis et acceptés. Le processus de sublimation va reposer sur un jeu complexe de projections et d’introjections de la psyché dans sa relation au monde social-historique. Cette relation trouve son prototype dans le rapport de l’enfant à sa mère. Les fantasmes de toute-puissance qui sont formés par la psyché de l’enfant en son noyau monadique rencontrent un premier obstacle incarné par la mère. C’est elle qui limite l’enfant en devenant « l’instrument par lequel l’enfant commence à reconnaître que tout n’obéit pas à ses souhaits de toute-puissance — c’est elle qui aide l’enfant à donner un sens au monde » (p. 50, 1977). La mère (ou toute personne en fonction de premier représentant de la société pour l’enfant) permet ainsi un premier transfert de sens de la monade psychique à la société. « Pour la monade psychique, il y a sens pour autant que tout dépend de ses souhaits et de ses représentations [et que tout s’y conforme]. La mère détruit cela, elle est obligée de le détruire. C’est la nécessaire et inévitable violence » (Ibid, p.51). La mère se révèle jouer ici le rôle du « maître de la signification » pour l’enfant qui l’investit comme tel en projetant sur elle ses propres schèmes et fantasmes de toute-puissance. La mère occupe une place primordiale comme premier représentant de la société qui ouvre l’enfant à sa socialisation, en l’aidant à nommer ses affects, en lui fournissant du sens, en l’imprégnant des significations sociales. L’enfant s’y réfère en quelque sorte aveuglement par la toute-puissance qui lui prête. Dans un propos prescriptif qui se réfère, nous le verrons, à sa conception de l’autonomie comme acquisition, Castoriadis, ajoute que dans un second temps, la mère doit pouvoir expliquer à l’enfant qu’elle n’est pas toute-puissante et qu’elle n’est qu’un représentant de la société. « La mère doit abandonner ce rôle de maître de la signification. Elle doit dire à l’enfant que, si tel mot signifie cela, ou que, si tel acte est interdit, ce n’est pas parce que tel est son désir, mais parce qu’il y a telle raison, ou parce que c’est comme ça que tout le monde l’entend, ou parce que telle est la convention sociale » (1977, p.51). En procédant ainsi, la mère permet à l’enfant de différencier ce qui relève de son propre désir (à lui et à elle) et ce qui relève des significations sociales. Autrement dit, l’ouverture socialisatrice de la monade passe d’abord par l’investissement de la mère comme « maître de la signification » (avec un premier déplacement de sens de la monade psychique toute-puissante à la mère toute-puissante) puis par le désinvestissement de la toute-puissance de la mère qui n’est pas « maître de la signification », mais simplement un fragment, un représentant de la société (et donc des significations imaginaires sociales qui l’animent). Ce processus sublimatoire de la socialisation de la psyché, tient au double processus de projection et d’introjection : « Le bébé vit la mère selon le schéma de la toute-puissance. Cette toute-puissance de la mère est une projection (…). Mais en même temps il y a – et cela est essentiel- des processus d’introjection. Sans l’introjection, le sujet resterait enfermé dans le solipsisme. L’introjection est la base de la socialisation ; toute communication entre des sujets implique la possibilité de recevoir et d’incorporer des mots, du sens, des significations qui proviennent de l’autre » (1999, p.251).
La mère est idéalement instituée puis destituée par l’enfant de son rôle de maître de la « mise en sens ». Les significations sociales introjectées par l’enfant, après qu’il ait destitué la mère de son lieu de toute-puissance, le constituent alors comme un individu social, membre de la collectivité. L’introjection succède ainsi à la projection comme condition de la socialisation dans un processus de sublimation où s’opèrent un déplacement de sens et des changements de buts. La sublimation est ainsi décrite par Castoriadis comme un long processus de signification capable de remplacer le sens originaire de la psyché. « Moyennant ce processus de socialisation de la psyché - de la fabrication sociale de l’individu - les sociétés humaines ont réussi à faire vivre la psyché dans un monde qui contredit de front ses exigences les plus élémentaires. C’est cela, le vrai sens du terme sublimation : la sublimation c’est le versant subjectif, psychique, de ce processus qui, vu du côté social, est la fabrication d’un individu pour lequel il y a logique vigile, “réalité” et même acceptation (plus ou moins) de sa mortalité. La sublimation présuppose évidemment l’institution sociale, car elle signifie que le sujet parvient à investir des objets qui ne sont plus des objets imaginaires privés, mais des objets sociaux, dont l’existence n’est concevable que comme sociale et instituée (langage, instruments, normes, etc.). Des objets qui ont une validité, au sens le plus neutre de ce terme, et s’imposent à une collectivité anonyme et indéfinie. À y bien réfléchir, ce passage est quelque chose de miraculeux » (1977, p.124).
À travers le processus de sublimation, la société fournit donc à la psyché (à l’imagination radicale) une voie d’accès à sa socialisation par des représentations substitutives, des objets d’investissement, des modèles d’identification, des promesses compensatoires, etc., en réparation à la dislocation nécessaire du sens monadique. Pour autant, la formation d’un individu social, par la socialisation de sa psyché, ne suffit pas à en faire un sujet réflexif et autonome. Encore faut-il que les significations sociales intériorisées lui donnent les moyens de son autonomie.