N°28 / Anarchisme et pensée libertaire Janvier 2016

Le problème du Pouvoir.

Entre psychologie sociale et anarchisme.

Eduardo Colombo

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La tyrannie sociale est souvent écrasante et funeste, « elle domine les hommes par les coutumes, par les mœurs, par la masse des sentiments, des préjugés et des habitudes tant de la vie matérielle que de l’esprit et du cœur et qui constituent ce que nous appelons l’opinion publique. ( …) Il en résulte que, pour se révolter contre cette influence que la société exerce naturellement sur lui l’homme doit au moins en partie se révolter contre lui-même ».Michel Bakounine

Un historien de l’anarchisme espagnol considérait, il y a quelques années déjà, que l’opinion publique en général réservait à l’anarchisme une place particulière, peut-être explicable seulement en termes freudiens.Est-ce que la psychanalyse peut apporter un grain de compréhension à la question ?

Le psychologue social, en s’appuyant sur certaines conjectures de Freud concernant l’origine de la culture, pourrait penser que l’attaque radicale que l’anarchisme dirige contrel’autorité susciterait un mouvement de colère mal contenue ou d’irritation indéfinissable dans le commun des gens, comme conséquence de l’intensification du sentiment social de culpabilité qu’une telle attaque ne saurait éviter. Cette réaction inconsciente de refus pourrait se manifester de diverses façons, par la dénégation et l’éloignement, par le mépris et le dénigrement, ou simplement par le « déraillement de la compréhension ».

L’anarchiste, pour sa part, réfléchirait en maugréant que, vraiment, comment est-il possible qu’un mouvement ayant l’extension sociale, l’impact insurrectionnel et la radicalité de l’engagement individuel qu’il implique, puisse être à ce point méconnu et systématiquement déformé comme c’est le cas pour l’anarchisme.

Si vous demandez à un inconnu : Qu’est-ce que c’est l’anarchisme ? vous aurez grande chance d’entendre parler de désorganisation, de chaos, et de la volonté de tout détruire. S’il n’est pas très jeune l’inconnu se souviendra, peut-être, des anciennes histoires de la guerre d’Espagne selon la version des bolcheviks, ennemis jurés des anarchistes. Un intellectuel vous dira que l’anarchisme est un individualisme ou un nihilisme, ou vous parlera des anarcho-capitalistes. Et si c’est un journaliste français il dira quelques mots convenus sur la bande à Bonnot et sur la bombe d’Henry. Il parlera donc, selon le cas, de ses propres fantasmes, de faits falsifiés, de philosophies déconnectées des réalités sociales, de faits divers et de bombes.

Et pourtant …

Une brève histoire du mouvement anarchiste

Nous essayerons de montrer la valeur heuristique de l’hypothèse freudienne qui postule l’existence de motivations psychologiques inconscientes permettant d’expliquer la dénégation, le refus et l’ambivalence que ‟l’opinion publique manifeste par rapport à l’anarchisme. Mais, un problème s’interpose d’emblée, comment supposer un mécanisme de dénégation sans faire présente la chose (dé)niée ?

Pour pouvoir croire à la dénégation d’un fait il faut d’abord démontrer l’existence de ce qu’on suppose non reconnu.

Cependant, si la dénégation, ou même le symbole intellectuel de la négation, touche la matière consciente de l’information – ne pas vouloir savoir – elle prend sa source dans un désir refoulé inacceptable pour la conscience du sujet qui se défend d’avoir nourri un jour le désir de tuer l’autocrate, le ‟Père primitifˮ, comme nous le verrons plus avant.

Si l’anarchisme mobilise de telles forces émotionnelles contre lui il paraît nécessaire de commencer par montrer l’importance et l’étendue du mouvement qui l’incarne. Acceptons alors d’accorder un peu de temps à son histoire.

En tant que mouvement social nous pouvons donner à l’anarchisme une date de naissance : 1872. Il commence à germer dans le conflit qui se développe au sein de la Première Internationaleentre les tendances fédéralistes et centralistes ou autoritaires, qui aboutira à la scission de l’organisation ouvrière consommée au Congrès de La Haye. Deux jours après la tenue de ce congrès, le 15 septembre 1872, se réunit à Saint Imier le Congrès antiautoritaire (le sixième de l’AIT si on suit la chronologie de l’Internationale). Les internationalistes y déclarent : Que la destruction de tout pouvoir politique est le premier devoir du prolétariat.

L’AIT antiautoritaire vivra une période brève et intense avec une vitalité inégale dans les pays européens, pointée par une répression féroce que connaissaient déjà les communards en France et qui suivra inlassablement les pas des anarchistes.

Avec l’Internationale l’anarchisme se répand en Italie, ainsi qu’en Espagne où, malgré le coup d’État de 1874 contre la République, qui restaure la dynastie des Bourbons, la Fédération Régionale se développe dans la clandestinité : le congrès de Séville (1882) reconnaît 668 sections, 218 Fédérations locales, rassemblant 57 900 adhérents « qui se sont déclarés – nous dit Anselmo Lorenzo - tout bonnement anarchistes. »

Dans le reste de l’Europe, à l’exception du Jura, l’Internationale dépérit. Mais à son dernier congrès – le IXe, Verviers 1877 – des nouvelles sections de l’Uruguay, de l’Argentine et du Mexique demandent leur adhésion.

En se réclamant de la Conférence anarchiste de Londres de 1881, l’International Working People’s Association (IWPA)est fondée aux États-Unis en 1883 ; elle réunit une centaine de groupes dans divers centres industriels du Nord-Est et du Middle-West et dispose d’une solide base ouvrière dans les organisations syndicales de Chicago. L’IWPA publie l’hebdomadaire The Alarm, avec Albert Parsons dans la rédaction. Les grèves qui se répètent pour obtenir la journée de huit heures de travail aboutissent à la date du 1er Mai 1886, fixée par les syndicats des États Unis et du Canada, pour la généralisation de la protestation ouvrière, date qui restera dans l’histoire marquée par le meeting de Haymarket, et le procès inique qui faucha la vie des « Martyrs de Chicago ». Le sacrifice de ces cinq anarchistes donnera à la journée du Premier Mai sa dimension internationale.

À chaque anniversaire les manifestations se succèdent et se répandent dans le monde. En France c’est à Vienne en 1890 que les anarchistes arrivent à donner au Premier Mai ce caractère révolutionnaire et anti-légaliste, basé sur l’action directe et la recherche de la grève générale que l’affrontement sans concessions avec la bourgeoisie exige et que les socialistes parlementaires regardent d’un très mauvais œil.L’année suivante c’est à Fourmies que la troupe tire sur la foule tuant neuf personnes, dont la plupart n’avaient pas vingt ans, fusillade cruelle qui produit un choc énorme dans toute la France.

Ce même jour, à Clichy, la police procède à l’arrestation violente et au ‟passage à tabacˮ de trois anarchistes dont deux seront lourdement condamnés. La Révolte et d’autres journaux anarchistes critiquent sévèrement la répression et appellent à la ‟propagande par le faitˮ, un peu sous l’influence des bombes de la Narodnaïa Volia (la Volonté du Peuple) qui ont tué Alexandre II à Saint-Pétersbourg. (1er mars 1881). Ce sera la période des attentats anarchistes en France entre 1892 et la bombe d’Henry en février 1894.

La classe ouvrière prend conscience de sa vulnérabilité en même temps qu’elle ressent la force potentielle que contient la grève si elle devient une action conjointe et solidaire des exploités devant conduire à la grève générale.

Jules Guesde, fondateur du Parti Ouvrier d’orientation marxiste, qui avait été anarchiste aux lendemains du congrès de La Haye, n’ignore pas la gravité du problème que pose la “grève générale” au socialisme parlementaire et aux marxistes en tant qu’elle dépossède la représentation politique de toute fonction et qu’elle implique la renonciation à la lutte pour la conquête préalable du pouvoir central par la voie légale. On peut considérer donc qu’elle porte en elle un article de foi anarchiste.

L’agitation et les grèves pour la journée de 8 heures donneront une nouvelle impulsion à tous ceux qui défendent l’action directe tout en facilitant un rapprochement organisationnel entre le mouvement anarchiste et l’organisation ouvrière comme à l’époque de la Première Internationale.

Reprenant le message propagé sans relâche dès 1886 par Joseph Tortelier, menuisier, anarchiste et syndicaliste révolutionnaire, Fernand Pelloutier donnera toute son ampleur à la question de la grève générale.

La Fédération nationale de syndicats se réunit à Nantes (décembre 1894), et Pelloutier y participe comme secrétaire adjoint de la Fédération des Bourses du travail. Le congrès vote l’organisation de la grève générale. Les guesdistes, mis en minorité, abandonnent la place. La voie est ouverte pour l’action des anarchistes vers le syndicalisme révolutionnaire.

Le socialisme marxiste veut se débarrasser des problèmes que pose cette aile radicale et révolutionnaire. Réunie à Londres en 1896 l’Internationale socialiste (IIe Internationale)prend la résolution suivante : dans les futurs congrès ne seront admises que les organisations qui déclarent reconnaître « la nécessité de l’action législative et parlementaire. En conséquence les anarchistes seront exclus. »

Cette exclusion - comme ce fut le cas en 1872 – fonctionna comme un aiguillon pour le mouvement antiautoritaire. La décennie suivante verra la formation et la consolidation d’associations de travailleurs basées sur l’autonomie des sections et l’action directe dans différents pays qui reprendront la ligne de la Première Internationale « bakouniniste ».

La CGT française est fortement influencée par l’idéologie anarchiste et la Charte d’Amiens met au point en 1906 la conception du syndicalisme révolutionnaire. En 1912 la CGT lutte encore de manière antiparlementaire contre la législation sur la sécurité sociale qui soumet la « condition ouvrière » au contrôle de l’État : la légalisation des syndicats et de grèves dont elle essaya d’organiser le boycottage. Aprèsla guerre et la création de l’Internationale rouge, la CGT, inféodée pendant de longues années à Moscou, oublie ses origines, oublie l’autonomie des fédérations jusqu’à rayer de ses statuts, après 1968, l’abolition du salariat qui y figurait encore.

La IWW (Industrial Workers of the World) naît à Chicago en 1905, elle participera avec les autres fédérations régionales (nationales) citées ici à la refondation de l’Association Internationale des Travailleurs de Berlin (1922). Il y manquera la CGT française déjà divisée, elle est remplacée par la CGT-SR.

La même année, àson cinquième Congrès, la Fédération Ouvrière Régionale Argentine (FORA) adopte la position ‟finalisteˮ qui recommande aux ouvriers la lutte pour le Communisme Anarchiste. Elle organise la majorité du prolétariat du pays à différents moments du premier quart du siècle dernier.

En Espagne le mouvement renaît en 1907 avec Solidaridad Obrera, qui est à l’origine de la CNT laquelle au Congrès de la Comédie de Madrid (1919) déclare que « d’accord avec l’essence des postulats de la Première Internationale de Travailleurs, la finalité que poursuit la Confédération Nationale du Travail d’Espagne est le Communisme Anarchiste. » La CNT compte alors plus de 700 000 adhérents.

En 1907 est créé en Italie le Comitato di Azione Diretta, antécédent de l’Union Syndicale Italienne (USI), d’orientation syndicaliste révolutionnaire et anarcho-syndicaliste.

En Allemagne le syndicalisme révolutionnaire apparaît avec l’Association Libre de Syndicats Allemands (FVDG) qui après la Guerre de 14 – 18 prend le nom de Freie Arbeiter Union Deustchland (FAUD) et revendique à ce moment plus de 100 000 membres.

Et les organisations ouvrières antiautoritaires existent aussi en Hollande (NSV), en Suède (SAC), en Norvège …, impossible de tout nommer dans ce court article. Mais nous ne pouvons pas laisser de côté le reste de l’Amérique latine avec l’anarchisme à l’origine de la Révolution mexicaine de 1910 et la Confédération Générale de Travailleurs de Mexique, la Fédération régionale de l’Uruguay, le Centro obrero regional du Paraguay, le Brésil, le Pérou, la Bolivie, autant d’organisations qui vont constituer l’Association Continentale Américaine des Travailleurs (ACAT) en 1929, partie intégrante de l’AIT.

En décembre 1922 quand est convoqué à Berlin le congrès de fondation de la nouvelle AIT les treize pays représentés rassemblent, selon Rudolf Rocker dans ses Mémoires, deux millions de membres, d’autres estimationsdonnent un million cinq cents mille.

Dans tous ces pays, à côté des organisations ouvrières citées, se sont constituées une myriade de groupes ‟affinitairesˮ en plus des Fédérations anarchistes spécifiques qu’invoquentsouvent des interprétations diverses de l’anarchisme.

Mais l’orage contrerévolutionnaire gronde et se déchaîne. En Europe, en Asie, les totalitarismes et la guerre imposent leur royaume de mort, aux États Unis la xénophobie s’enflamme, en Amérique latine sévissent les dictatures militaires.

La Révolution d’Octobre avait soulevé de l’espoir sur la terre entière, et très vite les illusions se gâtent. À la fin de 1917 la Fédération des groupes anarchistes de Petrograd publie un quotidien qui a une audience de plus de 25 000 lecteurs, essentiellement des habitants du quartier de Kronstadt et d’autres faubourgs ouvriers. A la veille de la Révolution de Février un groupe d’anarchistes confisque l’ancienne Chambre de commerce de Moscou, rebaptisée ‟ Maison de l’Anarchie ˮ, où s’installe la Fédération majoritairement anarcho-communiste pendant que les anarcho-syndicalistes entreprennent d’imprimer Golos trouda (La voix du travail) à Moscou.

La presse anarchiste critique durement la direction bolchevique qui négocie la paix avec les Allemands à partir de février 1918 à Brest-Litovsk et qui conduit à des concessions qu’ils considèrent comme une trahison vis-à-vis de la révolution mondiale ; le traité est signé le 3 mars et le 14 se réunit le IVe Congrès des soviets pour le ratifier, treize délégués anarchistes s’y opposent.

Les dirigeants bolcheviques décident d’agir et de désarmer la Garde Noire anarchiste. Dans la nuit du 11 au 12 avril la Tcheka investit vingt-six centres anarchistes de la capitale qui a été transférée de Petrograd à Moscou. Dans l’attaque à l’arme lourde contre la Maison de l’Anarchie les Gardes Noirs combattent durement pendant des heures. Il y a eu plusieurs dizaines de morts et plus de 500 détenus. En mai Anarkhiia, Golos trouda, ainsi que d’autres journaux sont définitivement interdits.

Une vaste insurrection paysanne se lève en Ukraine. À la suite de la signature du traité de Brest-Litovsk qui donne la région aux Allemands, Nestor Makhno et ses compagnons anarchistes organisent la résistance. Ce mouvement appelé la ‟Makhnovtchinaˮ combat sans relâche de 1918 jusqu’à août 1921 contre les forces de la bourgeoise nationaliste de Petlioura d’abord, contre les armées blanches de Dénikine et de Wrangel ensuite. Et après ses victoires le mouvement makhnoviste doit affronter pendant des mois l’Armée rouge, un moment son alliée tactique, qui se retourne contre lui.

Kronstadt, la rebelle, s’insurge dès les premiers mois de 1921. Les marins et ouvriers de la Flotte de la Baltique veulent restaurer la ‟liberté des sovietsˮ, eux qui faisant partie de la fine fleur des révolutionnaires d’Octobre, affrontent maintenant la dictature du parti bolchevique. Le 18 mars après quinze jours de combats on se bat encore dans plusieurs quartiers de la ville. Ce jour-là le gouvernement communiste fête l’anniversaire de la Commune de Paris, pendant que les révolutionnaires de Kronstadt sont massacrés comme jadis leurs frères en idéal, les communards.

Les bolcheviques ont poursuivi la répression avec des arrestations massives d’anarchistes et d’anarcho-syndicalistes. Il faudra attendre la fin du siècle pour retrouver des manifestations publiques des anarchistes en Russie.

L’Extrême Orient avait vu les premières influences anarchistes arrivant de Portugal et de Catalogne vers les ports de Macao et de Manille où s’était organisé le premier syndicat d’orientation anarchiste au commencement du XXe siècle, et c’est à partir de là que le mouvement s’étendit à Hong Kong, Guangzhou, Shanghai et Yokohama. Vers les années 1918-1920 les anarchistes chinois animent une quarantaine de syndicats en Guangzhou seulement et comptent quelque 5000 adhérents dans la ville de Changsha.

Plus au nord dans cette Asie de l’Est le mouvement anarchiste se développe aussi au Japon malgré une répression implacable. Pendant les années 20, grâce à l’activité des anarchistes coréens travaillant au Japon, le mouvement s’insère à l’intérieur de la Corée occupée par l’armée japonaise. C’est la ville portuaire de Wonsan (aujourd’hui nord-coréenne) qui voit naître les syndicats et les ‟sociétés noiresˮ, créés par les anarchistes de cette époque-là, et qui ont réussi à survivre après 1945 en reconstruisant le mouvement dans ce bref été d’avant le conflit de 1950 et la division du pays.

Mais ce fut pendant l’exil en Mandchourie que le mouvement coréen parviendra à établir une commune socialiste libertaire dans les années 1929 à 1932.

Sur un territoire de plus ou moins 350 000 km2 à l’est du fleuve Armur,(‟ fleuve du Dragon noirˮ en chinois, ou simplement ‟fleuve Noirˮ en mandchou) la Commune de Mandchourie impulsée par les organisations anarchistes vit ces quatre années en lutte constante contre l’Armée impériale japonaise, contre les nationalistes et les communistes chinois et contre les bolcheviks russes. La zone libre établie par la Commune du Fleuve Noir avait une extension trois fois supérieure à celle qu’occupait la ‟Makhnovtchinaˮ en Ukraine dix ans auparavant, et elle connut le même sort : dans l’année 1931 l’offensive de l’armée japonaise qui préparait l’invasion de la Chine, les agissements de l’Armée rouge, l’infiltration de son territoire et la séquestration et l’assassinat systématique des militants anarchistes actifs ont mis un terme à l’expérience anarchiste.

Nous arrivons aux prolégomènes de la Deuxième guerre mondiale et c’est alors l’Espagne qui est le lieu du dernier affrontement armé de ce siècle agité, où l’anarchisme a dû de nouveau combattre en même temps les nationalistes, les nazi-fascistes et les stalinistes.

Nous arrêtons ici ce petit récit historique, l’essor actuel de l’anarchisme comportant des composantes et des formes nouvelles est facilement visible pour ceux qui veulent le rencontrer.

Le pouvoir, l’autorité, et le mythe

Donc, si en dehors des faits historiques, en oubliant le vécu des générations qui nous ont précédé, en négligeant les luttes et les souffrances des millions de ceux qui ont pu être nos parents et nos aïeux, si la mémoire collective ne les reconnaît pas et si leurs espérances restent hétérogènes par rapport à l’imaginaire établi, en un mot si l’anarchisme est méconnu par ‟l’opinion publiqueˮ à la différence d’autres expériences révolutionnaires plus en accord avec les hiérarchies ancestrales, il faudra chercher l’explication ailleurs que dans l’histoire et dans la sociologie.

Deux valeurs constituent le socle de l’anarchisme : la liberté et l’égalité. En conséquence sa cible est le pouvoir, l’exploitation et la domination, la puissance de quelques-uns et l’esclavage et la misère des autres.

Mais le pouvoir est réfractaire à l’analyse, il se présente comme un fait massif, les relations de pouvoir sont partout. Sournoisement, quand on veut le saisir, il glisse entre deux pôles conceptuels : la capacité de faire et la domination d’autrui. Il est capacité, force, puissance, potentia, mais aussi domination, commandement, autorité, potestas.Summa potestas, le Pouvoir souverain.

Par son contenu sémantique le mot autorité est très proche du terme pouvoir. Le Littré donne pour autorité : ‟Pouvoir de se faire obéir.ˮ Et le Grand Robert : ‟Pouvoir (reconnu ou non) d'imposer l'obéissanceˮ. De plus, ‟avoir l’autoritéˮ est aussi ‟être autoriséˮ, avoir ‟le droit de commanderˮ et pas seulement la capacité de s’imposer. Ainsi, si l’État moderne détient ‟le monopole de la violence légitimeˮ comme le dit l’aphorisme wébérien, c’est parce qu’il a pu obtenir, pendant les années de sa construction (fondamentalement aux XIVe et XVe siècles), le transfert sur lui-même des liens primaires, ces sentiments primitifs de loyauté, qui unissent l’individu au groupe, à la tribu, à la famille, à la communauté locale, et qui désormais seront au service d’une autorité suprême et abstraite capable d’identifier son action à la loi, de tout légitimer, et de décider pour tous, en disposant des mécanismes d’interdiction et de sanction.

Ces liens primaires qui unissent l’individu et l’institution étatique sont des liens inconscients imprégnés de l’archaïque domination patriarcale. Liens archaïques dans le double sens de l’évolution socio-historique des humains et de la vie personnelle, pensait Freud. Et Max Weber reconnaît que la ‟coercition légitimeˮ qu’exerce l’ordre étatique, laisse au ‟pèreˮ le ‟pouvoir disciplinaireˮ ; un reliquat de ce qui a été dans son temps la potestas du ‟maître de maisonˮ (pater familias) qui disposait de la vie des enfants et des esclaves.

L’anarchisme attaquerait, alors, une relation cachée dans un coin obscur de la vie de chacun, là où somnole la soumission inconsciente à l’autorité sociale.

Il faudrait donc mener la chercher dansla construction de ce qu’on peut nommer une ‟structure de la dominationˮ qui articulerait les représentations imaginaires collectives et les institutions hiérarchiques avec le psychisme individuel.

Nous allons pour cela considérer cette dimension du pouvoir politique en prenant appui sur une ‟conjectureˮ de Freud relative à la place de ‟l’interdiction de l’incesteˮ dans la culture, conjecture prolongée trente ans plus tard par Lévi-Strauss.

Freud imagine, en écrivant Totem et Tabou, que dans un éventuel état de nature - état qui « n’a été observé nulle part » -, les hommes primitifs vivaient, selon une hypothèse de Darwin, dans de petites hordes dominées par un puissant mâle, « père violent et jaloux », qui gardait « pour lui toutes les femelles » et châtrait ou expulsait du groupe paternel « ses fils à mesure qu'ils » grandissaient.

Un jour les frères ainsi chassés de la horde se conjurent, tuent leur père tyrannique et accèdent aux femmes convoitées, ils dévorent le cadavre dans une fête collective et en l’incorporant s’identifient à lui. Dès lors, « cet acte mémorable et criminel » a « servi de point de départ à tant de choses : des organisations sociales, restrictions morales, religions. »

Dans cette ligne de pensée, si l’acte est mémorable il l’est par sa répudiation. En effet, après le parricide les frères en rébellion se trouvèrent dans une situation encore bien pire puisque chacun voulait pour lui, à exemple du père supprimé, la possession de toutes les femmes, et cette guerre de tous contre tous faisait échouer toute nouvelle organisation égalitaire. « Aussi les frères, s'ils voulaient vivre ensemble, n'avaient qu'un seul parti à prendre : instituer (...) l'interdiction de l'inceste, par laquelle ils renonçaient tous à la possession des femmes convoitées, alors que c'était principalement pour s'assurer cette possession qu'ils avaient tué le père. »D’une telle interdiction naissent les règles d’exogamie qu’organisent le groupe primitif de parenté, matrilinéaires et égalitaires dans la réciprocité du renoncement aux femmes du propre clan.

En plus de renoncer aux femmes désirées, cette bande fraternelle et malheureuse qui par une « sorte de contrat social »vient de franchir le passage de l’état de nature à celui de culture, n’a pas réalisé seulement un acte de raison, elle a commis le parricide dans l’exaltation des sentiments qui s’opposent dans l’esprit des fils : la mort du tyran haï et l’identification avec lui, le désir de meurtre assouvi et l’image du père jadis admiré et aimé.

De la sorte, après le crime et le repas, les affects contrariés engendrent l’obscure conscience de la culpabilité et de la repentance, et le Père assassiné revient dans sa dimension symbolique « plus puissant qu’il ne l’avait jamais été de son vivant ; toutes choses que nous constatons encore aujourd’hui dans les destinées humaines. »

Les fils désavouent leur acte, et c’est de ce sentiment de culpabilité qui les habite désormais que naît la première religion, la religion totémique, qui est une tentative de réconciliation avec le père assassiné, et de soumission par l’acceptation d’une obéissance rétrospective.

Le meurtre libérateur, la culpabilité qui s’ensuit, l’obéissance et la soumission qui l’accompagnent, font partie de l'ambivalence du complexe paternel.

Le père de la horde fait alors retour, fantasmatiquement. Le système patriarcal le rétablit à son ancienne place, mais cette fois-ci symboliquement et de droit. Dans ses nouvelles fonctions, le père, bien assis sur le trône et sur l’autel, « se venge cruellement de sa défaite de jadis et exerce une autorité que nul n'ose discuter. »

Ainsi, du fond des âges, ce que le récit appelle un ‟crime collectifˮ, et qu’on pourrait nommer aussi bien une ‟rébellion libératriceˮ, se prolonge jusqu'à nos berceaux en déposant dans le cœur de chaque enfant le profond sentiment de culpabilité, qui avait envahi autrefois la conscience des fils du ‟Père primitifˮ. Cette obscure conscience des repentis a engendré les deux tabous, de l’inceste et du parricide – en termes plus politiques, tyrannicide – qui devaient recouvrir dès lors les deux désirs réprimés du complexe d’Œdipe.. « C’est ainsi que la conscience fait de nous tous des lâches », dit Hamlet, l’infortuné prince du Danemark.

Cette ‟reconstructionˮ de la préhistoire de l’humanité était une nécessité théorique pour Freud s’il voulait donner un fondement anthropologique à la structure œdipienne de l’inconscient individuel. Comme nous le savons Freud soutenait l’idée d’une transmission phylogénétique, qui supposait la « conservation de telles traces mnésiques dans l’héritage archaïque ».Nous prendrons une autre route.

Considérons l’hypothèse, ou la conjecture, sur le ‟Père primitifˮ comme un mythe d’origine. Comme tout mythe des origines il ne nous renseigne pas sur le passé, sur l’histoire lointaine ou archaïque d’un peuple, il nous donne à voir, ou nous signale, les représentations clés - centrales - qui organisent comme dans un champ de force, les institutions, les pratiques, les mentalités, de la société particulière dans laquelle le mythe s’exprime. Hardiment, Freud jette un pont, non pas sur des millénaires, reliant l’agir des groupes préhistoriques des humains au présent historique, mais il le jette sur le hiatus qui sépare la société et la psyché.

Le pouvoir politique hors de la conscience

Les hommes instituent leur société sur la mise en sens et la mise en scène des pratiques collectives. Les représentations inconscientes, les fantasmes, sont des scenarii individuels que le sujet construit à partir des représentations imaginaires sociales.

L’ordre symbolique construit des relations que nous pouvons décrire en termes de deux axes entrecroisés, l’un d’eux, vertical, disons l’axe de l’institution, réunit le pôle supérieur : l’Organisation de la parenté (l’interdiction de l’inceste, ou en positif l’exogamie), au pôle inférieur : le ‟Complexe d’Œdipeˮ considéré en tant que modèle trans-individuel. L’autre, l’axe horizontal de la signification, relie le pôle gauche, le ‟Mytheˮ (du Père primitif), au pôle droit, le ‟Fantasmeˮ (œdipien). Dans le quadrant supérieur gauche se déploie la société, dans l’inférieur droit le sujet. Ces axes constituent la charpente de la société patriarcale (androcentrique ou phallocentrique).

Vue comme ‟modèleˮ trans-individuel le complexe d’Œdipe inscrit le sujet dans la structure de la parenté qui est descendance et alliance, consanguinité et affinité. Il articule le sexe et la mort, le désir humain et son interdiction. Il est extérieur à toute expérience personnelle, il n’est pas motivé par les aléas de la vie. Il est fatal, inexorable.

C’est au moins le sens que le mythe octroie à la ‟Loi primordialeˮ : l’interdiction de l’inceste, censé déterminer le passage de la nature à la culture. Loi postulée comme universelle que le même mythe impose en créant ainsi une instance interdictrice extérieure et antérieure à toute relation situationnelle réelle d’un groupe humain, et qui, de surcroît, lie indissolublement le désir et la loi.

Dans la réalité vécue de chaque sujet le désir infantile et sa répression succombent au refoulement, mais le complexe d’Œdipe et le complexe de castration qui lui est associé ont laissé la trace de leur sens mythique - l’expérience de la horde et la légende grecque – : une irréparable culpabilité inconsciente pour avoir un jour fantasmé la révolte contre l’Autorité.

La tragédie d’Œdipe conforte la ‟soumission dueˮ à l’ordre établi, elle incarne la figure patriarcale de la société hiérarchique.

Œdipe, dans le trône de Laïos et dans le lit de Jocaste, cherche le criminel qui se révèle parricide, et se découvre incestueux. Transgresseur inconscient, il revient toujours à sa place de fils, aveugle et symboliquement châtré.

Saint Augustin ne dit pas autre chose : corrompu par la désobéissance l’Homme « devait être frappé d’un juste arrêt de mort », il devait souffrir « toutes les révoltes de la concupiscence ». « Coupable et puni, les êtres qui naissent de lui, il les engendre tributaires du péché et de la mort. » La représentation de la loi et de la mort intrinsèquement liées au désir sexuel est une idée du pouvoir qui « s’enracine sans doute loin dans l’histoire de l’Occident. »

Le scénario du crime originaire donne au père de la horde le rôle d’un despote possessif et luxurieux, qui expulse du groupe ses enfants quand ils peuvent devenir rivaux, on pourrait donc voir le droit de résistance pleinement établi et le tyrannicide justifié. Mais l’Autocrate est aussi le père aimé, et le fils repenti se soumet à l’ordre ancestral : l’Autorité sacrée de nos Pères.

Les mythes du Père primitif et d’Œdipe Roi conjugués remplissent leur fonction dans la société patriarcale : ils insèrent chaque être humain dans le cercle de la reproduction de la domination, ils portent les représentations inconscientes de la servitude volontaire.

L’héritier du complexe et l’ambivalence face à l’anarchisme

Si dans la société patriarcale - dans la structure de la domination - la Loi est constitutive du désir, les femmes et les hommes que cette société aformés, seront tentés en permanence par la transgression. Parce que, comme le pensait Bataille très justement « l’interdit engage à la transgression, sans laquelle l’action n’aurait pas eu la lueur mauvaise qui séduit… C’est la transgression de l’interdit qui envoûte… »

Mais le conflit infantile, resté inconscient dans le cœur des humains, a laissé un héritier redoutable, une instance psychique qui se sépare du moi et le prend comme objet et même le tyrannise : le Sur-moi, le censeur. Il charrie dans la vie adulte la Loi ancestrale et devient dans le for intérieur un juge plus ou moins inflexible qui sanctionne et punit avec la seule arme de la culpabilité. Le sur-moi, héritier des complexes d’Œdipe et de castration, marque le renoncement aux désirs œdipiens.

Les identifications primaires et les autres qui suivront sédimentent dans le moi les objets abandonnés et les modèles idéaux, en modifiant le sur-moi.

Cependant, dans l’héritage porté par le sur-moi il y a un contenu qui prétend venir de loin. « Le sur-moi de l’enfant - écrit Freud - ne s’édifie pas, en fait d’après le modèle des parents, mais d’après le sur-moi parental ; il se remplit du même contenu, il devient porteur de la tradition, de tous les valeurs à l’épreuve du temps qui se sont perpétuées de cette manière de génération en génération. »Les interdits originaires qui frappent l’inceste et le parricide, et la culpabilité qui les avait imposés, restent toujours les gardiens de l’autorité sociale.

À travers l’attachement libidinal à l’objet externe et le jeu des identifications introjectives et projectives se construisent les liens qui forment ces unités psychologiques, très instables ou plus constantes, ce « nous » qui nous fait sentir comme propres les actions des autres. Ainsi sont liés entre eux les individus qui ont introduit dans leur sur-moi un même objet d’amour ou de haine : un chef, un idéal, un ennemi commun. C’est le complexe infantile réprimé, marqué par l’interdit et le repenti, qui accueille ces nouveaux objets.

Ceci dit, chaque sujet construit son propre rapport à sa conscience morale. Il y a ceux qui font leur le tribunal de leur conscience et le défendent comme un bastion, et ceux qui ‟externalisentˮ leur idéal du moidans le chef ou dans l’institution, ceux qui veulent échapper à toute responsabilité et qui vont se réfugier dans l’acceptation sans critique des valeurs dominantes de l’imaginaire collectif. De cette façon, la projection identificatoire d’une partie du sur-moi sur une instance externe, donne à cette instance - l’État, l’Église, le Parti, le Leader (Führer) - les fonctions surmoïques internes. Dès lors, la loi de l’État et les interdits infantiles sont assimilés. À l'ordre de l’inconscient, écrit Lacan, « sceptre et phallus se confondent. »

Un sur-moi externalisé protège donc les gens ‟bien intégrés des tentations de la révolte ou de la transgression.

Dans la perspective de cette conjecture nous avons considéré que la structure œdipienne inconsciente du sujet répond, de façon plus ou moins réussie ou névrotique, aux formes institutionnelles, aussi bien privées que publiques, des sociétés à État, déterminées par les différences inégalitaires entre les sexes, les groupes et les classes. Différences basées originairement sur la structure de la parenté avec sa hiérarchie de sexes et de générations.

Par conséquent, deux phénomènes vont frapper de plein fouet les rapports sociaux de domination. Quand les conflits qui traversent les sociétés complexes où nous vivons arrivent à modifier quelque peu les règles du mariage et de la filiation – comme c’est le cas, nécessairement, avec la procréation médicalement assistée (PMA), la gestation pour autrui (GPA), ou le mariage homosexuel - l’autorité traditionnelle vacille, un sentiment de culpabilité sociale se répand (‟On veut tuer encore le Père symbolique ! s’offusquent les défenseurs de l’Ordre), et une certaine angoisse de castration assaillit une partie de l’opinion publique. Alors, les fantasmes d’inceste et de meurtre se libèrent en prenant le devant de la scène. Les passions sociales se réveillent, mais leurs motifs restent opaques.

A un autre niveau, et maintenant de façon directe, quand l’anarchisme critique le ‟principe d’autorité, la légitimité de l’État ou le pouvoir de la classe dominante, il met aussi en branle la structure interne des sujets sociaux. Il frappe les représentations de l’imaginaire dominant et mobilise des aspects inconscients des individus. Ce sont ces contenus sémantiques du psychisme humain qui s’expriment dans les liens primaires, amalgamant la ‟loi de l’État et les interdits infantiles. Ils unissent les membres d’une société à ses institutions.

Comme le mythe le met en lumière, ce sont le sexe et la mort qui donnent au politique son pathos particulier.

Nous pourrions donc penser qu’il estraisonnable de chercher dans les motivations inconscientes - comme le suppose notre hypothèse – les causes de la méconnaissance qu’ont les citoyens de l’un et de l’autre sexe des idées et des faits de l’action anarchiste.

Si devant la critique de la hiérarchie, de l’autorité sociale, de l’État, la majorité conformiste que toute société produit réagit avec une compréhension qui déraille, le refoulement s’impose à la conscience et les fantasmes prennent la place de l’information. Si « l’opinion publique » refuse de voir que c’est en nous, le peuple, comme les anarchistes le disent, que réside la capacité de désobéissance et de révolte, c’est parce que la charge des anarchistes contre le pouvoir politique réveille une angoisse inconscientequi met en marche un sentiment de culpabilité latente. Réaction défensive des certitudes acquises.

Mais, ce sentiment de culpabilité est double car il repose sur l’ambivalence du ‟complexe paternel. Dans un premier sens, d’après le mythe du Père de la horde, c’est le poids du crime, du parricide, qui remplit chez les fils leur ‟conscience de repentis, et qui, transmis dans le sur-moi de chaque individu, induit la soumission et paralyse la rébellion, face aux propositions anarchistes. Mais, derrière cette culpabilité s’en cache une autre aussi lourde et taraudante, entachée de la honte d’avoir renoncé à revendiquer son geste, d’avoir abandonné l’âpre liberté conquise pour vivre sous la tutelle et la dépossession.

La tyrannie sociale « domine les hommes par les coutumes, par les mœurs, par la masse des sentiments, des préjugés et des habitudes » ; nonobstant elle ne suffit pas, l’interdit engage à la transgression, et ceux qui veulent gouverner les hommes doivent vivre sous le Qui vive ! Il leur faut contrôler, cogner, élever des Bastilles et des échafauds, communiquer, fusiller, enseigner l’histoire, faire la guerre.

« Il en résulte - écrit Bakounine - que, pour se révolter contre cette influence que la société exerce naturellement sur lui, l’homme doit au moins en partie, se révolter contre lui-même ». Et quand il arrive que leur révolte se fait en commun, quand l’insurrection les propulse dans l’action, les humains retrouvent la joie de vivre, la jubilation de la liberté, l’expansion de la solidarité. Un verrou inconscient a sauté.

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Libérer les consciences et les inconscients

Francis Farrugia

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