« Le problème central pour moi, est toujours de savoir comment on peut obtenir ce changement radical des hommes avant le changement révolutionnaire des institutions de base, sociales et politiques. » Herbert Marcuse.
Changer d’abord « l’infrastructure de l’homme »
À l’encontre de la « philosophie positive» qui impose sa fausse rationalité oppressive et son principe de rendement à une « société close », la « théorie critique » revendique « le pouvoir du négatif » et l’irruption d’une contre-culture réalisant l’humain et « l’élargissement du domaine de la liberté ». Elle révèle et dénonce le caractère irrationnel caché de la rationalité instrumentale triomphante. Contre l’univers établi du discours établi elle projette une transformation radicale de l’être-là répressif du monde politico-techno-marchand installé dont elle construit l’interprétation et produit la réfutation par l’usage de concepts philosophiques qui - transcendant la réalité donnée - la réfère à son insuffisance d’être, à ses finalités non réalisées, à ses promesses de liberté, de bonheur, d’égalité et de justice non tenues. Parce qu’elle est en contradiction avec ses idéaux décrétés, « la société existante est devenue illégitime, illégale : elle a enfreint sa propre loi. »
Sous la poussée de ce « pouvoir du négatif » démystifiant des positivités et des croyances installées, il faudrait, pour que la Libération effective advienne, que « l’infrastructure de l’homme » change, que son appareil psychique et « instinctuel » connaisse une mutation fondamentale entraînant une conversion, une prise de conscience et l’urgence d’un mode de vie autre, non aliéné, laissant place à l’hédonisme, et à un principe de réalité non sur-répressif.
Telle est la problématique de Marcuse qui présuppose l’accomplissement préalable de ce que la Révolution se propose précisément de réaliser, à savoir le « changement radical des hommes avant le changement révolutionnaire des institutions. » En ce cercle vertueux qui inverse cause et conséquence de la logique révolutionnaire marxiste, réside la posture libertaire qui intègre l’utopie à la praxis, pose la puissance de l’esprit et des idées au centre du projet de Libération, considérant que l’imaginaire possède à terme le pouvoir de structurer le réel et de changer le monde. C’est l’une des raisons pour lesquelles Marcuse, dans un entretien publié par L’Express, datant de septembre 1968, se référant aux slogans des étudiants français en révolte déclare : « Il y a un graffiti que j’aime beaucoup, c’est : “Soyez réalistes, demandez l’impossible”. C’est magnifique. Et aussi : “Méfiez-vous, les oreilles ont des murs.” C’est réaliste ! »
Une fois prise la mesure de l’obstacle massif et majeur se dressant devant la Libération, constitué par le système économique technique et financier du capitalisme, une fois estimés sa pesante matérialité et son ancrage dans l’infrastructure qui le supporte (ressources, milieu géophysique, sources d’énergie, forces productives, rapports de production, répartition des richesses, commerce, machines, techniques, etc.) et qui a modelé en profondeur les modes d’existence de nos sociétés industrielles développées, il convient de prendre toute la mesure d’un autre obstacle s’opposant lui aussi à la Libération, non matériel celui-là, mais toutefois très puissant car il verrouille culturellement, métaphysiquement le système, et assure sa perduration.
Cet autre obstacle au changement n’est pas infrastructurel et matériel, mais immatériel, superstructurel et idéationnel.Il s’agit de l’idéologie dominante, qui est toujours comme le précise Marx, celle de la classe dominante. Cette superstructure détermine une vision collective inversée, fausse, du monde et des rapports sociaux. Elle regroupe la politique, le droit, la religion, la philosophie, la science, la morale, l’art, etc., instances imbriquées qui construisent et déterminent les représentations du monde vécu sous l’effet des déterminations infrastructurelles dont cette superstructure est l’émanation et la légitimation involontaire et inconsciente.
Mais il convient - en sus de cette interprétation marxiste classique du fonctionnement social et politique de nos sociétés industrielles avancées - de prendre en considération la mise en évidence par Marcuse d’un troisième obstacle au changement de société, d’un obstacle non plus seulement institutionnel et socialement extérieur, mais intérieur à l’homme lui-même, un pouvoir instituant de la réalité sociale, institué par la structuration auto-répressive du psychisme de l’individu, ayant, sous l’influence du principe de réalité, incorporé la contrainte et la répression des pulsions induites par le système, et les reproduisant. Il s’agit de la structure psycho-affective que Marcuse appelle non sans référence subversive à Marx, « l’infrastructure de l’homme. » Ce concept est dissident par rapport à la théorie de Marx, étant donné que pour ce dernier l’infrastructure ne peut être que matérielle et sociale, et pas individuelle et psychique, et que c’est, selon Marx, de cette base matérielle économique « déterminante en dernière instance », qu’il faut partir - pour expliquer l’univers politique et social, les états de conscience, les représentations collectives, les normes et les valeurs sociales - et non pas de ces réalités idéationnelles et des complexions intérieures des acteurs qui ne sont que des « reflets » de la vie matérielle sans aucune consistance. Or, Marcuse, tout en intégrant partiellement cette vision réaliste anti-métaphysique de l’histoire et du monde, n’intègre pas pour autant le paradigme matérialiste-économiciste marxiste. Il dépasse dialectiquement l’opposition binaire infrastructure matérielle/superstructure culturelle, par la position d’un troisième terme, par le recours à une médiation de nature empirico-transcendantale. Il s’agit de la mise en évidence d’une infrastructure intermédiaire entre le monde matériel et le monde culturel, infrastructure non pas de la société, mais « de l’homme », désignant une réalité anthropologique, une entité psychique ayant intériorisé l’extériorité. La dissidence paradigmatique réside en outre dans l’affirmation de la puissance déterminante de cette infrastructure à l’égard des rapports sociaux et de la vie matérielle. Il s’agit précisément d’un dépassement du matérialisme, d’un retour de l’idéalisme, d’un « retournement du matérialisme historique en idéalisme social ». L’infrastructure de l’homme, sa dimension instinctuelle, pulsionnelle, est désormais potentiellement révolutionnaire et peut générer une nouvelle morale, une nouvelle culture, un nouvel idéal, même si cette infrastructure a été en un premier temps induite et déterminée par des instances économiques ; et c’est cette morale cette contre-culture qui modifieront la réalité. C’est maintenant elle, qui sera déterminante en première instance, « radicalement », du « changement révolutionnaire des institutions de base, sociales et politiques. » Comme chez Antonio Gramsci, ce sont les idées, les représentations que se font les hommes, qui possèdent le pouvoir de changer le monde. Le rôle de l’imagination est également déterminant.
Ce changement radical de l’homme - qu’il s’agit de pédagogiquement produire par une praxis adéquate - entraînant un changement radical de société, ne procédera pas comme le défend Marx, d’un changement dans l’infrastructure de la société, mais résultera selon Marcuse, d’une praxis émancipatrice et rédemptrice, œuvre d’une « avant-garde » d’intellectuels éclairés. L’allégorie platonicienne de la Caverne se rappelle à nous, en ce que le philosophe qui est sorti en pleine lumière et a contemplé les réalités, à savoir les idées, retourne auprès des prisonniers pour leur enseigner la vérité, les guider hors de la Caverne, et dépasser les apparences. C’est en la mise en évidence de cette infrastructure anthropique non matérielle, non collective mais partagée, et en tant que telle déterminante des rapports sociaux, que consiste l’originalité de l’analyse marcusienne du rôle de l’idéologie, au sein de l’École de Francfort.
Cette originalité tient à l’intégration des outils de la psychanalyse freudienne à l’analyse politique marxiste revisitée. C’est selon lui en modelant cette infrastructure de l’homme et non de la société, que l’idéologie dominante déploie son emprise sur les individus. Il existe en conséquence une sous-idéologie des dominés, résultantde l’intériorisation de l’idéologie des dominants, les dominés consentant à la domination et la reproduisant inconsciemment à leur détriment, s’épanouissant même paradoxalement dans la culture répressive, dans « la servitude volontaire », dans le respect des usages, du droit et des institutions, éprouvant - en une « fausse conscience », en une « conscience heureuse qui croit que le réel est rationnel et que le système satisfait les besoins » - un « faux bonheur » et une « fausse liberté. » « Plus écrasante se fait la puissance de l’appareil de domination, plus effective sa reproduction dans la conscience et dans la structure pulsionnelle des dominés, et plus s’accroît l’importance d’une pratique intellectuelle qui élucide et qui éduque. »
Il pourra en effet se faire, à rebours de l’action dominatrice de l’appareil idéologique, que sous l’effet d’une pratique émancipatoire de la connaissance philosophique, l’idéologie des dominés - ces derniers défendant lucidement leurs intérêts réels - se transmue en connaissance vraie, abandonne la fausse conscience pour la vraie, et s’oppose à l’idéologie des dominants. Notons en passant que la classe dominante qui impose sa vision du réel, développe elle-même une fausse conscience de soi et de cette réalité économique qu’elle croit illusoirement dominer et légitimement vouloir gouverner. Mais ce passage à la connaissance vraie de la part des dominés supposerait déjà la conscientisation acquise. C’est encore une fois le cercle vertueux libertaire qui s’active. Comme Platon, Marcuse présuppose que l’Ignorance est la réelle source du Mal. En tout cas, c’est la description précise du fonctionnement de l’appareil psychique en termes psychanalytiques, de ses mécanismes d’identification, de projection, de transfert, d’incorporation, d’introjection, etc., qui permet de comprendre comment l’idéologie a prise sur les individus, et donc comment s’en libérer.
Marcuse à la différence de Marx ne s’en tient donc pas - pour décrire l’idéologie - à des représentations et à des dynamiques collectives et impersonnelles, mais entre dans la description du mécanisme complexe de la subjectivité des acteurs sociaux, procède à l’analyse des processus psychiques individuels, en même temps que communs, permettant seuls d’expliquer précisément comment l’idéologie peut s’imposer et se maintenir, comment les valeurs et les normes s’incorporent, se cristallisent et se fétichisent. C’est par l’action de la persuasion de l’appareil éducatif, des médias et des discours politiques, c’est par la synchronisation des émotions sous l’effet d’événements collectifs réitérés et ritualisés (spectacles sportifs, remises de récompenses, grandes manifestations populaires, etc.) et de discours déclencheurs, que se construit et s’entretient une weltanschauung collective, une vision du monde partagée.
Par ce concept d’infrastructure de l’homme (et non de la société) s’éclaire ce qui lie l’individuel au collectif, la psychologie à la sociologie et à la science politique. Cette infrastructure de l’homme est la médiation dialectique manquante chez Marx, entre le concept d’infrastructure et celui de superstructure, permettant de comprendre le lien de l’homme au monde. Plus précisément, mais je ne peux ici développer, ce concept marcusien éclaire un autre concept, celui de sous-idéologie des dominés. C’est en effet en cette infrastructure de l’homme que se réalise l’alchimie de la domination, par incorporation de l’idéologie des dominants. « Le règne de la marchandise, la manipulation de la productivité du travail et de la satisfaction des besoins ne mobilisent pas seulement la conscience mais aussi la structure pulsionnelle pour la reproduction de l’état de chose existant à l’intérieur et à l’extérieur du monde du travail. La socialisation répressive de la conscience et de la structure pulsionnelle est aujourd’hui partie intégrante du processus matériel de reproduction. » C’est la raison pour laquelle il faut libérer les consciences et les inconscients.
Ajoutons dans le registre de cette dissidence de Marcuse à l’égard de Marx, le statut supérieur de l’art dans la sphère culturelle, art qui n’est pour Marx qu’une idéologie sans valeur propre, alors que Marcuse insiste sur sa valeur libératoire, sur la puissance éminemment révolutionnaire de la dimension esthétique, porteuse de valeurs insurrectionnelles et hédonistes au regard du positivisme, de l’utilitarisme et du productivisme inhérents au capitalisme. De même pour la philosophie, que Marcuse remet à son tour sur ce qu’il estime être ses pieds, c’est-à-dire en tête, après que Marx ait prétendu la remettre lui aussi sur ses pieds, en renversant l’idéalisme en matérialisme. Marcuse à l’inverse insiste sur le pouvoir révolutionnaire de la théorie et des idées. La philosophie n’est « la première des sciences » que si « elle se met à la première place . »
C’est sur cette question stratégique pour ce système marcusien, unissant la dimension superstructurelle culturelle, et la dimension psycho-sociale infrastructurelle de l’homme, que je focaliserai mon analyse, de manière à cerner ce qui constitue la spécificité de l’engagement de ce freudo-marxisme sur le versant des positions libertaires, et ce, en relative dissidence méthodologique révolutionnaire du Marx matérialiste seconde manière, en continuité en revanche par rapport aux thèses de Hegel. Il est en effet principalement question dans cette théorie critique, de connaissance vraie, de prise de conscience, de philosophie sociale, d’un combat intellectuel et d’intellectuels pour la vérité - d’un combat mené certes par une avant-garde éclairée, d’un combat conduit d’abord par quelques-uns, mais engagé pour tous, ce qui n’est pas sans nous évoquer à la fois « les plus fiers et les mieux inspirés » d’Etienne de La Boétie, mais également, pour la période récente, les « intellectuels organiques » d’Antonio Gramsci. Dans les deux cas est désignée une avant-garde éclairée, instruite par la Raison et par l’étude, agissant non pas matériellement mais idéologiquement, comprenant et exprimant par réflexion ce que ressent le peuple qui n’est pas encore en état de dire, ni encore de faire. Les hommes instruits constituant cette avant-garde mènent une lutte contre-idéologique, contre-culturelle, et contre-dominante, dirigée contre l’assujettissement et l’enfermement matériel collectif, mais aussi contre la clôture des consciences s’effectuant par verrouillage des inconscients. Le risque auquel est soumise cette avant-garde, et qui est aussi sa tentation, est de vouloir sortir de son rôle de conseil, du conseillisme, de s’instituer en parti, et de gouverner au nom de la classe ouvrière, ce qui serait reconstruire la prison que l’on s’efforce de démolir. Il s’agit de la tentation dite substitutionniste qui consiste en la substitution du pouvoir du parti au pouvoir de la classe révolutionnaire, puis de la substitution du pouvoir de la direction bureaucratique du parti, à la direction du parti lui-même, ce qui s’achève en bureaucratie totalitaire.
Il faut donc d’abord, « avant », libérer, les consciences et les inconscients. « Il devient primordial de développer la conscience et les besoins de l’individu. (…) Le changement radical de la conscience devient le début, le premier pas vers le changement de l’existence sociale, vers l’apparition du nouveau Sujet. Du point de vue historique, nous nous trouvons de nouveau dans une “période de Lumières”, qui précède un changement historique. »
En conséquence, la nouvelle révolution prônée par cette nouvelle gauche (récusant à la fois le capitalisme de la société industrielle avancée, le stalinisme, l’anarchisme ainsi que les partis autoritaires et bureaucratiques qui se substituent à la volonté du peuple : léninistes, trotskystes, maoïstes, etc.), est fondamentalement une révolution culturelle et une révolution permanente (qui n’est toutefois ni trostkyste, ni maoïste), une révolution des consciences, une révolution intérieure et antérieure à la révolution politique matérielle effective (voir l’exergue). « Le mouvement prit dès le début la forme d’une “révolution culturelle”. (…) L’autonomie par opposition à l’organisation bureaucratique-autoritaire. »
C’est précisément sur cette conscience de soi, sur cette conscientisation, sur cette intériorité et cette subjectivité négligées et dévalorisées par Marx - mobilisant son matérialisme pour stigmatiser l’idéalisme et l’individualisme bourgeois - que Marcuse fait précisément porter ses analyses psychanalytiques, politiques et sociales à la fois, estimant d’une certaine façon - à rebours de l’orthodoxie matérialiste marxiste - qu’une révolution dans « l’infrastructure de l’homme », s’originant en une critique, révolutionnant les superstructures culturelles et les visions du monde idéologiquement accréditées, finira par déstabiliser et révolutionner les infrastructures sociales et les modes de vie. Marcuse procède à une revalorisation de la conscience, des idées et fondamentalement de la connaissance qui redevient dès lors - dans la grande tradition de l’esprit de la Renaissance et des Lumières - un moteur de l’histoire. À Marx qui affirme dans L’idéologie allemande que « ce n’est pas la conscience qui détermine la vie, mais la vie qui détermine la conscience », Marcuse pourrait répondre : la vie commence certes par déterminer historiquement en grande part la conscience, mais une nouvelle conscience désaliénée, réveillée et libérée par la vertu de la théorie critique - par ce que Marx nomme péjorativement une « critique intellectuelle » - peut en retour libérer la vie, modifier les déterminations sociales en acte, et comme le dit encore Marx « renverser les rapports sociaux. » Et ce renversement qui est pour Marx est d’abord un renversement « pratique », est pour Marcuse un renversement théorique qui se fait pratique politique et sociale. La theoria devient praxis.
Quelle Libération possible hors de la démocratie totalitaire ?
La connaissance authentique, et sa distribution sociale très restreinte, l’ignorance, et sa distribution sociale majoritaire, et soigneusement entretenue, sont des enjeux politiques majeurs. Les concepts, les mots d’ordre, les slogans, les injonctions à penser et à ressentir, en usage dans une société, sont des armes stratégiques de contrôle. Il faut inventer une contre-culture et des contre-concepts pour lutter contre la rhétorique de cette démocratie économique et marchande, qui consolide la domination en neutralisant toute contestation. Car il s’agit d’une démocratie bien particulière, que j’ai nommée en l’un de mes ouvrages, une démocratie disciplinaire, qui nous donne l’illusion de posséder un pouvoir de décision, qui consolide la dépendance de ses adeptes, en vue de promouvoir la rentabilité et la productivité. « Le fait de pouvoir élire librement des maîtres ne supprime ni les maîtres ni les esclaves. » Et « si par démocratie on entend que des individus libres se gouvernent eux-mêmes et ont également accès à la justice, alors la réalisation de la démocratie passe par l’abolition de la pseudo-démocratie existante. » Marcuse pour sa part emploie pour désigner cette fausse démocratie l’expression « démocratie totalitaire ». Elle se caractérise par le fait qu’« elle ne se sert pas de la terreur, mais de l’intériorisation des mécanismes d’intégration. » Elle se maintient par une « tolérance répressive » qui neutralise toute mise en cause radicale en banalisant les points de vue, les autorisant et les relativisant tous, mais se maintient aussi par une « contre-révolution préventive. »
Il ne s’agit plus maintenant, pour sortir de ce régime politique bien particulier - qui se sert de la satisfaction consumériste et de la bonne conscience faussement humaniste et faussement égalitariste pour perdurer - de convoquer ce que Marcuse nomme « l’humanisme socialiste » du jeune Marx, trop sujet à récupération, mais il faut en appeler au « radicalisme de la Nouvelle Gauche », caractérisé par « une violente solidarité dans la défense », solidarité contre la puissance technique et idéologique du capitalisme. Quant à définir la nouvelle forme d’organisation non répressive alternative à cette fausse démocratie vendant un bonheur à crédit, cela est impossible a priori. Mais Marcuse énonce tout de même les institutions transcendantales de toute Libération potentielle, conditions nécessaires mais toutefois non suffisantes : « propriété collective, contrôle et planification collectifs des modes de production et de la répartition des ressources. » Mais cette Libération envisagée dans un esprit libertaire, est d’autant plus compliquée à réaliser qu’« aucune expérience de Libération individuelle ou de groupe ne peut échapper à la contamination du système même qu’elle combat. »
Cette question de l’institution d’une nouvelle forme de vie libérée, post-capitaliste, est récurrente dans les questions qui ont été posées de toute part à Marcuse. Nous pouvons résumer sa réponse en restituant la métaphore à laquelle il eut recours lors d’une conférence tenue en juillet 1967 devant les étudiants et les professeurs de l’Université libre de Berlin-ouest : « Si l’on veut construire une maison à la place d’une prison, il faut d’abord démolir la prison, sinon on ne peut même pas commencer à construire la maison. »
Le modèle politique de la rédemption, qui irrigue la pensée libertaire de Marcuse, n’est pas la situation de l’homme à l’état de nature, mais comme pour Rousseau, celle de l’homme à l’état sauvage. La fameuse bonté naturelle ressortit de cet état-là, et Rousseau, voulant fonder empiriquement sa théorie, se réclame des récits ethnologiques de son temps : « L'exemple des sauvages qu'on a presque tous trouvés à ce point semble confirmer que le genre humain était fait pour y rester toujours, que cet état est la véritable jeunesse du monde, et que tous les progrès ultérieurs ont été en apparence autant de pas vers la perfection de l'individu, et en effet vers la décrépitude de l'espèce. » Marcuse en sa théorie de l’histoire héritée de Hegel, lui-même héritier de Rousseau, se situe sur ce versant optimiste et utopique de l’histoire, visant à la fin du processus, à une restauration du bonheur collectif initial. La fin doit retrouver le commencement et l’Absolu redevenir sujet. Mais pour ce faire il ne suffit pas de laisser faire, mais tout à l’inverse, de lutter pour inverser le processus de dégénération du lien social initié par l’entrée des collectivités humaines dans l’économie capitaliste et la gouvernance technique.
L’itinéraire intellectuel de Marcuse est marqué selon son propre récit, par des événements historiques majeurs. « Après la défaite de la révolution en Allemagne, j’ai cherché à comprendre, avec l’aide de Marx et de Freud, ce qui s’était passé : la destruction et la violence contre-révolutionnaires ; la SA, les SS ; les raisons pour lesquelles une révolution qui paraissait nécessaire n’avait pas été prise en charge par les masses. » Il explique qu’en 1923 il s’adonnait à la lecture des marxistes critiques du stalinisme : Korsch et Lukacs, privilégiant le jeune Marx. Le but recherché était précise-t-il « surtout l’émancipation radicale de l’homme - de ses sens, de sa sensibilité - et la révolutionnarisation tant de sa conscience que de son inconscient. » Il ajoute, prenant en cela le contre-pied du matérialisme historique strict, que le marxisme avait oublié de prendre en considération quelque chose de fondamental, la nécessité prérévolutionnaire d’un « changement radical dans la conscience et dans l’inconscient des individus ».
C’est donc dans cette sphère idéationnelle touchant à « la structure de l’homme », donc à cette sphère essentielle négligée par Marx, à savoir la psychologie, non pas la psychologie positiviste - celle que nous nommerions maintenant cognitiviste, qui renforce la conception désincarnée mécanique et instrumentale de la vie psychique d’un homme qui n’est personne - mais la psychologie de l’inconscient, celle qui prend en considération les affects et les pulsions d’un homme qui est quelqu’un, qui a une histoire, des relations et un environnement, car c’est à ce niveau que se joue la construction politique et idéologique de la structure de l’homme, cette structure qu’il faut réformer. C’est donc la prise en considération de la dimension émotionnelle et idéationnelle de l’humain, qui doit guider le combat pour la Libération. Il faut changer le mode d’expérimentation de la réalité et développer la dimension esthétique et le pouvoir de l’imagination.
La Libération, une inversion des valeurs et une praxis collective
Cette Libération qui n’est pas au sens strict une révolution mais bien plutôt une subversion, une inversion des valeurs, peut se définir ainsi : « l’expérience de la joie sans culpabilité, de la vie sans renoncement, de la victoire de la solidarité sur l’égoïsme, tout cela équivaut à un rejet et à une subversion de la morale vitale du capitalisme. » C’est donc dans la sphère de l’idéologie, dans l’univers des représentations et des expériences de vie, dans l’Erfharung et non dans l’Experiment, que doit se mener la lutte, sur le terrain des représentations, des émotions, des sentiments et des affects. Il faut abandonner et disqualifier les valeurs fondatrices du capitalisme : « l’âpreté, la compétition, l’agressivité, la virilité, l’auto-affirmation, etc. »
Ce qui impose un programme émancipatoire capable d’élever le niveau de conscience des masses. Cette posture définit ce qu’il nomme lui-même, nous l’avons vu, « la Gauche Nouvelle », qui ne peut efficacement lutter contre « la concentration des forces de répression » qu’en érigeant des formes décentralisées et disséminées de résistance, plutôt que des partis organisés et bureaucratisés confiscant le pouvoir au nom du peuple. Il évoque alors ce que l’on peut nommer la démocratie directe : les « conseils ouvriers » (rappelant les soviets de Russie), les « conseils de quartier », les « conseils d’étudiants », de « techniciens », de « femmes », toutes formes de résistance et de revendication qui devront se rassembler, et qui nous évoquent les coordinations actuelles présentes dans les mouvements de contestation, se substituant la plupart du temps aux syndicats et aux partis politiques traditionnels.
Marcuse toutefois, en ce projet révolutionnaire nouvelle manière, prend ses distances avec l’idée léniniste d’une avant-garde autoproclamée, mais il avance tout de même la nécessité d’une activité éducatrice (Aufklärung), émanant d’une avant-garde intellectuelle, mais qui ne saurait jamais se confondre avec le rôle recteur d’un parti. La marge de manœuvre est ici étroite, entre autoritaire et libertaire. La résistance n’est pas pour lui le fait d’une élite, mais d’individus et de groupes éduqués (d’où le rôle toujours central des étudiants, en marge de l’appareil de production, donc libres) conscients et responsables. On ne peut que noter l’actualité de Marcuse sur ces questions stratégiques de la lutte et de la résistance, et particulièrement du rôle des universités. En effet, et nous retrouvons une fois encore en ces propos l’inspiration rousseausite, « il existe un droit naturel de résistance pour ceux qui ne peuvent plus supporter un ordre de répression inhumaine, de destructions inhumaines. »
S’affrontent ce faisant dans le champ des théories politiques - qui est un champ de bataille idéologique - non pas une conception historique, qui serait d’un côté rationnelle et réaliste, et de l’autre, une conception révolutionnaire non-historique, qualifiée d’utopique et d’irrationnelle par le pouvoir établi, mais plus fondamentalement, deux conceptions de l’histoire contradictoires, porteuses d’une anthropologie opposée (compétitive ou coopérative), symptomatiques d’intérêts divergents et de luttes continues pour la défense de ces intérêts. L’histoire est le lieu de ces affrontements incessants. Dans la perspective de Marcuse elle est le produit d’une praxis collective que seule une logique dialectique peut appréhender en son essence. C’est cette logique dialectique, cette dialectique des Lumières - transcendant par sa bi dimensionnalité (distinction du Vrai et du Faux) la logique formelle, positiviste, moniste (le réel seul est Vrai) et collaborationniste, en accord avec la domination et la répression en cours - qui permet que la philosophie critique « appréhende le monde comme un univers historique où les faits établis sont l’œuvre de la praxis historique de l’homme. C’est cette praxis (intellectuelle et matérielle) qui est la réalité à atteindre dans les données de l’expérience, celle que la logique dialectique appréhende. »
L’histoire est le résultat instable, la concrétion d’une lutte idéologique toujours en cours, la cristallisation d’un rapport de forces qui n’a pour l’instant pas encore tourné en faveur des dominés. Mais il ne faut pas tomber dans la conception matérialiste téléologique marxiste de l’histoire, somme toute optimiste, anticipant la fin du capitalisme comme nécessaire, comme inscrite dialectiquement dans la logique même d’un système voué à l’autodestruction par ses contradictions internes. L’histoire n’est en aucun cas non plus, conçue mécaniquement par Marcuse, comme ce qui cautionne et confère de facto épaisseur et légitimité à des associations, organisations, corporations, hiérarchies, inégalitaires et déshumanisantes. Elle est pensée comme le lieu ordinaire transitoire et provisoire (jusqu’à la Libération) de constitution de l’illusion idéologique, qui est en fin de compte toujours le mécanisme par lequel s’effectue le travestissement de l’artifice en nature, de l’irrationalité en Raison, du mensonge en vérité. Le capitalisme développant des stratégies de résistance et d’intégration infinies de ses contestations, il ne faut pas espérer son extinction prochaine. Il vit, il se nourrit de ses crises et des guerres qu’il génère. La lutte doit être permanente et son issue n’est en rien certaine. L’histoire du négatif s’affronte continûment à l’histoire contre-révolutionnaire qui est l’histoire positiviste.
C’est contre cette histoire positiviste, fataliste, acceptante des dominations en cours que la pensée libertaire de Marcuse engage une lutte de démystification et d’émancipation sans assurance aucune d’une victoire. Mais c’est une guérilla qui est menée. Et c’est la Raison qui mène la lutte contre « l’organisation administrative de la pensée », « l’empirisme pur », « le positivisme », « le mensonge », « l’ignorance », « la violence », « l’oppression », et « l’exploitation. » La tâche est difficile car il faut remonter le courant du sens commun, s’affronter à une logique de l’évidence, lutter même contre « le rationnel qui est devenu le support le plus efficace de la mystification. (…) Dans la routine journalière de la maison, du magasin, du bureau, la magie et la sorcellerie opèrent, on se laisse aller à l’extase et les réussites rationnelles masquent l’irrationalité de l’ensemble du système. »
Le problème du changement de la société est donc un problème permanent et jamais résolu. Ce changement doit s’appuyer sur un « refus total » et « une contestation permanente. » Nous rencontrons ici ce qui est en réalité pour Marcuse le moteur même de l’histoire, à savoir non pas comme dans l’orthodoxie marxiste, le changement matériel de la société comme condition préalable au changement des consciences et des rapports sociaux, mais bien plutôt la modification préalable de ce que l’on peut nommer les formes de conscience et de sensibilité. La lutte idéologique passe ici au premier plan, indication claire qu’il ne s’agit plus d’une posture révolutionnaire matérialiste au sens strict mais qu’il s’agit d’une posture libertaire ayant intégré la part nécessaire d’utopie indispensable à la subversion des valeurs. « Il ne s’agit pas seulement de changer les institutions mais plutôt, et c’est plus important, de changer totalement les hommes dans leurs attitudes, dans leurs instincts, dans leurs buts, dans leurs valeurs, etc.»
Il s’agit donc bien d’un changement qualitatif devant s’attaquer à la « nature », « aux fondements mêmes de l’acceptation et du refoulement », à « l’infrastructure de l’homme », « il faudrait qu’elle se situe hors de l’ordre établi, le refuse en bloc, et se propose une transmutation radicale des valeurs. » Cette injonction évoque Die Umwertung aller Werte, la transvaluation nietzschéenne des valeurs, et n’est en tout cas pas marxiste, en ce sens que ce changement des consciences est posé comme non pas comme consécutif à un changement matériel, mais comme « une des conditions préalables de la révolution. » Marcuse cite d’ailleurs l’aphorisme 275 du Gai savoir et le commente dans son analyse des Fondements biologiques du socialisme : « » Quelle est la marque de la liberté réalisée ? Ne plus rougir de soi. » La raison de ces hommes et de ces femmes se modèlerait sur leur imagination, et le processus de production tendrait à devenir un processus de création. » Ce travail de transvaluation des valeurs doit être confié à ce qu’il nomme une avant-garde qui, comme je l’ai précisé, doit avoir pour mission d’augmenter le niveau de conscience des masses. La Libération passe par l’éducation, par l’émancipation intellectuelle.
Marcuse un gauchiste libertaire ni spontanéiste ni anarchiste
Marcuse met prioritairement et régulièrement l’accent sur les superstructures sociales : culture de masse, savoirs ordinaires, mais aussi savoir savants, et ce en distanciation du marxisme seconde manière qui remettant la philosophie idéaliste sur ses pieds, stigmatise l’utopisme et privilégie les infrastructures en tant que réalités déterminantes des formes de conscience collectives. Marcuse, lui, met en évidence, grâce à son intégration des acquis de la psychanalyse, grâce à sa psychologie politique, le pouvoir de l’idéologie, de l’imaginaire et des représentations. Ces réalités d’un autre ordre que matériel sont des composantes d’une autre infrastructure qui n’est pas économique mais anthropologique : « l’infrastructure de l’homme », ses pulsions sublimées et refoulées, ses plaisirs fabriqués, ses aspirations disciplinées, ses émotions contrôlées, ses désirs formatés, ses idéaux. Mais compte tenu de cette épistémologie et de son anthropologie, qu’en est-il de sa posture politique ? Dans l’entretien publié en janvier 1973 dans Le Nouvel Observateur, il récuse le qualificatif de spontanéiste et dénie en être le père « On a prétendu que j’étais le père du « spontanéisme » ; on m’a accusé de voir dans le sous-prolétariat et dans les étudiants la force révolutionnaire décisive. Ce sont des stupidités. La spontanéité n’est pas révolutionnaire par elle-même. Elle peut être réactionnaire : elle peut résulter de l’introjection de besoins façonnés dans l’intérêt de l’ordre établi. » La spontanéité doit être éduquée.
Le spontanéisme est l’une des composantes politiques attribuées au mouvement de Rosa Luxembourg et de Karl Liebknecht fondateurs du mouvement spartakiste - au sein duquel milita Marcuse - fondateurs dont il rappelle que les assassinats ont été un événement déclencheur de sa nouvelle position politique, confirmant ses doutes concernant la social-démocratie « car ce sont bien les sociaux-démocrates qui sont responsable de ces deux assassinats. » Le spontanéisme est également présent dans la théorie de Bakounine (adversaire de Marx au sein de la Première Internationale) connu entre autres pour son ouvrage La révolte spontanée. Il y défendait l’autogestion contre la bureaucratie de l’État et fut le promoteur d’un socialisme libertaire. Appartenant à la gauche hégélienne, il développa lui aussi cette idée dialectique du pouvoir du négatif, cette négativité étant à même de détruire l’état de chose existant. L’on voit bien à quel point cette idée hégélienne de la puissance du négatif nourrit également les thèses de Marcuse. Mais Bakounine pousse cette négativité à son terme extrême dans la logique de l’anarchisme, voulant totalement détruire l’état de chose existant, ce qui n’est nullement le cas de Marcuse qui ne se dit pas spontanéiste parce qu’il croit en la nécessité préalable d’une pédagogie des masses, et qu’il faut organiser la spontanéité lorsqu’elle se manifeste, étant susceptible d’orientations antagonistes : révolution ou réaction, car « les désirs et aspirations individuels ne sont pas immédiatement politiques… ». Marcuse ne se dit pas non plus anarchiste bien qu’il défende l’idée d’« une organisation sans les “chefs” des anciens partis ou gouvernements politiques », pas anarchiste donc, parce qu’il ne pense pas que l’anarchisme soit un but et une solution en lui-même, mais seulement une composante d’un processus révolutionnaire plus large et plus organisé. « Je crois seulement que l’élément anarchiste est une force très puissante et très progressiste. Et qu’il faut préserver et élément comme un des facteurs d’un processus pus large et plus structuré. »
Rappelons que dans le contexte de cet entretien datant de 1973, le terme spontanéiste renvoie à l’actualité, à des organisations gauchistes faisant partie de ce mouvement de mai 1968, qui revendiquait souvent la spontanéité dans ses actions contestataires. Ce terme est évidemment aussi une référence à la Gauche prolétarienne, à ceux que l’on appela les Mao-Spontex, en référence aux actions dites spontanéistes qu’ils menaient. Il s’agissait d’une organisation maoïste se réclamant du mouvement du 22 mars, ainsi que de l’anarchisme, tout en intégrant de manière paradoxale une composante autoritaire.
Marcuse donc, bien que libertaire ne se reconnaît pas anarchiste. « Non, je ne suis pas anarchiste parce que je ne peux pas imaginer comment on peut combattre une société qui est mobilisée et organisée dans sa totalité contre tout mouvement révolutionnaire, contre toute opposition effective, je ne vois pas comment on peut combattre une telle société, une telle force concentrée, force militaire, force policière, etc., sans aucune organisation. Ça ne marche pas. » En dépit des critiques émises par les communistes, et plus particulièrement par Lénine, concernant le gauchisme considéré par lui comme une manifestation de petits bourgeois, dans son ouvrage de 1920 intitulé La maladie infantile du communisme (le gauchisme), Marcuse le défend. Signalons que dans ces années post-soixante-huit, le gauchisme se revendiquait comme tel, se voulant en opposition aux partis politiques se réclamant du communisme. D’ailleurs Daniel Cohn-Bendit - auquel Marcuse fait référence dans cet entretien pour signaler en quoi lui-même se dissocie aussi du léninisme - publie un ouvrage en réponse à Lénine intitulé Le gauchisme, remède à la maladie sénile du communisme. Marcuse assume donc cette position de gauchisme et retourne la critique au Parti communiste devenu selon lui, depuis Lénine, le contraire d’un parti révolutionnaire. Quant au gauchisme, « c’est la réponse d’une minorité révolutionnaire à ce parti de l’ordre qu’est devenu le Parti communiste, et qui n’est plus le parti de Lénine, mais un parti social-démocrate. » Ceux qui ont vécu les événements de mai 1968 ont encore en mémoire l’élan révolutionnaire unissant étudiants et ouvriers réalisant une action politique, et ce, « contre les consignes implicites du parti communiste et de la CGT. » C’est donc le gauchisme qui selon Marcuse incarne maintenant la dimension révolutionnaire de cette fameuse avant-garde non léniniste constituée par les étudiants en lutte, non intégrés dans les appareils des partis. « de ce point de vue, on peut effectivement parler de groupes “privilégiés”, d’une “élite” ou même d’une “avant-garde”. Mais d’un autre côté, ce furent précisément ces “privilèges” - le fait de rester à l’écart du processus de production, de ne pas y être intégré – qui poussèrent au développement d’une conscience politique radicalisée. »
Cinquante ans plus tard
Depuis un demi-siècle, l’histoire a poursuivi son œuvre. Le capitalisme s’est mondialisé et a renforcé sa mutation en néocapitalisme financier encore plus destructeur de l’humanité de l’homme. Le régime soviétique s’est évanoui avec la chute du mur de Berlin. La Chine s’est convertie au capitalisme. Il demeure quelques tyrannies communistes de par le monde, et il semble bien que conformément aux prédictions et aux craintes de Marcuse, la société américaine soit en train d’imposer sa culture et sa civilisation à une part de plus en plus importante de la planète. L’opposition de fond au capitalisme et à ses valeurs n’est maintenant plus celle des régimes communistes, ni de l’anarchisme, ni du léninisme, ni du maoïsme, ni du trotskysme, ni du situationnisme, ni celle de la classe ouvrière, qui n’est plus une force révolutionnaire - la lutte des classes ayant cédé la place à ce que Marcuse nomme « la collaboration de classes » - et qui n’aspire qu’à intégrer la classe moyenne et à bénéficier des bienfaits de la société de consommation, ni celle des étudiants qui attendent avant tout de leurs diplômes qu’ils leur donnent accès à un emploi, n’espérant même plus un métier. Les anciennes guerres des années soixante et soixante-dix ont cessé, mais bien d’autres aussi destructrices, sinon plus, ont pris logiquement le relais ; logiquement puisque la société capitaliste, « la société close sur l’intérieur s’ouvre vers l’extérieur par l’expansion économique, politique et militaire. » La guerre est en effet la continuation de l’économie et du commerce par d’autres moyens.
La situation est de nos jours d’autant plus catastrophique qu’à cette emprise et exploitation intérieures et extérieures croissantes du capitalisme, qui est par essence une colonisation sans cesse augmentée, s’ajoute ce que l’on nomme sa crise - en réalité son fonctionnement cyclique - qui laisse en souffrance une part de plus en plus grande de la population mondiale et même s’en nourrit. A cette décomposition interne du système, qui se survit toutefois dans une perpétuelle fuite en avant, s’ajoute une nouvelle menace, bien plus grande encore, à la fois intérieure et extérieure elle aussi, qui est celle du nouvel ennemi idéologique inattendu du capitalisme, adversaire inimaginable dans les années soixante, ennemi qui n’est plus - comme l’était autrefois le marxisme - de nature politique, mais de nature religieuse, qui ne revendique pas l’égalité des humains mais la supériorité d’une caste sacerdotale et de ses affiliés. Il s’agit là d’un totalitarisme intégriste théocratique, œuvrant à une révolution culturelle et cultuelle mondiale, initiant une mondialisation d’une nouvelle sorte, clairement dirigée contre les valeurs de la société libérale avancée.
Mais cette révolution fondamentaliste et religieuse n’est ni éclairée, ni progressiste, ni ouvrière, ni étudiante, comme l’espérait Marcuse. Elle se situe aux antipodes mêmes de la pensée libertaire, des valeurs démocratiques et humanistes. Elle prêche l’obéissance et la soumission, le renoncement à la Raison, à toute pensée et conduite libre, prétendant gouverner l’existence publique comme l’existence privée, repliant la morale et le droit sur la seule loi de Dieu. Cette révolution armée n’est pas du tout - contrairement aux espérances marcusiennes - le produit d’une avant-garde intellectuelle lucide, voulant détruire le capitalisme pour instaurer une société enfin humanisée, mais émane tout à l’inverse d’une force surgie du passé, profondément réactionnaire, rétrograde, régressive, programmant la déshumanisation de cet humain encore en voie d’humanisation, et annonçant la venue d’un nouveau Moyen-Âge et de son appareil inquisitorial. Idéologie tyrannique, inégalitaire et liberticide, opposant la loi de Dieu à la Loi Naturelle, et aux Droits de l’Homme, la foi au savoir, et la religion à la philosophie, s’imposant par la violence faite aux esprits et aux corps, voulant plus que tout et à tout prix, la mort de la Raison et l’extinction des Lumières, la fin d’un monde.
Se pourrait-il alors que la formule socialisme ou barbarie, inventée par Rosa Luxembourg en 1916, et reprise par Cornélius Castoriadis et Claude Lefort en 1948, donnant naissance à une organisation anti-léniniste proche du communisme de conseils, récusant à la fois fascisme capitalisme et régime soviétique, formule reprise enfin par Marcuse lui-même en cette affirmation : « L’alternative classique : “socialisme ou barbarie” est aujourd’hui plus actuelle que jamais », se pourrait-il que cette formule destinée à incarner une certaine pensée libertaire, cède la place à cette autre formule, modifiant l’imputation de barbarie faite à la fois au capitalisme, au fascisme et au stalinisme, pour la destiner à une nouvelle barbarie ? Il s’agirait alors d’une formule infiniment plus sombre en raison de sa dimension aporétique condamnant peut-être toute Libération possible. Cette nouvelle alternative se formulerait ainsi : capitalisme ou barbarie ? Marcuse maintiendrait-il en notre temps, l’actualité de la formule qu’il énonce en son temps ? Inviterait-il encore de nos jours à « démolir la prison » que constitue la société libérale avancée, sachant qu’elle risque d’être remplacée, non pas par une maison commune auto-gérée, mais par un bagne et une barbarie radicale ?
La question clef, caractéristique de notre actualité est peut-être alors la suivante : peut-on maintenant, face à ce danger majeur qu’est l’impérialisme religieux terroriste, toujours vouloir la mort du capitalisme sans tuer la démocratie et les Droits de l’Homme ? Ce qui présuppose résolue cette autre question : peut-on expulser le capitalisme de notre démocratie - fut-elle « fausse » - sans ouvrir la porte à une tyrannie ? Plus simplement, qu’en est-il du projet révolutionnaire en tant de guerre ?