« La technique, c’est d’emblée tout un projet socio-historique : en elle se projette ce qu’une société et les intérêts qui la dominent intentionnent de faire des hommes et des choses. Cette finalité de la domination lui est consubstantielle et appartient dans cette mesure à la forme même de la raison technique. »
Herbert Marcuse
Les cinq « vertus intellectuelles »
Dans l’Ethique à Nicomaque, au chapitre III du livre VI, Aristote expose ce qu’il en est des « vertus intellectuelles ». Il définit ce faisant cinq formes fondamentales du rapport de l’homme au Vrai, cinq manières de se disposer avec justesse par rapport au Monde. Ce sont autant de modalités de ce que je nommerai en termes modernes, un engagement de l’homme (anthropos), à l’égard de la Nature (Physis) et de la Cité-Etat (Polis), en référence à « la vie bonne » quiest la finalité ultime de l’existence individuelle et collective.
Ces « vertus intellectuelles » qui dépendent en grande part d’un enseignement requièrent aussi de l’expérience, à la différence des « vertus morales » qui selon Aristote sont le produit de l’habitude et des mœurs (ethos). Ces cinq « dispositions » sont à considérer dans leur statut éthico-ontologique, et ce dans l’horizon de la connaissance la plus haute : la philosophie, posée dans sa double composante exotérique et ésotérique, car il y a la science qui s’enseigne par le logos, mais il y a aussi le savoir initié, qui s’expérimente dans l’intimité de l’être. « La pensée contemplative, n’est ni pratique (praxis : action), ni poétique (poietikê : productive au sens technique), son bon et son mauvais état consiste dans le Vrai et le Faux auxquels son activité aboutit. » Ces manières pour l’esprit d’entrer en relation avec l’être, ces cinq « vertus intellectuelles » sont énoncées dans les termes grecs suivants : technê, phronêsis, épistémê, noüs, sophia, vocables antiques que l’on peut se risquer à traduire ainsi :
la technê c’est l’art, au sens de l’artisanat, c’est la techniqueconçue comme savoir fabricateur, comme puissance de production (poiêsis) s’accomplissant selon des règles connues, expérimentées et transmissibles par enseignement.
La phronêsis qui « est une vertu et pas un art », est la disposition délibérante à bien agir, la prudence, la circonspection, la sagesse pratique qui doit guider l’action, et non pas, comme c’est le cas pour la technê, celle qui guide la production, car produire (poiëin) n’est pas la même chose qu’agir. Cette phronêsis s’exerce dans le domaine du Bon et du Mauvais pour un être humain. Elle « porte sur ce qui est juste, beau et utile pour l’homme » et suppose la mise en œuvre de la faculté de délibérer et de décider (to bouleutikon), et de celle de prévoir et de choisir (proairesis), facultés qui sont pour les Grecs la marque de « l’homme libre ». Il faut donc être libre pour exercer ces vertus, car « les œuvres de la vertu sont impraticables à quiconque mène une vie mécanique et mercenaire. » Cette déclaration éclaire d’un jour très particulier la vie laborieuse, dépendante et mercenaire, la vie technicisée de l’homme moderne enveloppée dans l’utile, et sa supposée liberté.
L’épistêmé c’est la science raisonnante permettant une connaissance du monde. « La science est le concept de l’universel et du nécessaire. » Elle est fondée sur la logique, l’observation et l’expérience, qui connaîtra l’essor considérable que l’on sait dans la Modernité, générant les applications techniques qui gouvernent maintenant notre existence.
Le noüs désigne la puissance première de connaître, mais au sens de la raison intuitive, qui saisit les principes premiers, et ce sans aide discursive aucune. Elle est la vision et l’intellection pure de ce à partir de quoi toute connaissance est possible, mais qui n’est pas soi-même objet d’une connaissance rationnelle possible, bien qu’elle la permette. « Si des trois facultés, j’entends la phronêsis, l’épistémê et la sophia, aucune ne peut avoir la connaissance des principes premiers, il reste que c’est le noüs qui peut les atteindre. »
La sagesse (sophia) ferme cette énumération. « la sagesse sera la plus achevée des formes du savoir. Le sage doit donc non seulement connaître les conclusions découlant des principes, mais encore posséder la vérité sur les principes eux-mêmes. La sagesse sera ainsi à la fois raison intuitive (noüs) et science (épistêmé), science munie en quelque sorte d’une tête, et portant sur les réalités les plus hautes. »
Praxis et/ou technê
La science (épistémê) s’applique à la connaissance des choses dites « nécessaires », à savoir qui ne peuvent être autrement qu’elles sont, raison pour laquelle nous pouvons justement les connaître de manière certaine et énoncer à leur sujet des lois qui les enveloppent dans une constance et une prévisibilité certaines permettant leur enseignement. Ces choses ne peuvent donc en rien être objet d’une délibération en vue d’une action (praxis) - ce qui définit entre autres actions la politique « entièrement consacrée à l’action et délibérative » - ou en vue d’une création technique (technê poiétikê), puisqu’on ne peut changer ce qui est nécessairement, ce qui est par nature (physéi), mais seulement ce qui étant contingent peut être autrement. Et il n’y a pas à délibérer sur les choses nécessaires. La science connaît ce qui est en soi-même et par soi-même et ne peut le changer, la technique par contre produit ce qui n’était pas encore tel, et peut changer ce qui est. La différence résidant en ce qu’à l’époque d’Aristote la technique n’était pas encore fondée sur la science et sur la connaissance intime de la matière qui est aujourd’hui la nôtre grâce à la physique, à la chimie, et à la biologie.
Ce qui signifie toutefois que ce monde qui est objet pour la science n’est pas un monde humain. Le monde humain en revanche est celui en lequel s’accomplissent la production et l’action transformatrices du simplement donné, c’est-à-dire le monde non clos en soi-même, le monde du non-déterminé en sa forme actuelle, le monde des possibles, celui de l’imprévisibilité et en conséquence aussi celui de la promesse et du contrat, qui vont assurer bien plus tard la consistance et la légitimité du politique dans la société moderne.
Ce monde humain contingent est donc celui de l’exercice du choix et de l’engagement puisqu’il est constitué d’actions volontaires qui nous inscrivent dans une nouvelle nécessité, non pas donnée, mais construite et voulue. « L’objet de la science existe donc nécessairement » dit Aristote, pour signifier qu’il n’est pas contingent et ne relève pour l’homme d’aucun choix possible. A contrario, « les choses qui peuvent être autres qu’elles sont comprennent à la fois les choses qu’on fabrique (technê) et les actions (praxis) qu’on accomplit. » On peut faire ou ne pas faire, agir ou ne pas agir.
L’action et la production ont donc en commun de se déployer sur fond de liberté, l’homme pouvant en ces deux registres changer ce qui est, et faire exister ce qui n’existait pas encore comme tel, et l’homme lui-même peut en partie se changer en ce qu’il veut, ce qui a pour présupposé que la politique ne peut être une science (épistémê) (son objet étant contingent), mais seulement une action (praxis) liée à une délibération, puisque son objet, la communauté des actions humaines est inconstant et imprévisible étant constitué d’actions libres. Toutefois l’action une fois accomplie intègre le champ de la nécessité, devient irréversible et ne peut désormais plus être modifiée. « Aussi Agathon a-t-il raison de dire : Il y a une seule chose dont Dieu même est privé, c’est de faire que ce qui a été fait ne l’ait pas été. »
Liberté et/ou travail
Dès lors, à la lumière de ces catégorisations fondamentales, que penser d’un monde comme le nôtre, en lequel la production, cette production collective qu’est le travail, règle l’action des hommes, et plus particulièrement l’action politique, au lieu que ce soit l’action politique qui règle la production et la sphère économique organisée autour des opérations techniques productives de richesses. L’action politique en ce monde industriel et marchand, désormais assujettie à des impératifs techniques de production rentable, s’oublie dans sa finalité première : la mise en œuvre du Bien commun et du bonheur collectif.
Cette inversion des valeurs liée à la centralité généralisée du travail technicisé est l’une des causes de la dégradation des conditions de la vie collective qui se calque maintenant sur l’utile instrumental à courte vue, et non sur le Souverain Bien.
Nous pensons et surtout vivons désormais la praxis comme médiatisée par une poiêsis universelle mondialisée, nous pensons l'action humaine comme irrémédiablement médiatisée par le travail et par la technique qui lui est consubstantielle, à tel point que la perte de toute capacité productive devient pour nous synonyme de perte d’humanité. Notre pratique collective du travail total, notre expérience d’employés mis sur le Marché à disposition de l’appareil productif mondialisé a fini par accoupler deux entités séparées pendant la plus longue période de l'histoire de l'Occident : la production et l'action, de telle manière que, dans nos sociétés, un homme au sens strict désœuvré, est privé de toute capacité d'agir dans la société et perd son identité. C'est ce couplage inédit du travailleur et de l'homme, ce que les Grecs penseraient comme une monstruosité : l'esclave-humain-libre, qui définit pourtant notre actualité.
Ce n'est pas sans raison que Marx se propose précisément de procéder à un redécouplage du travailleur aliéné et de l'homme, à quoi se ramène en définitive sa théorie-pratique de la sortie de cette aliénation liée à la plus-value. Libérer le travail de sa finalité profitable c'est libérer l'homme, c'est aussi retrouver la juste manière de vivre ensemble. Mais quel prix faut-il payer pour cela, et est-ce possible ? La société technologique non seulement résiste à la libération plus que jamais technologiquement possible, mais de plus renforce l'aliénation de l'homme à la sphère productive et technique. Cette sphère technique est pourtant potentiellement libératoire des tâches productives (mécanisation, informatisation, robotisation, programmations, automatisations multiples). Elle persiste et parie pour la liberté/travail, autrement dit pour l’assujettissement programmé à une production rentable.
Selon Aristote, qui ne peut sauter par-dessus son temps, en lequel la technique ne faisait pas encore « marcher les navettes toutes seules », comme il l’imagine dans son mythe libératoire de l’asservissement quotidien à la production de la vie qui est le lot des esclaves soumis au labeur obligatoire et pénible (ponos). La technê était encore recluse en ses prémices inoffensives. L’action et la production, la praxis et la poiêsis sont encore hétérogènes : « ni l’action n’est une production, ni la production une action. » Cette hétérogénéité, cette indépendance entre l’action, en particulier politique, et la technique qui produit, n’est évidemment plus du tout pertinente dans notre monde mécanisé, industrialisé, hypertechnicisé, qui agit techniquement, et qui produit activement, monde en lequel la politique elle-même est devenue technicienne, et l’exercice de la gestion des affaires, technocratique. La politique s’est désormais faite technique hyperproductive d’un ordre laborieux qu’elle s’efforce de perpétuer.
La technique est donc devenue au plus au point active et a pris le pas sur les autres « vertus intellectuelles », et ce, essentiellement dans ses finalités pratiques, entrepreunariales, commerciales, économiques. Les politiques contemporains dans leurs déplacements internationaux ne sont-ils pas fréquemment cités par les médias comme étant les meilleurs promoteurs commerciaux des productions nationales, comme les ambassadeurs de nos meilleures marchandises, s’efforçant de vendre des centrales nucléaires, des trains à grande vitesse, des avions de transport et de combat, des voitures, du foie gras, du fromage au lait cru, de la lingerie de luxe, des parfums, et même des savoirs ?
Le politique s’est pathétiquement dissous dans la sphère commerciale des marchandises produites par la somme des techniques actives que l’on nomme industrie. Le politique est devenu entre autres fonctions plus nobles, un gestionnaire et un représentant de commerce multicartes. Ce redressement tant vanté du productif est un affaissement du politique.
Toutefois, Aristote reconnaît déjà en son temps une parenté relative entre activité politique et activité technique : « administrer la cité est une expression réservée pour ceux qui entrent dans la particularité des affaires, car ce sont les seuls qui accomplissent la besogne, semblables en cela aux artisans. »
Alors que l’action, la praxis, se définit comme un savoir agir, la technê, cet art au sens de la technique productive, ici objet de toute mon attention, se définit comme un savoir créer selon des règles connues, comme une activité de fabrication de quelque chose qui une fois produit existe et persiste matériellement, de manière propre, indépendamment du producteur. Aristote bien évidemment envisage cette activité productive dans sa capacité à faire exister des objets uniquement matériels ; il ne possède pas encore le concept psychologique et encore moins psychanalytique et psycho-sociologique d’objet psychique, d’introjection, d’incorporation, ou le concept philosophico-politique de vision du monde, d’idéologie, ou plus simplement encore d’objet immatériel et de représentation, concepts qui seuls, sont à même de rendre compte non plus seulement d’une domination au moyen de la technologie, mais de la mise en œuvre d’une technologie de la domination, d’une domination que se fait technologie d’emprise mentale qui objective les sujets humains. Cette objectivation des sujets humains passe en partie par une subjectivation des objets, c’est-à-dire par une fétichisation de la marchandise et des biens de consommation devenus le summum bonum, le bien suprême.
Notons toutefois l’extraordinaire modernité de Platon, qui en son Allégorie de la caverne du livre VII de La République,met en scène une représentation imagée et complète de l’asservissement d’une société humaine à une weltanschauung illusoire, de la soumission mentale d’une collectivité à des images falsifiées de la réalité. Il s’agit de prisonniers dont « la tête est enchaînée » face à ce qu’on peut nommer un écran, dans la direction duquel le regard est forcé de se diriger. Certes, le concept d’idéologie n’est pas présent en tant que tel, mais notons que c’est « la tête » qui est prise, orientant de force le regard et engendrant la fascination pour cette « société du spectacle » (telle que l’analysait Guy Debord).
Le mécanisme technique de l’illusion collective produite et entretenue, le mécanisme de la construction imaginaire de la réalité par le langage, par le narratif faisant syndrome est précocement dévoilé. Les faux objets sont nommés comme réels depuis l’enfance, et le flux narratif fait son effet. Il s’agit là de l’entretien continu, éducatif, persuasif, d’une fausse image du monde, image incorporée, partagée et collectivement accréditée, tant le montage, la mise en scène est efficace et satisfaisante. Les prisonniers étant inconscients sont heureux, car dans la caverne rien ne manque et personne ne veut la quitter. Seul l’initié, le philosophe qui est monté à la Lumière et a contemplé les réalités, sait le caractère faux de ce réel supposé. Les simulacres, les objets fabriqués, donc produits d’une technê imitant les objets réels, sont portés haut et défilent derrière les hommes assis dos à un mur. Ces simulacres (eidola) passent devant la lumière d’un feu brûlant en position haute, qui projette les ombres de ces simulacres de choses sur le mur écran qui fait face aux hommes entravés « depuis l’enfance » (aliénés). Les spectateurs de cette représentation cinématographique anticipée, prennent alors l’illusion pour la réalité même, et ne peuvent se déprendre de cette fiction.
Les endo-techniques du contrôle mental
Ces concepts déconstructionnistes et constructivistes bien plus tardivement élaborés, permettront aux penseurs de la théorie critique de l’École de Francfort, qui conjoindront philosophie platonicienne, hégélianisme, marxisme et psychanalyse, d’élaborer une théorie de la domination psycho-politique et techno-politique, une théorie de l’illusion, de l’aliénation, de la croyance et de la fausse conscience reposant sur la mise en œuvre par les instances de pouvoir - qui ne sont pas des personnes mais des structures dont les personnes sont les instruments - d’une technique efficace que je nommerai d’induction psychique, génératrice de puissants mécanismes d’autocontrainte et d’auto-persuasion et d’auto-illusion opérant chez les membres d’une collectivité ayant introjecté de longue date des impératifs de perception, de pensée et d’action. Le sociologue Norbert Elias aura été particulièrement attentif à la puissance de ce phénomène « d’autocontrainte », de contrôle intériorisé des consciences et des actions, psychologique et politique tout à la fois. Il s’agit là d’authentiques techniques de contrôle mental automatique des masses, de leur sensibilité, de leur entendement et de leurs représentations, par synchronisation des émotions et des représentations à réel effet normalisateur sur les actions individuelles et collectives. Les analyses de la psychologie des foules effectuées par Le Bon d’abord et par Freud à sa suite sont sur ce sujet parfaitement éclairantes.
La psychanalyse est le bon outil pour comprendre la nature de cette imposition sociale et politique mettant en jeu des techniques de suggestion et d’identification. Rappelons à ce sujet ces propos d’Herbert Marcuse : « Il n’est pas nécessaire d’« appliquer » les catégories psychanalytiques aux rapports sociaux ou politiques, car elles sont en tant que telles des catégories sociales et politiques. (…) Freud avait découvert, dans la région profonde des instincts et des satisfactions instinctives, les mécanismes du contrôle social et politique. » Il faut sur cette question se souvenir des divers mécanismes psychiques analysés par Freud dans leur composante sociale : idéalisation, refoulement, déplacement, substitution, sublimation, etc. mécanismes incompréhensibles si l’on ne comprend pas que c’est ici le surmoi et les normes sociales intériorisées qui agissent sur le moi, contrôlant les pulsions du ça. Nous pouvons considérer que d’une certaine façon, Marcuse est l’un de ceux qui, conformément à l’attente de Freud, s’est attaché à mettre en œuvre cette fameuse « pathologie des sociétés civilisées. » L’événement est d’importance dans l’histoire de la psycho-sociologie politique.
Mais j’en reviens à Aristote et à sa définition fondatrice de cette technê qui sera ultérieurement objet de développements et de mutations considérables. L’opérateur principal de cette création technique, sa puissance d’agir, infinie réside dans un pouvoir puissant qui révèle la singularité de l’espèce humaine dans le règne animal : le pouvoir de transformation, d’altération, disons même de dénaturation de la nature (physis) y compris de sa nature, nous le voyons maintenant avec l’ampleur prise par les manipulations génétiques autorisant potentiellement la production technique d’une nature humaine « augmentée ». La robotique est également en passe de modifier en profondeur l’existence humaine comme la révolution numérique l’a précédemment modifiée.
Cette nature initiale en quelque manière naturelle, au sens du donné matériel total que l’on nomme le monde, doit aussi être comprise comme nature de la chose, au sens de son essence (ousia), nature des choses du monde, mais également nature de l’homme lui-même, et en un troisième sens comme norme (conforme à la nature). L’homme contemporain devient dès lors son propre transformateur possible, son propre opérateur technique, comme il est désormais patent dans la mise en œuvre des bio et nano-technologies.
La nature en tout cas se présentifie pour Aristote comme « cause matérielle », car pour transformer et produire du neuf « cause efficiente », il faut partir de l’ancien, du déjà-là ; il faut bien partir de ce qui est déjà donné de manière plus ou moins brute, autorisant une action technique : transformation donc d’un matériau initial en un objet fini plus ou moins complexe, investi d’une utilité projetée, habité d’une finalité dont la « cause formelle » (l’eidos, l’idée de la chose achevée) et la « cause finale » (l’idée incarnée dans la chose achevée) sont le signe.
L’objet technique, disons la matière transformée et informée, existe donc comme telle, dans l’exacte mesure où elle est le point d’accomplissement, la cristallisation d’une intention initiale, d’une eidos, d’une forme, c’est-à-dire de ce qui pour les Grecs n’est ni plus ni moins qu’une idée. La chose produite artificiellement (à savoir avec art) est la résultante d’un plan réfléchi de l’intelligence calculatoire et opératoire, raison pour laquelle Aristote précise que « la cause finale » d’un objet (sa raison d’être) est en réalité la même chose que son « principe » (le modèle initial, le prototype). L’objet est en son essence (ousia) la matérialisation d’une idée, d’une forme conçue par l’esprit humain (eidos) ; il est la réalisation, au sens du devenir réel, d’une intention transformatrice qui s’exerce avec art.
Aristote distingue en son temps la production (technê) de l’action (praxis) qui est conçue comme la transformation de l’homme agissant, car en agissant, l’homme se produit comme autre. Mais je souhaite ici laisser à d’autres le soin d’analyser l’impact des technologies sur le devenir de l’homme, sur son être social et son humanité, pour analyser une technê particulière, celle qui n’est pas distincte de l’action, particulièrement de l’action politique. Habermas dans son ouvrage La technique et la science comme idéologie a produit sur cette question des analyses définitives qu’on ne peut ignorer, mettant en jeu la question de la définition et du rôle de la rationalité et de la rationalisation inhérente aux sociétés industrialisées. La rationalisation va de pair avec la « sécularisation et la désacralisation (Entzauberung) des images du monde (Weltbilder) orientant l’action. » Le diagnostic est posé d’un découplage fatal à la liberté, entre la rationalité qui doit en droit libérer l’humain des anciennes servitudes, et la rationalisation de la société technicienne qui assujettit les individus en amplifiant la manipulation (Verfügung) et les frustrations (Verzichte).
Habermas prolonge une thèse déjà développée par Marcuse dans L’homme unidimentionnel, à qui il dédie d’ailleurs son texte « A Herbert Marcuse pour son soixante-dixième anniversaire le 19 juillet 1968. ». La thèse de Marcuse peut se résumer en ces propos dialectiques : « la puissance libératrice de la technologie - l’instrumentalisation des choses - se convertit en obstacle à la libération, elle tourne à l’instrumentalisation de l’homme. » Cette thèse sur l’inversion perverse des finalités, qui est une critique radicale des formes techno-politiques de la société industrielle avancée, est désormais devenue classique. Marcuse marque la dimension absolument non-neutre de la technique qui est déjà en soi-même une politique en ce qu’elle est porteuse d’un projet (Projekt) de domination, le projet d’un monde (Weltentwurf). Il précise : « l’a priori technologique est un a priori politique dans la mesure où la transformation de la nature implique celle de l’homme (…) tout le machinisme de l’univers technologique est « comme tel » indifférent aux finalités politiques (…) quand la technique devient la forme universelle de la production matérielle, elle définit toute une culture. »
A l’inverse de cette analyse critique, dans la suite passéiste du contexte désormais obsolète de la cité grecque d’Aristote, certains soutiennent toutefois qu’il y aurait encore pour nous, d’un côté le monde de la production artisanale et industrielle, le monde moderne de l’application technique inflationniste des savoirs scientifiques, et de l’autre celui toujours humain de la politique et de la vie sociale bénéficiant du bien-être, de la sécurité et du confort procuré par ces progrès techniques, sans que nous subissions en contrepartie une aliénation de notre essence, de notre liberté. C’est la position soporifique de la pensée positiviste qui fonde le libéralisme technologico-économique visant avant tout à pérenniser le système et à le présenter comme techniquement inévitable.
Mais Karl Marx déjà, inspirant en ceci les penseurs de la théorie critique que je viens de citer (entre autres Marcuse et Habermas), avait montré par son analyste matérialiste dialectique que ces deux mondes : celui de la technique et de la production d’un côte, et celui de la politique et de l’action de l’autre, loin d’être déconnectés, sont en réalité un, et qu’une société au sens politique et social est précisément son état de développement productif et de ses rapports de production, que ses modes d’existence politiques et sociaux sont directement dérivés du mode d’organisation de ses forces productives technologiquement déterminées.
Je souhaite maintenant compléter et décaler légèrement ce point de vue connu, pris sur la technê, et examiner la nature d’une technê particulière, plus méconnue, celle qui modèle les esprits et façonne les valeurs. Il ne s’agit pas d’une technologie classique d’objets, d’outils, de machines, telle que nous venons de l’envisager, mais d’une technologie plus insidieuse se donnant les sujets humains pour objets et se proposant de les transformer en sujets manufacturés, de les façonner de manière à ce qu’ils soient conformes à la réalité économique la plus frustrante et à ses exigences infinies d’employabilité et de conformité à une demande présentée comme rationnelle. Cette technique-là n’est plus séparée de l’action, mais habite précisément l’action, la praxis. Cette technê permet d’agir non sur le monde inerte, sur la matière ou sur les organismes biologiques pour les transformer en choses humainement utiles, mais permet d’agir sur les hommes agissants eux-mêmes, sur leur psychisme, sur leur intellect, sur leurs émotions et sentiments, sur leurs représentations, pour les instrumentaliser, ce qui relève de ce qu’en termes classiques on nomme l’idéologie, et qui concerne à travers les individus la sphère politique et sociétale tout entière. Cette technê-là promeut un réalisme qui est une acceptation de la réalité, ce que je nomme un faitalisme.
Ma question n’est donc pas directement celle de l’influence de la technique sur la vie sociale et politique, mais relève plutôt d’une herméneutique des processus de construction de l’humain par l’humain en vue de son utilité dans une société donnée, dans une monoculture déterminée de la rentabilité. Elle relève en conséquence de ce que l’on pourrait nommer selon la terminologie de Peter Sloterdijk une « anthropotechnique », une technique qui s’applique à l’homme pour le transformer, pour le rendre conforme à un certain modèle, à un certain type. C’est ce que Platon, bien plus moderne en cela qu’Aristote, son élève, nomme dans son ouvrage Le politique « un art de l’élevage du troupeau bipède » auquel le personnage de L’Étranger (figure tardive du philosophe) confère « le nom d’art royal et d’art politique ». Il s’agit pour Platon de « l’art humain de soigner un troupeau humain ». Ce qui fait écho à la problématique nietzschéenne ultérieure de la bête domestique : « ainsi du loup ils firent le chien, et de l’homme même la meilleure bête domestique au service de l’homme », et à ce que Peter Sloterdijk dans sa lettre Règles pour le parc humain, méditant sur cette anthropotechnique, identifie comme « histoire sociale des apprivoisements ». Les hommes « se sont soumis eux-mêmes à la domestication et ont mis en route en eux-mêmes un choix d’élevage allant dans le sens de la sociabilité de l’animal domestique. »
Toutes nos politiques de soins du lien grégaire (le lien social n’est plus qu’un mythe) défaillant sont des politiques dépolitisées, réduites à des programmes purement techniques de neutralisation du désordre réel et potentiel, sans aucune recherche de résolution des problèmes à la source. Ce sont des programmes mis en œuvre sans intention de résorption des contradictions majeures émanant d’un système soumis à une irrationnelle rationalité. Ces pseudo-politiques sont réduites à de l’interventionnisme technique de supplétion (politiques sociales, publiques, de santé, urbaines, sportives, éducatives, de la pauvreté, etc.) Le traitement des effets tient ici lieu de suppression des causes : société en réalité non démocratique, non républicaine, liberticide, violemment injuste et inégalitaire, à l’inverse des valeurs décrétées. Voyant émerger des contestations, des affrontements, des combats et des rébellions au sein d’un troupeau insuffisamment domestiqué, le politique invoque la rationalité nécessaire du système, sa naturalité et exige soumission à la réalité. Dans ce contexte explosif, vouloir instaurer des relations sociales optimales par des anthropotechniques de socialisation et de moralisation convergentes, c’est vouloir dominer politiquement à des fins économiques, c’est espérer produire l’uniformisation des consciences et des conduites. Je rappelle à ce sujet ces propos d’Hannah Arendt : « Les meilleures conditions sociales sont celles dans lesquelles il est possible de perdre son identité. Cette réduction à l’unité est foncièrement antipolitique. »
L’anthropotechnique narrative
Cette action de normalisation renvoie au fait que l’homme a été, et est toujours objet d’une construction politico-sociale de longue durée, qu’il est le point d’application d’une entreprise psycho-sociale singulière se développant sur le temps long de la civilisation, qu’il faut bien considérer comme résultat d’une opération technique, d’une opération planifiée d’éducation, d’instruction, et plus prosaïquement d’élevage, comme le dit Platon, et de dressage, opération primitivement prise en charge par le clergé, plus tardivement par l’État laïque qui s’est efforcé de séculariser les valeurs de la morale chrétienne.
Comment donc se constitue un type humain, et quelles opérations sont à l’œuvre qui permettent de stabiliser ce type ? Voilà qui exige de mener une investigation portant sur l’anthropotechnique occidentale, de conduire une interrogation fondamentale qui ne porte pas préférentiellement sur ce que l’on entend habituellement par technique, et que je nommerai ici une exotechnique, mais qui porte sur ce que je nomme une endotechnique, une technique qui émanant de l’homme porte sur l’homme lui-même, et non sur la nature extérieure, bien que l’exotechnique ne soit pas déconnectée de l’endo-technique et y fasse souvent appel pour renforcer son action.
Notre société est parvenue à un point de basculement où, pour de multiples raisons convergentes que je n’analyserai pas ici, les anthropotechniques classiques faisant appel à la rationalité, au réalisme, à la discipline et à la morale semblent avoir atteint leurs limites d’efficacité, au point où ce moule social jusqu’ici efficace du Travail, du Progrès, de la Famille, de l’École, de l’Usine et de l’État se fissure, laissant advenir des formes ayant échappé à la socialisation, des révoltes et des insurrections. Mais à l’encontre de tout l’espoir que Marcuse plaçait en la libération, ce qui se fait jour n’est pas « une résurrection de la nature déchue » de l’homme, ce n’est pas un homme enfin humanisé, mais malheureusement, tout à l’inverse, un homme que je dirais en situation de décivilisation et de déculturation.
Et l’on voit alors émerger la figure d’un homme violent et trop souvent inculte, un homme sans profondeur ni historique ni mémorielle, emprisonné dans l’immédiateté de ses désirs et de ses croyances, un homme prisonnier de l’instant, et prêt - par ignorance, inculture, déception et désir de vengeance à l’égard de la société - à de biens obscures servitudes volontaires que l’on n’aurait pas imaginées résurgentes, tant on a cru aux vertus des Lumières combattant l’Obscurantisme. Le moule républicain s’est brisé, et d’autres moules bien plus archaïques et bien plus puissants, d’ordre religieux, voire mystique, faisant appel à la foi et non à la Raison, sont désormais disponibles pour prendre le relais. Ils peuvent supplanter le moule républicain défaillant, pour la simple raison que la démocratie (cynique, mercenaire, concurrentielle, inégalitaire, pragmatique, économique et marchande) a fini par tuer la République (humaniste, éthique et politique). Dans tous les cas, comment cette anthropotechnique, comment cette endotechnique ancienne ou nouvelle agit-elle ?
Je souhaite mettre en évidence un dispositif technique particulier que je nomme syndrome narratif que j’ai largement analysé en de multiples écrits, consistant en la production de formes narratives injonctives inductives de constructions identitaires et d’actions individuelles-collective faisant syndrome. L’exemple littéraire le plus connu est le Don Quichotte de Cervantes qui construisit sa vie sur une fiction et attesta de l’effet de l’imaginaire sur le réel. Le syndrome narratif religieux est le plus puissant et le plus archaïque de tous. Dans les religions du livre, il impose avec succès le fait que le croyant vive comme il est écrit, comme il est raconté qu’a vécu le personnage de référence porteur de la vérité et du sens de l’existence : le Christ par exemple, ou Bouddha, etc. La vie se déploie alors en conformité avec les valeurs du mythe fondateur de la communauté. La narration fait de la sorte syndrome collectif et se fait prosélyte. Ces formes narratives impératives agissent essentiellement par la voie morale sur les pratiques quotidiennes des membres d’une collectivité qui adhèrent aux mêmes valeurs sacrées et pratiquent les mêmes rites.
La réalité se calque ici sur des fictions fondatrices, et l’imaginaire construit produit de la réalité par identification et mimêsis en raison d’une suggestibilité profonde des acteurs. Mais il est bien d’autres syndromes narratifs que religieux : associatifs, familiaux, politiques, syndicaux, etc. Ces formes injonctives racontées et souvent ritualisées, ces impératifs moraux, sont essentiellement discursifs et produisent des formes de conscience, des formes d’émotion et de sensibilité, et autant de visons du monde et d’actions afférentes pouvant entraîner à des actions à finalités opposées.
Les connaissances et les formes de conscience en vigueur dans une société - et ce, qu’elles soient vraies ou fausses - se présentent donc à l’investigation dans leur complexité et leur multidimensionnalité sous forme de langages, de postures, de dispositions et de discours complexes et pluriels. Ces construits sociaux, structurants de l’identité des acteurs qui les portent, relèvent de mondes enveloppants et de visions du monde structurées, d’activités, et de projets multiples, séparés et reliés à la fois : quotidiens, politiques, économiques, médiatiques, mais aussi culturels, esthétiques, techniques, religieux, scientifiques, magiques…
C’est préférentiellement la sphère éthico-politique, relayée par celle des médias, qui retiendra brièvement ici mon attention, en tant que leur conjonction possède le pouvoir narratif de transformer le monde ordinaire en un monde conforme. Cette sphère met en action et se supporte de techniques de contrôle éprouvées qui se développent à bas-bruit, et construisent quotidiennement l’univers clos du discours établi et de l’action conforme.
Ces diverses interprétations donatrices de sens, qui contribuent, de jour en jour, à produire ce monde comme habitable, concourent aussi à le reproduire, et se nourrissent, se renforcent en retour des désordres, oppositions et méconnaissances qu’elles génèrent. Par exemple, le discours moral produit une ombre, son négatif d’immoralité, part immorale qui fait surexister en retour le discours moral. Le discours journalistique people fait exister du scandale, qui fait surexister du conforme et du privé en retour. Le discours scientifique crée par son ordre du désordre et du mystère, qui le légitime comme ordonnateur rationnel du monde. Le discours politique crée de la dissidence politique et syndicale, qui le renforce en tant que discours politique officiel, etc. C’est là un premier effet récursif de ce que je nomme le syndrome narratif.
Il existe donc un conflit cognitif et herméneutique permanent dont l’enjeu est la main mise sur la réalité par des élaborations discursives dominantes prétendant au monopole de l’interprétation juste. Il faut maîtriser d’abord la construction discursive de la réalité et la modification afférente des structures mentales d’appréhension de cette réalité, ce qui en gage le contrôle du sens perçu du monde, et permet d’orienter indirectement les actions des acteurs. Cette lutte est bien une lutte politique des connaissances.
Les catégorèmes politiques
J’en viens maintenant à l’analyse de quelques constructions techniques relevant du syndrome narratif et du flux normatif, conjointement structurants des représentations et des conduites individuelles-collectives.
Je ferai porter mon attention sur trois idéaux de la société occidentale contemporaine : l’homme social, le lien social, la démocratie, que j’isole pour des commodités d’analyse de l’ensemble signifiant et symbiotique qui les enveloppe. Ce sont là trois catégorèmes qui participent du même langage, du même univers normatif, du même champ éthico-politique. Ils sont non-neutres et fortement chargés en valeurs postulées positives qui n’ont toutefois pas toujours, dans l’histoire, normé la vie collective. Je dis postulées, pour signifier que rien n’est ici démontré, ni d’ailleurs démontrable car nous sommes dans le monde de la conviction et de l’auto-fondation, dans un univers quasi-théologique de la valeur posée comme valant absolument, par nature en somme. Comme l’écrit Pascal : « la coutume fait toute l’équité, pour cette seule raison qu’elle est reçue ; c’est le fondement mystique de son autorité. »
Ces trois idéaux appartiennent donc avec d’autres à la panoplie des catégories et des catégorèmes politiques actuellement dominants, et ils constituent des figures référentielles fortes de la vie collective contemporaine. Il s’agit de configurations occidentalement dominantes, essentiellement discursives, pas nécessairement effectivement libératoires ni pourvoyeuses de bonheur collectif, mais posées comme telles, comme autant de catégories-cadres objets de croyance collective, comme autant de catégorèmes et de devoir êtres qui encadrent la vie publique et l’action collective.
Ces catégorèmes - l’équivalent dans le registre de l’action de ce que sont les théorèmes dans le registre du raisonnement (à cette différence près qu’un théorème s’est un jour vu démontré) - sont implicitement porteurs d’impératifs catégoriques (« tu dois », « il faut… » : devenir un homme social, promouvoir et restaurer le lien social, défendre la démocratie, l’égalité, la liberté, la justice, etc.) Ce sont des concepts valeurs qui appellent à leur dépassement comme simples concepts, à leur réalisation dans des actions conformes aux normes qu’ils posent et propagent : actions conviviales, sociales, solidaires, compatissantes, responsables, citoyennes, raisonnables, tolérantes, respectueuses de l’ordre établi, respectueuses des opinions de tous, de la liberté et de la propriété de chacun, etc.
Mais à l’analyse, ces catégories prétendument émancipatrices, qui relèvent de la connaissance ordinaire, morale et politique à la fois, apparaissent à l’inverse dominatrices de « l’homme », compris comme concept en droit universel, tout autant que comme être empirique singulier. Ces figures dominantes-dominatrices, qui aspirent à la fabrication technique d’un type humain empirique, sont des abstractions logiques idéologiquement chargées qui ont légitimé bien des conquêtes et des dominations se décrétant émancipatrices. Elles habitent les discours politiques, les discours médiatiques et consécutivement les discours d’opinion de notre monde commun, et finissent par nous habiter aussi, et par imposer leur pédagogie de soumission et d’acceptation de l’ordre établi présenté comme l’ordre juste, comme le seul ordre possible, en dépit de l’évidence renouvelée de son non-accomplissement, de sa non-existence dans les faits. Cette logique idéale est une idéo-logique qui fabrique de la bonne conscience renforçatrice de l’ordre existant. Ces catégorèmes achèvent ainsi de façonner nos conduites à des degrés divers (syndrome narratif), et ce, en vertu d’une mimêsis sociale par l’effet de laquelle nous aspirons « naturellement », compulsivement, grégairement, à réaliser l’universel en nous (l’homme social, la démocratie, la justice, la liberté, l’équité, etc.) en conférant idéalement à nos conduites une portée supra-individuelle, universelle, fondatrice de d’un pseudo-humanisme qui légitime un régime d’exploitation généralisée se légitimant d’un libéralisme mimant la liberté. Mais c’est là un humanisme abstrait puisqu’il ne se réalise pas mais concourt à maintenir une inhumanité de fait se concrétisant dans l’exploitation d’une majorité d’humains au bénéfice d’une minorité prétendant défendre les vrais droits humains.
Pour un supra-humanisme critique
Ces figures, ces catégorèmes aspirent, et parviennent en grande part à organiser - juridiquement tout autant que moralement - l’existence des hommes modernes. La vie de chacun doit « tout naturellement » se régler (flux normatif) sur ces universaux, sur ces idéaux. Ces figures normatives induisent par leur combinaison injonctive insistante une existence sous contrainte, plus précisément, une liberté sous contrôle, qui renforce la grégarité et l’ochlocratie. Il faut prendre au sérieux la phrase de Marx qui, révélant une analogie profonde, voire une affinité ontologique, entre le religieux et le politique, place l'homme moderne en face de son dilemme majeur, hérité du christianisme et réactivé par la société économique : monde idéal ou monde réel. « De même que les chrétiens sont égaux au ciel et inégaux sur terre, les différents membres du Peuple sont égaux dans le ciel de leur monde politique, et inégaux dans l'existence terrestre de la société. » L’idéal est encore bien loin de s’être réalisé, la vie éthique de s’être sécularisée ; il faut pour effectuer ce saut indispensable que surgisse et se propage un supra-humanisme qui démystifie sa contrefaçon.
Sous l’effet de cette contrefaçon, l’individu social, l’homme social, l’homme démocratique, l’homme pris dans le lien social, se développe comme une forme vide, à proportion de l’évanouissement effectif de l’anthropos véritable et essentiel appelant de ses vœux un humanisme authentique non encore advenu que je nomme donc un supra-humanisme transgressif des illusoires valeurs en acte. L’affranchissement et l’épanouissement illusoires de la personne privée apolitique se construisent de fait sur la dissolution de l’homo politicus, disparitionqui ouvre la porte à l’homo oeconomicus prétendument libre, rationnel, responsable et connaissant, capable d’optimiser sa satisfaction.
Ces trois concepts-mots-d’ordre, ces trois slogans d’État qui confortent le discours établi sur l’homme libre et responsable, finissent par générer une réelle anthropologie dogmatique fondée sur une anthropotechnique qui inscrit la domination, l’auto-contrôle et l’auto-censure dans les esprits et les corps.
« L’univers du discours établi porte de part en part les marques des formes spécifiques de domination, d’organisation, de manipulation auxquelles les membres d’une société sont soumis » dit Marcuse. Donc, s’incorporer et promouvoir ces figures, emblématiques de ce qui se voudrait la « vie-bonne », c’est vouloir s’approprier un héritage que l’on baptise « humaniste » mais qui ne l’est qu’en apparence et qui appelle son dépassement et son réel accomplissement jusqu’ici toujours différé et promis, mais jamais actualisé.
Cette trinité ordonnatrice pyramidée : homme social, lien social, démocratie, qui une fois connectée devient : le bon-homme, dans le bon-lien, dans le bon-régime - et ce, pour la bonne-cause prétendue de l’Humanité - parvient à déterminer rhétoriquement, à prescrire en discours, le bien-vivre-ensemble-seul, le summum bonum caractéristique de la biopolitique moderne, soucieuse de la sécurité de chacun y compris dans la sphère privée : réussite, bonheur, santé, prospérité, longévité, productivité.
Ces valeurs enchaînées sont souvent subjectivement appréhendées comme évidences naturelles, constitutives du socle de consensualité non transgressable de notre monde bio-socio-politique. Cette fausse-évidence de sens commun se fonde sur la coïncidence entre les dispositions éthico-pratiques des agents sociaux et les injonctions de l’univers bienveillant qui les enveloppe. L’ajustement faussement naturel tient à ce que les structures d’appréhension de la réalité, à ce que les structures d’attentes éthico-pratiques du monde de la vie (lebenswelt), procèdent précisément des structures de la réalité qu’elles se proposent d’appréhender. Les catégories ajustées au monde sont les produits du monde auquel elles s’ajustent, en une harmonie narrative préétablie, qui faisant syndrome fait aussi coïncider la réalité et son désir. Cela signifie, comme le précise Marcuse dans L’homme unidimensionnel, que « les contrôles sociaux ont été introjectés. »
Syndrome narratif et flux normatif
Ces productions discursives, ces narrations sociales éthiques, juridiques et politiques, mais aussi biopolitiques et esthétiques, déterminent aussi bien notre relation à notre intériorité qu’à notre extériorité, à nous-même, qu’aux autres, rendant le rapport à soi, le rapport à un soi authentique hautement problématique. En vérité rien n’est ici premier sinon les interprétations, les narrations. Il va sans dire que je conçois ces processus de subjectivation des acteurs comme relevant pour la plus grande part de l’inconscient et de mécanismes collectifs qui échappent à notre contrôle, ce qui d’ailleurs contribue grandement au renforcement du contrôle social qui s’exerce systématiquement et structurellement sur nous. À chaque injonction narrative correspond une norme : de beauté, de bonté, de justice, de convivialité, de santé, etc. Le langage commun est un matériau social idéologiquement investi, par l’intermédiaire duquel les individus s’identifient se pensent et se vivent comme ils ne sont pas, à l’inverse de ce qu’ils sont même, puisqu’ils parlent une langue qui n’est pas la leur mais celle de la doxa dominante, celle de la reconnaissance et de l’acceptation du donné actuel dans lequel ils sont immergés. Les mots sont porteurs d’un rapport social oublié, historiquement construit, qui structure durablement la perception et donc les pratiques individuelles-collectives. Les hommes en effet perçoivent ordinairement eux-mêmes et le monde, comme on leur dit qu’il est, et se construisent à partir des discours qui prétendent les raconter et les construire, ce que je nomme syndrome narratif. Ce syndrome narratif, les médias concourent à l’entretenir et à le reproduire quotidiennement et en quelque sorte somnembuliquement, afin que le charme de la convivialité sociale, de la bonne conscience citoyenne et des bons sentiments n’étant jamais rompu, l’organisation collective « réaliste » et « raisonnable » puisse perdurer.
Les instruments communs de connaissance et d’appréhension de soi, des autres et du monde sont la forme introjectée d’une structure d’emprise collective instillant dans les esprits et les corps un sentiment de naturalité, d’évidence et de banalité du réel. Cette évidence tranquille que le réel existant - bien qu’insatisfaisant - est le seul réel possible, renforce l’auto-contrôle social et conforte l’ordre établi.
Le sujet acceptant ne dispose, pour penser sa relation à son semblable, et pour se penser lui-même, que de catégories d’appréhensions de la réalité extérieure et intérieure, que de catégories psychologiques déjà investies politiquement par la narration dominante qui fait syndrome : « responsabilité individuelle », « devoir civique », « dette sociale », « contrôle de soi », « honnêteté », « courage », « ardeur au travail », « compétitivité », « rentabilité », « respect de la liberté et de la propriété d’autrui », « honneur », « résistance à l’adversité », « résignation à sa condition », « réalisme », « pragmatisme », etc.
L’ordre social secrète donc un ordre du discours qui secrète un ordre social, un syndrome narratif qui génère un ordre moral, un flux normatif. Les outils cognitifs mobilisés pour la connaissance du monde ou de soi-même sont toujours déjà investis de valeurs. Ces valeurs narratives qui incitent les acteurs à la résignation et au réalisme sont renforcées par les leçons que les acteurs sociaux tirent de leur confrontation au monde social, scolaire, économique et politique. L’ordre du discours entre de la sorte en coïncidence avec un ordre du monde déjà structuré par les discours, renforçant l’illusion d’inévitabilité.
Toute cette obscure entreprise technique d’emprise sur les esprits, bien relayée par l’emprise de l’entreprise sur les employés, prend racine dans l’archaïsme des incorporations socialement construites et imbriquées. C’est la narration sociale faisant syndrome d’obéissance et de servitude volontaire, c’est la production incessante d’injonctions morales et existentielles qui alimente et perpétue le flux normatif.
Ce que je présente comme narration sociale est bien évidemment une formulation métaphorique et ne passe évidemment pas nécessairement toujours par la forme du récit. Elle emprunte beaucoup le chemin des images et se laisse lire comme histoire incorporée, comme langage intériorisé, comme structure surmoïque modelant les postures psychiques des sujets, instituant des dispositions durables, un esse in futuro. Elles constituent autant de transcendentaux de la pensée de l’émotion et de l’action.
En face de cette anthropotechnique, de cette endotechnique bien moins visible que l’exotechnique industrielle, mais bien plus active sur les esprits, il convient de développer une contre-technique narrative émancipatrice de ces mêmes esprits. Il est urgent de déployer un syndrome contre-narratif qui racontant d’autres histoires, propageant des connaissances fondamentales - d’esprit philosophique - promeuve un supra-humanisme critique dénonçant l’humanisme de convention et de convenance invoqué par les politiques comme référence légitimante d’actions en réalité déshumanisantes.
Cet humanisme de subversion et de démystification (Aufklärung) rappelant les valeurs authentiques oubliées du Contrat social, mobilise pour ce faire la critique théorique et pratique de la pseudo-rationalité de la réalité, et du pseudo-idéal du progrès technique. Il est le seul apte à démystifier l’univers clos de la narration établie qui renforce l’ignorance, l’inculture, et ce faisant la domination. Il faut mettre en examen la valeur des valeurs et revitaliser partout la pensée interrogative : le bon est-il bon ? Le vrai est-il vrai ? Le juste est-il juste ? L’utile est-il utile ? Le nécessaire est-il nécessaire ? Le politique est-il politique ? La démocratie est-elle démocratique et la république républicaine ? Etc.
Ces interrogations sont autant de subversions potentielles de la doxa. Ces contre-narrations critiques sont nos planches de salut. Elles peuvent montrer comment et pourquoi la Raison - qui est fondamentalement une force critique des légitimations rationnelles de la domination technico-politique et un outil humaniste - est maintenant devenue, tout à l’inverse, un principe de justification de la domination en cours. Le temps est venu d’inverser cette inversion, fatale pour l’humain, faute de quoi il n’existera plus, dans le monde qui vient, une place pour une vraie vie avant la mort.