N°28 / Anarchisme et pensée libertaire Janvier 2016

Proudhon, penseur de la lutte pour la reconnaissance

Irène Pereira

Résumé

L'article part du renouveau des théories de la reconnaissance en philosophie et en sciences sociales. Il s'attache à montrer comment Proudhon peut être inscrit parmi les précurseurs des théories de la reconnaissances. L'article s'attache en outre à dégager quels sont les champs couverts par la théorie de la reconnaissance chez Proudhon : morale, théorie sociale et politique. Mais également à montrer quels sont les enjeux de cette théorie chez cet auteur relativement à la tradition religieuse chrétienne et à l'individualisme libéral.

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Les théories de la reconnaissance et l'analyse des luttes pour la reconnaissance connaissent depuis quelques années un regain d'intérêt important dans le sillage des travaux d'Axel Honneth (Honneth, 2013). Ces analyses ont ouvert la voie à un ensemble de travaux féconds dans de nombreux champs de la philosophie et des sciences sociales. On peut citer par exemple l'analyse des luttes féministes par Nancy Fraser (Fraser, 2011)ou encore l'étude philosophique des psychopathologies du travail par Emmanuel Renault (Renault, 2004). Les théories actuelles de la reconnaissance s'inscrivent à la croisée de la psychologie et de la sociologie, relevant d'une forme de psychologie sociale, en montrant comment la subjectivité se constitue dans la relation à autrui. Mais en outre, ces théories se veulent une alternative aux approchent de l'individualisme méthodologique issue de l'économie libérale néo-classique. Le sujet n'est pas mu uniquement par un calcul d'intérêt économique. Il est également en recherche de reconnaissance morale et politique. Ainsi, la théorie de la reconnaissance s’intéresse à la place d’affects tels que la honte ou la fierté dans l'agir humain.

 Axel Honneth considère Hegel, Sorel, Mead ou encore Sartre comme des penseurs de la reconnaissance. Mais si Honneth mentionne Sorel, il ne se penche pas sur les sources de la théorie de la reconnaissance chez cet auteur. Or Sorel est un grand lecteur de Proudhon (Sorel, 1892). En se penchant sur l’œuvre de ce dernier, il est possible de trouver plusieurs textes qui constituent la base d'une théorie de la reconnaissance à la fois riche et originale.

 Quelle fonction et quels enjeux revêtent une théorie de la reconnaissance chez Proudhon ? Il est possible de distinguer au moins trois dimensions d'une telle approche chez cet auteur. Le premier niveau de sa théorie de la reconnaissance est d'ordre moral : il s'agit de montrer comment les individus ne sont pas mus uniquement par l'intérêt, mais également par des sentiments moraux. Le second niveau consiste à établir une théorie de la société, tout à fait originale, qui inscrit la reconnaissance dans une conception naturaliste tout en en faisant un phénomène spécifiquement social. Le troisième niveau est politique : il s'agit de montrer que le mouvement ouvrier vise la reconnaissance de son égale dignité. Il ne s'agit pas seulement d'un mouvement à teneur économique, comme l'a affirmé le marxisme, mais également portant une revendication d'ordre morale.

Les enjeux moraux de la reconnaissance

La mise en évidence de l'importance anthropologique, sociale et morale de la notion de reconnaissance chez Proudhon intervient dès son ouvrage Qu'est-ce que la propriété ? ( Proudhon, 1840).

En effet, Proudhon distingue dans ce livre trois degrés de la moralité. Le premier, c'est la sociabilité. Ce degrés de moralité est commun aux êtres humains et aux animaux : « L'instinct social, dans l'homme et dans la bête, existe du plus au moins, sa nature est la même […] Jusqu'à présent nous ne découvrons rien que l'homme puisse revendiquer pour lui seul : l'instinct de société, le sens moral, lui est commun avec la brute » (Proudhon, 1840, p. 189). L'affirmation du caractère naturellement sociable de l'être humain est présent dès la philosophie antique. On se souvient en particulier de la célèbre affirmation d'Aristote : « L'homme est un animal politique » (Aristote, 1990, p. 90). Cette affirmation de la sociabilité naturelle de l'être humain, on la trouve également, par exemple, chez les philosophes stoïciens. Cependant affirmer la naturalité de la sociabilité et de la morale, c'est prendre le contre-pied de deux traditions. La première est la conception chrétienne qui affirme que la moralité ne trouve pas sa source dans la nature, mais dans la ressemblance de l'être humain avec Dieu. C'est également prendre le contre-pied du contractualisme libéral, en particulier de Hobbes. Contrairement à ce qu'affirme Hobbes, la moralité existe naturellement et pourtant il n'existe pas d'individu pré-social : c'est que la sociabilité est naturelle à l'être humain et qu'elle est également le fondement de la moralité. Par conséquent, la distinction entre le bien et le mal ne nécessite pas institution de l’État contrairement à ce qu'affirme Hobbes : « C'est pourquoi, avant que les dénominations de juste et d'injuste puissent avoir place, il faut qu'il y ait quelque pouvoir coercitif pour contraindre également les hommes à exécuter leurs conventions » (Hobbes, 2002, p. 123). Proudhon désire donc donner une origine la fois naturelle et sociale à la moralité pour éviter le nécessaire recours à la transcendance divine ou étatique.

 Mais si l'être humain est un animal, pour autant il ne se réduit pas à l'animalité. Il distingue ainsi un deuxième degrés de sociabilité qui est un effet de la vie sociale : « Le second degré de la sociabilité est la justice, que l'on peut définir, reconnaissance en autrui d'une personnalité égale à la nôtre » (Proudhon, 1840, p. 191). Proudhon admet qu'il existe une morale fondée sur le sentiment, ce que l'on appellerait aujourd'hui l'empathie, qui est commun aux animaux et aux êtres humains. Mais, il distingue un second niveau dans la moralité tenant à la vie sociale proprement humaine. Ce second niveau est lié au fait que l'être humain possède une conscience réflexive de soi et des autres. De fait, il s'élève à un second niveau de sociabilité qui consiste à considérer autrui comme une personne ayant une dignité égale à la nôtre. La justice apparaît ainsi comme une notion morale spécifique au fait que l'être humain est un être social conscient.

 Proudhon distingue ensuite un troisième niveau de moralité qu'il nomme équité : « La générosité, la reconnaissance (j'entends ici celle-là seulement qui naît de l'admiration d'une puissance supérieure) et l'amitié, sont trois nuances distinctes d'un sentiment unique que je nomme équité ou proportionnalité sociale » (Proudhon, 1840, p. 200). Proudhon précise le processus qui conduit à l'équité. L'équité ne relève pas de la seule raison : il n'est pas le produit d'une logique purement utilitariste. Il relève du jugement de goût qui nous permet d'apprécier la valeur morale d'un acte. L'équité est cette évaluation qui me fait reconnaître la supériorité de la force d'un adversaire sans pour autant que je me transforme en son esclave : « de payer au fort un juste tribut de reconnaissance et d'honneur, sans nous constituer son esclave » (Proudhon, 1840, p. 200). L'analyse de la reconnaissance chez Proudhon se distingue ici de celle de Hegel énoncée dans la dialectique du maître et de l'esclave. Il peut y avoir reconnaissance de la supériorité d'autrui dans un domaine donné sans que cela affecte mon égale dignité par rapport à lui. Cette reconnaissance ne m'humilie pas.

 Cette théorie morale fondée sur un processus de reconnaissance n'est pas isolée dans l’œuvre de Proudhon. On retrouve les mêmes éléments dans De la justice dans la Révolution et dans l'Eglise, somme d'ouvrages publiés à partir de 1851. Proudhon refuse là encore les conceptions individualistes. Il défend la position selon laquelle l'être humain est naturellement sociable. Mais, il s'oppose à l'idée qu'une telle position conduise à la subordination de l'individu au social. C'est pourquoi, il s'oppose la conception morale religieuse. La religion procède par pression sociale sur le moi individuel. La moralité se réduit alors au conformisme social ou à l'idée d'un Dieu transcendant. Néanmoins, il existe une autre manière d'articuler l'individu et le social, c'est ce qu'il appelle le système de la révolution : « moi individuel qui, sans sortir de son for intérieur, sentirait sa dignité en la personne du prochain avec la même vivacité qu’il la sent dans sa propre personne, et se trouverait ainsi, tout en conservant son individualité, identique et adéquat à l’être collectif même » (Proudhon, 1858, p. 75). La justice est définit ici comme le sentiment conscient que possède chaque individu de l'égale dignité de la personne d'autrui. Il est donc possible d'admettre que l'existence d'une conscience morale sans recours à la religion.

Conflictualité et reconnaissance morale

La question de la reconnaissance occupe également une place dans l'ouvrage de Proudhon intitulé La guerre et la paix, publié en 1861. La reconnaissance morale se trouve, dans ce cas, inscrite dans une réflexion plus large sur la conflictualité sociale.

Aux fondements de cette réflexion, se trouve la notion de force : « La force est d'autant plus à prendre en considération dans la théorie de l'origine et du dégagement des droits, que la métaphysique moderne ramène tout à des forces. La matière est une force, aussi bien que l'esprit » (Proudhon, 1861, p. 200). La condition de la force chez l'être vivant, c'est l'action. L'action se manifeste pas l'opposition entre un moi et un non-moi, entre le sujet et une réalité qui lui est extérieure et à laquelle il s'oppose. L'action implique donc la lutte : « agir c'est combattre » (Proudhon, 1861, p. 75).

Sur le plan anthropologique, l'être humain se trouve dans une lutte contre la nature qu'il transforme par son travail. Mais la reconnaissance de la valeur de son travail ne peut lui être donnée par la nature, elle ne pourra être reconnu que par d'autres consciences. S'amorce ici la thématique de la reconnaissance sociale du travail de l'individu comme dimension constitutive de la subjectivité humaine. Le travail est une activité sociale par laquelle chaque individu aspire à accéder à une reconnaissance de sa valeur. Le travail est ainsi source de fierté et de dignité.

Le cœur de la théorie de la reconnaissance dans La guerre et la paix se trouve énoncé dans cette affirmation : « Or, l'homme, être organisé, est un composé de puissances. Il veut être reconnu dans toutes ses facultés ; il doit par conséquent reconnaître les autres dans les leurs ; la dignité serait atteinte chez tous sans cela, et le droit imparfait » (Proudhon, 1861, p. 197). La question qu'est conduit à se poser Proudhon est de savoir comment à partir de la conflictualité entre chaque force qui désire être reconnue peut émerger la justice et la paix. Proudhon construit sa théorie à partir d'une physique des forces sociales, à partir donc d'une théorie matérialiste. Néanmoins, est-il possible à partir d'une telle théorie d'admettre le droit et la morale ? Et dans ce cas, comment est-ce possible ?

Cela est possible car l'être humain est un être conscient. Il ne s'agit pas seulement d'un fait : une force est supérieure à une autre force. Chaque sujet en tant qu'être conscient désire qu'autrui reconnaisse la supériorité de sa force. En cela, il se comporte comme un individu égoïste. Sur ce point, Hobbes a raison : l'être humain possède en lui des tendances égoïstes et conflictuelles. Mais pourquoi celles-ci pour Proudhon ne conduisent pas nécessairement à la guerre et pourquoi donc le Léviathan n'est-il pas alors une nécessité sociale ? C'est que chaque individu désire être reconnu et il ne peut l'être que par une autre conscience. Le désir de reconnaissance implique de reconnaître autrui comme un être conscient, donc comme une personne, et pas seulement comme une chose : il est possible d'y voir ici une influence kantienne sur la pensée de Proudhon (Russ, 1993). En effet, je ne peux exiger de la reconnaissance que d'un autre être humain, et non d'une chose, cela implique donc bien que je suis obligé de le considérer en droit comme une personne, et non comme un esclave. Là encore la dialectique de la reconnaissance ne saurait aboutir à la servitude.

Quel est alors l'enjeu de cette conception de la reconnaissance ? Proudhon le précise : « Si l'on niait le droit de la force [...] il faudrait dire, avec les matérialistes utilitaires, que la justice est une fiction de l'État ; ou bien, avec les mystiques, qu'elle est hors l'humanité, ce qui rentre dans la théorie absolutiste du droit divin, désormais convaincue d'immoralité et abandonnée » (Proudhon, 1861, p. 201). Cet enjeu est toujours le même que celui énoncé dans ses ouvrages précédents. Il s'agit de s'opposer, d'un côté à l'individualisme matérialisme et utilitariste, tel que celui de Hobbes, qui implique l'existence de l’État pour garantir la justice. Il s'agit, d'un autre côté, d'éviter de recourir à l'hypothèse d'une origine transcendante divine de la justice.

Proudhon s'oppose également aux auteurs qui comme Rousseau ont rejeté l'existence d'un droit de la force et qui ont considéré que la force ne peut pas fonder le droit. Proudhon au contraire considère que l'équilibre des forces sociales correspond à la situation de justice, c'est-à-dire la situation dans laquelle chacun est traité avec dignité. Au contraire, l'état dans lequel les forces sociales sont en déséquilibre correspond donc à une situation d'injustice sociale. Lorsqu'il y a déséquilibre entre les forces sociales, certaines en écrasent d'autres : « Alors il peut arriver, ou bien que les forces groupées, au lieu de conserver entre elles un juste équilibre, se combattent, et qu'une seule se subordonne les autres » (Proudhon, 1861, p. 207). Cette situation de déséquilibre peut également se produire sous l'effet de la libre concurrence : « ou bien que ces forces divisées se neutralisent par la concurrence et l'anarchie [mercantile] » (Proudhon, 1861, p. 207)

 Proudhon produit une théorie de la reconnaissance qui constitue pour lui le moyen d'expliquer l'existence de la conscience morale individuelle, mais également la production de la justice économique et politique au sein des sociétés humaines.

On peut ainsi se demander à la lecture de l'usage que fait Proudhon de la théorie de la reconnaissance, comment il se situe par rapport au débat sur la nature humaine . Proudhon récuse tout d'abord l'hypothèse d'un individu pré-social tel qu'on la trouve chez Hobbes ou Rousseau. L'être humain est toujours un être social. Néanmoins, la théorie de Proudhon s'inscrit dans une conception naturaliste. L'être humain est un animal et toute tendance vitale est action et l'action implique la conflictualité. De ce point de vue, Proudhon rejoint le matérialisme de Hobbes en affirmant que les interactions humaines sont conflictuelles. Mais il s'oppose au réductionnisme matérialiste de ce dernier et à son utilitarisme. En effet, l'être humain est un être conscient. De ce fait, les interactions humaines impliquent, à la différence des autres animaux, le désir d'être reconnu par une autre conscience. C'est ce désir qui constitue le fondement de la conscience morale. Cette dernière ne trouve donc pas son origine dans une transcendance divine.

Néanmoins, il faut bien admettre, et c'est là toute la difficulté de la thèse de Proudhon, que la reconnaissance de l'égale dignité de tous n'est pas toujours réalisée. Proudhon l'explique par l'existence alors d'un déséquilibre social qui entraîne un affaiblissement de la solidarité et donc de la moralité. C'est alors la fonction des mouvements sociaux révolutionnaires de rétablir l'équilibre social.

Le mouvement ouvrier, en lutte pour la reconnaissance de son égale dignité

C'est ainsi, dans De la capacité politique des classes ouvrières, ouvrage publié à titre posthume en 1865, que Proudhon développe comment le mouvement ouvrier doit être compris comme un mouvement de lutte pour la reconnaissance de l'égale dignité des classes ouvrières.

 Proudhon distingue deux conceptions de la capacité politique dans son ouvrage. Tout d'abord, il souligne comment la capacité légale, celle qui correspond au suffrage universel, ne saurait être en mesure de permettre aux ouvriers de conquérir la reconnaissance de la dignité de leur place au sein de la société : « La dignité d'électeur dans notre société démocratique équivaut à celle de noble dans le monde féodal. Comment serait-elle accordée sans exception ni distinction à tous tandis que celle de noble n'appartenait qu'à un petit nombre ? N'est-ce pas le cas de dire que toute dignité rendue commune s'évanouit et que ce qui appartient à tout le monde n'est à personne ? » (Proudhon, 1865, p. 55).

De ce fait, Proudhon est conduit à considérer que le mouvement ouvrier ne doit pas perdre son temps avec l'exercice de sa capacité légale pour obtenir la reconnaissance de sa dignité, mais il doit plutôt chercher à produire une capacité politique réelle. Pour cela, il dégage trois critères de la réalisation de cette capacité réelle : « 1° Que le sujet ait conscience de lui-même, de sa dignité, de sa valeur, de la place qu’il occupe dans la société, du rôle qu’il remplit, des fonctions auxquelles il a droit de prétendre, des intérêts qu’il représente ou personnifie ; 2° Comme résultat de cette conscience de lui-même dans toutes ses puissances, que ledit sujet affirme son idée, c’est-à-dire qu’il sache se représenter par l’entendement, traduire par la parole, expliquer par la raison, dans son principe et ses conséquences, la loi de son être ; 3° Que de cette idée, enfin, posée comme profession de foi, il puisse, selon le besoin et la diversité des circonstances, déduire toujours des conclusions pratiques » (Proudhon, 1865, p. 56).

La première condition, pour que la classe ouvrière parvienne à la reconnaissance de sa dignité, implique qu'elle soit elle-même consciente de cette dignité. Sa contribution à l'affirmation de la dignité de la classe ouvrière, Proudhon l'a en particulier effectué dans son « Etude sur le travail » dans De la justice dans la Révolution et dans l'Eglise. En effet, il prend dans ce texte le contre-pied de la tradition spiritualiste présente dans le christianisme qui affirme la supériorité de la vie spirituelle par rapport au travail manuel. Proudhon au contraire affirme que toute les civilisations humaines se sont édifiées sur la base du travail manuel. C'est de lui que sont issus les progrès de la pensée : « L’idée avec ses catégories naît de l’action et doit revenir à l’action, à peine de déchéance pour l’agent. Cela signifie que toute connaissance dite a priori, y compris la métaphysique, est sortie du travail et doit servir d’instrument au travail, contrairement à ce qu’enseignent l’orgueil philosophique et le spiritualisme chrétien, qui font de l’idée une révélation gratuite, arrivée on ne sait comment, et dont l’industrie n’est ensuite qu’une application » (Proudhon, 1868, p. 312-313).

La deuxième condition de la capacité réelle de la classe ouvrière réside dans le fait d'être en mesure de formuler clairement ses objectifs dans le cadre de ce qu'on pourrait appeler des « espaces publics oppositionnels » (Negt, 2007). Enfin, la troisième condition, est celle qui demande à être réalisée : il faut que la classe ouvrière mette à exécution elle-même, dans des réalisations pratiques, ce qui lui permettra de parvenir à l'égale reconnaissance de sa dignité. En effet, la société capitaliste se caractérise par une division et une inégalité de classe qui a rompu l'équilibre social et donc la justice sociale. L'action de la classe ouvrière doit lui permettre de rétablir l'équilibre des forces sociales et donc la justice. Pour cela, le mouvement ouvrier doit s'organiser en dehors du système représentatif. Il doit s'appuyer sur deux institutions qui sont le pendant l'une de l'autre et qui permettent d'organiser un équilibre des forces sociales : il s'agit, sur le plan politique, du fédéralisme et, sur le plan économique, du mutuellisme. Ces deux modes d'organisation politique et économique s'appuient sur des contrats. Mais ces contrats ne sont pas que l'expression des intérêts des individus, ils produisent également des obligations de solidarité. Ici encore la matérialité des intérêts produit du droit et de la morale. A travers, sa théorisation du contrat, Proudhon entend s'opposer à celle de la conception économique libérale (Pereira, 2013, pp. 33-76).

On voit ainsi poindre à travers la théorie de la reconnaissance chez Proudhon plusieurs axes forts du socialisme anarchiste. Tout d'abord, le refus de considérer que l'individu doit être soumis à la pression du collectif. Mais en même temps, à l'inverse, l'affirmation que l'individualité a pour condition de possibilité la vie sociale. La théorie de la reconnaissance permet ainsi à Proudhon de penser l'émergence de l'individualité à partir des interactions sociales. En outre, la théorie de la reconnaissance permet de considérer la moralité comme un phénomène à la fois naturel et social permettant d'éviter de la fonder sur l’État ou la religion. Sous des formes diverses, n'impliquant pas nécessairement les ressources d'une théorie de la reconnaissance, ce sont des dimensions que l'on retrouve chez Bakounine ou Kropotkine.

Conclusion

Proudhon n'est pas mentionné dans les travaux contemporain comme un des auteurs précurseurs des théories de la reconnaissance. Il s'agit pourtant d'un oubli bien injuste. En effet, il n'est pas à douter que Proudhon a été un inspirateur sur ce point de Georges Sorel qui avait lu et commenté les principaux ouvrages de Proudhon. En outre, des acteurs importants du syndicalisme révolutionnaire, tels que Fernand Pelloutier (Juillard, 1971), ont mentionné leur dette intellectuelle à l'égard de Proudhon. On trouve effectivement dans le mouvement syndicaliste révolutionnaire l'affirmation que la classe ouvrière doit se constituer en sujet politique autonome conscient de sa puissance et de sa dignité. Ce geste, mis en forme par Proudhon dans sa théorie de « la capacité politique réelle », se trouve repris par la suite par nombre de mouvements sociaux : le mouvement noir aux États-Unis, le mouvement féministe, homosexuel ou encore les mouvements de prostituée. Avec la notion de « pride » (ou « fierté ») se trouve affirmé la nécessité de retourner le stigmate en fierté comme condition d'une conscience collective permettant un empowement (« en capacitation ») qui rende possible le courage de lutter collectivement pour des droits qui assurent la reconnaissance d'une égale dignité.

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