N°27 / Religion et politique Juillet 2015

La politique, la religion et les autres : s’impliquer dans l’avenir incertain des sociétés

Jacques Demorgon

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1./ Problématiques du destin humain : herméneutique de sa complexité

Politique et religion, ou bien religion et politique, le thème est d’emblée hautement problématique. Déjà, il coïncide quasiment avec l’ensemble de l’histoire humaine (Brunel, 2006). Ensuite, ces grands domaines ou ces grandes orientations de l’activité humaine semblent pouvoir échapper à toute définition fixe et définitive. Enfin, l’une et l’autre apparaissent au regard de nombre de penseurs comme des activités désormais résiduelles même si elles continuent d’occuper des foules d’humains. En tout cas, religion et politique apparaissent plutôt liées. Il est vrai que ce « et » couvre des relations d’une telle variété qu’elles vont d’un extrême à l’autre. A l’un des pôles, la religion et la politique se différencient au point d’être irréductibles. A l’autre pôle, elles iraient jusqu’à se remplacer, comme l’épisode Khomeiny l’avait soudain de nouveau montré hier en Iran. Entre ces pôles que d’évolutions inattendues : alliances, mésalliances, retournements et renversements ! La complexité de ce thème est telle qu’elle relève désormais d’une discipline encore trop peu connue et pratiquée. Après en avoir étudié les dernières explorations et redéfinitions chez Gadamer (1996), Foucault (2013), Ricœur (2013, 1986), Vattimo (1998), nous la nommons herméneutique historique. Nous la qualifions d’ensembliste antagoniste pour ses vues d’ensemble sans surplomb mais non sans sursauts ; ce qui la garde de tout retour à des philosophies prétendant connaître le sens de l’histoire (Demorgon, 2015a). C’est la discipline des interprétations impliquées et prudentes, conflictuelles et complémentaires de tout ce qui fait figure de véritables nœuds gordiens cognitifs et pragmatiques de l’aventure humaine (Demorgon, 2014). Ce qui est bien le cas des relations entre la religion, la politique et les autres aussi.

2./ Politique et religion entre profane et sacré : ambivalence et ambiguïté

Prenons dès maintenant un exemple précis de cette ambiguïté qui caractérise les relations entre politique et religion sur le long terme historique. Quand la guerre est déclarée sainte, l’irréductibilité entre politique et religion semble se révéler à travers l’irréductibilité du profane et du sacré. Mais, d’un autre côté, toute guerre semble pouvoir se déclarer sacrée. L’Allemagne nazie dotait ses soldats d’un ceinturon qui proclamait « Dieu avec nous ! ». La politique comporte la défense ou la conquête des territoires, des biens qui s’y trouvent et des hommes qui les détiennent. Elle devient alors maitresse de vie et de mort. Comment pourrait-elle renoncer au sacré ? Si religion et politique se disputent le sacré, elles vont trouver nombre de raisons de se combattre comme de s’assimiler l’une à l’autre à travers maints glissements. Elles peuvent paraître comme ayant le même enjeu mais inversé.

La religion cherche à dominer le profane à partir du sacré par la mobilisation des esprits, de l’espace et du temps. Celui-ci, annuel, hebdomadaire, quotidien est saturé. Cloches, ou prières du muezzin, ne cessent de rappeler un temps créé par Dieu et vécu tel par les hommes. Inversement, la politique veut s’attribuer le sacré à partir du profane. Il s’agit du profane des moments de paix, celui des activités économiques, des questions de possession et de bonnes conduites des uns et des autres dans un même ensemble humain. Les pouvoirs politiques doivent garantir la possibilité du bon déroulement de cette vie profane en temps de paix. Mais si les membres d’un autre ensemble humain extérieur deviennent agressifs, ce profane pacifique des intérêts et des besoins peut alors devenir celui de la guerre. A partir de là, le politique passe tout entier du profane au sacré. En effet, loin de s’annihiler l’une, l’autre, la guerre et la paix se confortent mutuellement. La guerre s’impose à la paix en devenant plus sacrée qu’elle. Puis la paix, à son tour, devient plus sacrée que la guerre. C’est dans leur vis-à-vis, toujours imaginairement présent, que les deux profanes – de guerre et de paix – se rendent chacun plus sacré à son moment propre.

3./ Profane et sacré, politique et religion : même mouvance ?

Ces quelques analyses ne dérogeraient pas des perspectives d’un Régis Debray (2012, 2005, 1981) titrant un ouvrage fondateur Critique de la raison politique, le sous-titrant : ou l’inconscient religieux. Mais, depuis, se sont ajoutés les travaux du philosophe italien Giorgio Agamben (1997-2015). Une dizaine d’ouvrages sont regroupés sous le titre général unique Homo sacer. Le domaine du sacré désigne dans la vie des hommes ce qui relève de l’univers à part des esprits et des dieux. Les acteurs humains découpent, définissent cet univers comme s’ils se contentaient d’en reconnaître l’évidente et brûlante séparation. Pourtant, ce qu’ils projettent hors d’eux-mêmes à travers prières et sacrifices c’est aussi pour le retrouver sous forme d’intérêt, de bienveillance de la part des Dieux traités avec les égards qui s’imposent. Toute la complexité que nous avons trouvée dans la relation de la politique et de la religion est pareillement présente dans celle du profane et du sacré. Les acteurs humains y procèdent à une sorte d’exclusion réciproque. Le profane est en principe de fait sous valorisé puisqu’il n’est pas sacré. Le sacré est valorisé mais il leur échappe puisqu’ils s’en séparent. Le cimetière est à la limite du village ou serré contre l’église.

G. Agamben (2011, 2006) intitule l’un de ses livres Eloge de la profanation. Il en sous-titre un autre Notes sur la politique (2002).Il explore de nombreux et subtils processus culturels qui mettent en scène une profanation du sacré, non sans humour et jeu, afin de l’humaniser ou, du moins, de le ramener dans le courant de l’humain. Bien entendu, ces processus raffinés n’ont rien à voir avec les profanations brutales. Celles-ci sont toujours si grossières et si condamnables qu’en fait elles refondent à nouveau le sacré bien plus qu’elles ne l’atteignent. Par ailleurs, entre profane et sacré, nombre de glissements plus ou moins étendus, développés, approfondis, semblent constituer autant d’éventuelles occasions d’apprivoisements réciproques.

Ce résumé rapide nous révèle un fondement comparable de glissements que les acteurs humains ne cessent d’opérer entre sacré et profane comme entre religion et politique. A l’opposé des exclusions mutuelles ou des assimilations réciproques, il y aurait aussi une autre perspective insuffisamment explorée, celle d’une régulation mobile vivante entre politique et religion comme entre profane et sacré. La tentative laïque pourrait bien en être une esquisse encore insuffisamment aboutie (Demorgon, 2014). Mais prenons d’abord le temps d’explorer comment politique et religion sont liées, associées ou opposées dans les évènements et aléas de l’histoire planétaire de longue durée.

4./ Politique et religion associées ou rivales dans la fabrique du « nous »

Un premier point de rapprochement fondamental entre religion et politique résulte d’une même prétention, celle de produire l’unification d’ensembles humains. Par contre, le domaine de référence et les moyens utilisés peuvent être différents. L’unification religieuse se joue plus sur un fondement extérieur, immanent lié à la nature, ou transcendant lié à des puissances surnaturelles. Ce fondement en extériorité, objet d’une croyance communément partagée, représente un lien qui, en principe, dépasse de toute façon les individus et les groupes. De son côté, l’unification politique cherche son fondement dans l’invention de modalités de composition, d’articulation des individus et des groupes pour constituer un même ensemble humain. C’est-à-dire dans des modalités d’organisation de la vie en temps de paix (droit et jugement), et en temps de guerre (état d’exception). Les individus et les groupes d’une même société admettent de telles modalités communes d’organisation au-delà de ce qui les sépare. Cette distinction faite ne peut pas être posée comme intangible et définitive. En effet, chacune des deux orientations – vers le politique ou vers le religieux – n’entend pas véritablement renoncer aux atouts de l’autre. Les glissements sont constants et dépendent de stratégies souvent reprises tout au long de l’histoire.

La principale stratégie est sans doute que le politique ne voudra pas renoncer à l’atout du fondement naturel ou surnaturel du sacré. En témoigne le gigantisme des demeures funéraires des responsables politiques, qu’ils soient égyptiens ou chinois. Ces demeures sont souvent lieux et moments d’un véritable processus de divinisation qui transforme ces personnages humains en des dieux surhumains. Toutefois, deuxième observation décisive, le pouvoir politique a souvent trouvé un précieux renfort dans le fait que c’était les grands acteurs du religieux qui devaient mettre en œuvre et garantir tout futur parcours de divinisation.

Dès lors, religion et politique ne constituent plus seulement deux ensembles indépendants qui doivent trouver la possibilité de relation, ils trouvent réellement cette possibilité en s’associant. Pourtant, antagonisme oblige, à l’intérieur de l’association qui prime, la dissociation peut encore subsister même affaiblie et, à certains moments, reprendre le dessus. Ce jeu « associatif, dissociatif » oscille entre deux versions opposées : celle où prime le politique (qui en Chine comme en Europe a pu exproprier les monastères) et celle où prime le religieux comme quand la papauté excommunie rois et empereurs.

C’est à force d’avoir à interpréter de telles situations – complexes, ambivalentes, ambigües, évolutives que, nous l’avons dit d’emblée, s’est constituée la nouvelle herméneutique ensembliste antagoniste de l’histoire humaine. Elle l’a fait à partir de ses parcours interprétatifs multiples et enchevêtrés : religieux, juridiques, linguistiques, scientifiques, philosophiques, esthétiques.

5./ Unies ou séparées, contrôlant l’économie et l’information

Nous l’avons dit, religion et politique sont conduites à s’associer pour mieux parvenir à résoudre les difficiles problèmes d’unification d’un ensemble humain. Nous n’avons pas précisé que les causes de ces difficultés étaient souvent économiques et informationnelles.

a./ Les premières, économiques, résultent des intérêts divergents des personnes et des groupes. Ceux-ci peuvent entraver l’unification en cours, ou affaiblir voire compromettre celle déjà faite. Comment les acteurs humains pourraient-ils souhaiter s’unifier si les situations qu’ils vivent et les avantages qu’ils en tirent s’opposent strictement ?

De telles contradictions économiques sont apparues entre des individus et des groupes proches dans un même espace. Cela dès avant la révolution néolithique, en raison des phénomènes de stockage et, ensuite, en fonction des aléas des récoltes en tel ou tel endroit. Des différences d’enrichissement ont avantagé telle ou telle famille. Des arrangements de redistribution ont été trouvés pour éviter aux familles avantagées de se retrouver radicalement contestées par celles qui ne l’étaient pas. Différentes études, de Marcel Mauss (2012, 1925) à Alain Testart (2012) en témoignent.

Par contre, quand se constituent les royaumes, la partie souvent se joue entre trois instances : le roi, les aristocrates et le peuple. Les situations économiques différentes des acteurs d’un même ensemble sont un défi que le souverain doit relever. Elles ne sont pas seulement internes, elles concernent aussi des peuples fort éloignés les uns des autres. Ainsi, les nomades du Nord de la Chine et les sédentaires de l’empire chinois, largement opposés, ont été sans cesse conduits à se confronter. L’empire chinois ne cessera d’être envahi et de se reconstituer pendant trois millénaires, parvenant à unifier, souvent fort autoritairement, ces deux sortes de populations incompatibles. Source de l’autoritarisme politique impérial !

b./ Un autre domaine s’avère problématique pour le maintien de l’unité d’un ensemble humain. C’est celui de l’accès à l’information, surtout quand tous veulent en disposer. Pouvoir politique et pouvoir religieux ont été en concurrence à ce sujet. Les acteurs des religions, dès les chamanes des sociétés tribales, se sont attribués des capacités spécifiques de communication avec les forces de la nature, les esprits et les dieux. Cela leur permettait de pouvoir éventuellement accéder à leurs volontés concernant les humains. On s’en doute, les gouvernants étaient les premiers intéressés, soucieux de savoir par la divination s’ils conserveraient leur pouvoir malgré leurs ennemis intérieurs ; ou s’ils allaient perdre une guerre ou la remporter. Les gouvernants, premiers intéressés, étaient aussi ceux qui disposaient des moyens de s’acheter les services des mages et des devins. Des techniques et des pratiques divinatoires sont en place dès le troisième millénaire AEC. Par la suite, elles se développent, deviennent nombreuses, allant d’analyses des comportements des animaux et de leurs entrailles, jusqu’à l’observation des phénomènes météorologiques ou du ciel étoilé.

c./ Comme autre domaine d’enchevêtrement du politique et du religieux autour de l’information, nous avons évoqué déjà la question de la divinisation. Serge Feneuille (2008) étudie la question de l’immortalité en Egypte sur le très long terme. A l’origine, seuls les dieux sont immortels mais, très tôt, les Pharaons considèrent qu’ils peuvent le devenir. Reste que cela requiert une information qu’en principe seuls les acteurs du religieux détiennent. Les interactions sociales se développent à cet égard sur un très grand nombre de siècles. D’abord réservée aux Pharaons, l’immortalité est revendiquée par ses proches puis par les grands aristocrates. Les autres couches sociales finiront par ne plus être exclues sous réserve qu’après leur mort, une « pesée des âmes » vienne valider leur existence. Au long des millénaires, on a ainsi, selon Serge Feneuille, « une démocratisation de l’immortalité ».

d./ Si les exemples d’information que nous venons de prendre étaient plutôt d’ordre religieux, d’autres informations liées à l’observation de la nature pouvaient être mieux contrôlées par les acteurs du politique. Ainsi, en Chine, l’empereur était le détenteur de tous les savoirs techniques autour de l’irrigation. Il est vrai, en Egypte, c’étaient les grands prêtres qui s’arrogeaient le pouvoir de prédire les crues du Nil.

Autre domaine d’information contrôlé par le politique, celui des jugements concernant les conduites bonnes ou mauvaises. D’une façon générale, rois et empereurs détenaient les codes juridiques sur lesquels s’appuyaient administrateurs et juges pour prescrire les conduites, traiter les confits, rendre la justice. Cela pouvait s’accompagner de sanctions précises en fonction des délits. Souvent, un corps de fonctionnaires spécialisés était en charge de rendre la justice. Comme les grands acteurs du politique pouvaient se soustraire à ces jugements, il est arrivé que, dans certains pays, les acteurs des religions se donnent un droit de remontrance. Ainsi, les prophètes, en Israël, émettaient fréquemment des jugements sur les conduites des gouvernants comme sur celles des gouvernés.

6./ Politique et religion dessaisies par l’économie et l’information

Il faut comprendre comment ces millénaires d’associations rivales entre religion et politique dominant l’économie et l’information prennent fin. Un recours aux travaux de David Cosandey (2008) s’impose. Il montre que le progrès des sciences et des techniques est barré par les situations politiques autoritaires ou chaotiques. Ce sont les deux situations qui vont primer en Europe pendant un millénaire et demi. Au départ, économie, sciences et techniques grecques et hellénistiques. A l’arrivée, le commerce hanséatique et méditerranéen et la Renaissance italienne. Entre deux, l’Empire romain puis les évolutions tourmentées des royaumes barbares mais aussi de l’empire romain d’Orient puis byzantin. L’alliance du politique et du religieux est partout présente pendant des siècles avec Constantin, Clovis, Charlemagne, Vladimir. Tout cela va changer avec les déploiements européens successifs des navigations maritimes et des activités commerciales. Cosandey découvre que le progrès des sciences et techniques se produit quand deux ou plusieurs pays peuvent mener sur la durée une rivalité dans des conditions économiques plutôt bonnes et comparables. Ils auront des conflits militaires mais sans qu’aucun d’eux ne puisse vaincre définitivement l’autre ou les autres. Tel va être le destin de l’Europe à partir du XIe siècle. Ce processus conduit assez vite les royaumes et les empires européens à reprendre leur indépendance par rapport à la papauté. Rappelons seulement, à plusieurs siècles de distance, deux épisodes bien connus. D’abord, le conflit entre la papauté et Henri IV d’Allemagne qui, excommunié, est obligé de se plier, à Canossa, à la volonté du Pape. On oublie souvent d’ajouter que, levant ensuite une armée, c’est lui qui s’imposa à la papauté. Le second épisode concerne Henri VIII d’Angleterre qui, lui aussi excommunié par le Pape, décide de se soustraire à cette autorité abusive et se nomme lui-même chef unique de l’Eglise catholique d’Angleterre.

Dans cette période, en Europe du moins, la politique regagne du pouvoir par rapport à la religion mais, en même temps, les acteurs de l’économie renforcent aussi leurs moyens. Déjà, ils se sont associés, tels ceux de la Ligue hanséatique dans la Baltique et la mer du Nord ; tels ceux des Cités marchandes italiennes dont Venise en Méditerranée. Ici et là, ces acteurs économiques associés deviennent autonomes par rapport au pouvoir politique, allant même parfois jusqu’à les contrôler déjà. Ainsi, la Ligue hanséatique le fait à l’égard du Royaume de Danemark. Au sud, Venise, qui s’est fort enrichie, cesse de n’être que la mercenaire commerciale de l’Empire byzantin.

Aux bras de fer entre religion et politique, comme avec Philippe IV le Bel et les Templiers, s’ajoutent plus tard des bras de fer entre le politique et l’économique. De grands argentiers soutiennent les rois mais aussi les dépossèdent jusqu’au moment où ceux-ci les condamnent pour ne pas rembourser. Citons seulement les hauts et les bas de la dynastie séculaire des Fugger en Allemagne ; ou les condamnations de Jacques Cœur et de Nicolas Fouquet en France. Sans parler aujourd’hui des malheurs en Russie du magnat du pétrole privé (Ioukos), Mikhaïl Khodorkovski, jeté en prison par Poutine, pendant dix ans, gracié en 2013.

A l’âge classique, en Europe, les pouvoirs politiques aidés par les acteurs de l’économique tirent à eux un sacré qui s’élève face à celui des religions. Le politique récupère aussi le sacré informationnel qui vient de ses acteurs « nationaux » de l’information scientifique et technique. Au 19e et 20e siècle, les découvertes, en chimie, porteront encore le nom du pays d’origine de leur « inventeur » : francium, germanium, polonium, etc. La vérité scientifique, en effet, est supposée nuire au prestige antérieur abusif de la vérité religieuse révélée. Cela s’était accru déjà avec la révolution industrielle, son efficacité, son progrès renouvelé. Le sacré du politique s’approfondit avec une ouverture à la participation des peuples. Le prestige du religieux faiblit quand le progrès économique rend crédible à l’avenir la possibilité d’un paradis sur terre. En ce sens, l’économie et l’information sont déjà là partout en support du politique aussi bien dans le réel technoscientifique, industriel et commercial que dans l’imaginaire d’une vie heureuse.

Pourtant, tous les politiques continuent de se croire, de toute façon, seuls détenteurs du sacré. A partir de cette inconscience et de cette prétention, les gouvernants et les gouvernés soutiens des régimes politiques fidéistes et ceux soutiens des régimes d’élection démocratique vont se disqualifier mutuellement. Cela jusqu’aux violences les plus extrêmes. Au XXe siècle, certains, confondant démoniaque et sacré, défigurent le pouvoir politique de plus d’une façon : fascismes, nazisme, stalinisme. Ce sera au bénéfice de l’économique qui se présente habilement comme pacifique.

7./ Grandes activités et formes de société : périodisation flottante, lointaine laïcité

Les analyses qui précèdent s’inscrivent clairement dans une herméneutique ensembliste antagoniste de l’histoire planétaire et de longue durée qui met en évidence que religion, politique, économie, information constituent quatre grands domaines orientés des activités humaines qui sont, de toute façon, entre arrangements et conflits (Demorgon, 2015b). Ils ne sont pas d’avance déterminés. Leurs finalités, leurs fonctionnements, leurs structures se décident au cours de leurs interactions conflictuelles ou complémentaires. Cette dynamique d’oppositions et d’associations a évolué au point de se manifester aussi par un véritable retournement des pouvoirs. D’abord, une période d’évolution lente et relativement répétitive. Religion et politique y sont facteurs d’unification des sociétés. Ensuite, une période d’évolution plus rapide, singulièrement en Occident, dans laquelle les acteurs de l’économie s’associent à ceux de l’information scientifique et technique. Cela correspond au développement des nations modernes, c’est-à-dire industrielles-marchandes à perspective démocratique. Nous voyons s’esquisser une relation directe entre changements dans la hiérarchisation des grandes activités avec leurs acteurs (du religieux et du politique à ceux de l’économie et de l’information) et changements dans la forme de société : des royaumes et empires aux nations modernes. Nous devons alors sortir des périodisations abusivement tranchées parce que toujours au bénéfice d’une zone de civilisation (souvent l’Europe), au détriment des autres zones. Aucune périodisation ne peut être généralisée. Une observation, même rapide, note des variations considérables d’évolution selon les continents et les pays. L’« association, dissociation » du politique et du religieux se joue, certes, au sein de la grande forme de société royale impériale. Mais il n’y a aucune date à laquelle cette forme serait partout remplacée. D’un côté, elle existe encore dans tel ou tel lieu, sous telle ou telle forme renouvelée. Maroc, Arabie Saoudite, Iran, Russie ou Chine se ressemblent et diffèrent beaucoup. Chaque forme de société apparue cesse d’être la forme principale la plus répandue mais elle perdure comme courant culturel. Les formes de société – tribus, royaumes et empires, nations modernes – continuent d’exister comme cultures ainsi orientées. Elles poursuivent renouvellement et composition. Aujourd’hui, la forme sociétale de la nation marchande industrielle à perspective démocratique n’est même pas advenue partout qu’elle est déjà contestée par la forme sociétale nouvelle d’économie informationnelle mondiale à fondement d’unification financière. Ce rôle moteur des grandes activités dans l’organisation évolutive des sociétés se lit aussi dans un changement sémantique. On est passé des religions, des politiques, des économies et des informations à leur généralisation indépendamment de leurs variétés. Dès lors, on parle du religieux, du politique, de l’économique et de l’informationnel. Cela toutefois ne doit pas recouvrir une essentialisation trompeuse. Les grandes activités sont entièrement dépendantes des orientations changeantes que leur font prendre les acteurs à tout niveau et dans tout domaine. Cette généralisation est un moyen pour les acteurs de poser mieux maintenant religion, politique, économie, information comme de véritables dimensions de l’exercice humain ; elles ont toutes à voir avec le procès de civilisation et d’humanisation (Demorgon, 2013). Procès qui reste incertain tant que les grandes activités s’opposent pour se détruire au lieu de se composer pour construire l’humain. Toutefois, travailler dans ce sens reste difficile tant que l’on n’a pas au moins, déjà compris que les quatre grandes activités humaines sont le produit des actions passions de tous les acteurs. Dans ces conditions, nul ne connaît la prochaine étape de leurs devenirs et, a fortiori, s’il y aura une étape finale. Parler aujourd’hui d’une laïcité généralisée entre toutes les grandes activités humaines (Demorgon, 2014a) apparaît si loin de toute réalisation même partielle que le mot d’utopie est encore bien trop faible.

Agamben G. 1997-2015. Homo sacer : 9 vol. Paris : Seuil, Payot.

- 2011. Eloge de la profanation. - 2006. Profanations. Paris : Payot.

- 2002. Moyens sans fins. Notes sur la politique. Paris : Payot.

Brunel S. 2006. Religion et politique : Les rendez-vous de l’Histoire. Paris : Pleins Feux.

Cosandey D. 2008. Le secret de l’Occident. Vers une théorie générale du progrès scientifique. Paris : Flammarion.

Debray R. 2012. Jeunesse du sacré. Paris : Gallimard.

- 2005. Le Feu Sacré : Fonctions du Religieux. Paris : Gallimard.

- 1981. Critique de la raison politique ou l’inconscient religieux. Paris : Gallimard.

Demorgon J. 2015a. L’herméneutique anthropologique interculturelle. Chisinau : La Francopolyphonie 10. vol. 2.

- 2015b. Complexité des cultures et de l’interculturel. Contre les pensées uniques. Paris : Economica.

- 2014a. « La laïcité qui vient. Religion, politique, économie, information » In J. Cortès (sldr) Les enjeux de la laïcité à l’ère de la mondialisation. Gerflint.

- 2014. L’homme insuffisamment cognitif et pragmatique. Le fait et la valeur. Le dire et le faire. Le profane et le sacré. Chisinau : La Francopolyphonie 9. vol. 1. p. 15-46.

- 2013. Le défi sémiotique de l’interculturel mondial. Moyens et fins. Hominisation et humanisation. Chisinau : La Francopolyphonie 8. vol. 1. p. 9-34.

- 2010. Déjouer l’inhumain. Avec E. Morin. Préf. de J. Cortès. Paris : Economica.

Feneuille S. 2008. Paroles d’éternité. Paris: CNRS Ed.

Foucault M. 2013. L’origine de l’herméneutique de soi. Paris : Vrin.

Gadamer H.G. 1996, 1960. Vérité et méthode. Paris : Seuil.

Mauss M. 2012, 1925. Essai sur le don. Paris : PUF.

Ricœur P. 2013, 1969. Le conflit des interprétations. Essais d’herméneutique. Paris : Seuil.

- 1991. Lectures 1. Autour du politique. Paris : Seuil.

Testart A. 2012. Avant l’histoire. Paris : Gallimard.

Vattimo G. 1998. Espérer croire : nihilisme et herméneutique dans la culture postmoderne. Paris : Seuil.

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