Langues et politiques en temps et en lieux
Axes de pouvoir singuliers. Axial de l’humanité, laïcité de laos
Le livre de l’historien Patrick Weil vient d’être réédité (04.2022). L’essai à visée éducative… a l’ambition de « clarifier ce qu’est la laïcité et sortir de la polarisation mortifère qui fait s’affronter ses partisans les plus sincères ». Ce pari est-il tenu ? »
Pierre Hayat, Respublica, 2022, 13.
« Éclaire-t-on la laïcité en l’obscurcissant, à propos De la laïcité de Patrick Weil »
Tout se passe comme si la laïcité était la synthèse finale de plusieurs composantes qui s’affirment au cours d’une longue histoire … On peut parler de plusieurs genèses de la laïcité… [Celles] du principe de l’autonomie du pouvoir temporel ; d’une distinction entre sphère du politique et sphère de la vie religieuse … ; des valeurs fondamentales : de liberté de penser, de conscience avec la tolérance ; de la mutation du pouvoir autonome grâce au principe démocratique… si l’une des composantes s’affirme au mépris des autres on ne peut pas vraiment parler de laïcité, même si l’existence de cette composante est en elle-même un pas vers la laïcité, un acquis nécessaire (…).
Guy Coq, La laïcité, principe universel, 2005, 67-79.
introduction générale : Laïcité, racines millénaires : laos avant et avec l’âge axial, antique puis actuel
1. Vers une plurielle herméneutique millénaire de la laïcité
a./ Disons d’entrée que le texte qui suit n’est pas une énième discussion concernant la laïcité. En disant cela, nous ne voulons pas critiquer un débat qui reste riche et nécessaire malgré sa part d’impuissance que les convictions réaffirmées n’enrayent plus. Y-a-t-il une autre voie fondamentale restée oubliée ?
b./ Oui, et elle nous a beaucoup étonné quand, en plusieurs temps, nous l’avons découverte grâce d’abord aux apports singuliers de tout un ensemble de penseurs chercheurs, se connaissant ou non, se soutenant ou non, mais allant dans la direction d’un renouveau étendu et profond de l’interprétation herméneutique de la laïcité.
c./ Ces penseurs et chercheurs se situent tous entre 1911 et nos jours. D’abord, une impressionnante trinité allant de Ferdinand Buisson (1841-1932) à Pierre Hayat (2000, 2013, 2015, 2022) et Pedro Cordoba (2012). Ensuite, deux chercheurs bien distincts, au quasi même patronyme, l’un théologien linguiste néerlandais, Hendrik Kraemer (1888-1965), l’autre historien assyriologue né en Ukraine, Samuel Noah Kramer (1897-1990). Ces auteurs ont en commun la référence au terme grec laos, « peuple ».
d./ Or, cela met en évidence une étymologie plus que trimillénaire du néologisme français du 19e siècle « laïcité ». Un tel changement d’échelle temporelle comporte la possibilité d’une évolution étendue et profonde de nos conceptions habituelles. D’autant que celles-ci ne portent d’habitude que sur des périodes de quelques siècles voire de quelques décennies.
e./ Nous avons eu l’occasion d’écrire dans les Cahiers de psychologie politique (Demorgon, 2015) que si religion et politique ont si vivement occupé l’histoire antique, leurs alliances ou leurs oppositions ont nécessairement comporté des sécularisations voire des laïcisations. La sécularisation relevant de l’axe de pouvoir politique s’exerçant sur les religions, la laïcisation de tout axe de pouvoir s’exerçant au service du peuple (laos). Aujourd’hui, souvent encore, le terme grec laos reste ignoré du grand public et de bien des penseurs et chercheurs.
2. Jaspers invoque la période axiale de l’humanité
a./ Deux questions au moins. D’abord, la laïcité comme relation sociétale fondamentale peut-elle relever d’une ampleur historique millénaire ? Samuel Noah Kramer répondait positivement dès 1957 (3.3). Ensuite, la racine grecque laos de laïcité conduit de façon positive à mettre l’accent sur la dimension populaire de la laïcité. Surprise de découvrir que telle était déjà la pensée de Ferdinand Buisson attestée au plus tard dès 1911. Nous allons le constater au point 3 suivant.
b./ Ajoutons aux penseurs et chercheurs évoqués, un sixième, Karl Jaspers (1883-1969). Il n’est pas seul mais accompagné déjà par sa référence fondatrice à la période axiale (antique) de l’humanité (800-200 AEC) dont il avait commencé de découvrir les sursauts spirituels religieux et philosophiques auprès de Max Weber (1864-1920).
c./ Comment Jaspers a-t-il repensé cet âge axial de l’humanité qui n’était pas vraiment identifié comme tel ? C’est lui qui le fait face à l’inhumain extrême du 1er 20e siècle (1914-1945) et aux réactions à cet égard insuffisantes. Il interroge l’histoire et constate la forte présence d’une « période axiale de l’humanité » en Chine, Inde, Perse, Palestine, Grèce, pendant six siècles.
d./ Cette période se présente comme un modèle à revivifier. Il le fait, accompagné. Évoquons ici Hannah Arendt (1906-1975) pour ses études des totalitarismes et de la banalisation du mal ; David Graeber (1961-2020) pour « une autre histoire de l’humanité » ; Jürgen Habermas (2019, 2022) pour « encore une autre histoire de la philosophie ».
e./ Revenons à l’âge axial de l’humanité du 1er millénaire AEC. Nous verrons (3) comment il s’invente pour réformer (laïciser) les axes de pouvoir singuliers quand ils se fourvoient. Ceux-ci pouvant être la religion, la politique, ou l’économie, axes de pouvoir existant dès la préhistoire mais alors de façon préétatique (1). Toutefois, l’âge axial de l’humanité antique s’arrête à la fin du 3e siècle AEC. Les empires Qin et Han (Chine) puis l’empire romain (Europe) s’installent pour des siècles.
3. Religion, politique, économie se succèdent au pouvoir suprême
a./ Ensuite, en Europe en tout cas, les axes de pouvoir singuliers (chacun pour lui-même et ses représentants) parviennent tour à tour au pouvoir suprême en dominant les deux autres axes. Celui de la religion s’impose à travers la papauté catholique romaine.
b./ Lors de son effondrement partiel lié au schisme du protestantisme, c’est l’âxe de pouvoir politique qui redevient prééminent et même colonisateur de la planète. Il est vrai, appuyé déjà sur l’économique.
c./ Cela, jusqu’au moment où, à la fin de la guerre froide entre l’Est et l’Ouest, ce 3e axe de pouvoir – ayant bénéficié des apports du 4e axe nouveau, l’information – parvient au sommet suprême du pouvoir. D’où implosion de l’Urss et modifications économiques de la Chine. Seule au pouvoir en Occident, l’économie financière informationnelle (nationalement déréglementée, dérégulée) entreprend la globalisation économique mondiale.
d./ Les trois axes de pouvoir singuliers sont bien ainsi parvenus à se remplacer et se succéder au pouvoir suprême. Dans l’ordre : religion, politique, économie. Or, trente ans après, les miracles ont eu lieu mais des marasmes sont revenus, les massacres étendus et intensifiés jusqu’à ce retour même de la guerre en Europe, par l’intermédiaire de l’Ukraine. De nouveau, opposés : Est « russe », Ouest « atlantique ».
4./ L’axial de l’humanité a résisté, le nouvel âge axial actuel et futur est là
a./ Pendant tout ce temps, sans être au premier plan, l’axial de l’humanité ne cesse de résister. C’est alors à la fin du 16e siècle que le politique, en l’occurrence Henri IV de France, reprend l’étendard de la laïcisation d’un religieux inhumain, avec le fameux édit de tolérance, l’Édit de Nantes (1598).
b./ Le retour de la pensée critique, celui des sciences théoriques et appliquées se confirment en avènement des Lumières dans plusieurs pays d’Europe. Tout cela entraîne ensuite quatre grandes sortes de révolution qui, aujourd’hui, peuvent être vues comme inséparables. Toujours fort intuitif et systémique, Agamben (2002, 63) observe ainsi : « les recherches d’Uexküll sur le milieu animal sont contemporaines de la physique quantique et des avant-gardes artistiques ».
c./ On a d’abord les révolutions politiques qui changent la forme des sociétés. Royaumes et empires font place à des sociétés nationales-marchandes à visée républicaine et démocratique. d./ Les révolutions épistémiques changent l’esprit des sciences (3e régime antiscientiste). Cela, à travers une véritable philosophie du non (Bachelard, 1940) : logique non aristotélicienne qui considère le tiers inclus ; épistémologie non cartésienne associant les contraires ; géométries non euclidiennes et physique non newtonienne. Espace-temps, continu-discontinu, sujet-objet font monde ensemble.
e./ En accompagnement, dans les relations aux mondes non-humains et humains, on a les révolutions esthétiques, les révolutions éthiques (Levinas) puis écologiques (Descola). Pensées ensemble, ces révolutions nous signifient que nous vivons, désormais aujourd’hui, un véritable âge axial moderne et postmoderne de l’humanité.
f./ Ce nouvel ensemble de sursauts intellectuels et spirituels multiples se regroupe sous la nécessité irréductible de conduire les axes de pouvoir devenus exclusifs (voire inhumains) à se convertir à la pensée nouvelle du laos écologique (peuple humain non séparé du non humain). Cela n’élimine pas les ressources spécifiques des « axes de pouvoir naturels-culturels » mais les conduit à inventer leurs entre-laïcisations.
g./ Agamben (2011, 125) cite une formulation éclairante de Sens unique (Au Planétarium) (1928, 2013) de Walter Benjamin (1892-1940) : « Les hommes en tant qu’espèce sont parvenus depuis des millénaires au terme de leur évolution ; mais l’humanité en tant qu’espèce est encore au début de la sienne ». Aux humains de relever le profond défi qui n’a pas changé : leur humanisation inventée.
5./ Laos et laïcité de Buisson et axial de l’humain de Jaspers
a./ Le terme laos n’était guère connu au moment où Ferdinand Buisson y recourt. Dans La laïcité par les textes, Pierre Hayat (2015) revient sur l’article « Laïcité » du Dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire rédigé par Buisson, alors directeur de l’enseignement primaire depuis 1879.
b./ En 1882, « le mot laïcité est encore un néologisme puisqu’il n’est en usage que depuis une douzaine d’années » (Alain Rey, 2005, 2337 et s., article « laïcité » : n.f. 1871). Hayat cite Buisson : « Ce mot est nouveau, et, quoique correctement formé, il n’est pas encore d’un usage général. Cependant, le néologisme est nécessaire, aucun autre terme ne permettant d’exprimer sans périphrase la même idée dans son ampleur.
c./ Hayat précise que Buisson revoit son article dans le Nouveau Dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire de 1911. Or, cette reformulation se fait à partir d’un souci de référence étymologique au mot grec laos dont l’évocation fonde la dimension populaire, démocratique de la laïcité, souvent peu mise en avant.
d./ Pierre Hayat (2013, 31) ajoute : « inséparable de l’idée démocratique… de l’école publique, de l’État providence, de l’intégration nationale… la laïcité́ se comprend aussi par … l’individualisme moral, la socialité solidaire, la rationalité critique, l’humanisme universaliste. ». Il précise (2013, 33-34) : « La corrélation de la république et de la démocratie est réaffirmée par Buisson qui ne s’embarrasse d’aucune argutie sémantique sur les deux sources grecques, laos et demos, du terme « peuple ».
e./ Buisson n’ignore pas que demos définit le peuple comme puissance de gouvernement et de décision, « tandis que le laos considère le peuple comme une union d’individus qu’aucune prérogative n’élève au-dessus des autres… En s’opposant au cléricalisme qui, au nom de Dieu, place au-dessus du peuple une minorité d’hommes, la laïcité républicaine est nécessairement démocratique. Les laïques, c’est le peuple, c’est la masse non mise à part, c’est tout le monde, les clercs exceptés, et l’esprit laïque, c’est l’ensemble des aspirations du peuple, du laos, c’est l’esprit démocratique et populaire ».
f./ Certes, ce terme grec originel de laos est fort complexe, pluriel, oscillatoire, contradictoire. La présente recherche porte sur sa très longue histoire contrastée trimillénaire, intercontinentale et interlinguistique.
g./ De ce fait, volens nolens, en y recourant, Buisson (1911) et Hayat (2013) posent la laïcité française de 1905 dans le cadre quasi-immémorial d’une laïcité historique continuellement dynamique. Si le mot autrefois n’est pas là, la réalité, la fonction y sont. L’anthropologue Jack Goody avait déjà souligné cela à propos du mot « liberté » dans des tribus africaines anciennes.
h./ Notre soulagement fut grand à la découverte des textes de Buisson et d’Hayat mettant laos en majesté. Face à l’inhumain, infligé aux peuples par tel ou tel axe de pouvoir singulier, l’axial de l’humanité allait réagir de façon multiple et intense pendant six siècles. Dans ces conditions, quel autre nom donner à ces réactions spirituelles que celui de « laïcisation » ?
i./ La perspective axiale mise en avant par Jaspers est clairement définie comme axial de l’humanité. Elle rejoint l’étymologie de laos, celle du peuple humain fondé comme un tout. Contre la tendance du retour continuel de l’inhumain, facteur d’avilissement de tant de groupes humains égaux et semblables aux autres.
j./ Alors seulement, il est clair que la laïcité n’a pas à être le résultat d’une joute entre des axes de pouvoir qui s’opposent pour dominer. La laïcité s’oppose au contraire à cette joute toujours source d’inhumain dont les peuples font les frais. Seule la coopération antagoniste régulatrice pacifiée des axes de pouvoir « naturels, culturels » peut garantir l’axial de l’humanité.
k./ La question est ici traitée de façon historique rétrospective mais c’est la seule voie pour comprendre que, dans ces conditions, laïcité et laïcisations peuvent enfin rejoindre un âge axial de l’humanité actuel et futur. Elles seules conduisent à la conversion des « axes de pouvoir singuliers » en sources d’humanisations poursuivies. Merci à la meilleure conjonction possible entre passés, présents et avenirs !
1. Avant l’histoire, 3 axes de pouvoir « naturels-culturels » non étatiques
1.1./ Axes de pouvoir non étatiques avant l’histoire (Testart)
a./ La recherche d’Alain Testart (2012, 450-462) est irremplaçable. Il nous présente « trois grands types possibles de systèmes sociopolitiques ». En référence à Clastres, il souligne leur caractéristique commune de « société sans État ».
b./ Le premier système est même marqué « par l’absence de structure formelle de l’autorité ». Cela ne signifie pas une absence de chef mais « des fonctions de chef définies à minima ». Il « ne dispose d’aucun pouvoir de contrainte. Il n’est pas investi par le groupe d’une mission définie ». Par exemple, « il n’est pas un juge ». Il doit plutôt résoudre les problèmes qui nuisent aux autres. Cela ne requiert aucune formalisation politique instituée.
c./ Les moyens du big man peuvent être une richesse supérieure issue du déroulement chanceux de sa vie. Il devra « financer des fêtes pour maintenir la cohésion du groupe ». Parfois même « financer le maintien de la paix en dédommageant les ennemis d’hier ». Mais que reçoit-il en échange ? Réponse claire : « du prestige ».
d./ Testart (2012, 452-458) conclut : « Ce sont toujours les riches qui sont les chefs, j’appelle ce système ploutocratique ; comme ces riches dépensent pour être vus, je l’appelle « ploutocratique ostentatoire ». Dans les premiers temps, ce système est identifiable car son ostentation se manifeste par « le mégalithisme » fort visible. Mais à la période qui suit, l’aspect tumulaire visible se réduit au profit de la fonction cachée de sépulture. Celle-ci ne concernait d’abord que le chef. Puis elle s’est « démocratisée ». Il est clair que ce système place l’économie privée au sommet sans prendre de forme spécifiquement politique.
e./ 2e système de Testart (2012, 452-454), « la démocratie primitive ». Elle est déjà identifiée par Lewis H. Morgan [1877] (1985) « à propos des Iroquois ». Ce système existe en de nombreux lieux mais Testart (489, 512) insiste sur les conditions uniques retardant l’arrivée de l’État sur les territoires de l’Europe occidentale et y maintenant la démocratie primitive.
f./ Il en précise les caractéristiques « à tous les niveaux de la vie sociale – village, tribu, confédération – il existait des conseils… Chaque maison (plusieurs dizaines de membres) envoyait un représentant au conseil de village, lequel envoyait les siens au conseil de la tribu ; et chaque tribu envoyait ses représentants au conseil de la confédération… Au plus haut niveau, ces conseils fonctionnaient comme des assemblées souveraines… et décidaient de la guerre et de la paix ».
g./ Toutefois, « les décisions communes ne peuvent être prises qu’à l’unanimité, ce qui ne va pas sans longues discussions suivies passionnément par tous… Ces assemblées ne disposent ni de police, ni d’armée qui leur obéissent, nul service militaire obligatoire… nul fusillé s’il déserte ». C’est la pression sociale qui fait qu’un chef seul « désireux d’en découdre trouve peu de guerriers volontaires ». Par contre, le chef qui conduit avec succès une expédition et n’a pas de perte ne manque pas de « jeunes recrues nombreuses pressées de montrer leur courage et leur valeur » (Testart, 453).
h./ Le 3e système, « l’organisation lignagère », est bien différent des deux précédents. Il est tout à fait distinct du clan qui « ne fait pas référence à un ancêtre déterminé ». Le lignage, lui, « est toujours défini par référence à un ancêtre humain », supposé avoir existé et dont on raconte les hauts faits ; il est l’ancêtre fondateur qui a reçu directement des dieux certains atouts nécessaires à la vie, soit des plantes inconnues, soit des techniques ignorées comme l’irrigation ou encore des méthodes d’administration des groupes et du temps (Testart, 454).
i./ Cet ensemble humain, issu d’un ancêtre béni des dieux, est incliné à la solidarité. Celle-ci « implique que tous les membres du même lignage soient tenus pour solidairement responsables en cas de dette encourue par un seul de leurs membres… ou pour un meurtre non vengé… cette coresponsabilité définit au mieux le lignage… l’autorité de son chef en est la conséquence ».
j./ En effet, devant faire respecter avant tout cette solidarité, le chef peut devenir sévère concernant les manquements ; le fautif peut être exclu du lignage, au pire vendu comme esclave. On n’a cependant pas encore « une organisation étatique ; un frère cadet suffisamment puissant et âgé garde la possibilité de quitter son frère aîné et d’aller avec fils et petit-fils fonder un nouveau lignage ailleurs » (Testart, 455).
k./ Si l’on réfère les trois « systèmes sociopolitiques », ainsi distingués, à l’évolution future des sociétés, on trouve une différence importante entre eux. Pas de formation d’État, à partir des ploutocraties ostentatoires. De même, pour Testart (511-512) : « la démocratie primitive n’est pas favorable à la naissance de l’État ». Par contre, les « organisations lignagères » le sont. Il précise : « c’est ce que l’Afrique enseigne où l’on voit en permanence les organisations lignagères glisser vers des royautés ». C’est compréhensible puisqu’un « chef de lignage a déjà un pouvoir considérable sur les membres du lignage. C’est par exemple déjà aussi lui qui distribue la terre à tel ou tel sous-groupe ».
l./ L’organisation lignagère est profondément hiérarchique de plusieurs façons : « l’ainesse, les générations, l’ordre d’arrivée au village ». Toute une administration s’impose pour établir cela.
1.2. Pierre Clastres : chefferie différente en guerre et en paix
a./ Dans les années qui suivent mai 68, Pierre Clastres (1974) obtient un franc succès auprès des étudiants avec son livre La société contre l’État. Ethnologue, immergé dans des tribus d’Amérique du Sud comme les Guayaki, il découvre leur réticence profonde à perdre leur liberté en temps de paix en confiant l’organisation de leur existence à un chef quel qu’il soit.
b./ Pour contenir la propension dominatrice de tout chef, ils lui donnent des obligations astreignantes telles que tenir régulièrement un discours en faveur de l’unité de la tribu ou se préoccuper constamment des difficultés des uns et des autres et les aider.
c./ Certes, en cas de guerre, avec des tribus voisines querelleuses, il leur faut un chef très réactif dans la situation. Ils acceptent celui qui possède ces compétences. Mais la guerre terminée, il doit en revenir à son statut de chef du temps de paix.
d./ La mort accidentelle de Clastres nous laisse une œuvre précieuse interrompue. Elle indique que la longue humanité prénéolithique était constituée de microsociétés se gouvernant elles-mêmes. Certes, la guerre était déjà un facteur requérant la cohérence du groupe, ce qui donnait à la forme sociétale de l’État une chance déjà d’émerger.
1.3. « Lignage », axe de pouvoir politico-religieux pré-étatique (Godelier)
a./ Maurice Godelier (2007) proposait déjà une étude des lignages analogue à celle d’Alain Testart. Étudiant les travaux de Raymond Firth (1928) sur la société de Tikopia (îles Salomon), Godelier découvre tout un ensemble de groupes humains hostiles. Pourtant, ces groupes parviennent à se réunir autour du groupe singulier des Kafika. Pourquoi ? Parce que, dans toute l’île, seul ce groupe pouvait se réclamer d’un ancêtre exceptionnel auquel le dieu suprême de tous les dieux de l’île avait communiqué la connaissance de plantes de l’alimention humaine. Après sa mort, cet ancêtre était lui-même devenu dieu.
b./ Sur cette base, tous les groupes acceptent de se subordonner aux Kafika. C’est leur chef qui « décide de l’organisation de l’année, ouvre et ferme les cycles des travaux agricoles et des campagnes de pêche ». Toujours anxieux de bonnes récoltes, les humains pensent qu’elles seront meilleures s’ils se soumettent aux rituels enseignés par les chefs aimés des dieux.
c./ Godelier (1982, 2007, 193-199) découvre, en 1951, la tribu des Baruya auprès desquels il passera de longues périodes entre 1967 et 1988. « Dans leur mythe de fondation, ces Baruya se réclament eux aussi d’un ancêtre exceptionnel : volant le long d’une route rouge comme le feu construite… par les hommes-esprits du temps du rêve », il se voit remettre le nom secret du soleil et le nom d’un insecte à ne pas tuer dont les Baruya dépendent.
d./ L’ancêtre a reçu aussi du soleil les objets sacrés nécessaires à l’initiation des futurs guerriers (politique) et des futurs chamanes (religion). À l’occasion de cette initiation, les tribus voisines, amies ou ennemies, sont invitées à reconstruire la maison cérémonielle dont l’ancêtre est le pilier central. La guerre est alors interdite. On retrouvera cela en Grèce lors des Jeux Olympiques.
e./ Ainsi, pour Godelier, rapports de parenté ou rapports économiques ne suffisent pas à unifier une société divisée en groupes hostiles. La légitimité religieuse de gouvernants détenteurs de secrets transmis par les dieux reste l’ultime fondement.
1.4. Deux civilisations sans État et sans guerre : Indus et Caral.
a./ Qu’une absence de guerre puisse se manifester dans l’histoire et cela jusqu’à sept siècles peut paraître tout à fait invraisemblable. Et pour cause, nos connaissances relèvent de références quasi-exclusives à la période de l’histoire étatique constamment accompagnée de guerres.
b./ Or, dans la même période singulière du 3e millénaire AEC, la guerre est absente en deux endroits éloignés. En Asie, la civilisation de l’Indus (2500-1800 AEC). En Amérique du Sud (Pérou), la civilisation de Caral (2600-2000 AEC). Elles sont alors dans un stade de développement intermédiaire entre le communautaire et « le sociétal pas encore étatique ».
c./ Cet état de fait a sans doute bénéficié de situations écologiques et démographiques exceptionnelles. Quand elles vont disparaitre, ces civilisations pacifiques disparaissent aussi. Cependant, ailleurs, plus tard, d’autres manifestations de ce pacifisme ont eu lieu. Leurs études sont en cours (Graeber, 2020).
d./ La civilisation de l’Indus a ses racines au néolithique vers 7000 AEC. Des ensembles humains régionaux communiquant entre eux se sont intégrés sans contrainte d’évolution hiérarchique, sans État. Puis, des relocalisations et séparations sont revenues. En même temps, des incidences climatiques sévères, survenues ailleurs, ont déterminé l’arrivée brutale d’envahisseurs très éprouvés, prêts à tout pour assurer leur survie. D’où l’effondrement final.
e./ En Amérique du Sud, à Caral, les recherches d’ordre architectural découvrent des édifices religieux considérables mais pas de traces de palais. La recherche d’armes est elle aussi sans résultat. L’étude des squelettes atteste du faible nombre de chocs violents mortels. De plus, diverses inscriptions ont permis de découvrir des organisations sociales fondées sur des systèmes de conseils liés entre eux de façon plus délibérative que hiérarchique. Les recherches sur les sociétés non étatiques et pacifiques ne sont pas terminées.
2./ Politique et religion dans les évolutions des 1ère sociétés étatiques
2.1. Mésopotamie. Religion, politique : spécificité, association, primat !
a./ Les vallées du Tigre et de l’Euphrate, très marécageuses, requièrent un dynamisme collectif pour être traitées et mises en valeur. Non sans difficultés et déjà d’origine naturelle comme le déluge. Celui-ci marque tellement l’histoire de Sumer qu’il la structure. La liste de ses rois est divisée en deux, avant et après le déluge.
b./ Les catastrophes d’origine humaine : rivalités internes exacerbées, envahisseurs convoitant une terre que fertilisent les alluvions des fleuves sont clairement prises en compte. Nombre d’avancées civilisationnelles, la Cité-État et son urbanisme, la métallurgie, le commerce organisé, l’écriture sont inventées en Mésopotamie mais ailleurs aussi. Lors de cette naissance des cités-Etats puis des royaumes, nous sommes en 3500 AEC.
c./ La situation du politique et du religieux a beaucoup évolué. La civilisation sumérienne connait d’abord une théocratie pure : tous étaient voués au service des dieux. Rappelons la ziggourat, sorte d’arche d’alliance entre terre et ciel. Avec ses sept étages, elle symbolise la montagne au sommet de laquelle habitent les dieux.
d./ A son sommet, chaque ziggourat, comporte un piédestal pour communiquer avec le ciel. On connaît la plus célèbre : la Tour de Babel à Babylone. Dans le panthéon suméro-akkadien, en dessous de An, le père des dieux, la royauté relevait d’Enlil, dieu du Ciel et de la Terre.
e./ Dans une belle légende sumérienne « An » ou En » est, à l’origine, entouré d’une cour de nombreuses divinités. Elles s’accumulent entre les humains et lui ; il disparaît presque, signe de la dynamique oscillatoire aperçue entre monothéisme et polythéisme.
f./ La Cité-État était considérée comme propriété de son dieu local, représenté par le chef de son clergé, lougal, « le grand ». On trouve aussi les termes ensi ou patesi : « vicaire ». Avec une connotation déjà plutôt politique. À preuve, à Lagash, on signale ces politiques aux prises avec une opposition sacerdotale. Dans la Cité voisine, Oumma, le peuple suit son ensi qui détruit Lagash et devient roi d’Ourouk (2370 AEC). Le politique l’emporte.
g./ Bertrand Lafont (2017) suit, en relation aux dieux, l’évolution des titres royaux sur plusieurs siècles. À la longue, l’« En » archaïque, indifférencié, religieux et politico-militaire, ne se voit attibuer que « la fonction purement sacerdotale ». L’autre, politico-militaire, « use des termes Ensil ou Lugal qui deviennent les titres royaux les plus fréquents ».
h./ Il est clair que si pendant tout un temps, la religion apparaît dimension décisive du pouvoir, une évolution la réduit progressivement au bénéfice du politique. Cela n’empêche pas que si des excès et erreurs de celui-ci se produisent, le religieux manifeste à nouveau une autorité régulatrice. Nous verrons ces oscillations se produire en Égypte (2.4) comme en Mésopotamie où ce sera le thème central de l’Épopée de Gilgamesh (3.2).
i./ L’oscillation reflète deux situations également préoccupantes : les humains sont soucieux d’un environnement naturel garanti par les dieux. Que l’on pense au déluge ! Par contre, si ce sont les ennemis qui menacent aux frontières, le politique militaire s’impose à nouveau. La joute des deux axes de pouvoir se poursuit ainsi relativement.
2.2. Égypte et unifications. Dieux interposés entre Pharaon(s) et clergé(s)
a./ En Égypte, en dépit de la première association étendue et profonde de la religion et de la politique en la personne de Pharaon, la différenciation fait aussi son chemin. Singulièrement, dans la mesure où après une période où l’Égypte n’avait pas d’ennemi extérieur et se préoccupait de sa protection divine, les ennemis n’allaient plus manquer à l’avenir. Le pouvoir de Pharaon pouvait être alors diminué en fonction de ses capacités à gagner ou non la guerre.
b./ Les textes des chambres funéraires étudiés par Feneuille (2008) témoignent d’évolutions complexes. Les acteurs de la religion et ceux de la politique sont en fait dans des rivalités et dans des compromis de pouvoirs qui se traduisent même par des changements dans les noms des dieux dominant. D’abord, un nom s’impose « Atoum » puis « Rê », « Rê Atoum » puis « Amon Rê ». On précise qu’il est « celui qui s’est créé lui-même ». Et qu’il est le seul à être ainsi défini. Et cela d’autant plus que son nom est manifestement composé. Cela opère aussi comme une machine qui produit du monothéisme à partir du polythéisme !
c./ À différentes époques, selon les situations, le pouvoir des prêtres est alors en mesure de s’opposer à celui de Pharaon. Ainsi, pendant la 5ème dynastie de l’Ancien Empire, le clergé d’Héliopolis oblige Pharaon à n’être pas seulement fils d’Osiris mais aussi fils du dieu Rê d’Héliopolis. En ce sens, le clergé joue un rôle d’unification politique des différentes provinces égyptiennes.
d./ Citons encore le cas exemplaire des dynasties du Moyen Empire (2050-1786 AEC). Quand elles s’installent à Thèbes, ville à partir de laquelle doit s’opérer la réunification du pays, le dieu de cette ville, Amon, est alors mis en avant par son clergé qui l’associe au dieu Rê du clergé d’Héliopolis ; et le dieu suprême est nommé Amon-Rê ! Ainsi, les acteurs des axes de pouvoir en rivalité ne cessent de manœuvrer pour obtenir la suprématie mais cela peut aussi conforter l’unité si les compromis sont acquis.
e./ Ceux-ci sont toujours en même temps politiques et religieux. D’ailleurs, la tâche d’unification n’est pas seulement symbolique mais matérielle. L’unification territoriale doit pouvoir être effective. Déjà, comme plus tard en Chine, des murailles barrent le passage des nomades aux frontières. Ce sera, par exemple le « mur du Prince » face aux Bédouins du Sinaï, ou dans le sud, les quatorze forteresses.
f./ Cela n’empêchera pas, plus tard, les peuples de la Mer, les Hyksos, d’envahir l’Égypte par le nord et de s’y installer en vainqueurs, toutefois ouverts à leur acculturation égyptienne. Un siècle et demi plus tard, la monarchie de Thèbes chasse les Hyksos. Mais la prise de conscience des menaces extérieures est désormais acquise. Le Nouvel Empire reste militarisé et interventionniste par anticipation. Le politique, ici aussi, tend à l’emporter.
g./ Toutefois, dans les pays qu’ils ont vaincus, les dynasties égyptiennes restent tolérantes, laissant les autorités en place, respectant religions, législations, mœurs et coutumes. Cependant, les Pharaons, pris par leurs soucis de politique extérieure, laissent l’emprise du Clergé s’installer à l’intérieur de l’Égypte. Par exemple, en se constituant des domaines fonciers considérables. Le grand prêtre d’Amon devient clairement le second personnage de l’État. On a collusion du religieux et de l’économique.
h./ Aménophis IV veut retrouver sa suprématie pleine et entière. Il croit pouvoir y parvenir en minimisant le culte d’Amon. Pour y arriver, il fonde, basée sur le disque solaire, la religion d’Aton, religion d’un dieu unique pour tous les hommes. Sa nouvelle capitale, Akhetaton, « horizon d’Aton » (1353 AEC) se trouve à mi-chemin entre Memphis et Thèbes. Il se nomme lui-même Akhenaton « splendeur du disque solaire ».
i./ Mais, après sa mort, la puissance du clergé thébain se manifeste à nouveau et rétablit le culte d’Amon, s’appuyant davantage sur l’accompagnement d’un certain polythéisme populaire local. Par la suite, la nécessité de toujours poursuivre la défense militaire de l’empire contre les vagues successives de migrations indo-européennes affaiblit encore Pharaon.
j./ Le grand prêtre du clergé d’Amon, Hérihor, se saisit dès lors du pouvoir jusqu’en Haute Égypte continuant à se comporter en souverain à Thèbes et ses successeurs feront de même. Il faudra l’invasion assyrienne d’Assourbanipal, pour renverser le pouvoir des prêtres.
k./ On est alors encore à trois siècles de l’arrivée d’Alexandre le Grand en Égypte et de la fondation grecque d’Alexandrie. Avant que le rouleau compresseur de Rome ne détruise les royaumes hellénistiques jusqu’à celui d’Égypte même.
2.3. Chine, des dieux bénéfiques au politique sous mandat du « Ciel »
a./ En Chine, à l’origine, Héros et dieux interfèrent. Ainsi Shennong, premier défricheur, est souvent pensé comme un dieu. Ou encore Héou-tsi, surnommé « le Prince Millet », céréale qu’il fait connaître aux humains. Citons aussi Yu le Grand, réputé fondateur de la dynastie des Xia (2205 AEC). Il avait apporté les techniques d’assèchement des marais et d’irrigation des terres. Il a été divinisé comme dieu gouverneur des eaux dans le panthéon taoïste. Ces exemples montrent bien le germe des lignages tribaux tout à fait présent à la source de pouvoirs religieusement fondés dans les premières sociétés chinoises.
b./ Par contre, la Chine va devoir faire face à deux situations qui se mêlent. D’un côté, elle est fréquemment morcelée en plusieurs royaumes qui se combattent. De l’autre, elle est entourée, au nord et à l’ouest, de tribus nomades qui peuvent toujours l’envahir. Sédentaires chinois et nomades tribaux vont tantôt se combattre, tantôt sceller des alliances. Les guerres vont devenir de plus en plus nombreuses et constantes. Sur un long millénaire, l’axe de pouvoir religieux finit par être absorbé par l’axe de pouvoir politique. Voyons cela.
c./ En référence aux travaux d’Emmanuel Todd (2011) sur les systèmes familiaux, nous découvrons l’étonnante fondation en Chine au cours du 1er millénaire AEC, de la religion du « Culte des ancêtres », religion sans clergé spécialisé. L’empereur, lui, se réclame d’un mandat du Ciel et même se déclare Fils du Ciel.
d./ La première étape a lieu à l’époque des Zhou de l’Ouest. Elle repose sur le privilège familial de l’ainé comme seul héritier (pour éviter l’émiettement de la propriété). Ce 1er privilège se prolonge en privilège religieux. En effet, dans chaque famille, l’aîné est seul à pouvoir exercer le culte des ancêtres.
e./ On a là de façon sous-jacente une première situation d’élimination de toute religion à clergé avant même qu’elle ait existé. Et donc, pas de sécularisation à faire par la suite ! Ces aînés auxquels revient l’exercice religieux vont se voir aussi reconnus le privilège de tout exercice politique, à savoir l’administratif et le militaire qui leur sont aussi réservés.
f./ Cette invention de la première moitié du 1er millénaire AEC ne résistera pas aux relations mixtes (pacifiques et guerrières) qui se déroulent dans la 2e moitié de ce 1er millénaire. Les nomades tribaux sont supérieurs dans la guerre de mouvements. Cela tient à leur rapidité coordonnée entre frères pour contrôler les déplacements des troupeaux. Les paysans sédentaires chinois cherchent à les imiter pour, au plan militaire, gagner en mobilité rapide et coordonnée.
g./ Toutefois leur aristocratie militaire inégalitaire instituée va se révéler davantage un obstacle qu’une aide. Or, elle est le produit de la famille antérieure elle-même de type souche autoritaire et inégalitaire basée sur le droit d’ainesse. Celle-ci va donc se trouver de facto disqualifiée. Ce n’est plus le droit d’aînesse qui désigne le chef mais le courage et la victoire militaire.
h./ Le type familial communautaire autoritaire mais égalitaire (des frères) va passer peu à peu des tribus nomades aux paysans sédentaires chinois. Le droit impérial chinois à la fin du 1er millénaire AEC rend seule légale la famille communautaire autoritaire égalitaire.
i./ En Chine, on le voit, sous plusieurs angles, le primat du politique sur le religieux s’est ainsi constitué sous deux formes successives différentes au fil du temps, des Zhou de l’Ouest aux Zhou de l’Est, aux Qin et aux Han. Cela, dans un même contexte : abondance des guerres et des contraintes administratives d’un vaste empire. En témoigne la qualification de la hiérarchie des dieux de « bureaucratie céleste », métaphore sacralisant en retour la bureaucratie terrestre de l’empire fondée sur une méritocratie effective spécifique. La méritocratie est d’ailleurs toujours en vigueur aujourd’hui en Chine.
2.4. G. Dumézil. Divinisation hiérarchique des trois axes de pouvoir
a./ Georges Dumézil (1898-1986), dans la 1ère moitié du 20e siècle, s’est imposé un véritable décryptage des épopées et des panthéons des sociétés indo-européennes. Celles-ci lui sont apparues comme ayant divinisé hiérarchiquement les trois axes de pouvoir. Au sommet, le religieux ; au milieu, le politico-militaire ; à la base, l’économie. Citons l’exemple des latins. Dumézil (1941) précise la hiérarchie des trois divinités dans le titre même de son livre Jupiter, Mars, Quirinus.
b./ On connaît encore aujourd’hui les noms des deux premiers dieux (du religieux et du politico-militaire) mais personne n’a en tête le nom du 3e. Nous ne l’avons pas rencontré dans nos études car les latins eux-mêmes ne le mettaient pas au même niveau que les deux autres.
c./ Cette tripartition hiérarchique des sociétés est d’une grande portée car elle indique que les grandes activités humaines - axes de pouvoir naturels, culturels - ont été reconnues dans leur étendue et leur profondeur et divinisées. Les débats et polémiques qui ont autrefois recouvert cet apport fondamental de Dumézil ne sont plus de mise aujourd’hui. On a depuis souvent retrouvé la tripartition dans bien des sociétés non indo-européennes.
d./ Par bonheur, récemment, Jean-Paul Demoule, historien et archéologue (2014, 523-563), au fait de tous les travaux qui ont suivi, consacre à l’œuvre de Dumézil tout le chapitre 16 (sur 19) de son livre-somme (826 p.) Mais où sont passés les Indo-Européens ?
e./ Ainsi, trente ans après sa disparition, Dumézil a son œuvre hautement reconnue comme légitime fondatrice de la connaissance d’un moment historique au cours duquel a primé un certain agencement relationnel hiérarchisé entre religion, politique, économie.
f./ D’ailleurs, quittons un instant l’antiquité dumézilienne pour accueillir de façon anachronique un bel exemple de tripartition (plus proche de nous). Dès le titre même de son livre Les trois ordres ou l’imaginaire du féodalisme, Georges Duby (1978) met cet exemple en évidence et en majesté. Le pouvoir suprême est bien d’ordre religieux, le pouvoir second, d’ordre militaire et le 3e pouvoir, d’ordre économique. À cette époque moyennâgeuse, cela se traduit en 3 mots latins classiquement opposés mais rimant entre eux : oratores (le clergé) ; bellatores (les guerriers) ; laboratores (paysans, artisans, commerçants).
g./ Ainsi divinités « païennes » ou humanités « chrétiennes », les trois axes de pouvoir ne quittent pas l’affiche de l’aventure humaine qui ne cesse pas d’évoluer à partir d’elles trois.
3./ Prémisses de laïcisations avant l’âge axial de l’humanité
3.1. Égypte 2200 AEC. Laïcisation de l’immortalité humaine
a./ Feneuille (2008, 74-80) précise. D’abord, seul Pharaon accède à l’immortalité grâce à laquelle il garde encore après sa mort son rôle protecteur que symbolise la pyramide. Autour de 2600-2500 AEC, apparaissent les grandes pyramides : Khéops et celle de Gizeh. Avec celle-ci, le célèbre Sphinx dont la tête est celle d’un Pharaon. L’animal, l’humain, le dieu se conjuguent en Pharaon. Les dieux ont souvent eux aussi une tête animale : Horus (faucon), Thot (ibis), Khnoum (bélier), Anubis (chacal), Sebek (crocodile).
b./ « Dès la fin de l’Ancien empire, ce sont aussi les Reines qui accèdent à l’immortalité ». Par la suite, quand les rivalités sociales sont à l’œuvre, l’immortalité s’étend aux nobles et au clergé.
c./ C’est seulement après de violentes révoltes que le peuple en bénéficie également. Feneuille écrit : « Ce fut comme une « démocratisation de la vie éternelle ». Conséquence sociale : une classe moyenne de scribes se forme, dès lors qu’ils peuvent accéder aux charges publiques qu’auparavant se réservaient les nobles. L’axe de pouvoir futur de l’information a ainsi ses premiers servants singuliers.
d./ Cette immortalité généralisée à tous les humains montre bien comment cette période qui précède l’âge axial est déjà laïque sans le savoir et sans le mot. Or, il s’agit bien alors d’une évolution politico-religieuse. Elle s’effectue déjà sous la domination de l’éthique. En effet, l’âme de l’individu mort reste soumise à de nombreuses et sévères épreuves. Si l’âme échoue, elle est dissoute. En même temps, cette voie de l’exigence éthique (morale) conforte l’idée que chaque être humain dispose d’une possibilité individuelle d’agir sur son destin pendant et après sa vie.
e./ On observe aussi partout le rôle également fondateur de l’esthétique. Georges Duby (1987) parle du rôle médiateur de l’art et souligne qu’il « atteint presque sa perfection et exprime déjà trois idées : majesté du Pharaon, puissance des dieux, croyance en l’au-delà ». Il ajoute : « ce culte des morts à travers le gigantisme des sépultures royales rend évidente la liaison maintenue entre le politique et le religieux ».
3.2. Gilgamesh, incroyable thérapie religieuse d’un roi
a./ L’Épopée de Gilgamesh est un récit légendaire de l’ancienne Mésopotamie. Les premiers textes remontent à 1900 AEC. D’après une liste datant de 2017-1794 AEC, Gilgamesh aurait été le 5e roi de la 1ère dynastie d’Uruk (2650 AEC). Brigitte Lion (2001, 294) précise : « Les plus anciens manuscrits relatant l’Épopée de Gilgamesh remontent au début du IIe millénaire, les plus récents, recopiant la version ninivite, au IIIe siècle. Les légendes étaient donc très largement diffusées dès l’Antiquité. »
b./ Les exégètes ont du mal à faire la part du fondamental et du secondaire. Notre recherche de compréhension des grands langages-cultures de l’humanité prend en compte ces premiers moments exceptionnels des épopées mésopotamiennes, indiennes, juives, grecques (5). Avec leurs raccourcis mythiques, théologiques, une pensée destinale globale de tout ce qui va mal dans le destin des humains tente de se profiler, contribuant déjà aux sursauts spirituels de l’âge axial de l’humanité. Référence à l’ouvrage au titre déjà exceptionnel de Jean Bottéro et Samuel Noah Kramer (1989) Lorsque les dieux faisaient l’homme. Mythologie mésopotamienne.
c./ La cause la plus fréquente des souffrances extrêmes est un autoritarisme sans limites de la part du pouvoir politique. Ainsi, Gilgamesh, roi de la ville d’Uruk, abuse de son pouvoir envers ses sujets. Pour décrire son extrême violence, la formule employée est qu’aucun père n’est assuré de conserver au moins un fils, au moins une fille. Ses sujets recourent alors à la protection religieuse. Ils s’adressent à la déesse-mère Aruru maîtresse de leur cité, en lui demandant de remettre Gilgamesh dans le droit chemin.
d./ Pour y parvenir, elle lui confectionne à partir d’argile un « double » nommé Enkidu, destiné à être à la fois le miroir de Gilgamesh et son rival. Pour cela, il bénéficie d’une nature double d’où sa représentation parfois en homme taureau. D’une force exceptionnelle mais, à la différence de Gilgamesh, il est bon et vit en harmonie avec la nature et les animaux. Nature double car il a été fait et à l'image d'Anu, dieu du ciel, et à celle de Ninurta, dieu de la guerre (Religion et politique).
e./ Enkidu et Gilgamesh s’affrontent en duel mais aucun ne gagne et ils se lient d'amitié. Leur antagonisme de concurrence et conflit s’est métamorphosé en complémentarité. Ils s’allient et accomplissent de grands exploits. Mais rien n’est jamais définitivement acquis. Enkidu meurt. Gilgamesh prend conscience de sa propre mortalité.
f./ Au comble de la tristesse, il part à la recherche du secret de l’immortalité, pensant l’obtenir d’Outa-Napishtî, unique survivant du déluge. Celui-ci lui révèle l’existence d’une plante de jouvence mais à peine Gilgamesh en dispose-t-il qu’un serpent la lui dérobe. L’immortalité n’est pas pour l’Homme. Il doit se consacrer à la vie présente. Son règne alors se poursuit comme celui d’un roi devenu juste envers son peuple.
g./ La résolution du mal politique a été trouvée dans la régulation religieuse. Mais celle-ci n’a pas été qu’externe. Le roi violent a dû trouver en lui-même un double intime devenu son antagonisme régulateur. Il aura fallu qu’il se vive dans sa singularité unique d’être humain mortel pour que la pensée de cet inévitable anéantissement lui fasse trouver le désir de parvenir à sa meilleure réalisation possible en tant que roi. Il est vrai, dans d’autres avatars historiques de son destin légendaire pluriel, Gilgamesh sera bel et bien divinisé !
3.3. Sumer. Sécularisation ; caractère laïque de l’enseignement
a./ Dans son livre célèbre L’histoire commence à Sumer, S.N. Kramer ([1957] 1975, 35) réfère déjà un moment de l’histoire de Sumer à la distinction « séculier, laïque ». Il l’applique à l’école et à l’éducation sumérienne. Cette découverte nous a été communiquée par Gilles Cophornic, historien.
b./ Kramer écrit : « L’école sumérienne qui, probablement, avait été à ses débuts une dépendance du temple, devint par la suite une institution séculière et même son programme prit à son tour un caractère en grande partie laïque ».
c./ On est bien en présence d’un anachronisme assumé. Il ouvre sur un grand écart spatio-temporel trimillénaire entre « laïcité », néologisme français (19e s.), et laos, terme grec déjà chez Homère (8e s. AEC).
d./ La prudence de l’expression « caractère laïque » souligne qu’on a l’idée de la fonction à travers ses modalités d’époque et de lieu mais pas déjà de mot spécialisé pour la nommer. Par contre, ce sera le cas en Grèce. Dès lors Jean-Pierre Vernant (1998 : 213, 218), n’évoque plus d’anachronisme quand il emploie, au fil de l’histoire grecque, les termes « forme de laïcisation » et « laïcisé ». Nous le verrons (6).
4. Inhumain politique et avènement de l’âge axial de l’humanité
4.1. L’inhumain politique accru du 2e millénaire AEC et suites
a./ Ian Morris (2011, 271et s.) rappelle les siècles précédant l’âge axial. Il nomme les « 4 cavaliers de l’Apocalypse : changement climatique, famine, faillite totale de l’État, migration ; ils chevauchent de concert… quand un 5e cavalier, l’épidémie, se joint à eux, les perturbations peuvent se transformer en effondrement ».
b./ « Vers 2200 AEC… toute la zone allant de l’Égypte à la Mésopotamie fut ébranlée par des sécheresses et des migrations en provenance de Syrie et des Monts Zagros… les résultats furent terrifiants ».
c./ En 1200 AEC, les désastres s’étendent « à l’Anatolie et à la Grèce atteignant même les oasis d’Asie centrale ou, en Afrique, le Soudan… les peuples étaient partout en migration, de l’Iran à l’Italie… Quand un royaume s’écroulait, l’onde de choc atteignait les autres. Le chaos gagna tout au long du 11e siècle AEC et finalement entraîna toute cette partie du monde dans un naufrage quasi-général ».
d./ Six siècles après, c’est l’âge axial. Morris (2011, 333) se réfère à Hérodote. Au nord de la Mésopotamie, les Scythes « en 650 AEC sont à ce point atteints par une sécheresse sévère que leur violence et leur mépris des lois les mènent au chaos total… ils agissent comme de vulgaires bandits, parcourant les pays sur leurs chevaux, volant les biens de tous ». C’est ainsi qu’ils participent au sac de Ninive en 612 AEC. Hérodote précise que pour en venir à bout les Mèdes « saoulèrent leurs chefs lors d’un banquet et les assassinèrent ».
e./ L’avant et le pendant du 1er âge axial de l’humanité entrainent ainsi de considérables évolutions religieuses, politiques, économiques, diversement interactives en fonction des situations.
f./ Dans son chapitre 9 consacré à « l’âge axial », David Graeber (2013, 275) le souligne en économiste : « C’était une période de guerre générale… les pillages dé/thésaurisaient les monnaies alors aux seules mains des riches … L’or et surtout l’argent étaient largement acquis par les guerres ». Il rappelle la coïncidence (qui pourrait surprendre) entre dates de l’âge axial et dates de la plus intense prolifération des guerres en Chine : « Période des Printemps et Automnes (722-481 AEC) et, bien nommée, « Période des Royaumes combattants » (475-221 AEC).
g./ Graeber (2013, 277-278) précise ensuite : « Dans l’extraordinaire climat de violence de la période axiale, être une grande nation commerçante (et non une puissance militaire agressive comme la Perse, Athènes, ou Rome) n’a pas été, en dernière analyse, une option gagnante ». Ainsi, le destin des cités phéniciennes est instructif. Dans Sidon, la plus riche, attaquée en 351 AEC par l’Empereur perse Artaxerxés, « 40 000 de ses habitants ont préféré le suicide collectif à la reddition. » La raison en est qu’ils connaissaient bien leur futur sort d’esclaves voués sans fin jusqu’à leur mort aux souffrances du travail forcé dans l’extraction minière.
4.2. Jaspers redécouvre l’âge axial de l’humanité plurielle (800-200 AEC)
a./ Les violences des évènements précités soulignent que l’humanité est prise dans une évolution en nœud gordien de « miracles, marasmes et massacres ». L’opinion publique, hier, et aujourd’hui l’information médiatique relèvent d’une focale de qualification des acteurs en termes de gains et pertes de face dans une supposée joute continuelle de gagnants et de perdants. Comme si cela ne se déroulait pas au sein de rapports de force qui reposent sur plusieurs axes de pouvoir en affrontements extrêmes. La guerre d’Ukraine après tant d’autres toujours en cours est venue le redire encore et encore.
b./ Ces situations fonctionnelles complexes ne sont guère traitées dans le contexte historique global de l’aventure humaine au passé terriblement éclairant. Encore bien moins dans le contexte global cosmobiologique où s’inscrit le destin humain entre hominisation, anthropisation, humanisation.
c./ Les références à ces deux contextes fondamentaux sont cependant de plus en plus en cours d’élaboration. Edgar Morin (2007, 2008, 2020), qui a fait ce travail, ne cesse d’avertir que l’humanité est en marche Vers l’abîme. Les humains des derniers millénaires de l’Antiquité ont certainement pensé de même.
d./ Qu’avons-nous de plus aujourd’hui pour faire face ? Des atouts exceptionnels. D’abord, Karl Jaspers (1931) avec le constat critique de La situation spirituelle de notre époque est en quelque sorte l’un des premiers lanceurs d’alerte au 20e siècle. Avec la suite de violences extrêmes de « 1914-1918 » à « 1939-1945 », Jaspers (1949, 7-12) redécouvre, loin de tout européocentrisme, le puissant âge axial de l’humanité de l’Antiquité et tous ses sursauts spirituels religieux, philosophiques, scientifiques, apparus en Chine, Inde, Perse, Palestine, Grèce. C’est toute une partie de l’humanité qui se soulève au nom de la sauvegarde de l’humain.
e./ Jaspers écrit : « Les événements les plus extraordinaires sont concentrés sur les six siècles de cette période « axiale de l’humanité ». Il est indispensable de redécouvrir avec lui les exceptionnels protagonistes d’alors. « Pour la Chine, Confucius, Lao-Tseu et toutes les écoles de la grande philosophie chinoise viennent à l’existence, incluant celles de Mo-ti (Mozi), Tchouang-Tseu, Lie-Tseu et une foule d’autres ».
f./ L’Inde « produit le Bouddha (560-480 AEC), les Upanishads (ensemble de textes de la dimension de 30 Bibles), et parcourt même la gamme entière des possibilités philosophiques jusqu’au scepticisme, au matérialisme, au nihilisme. » Ajoutons le renouveau du Jaïnisme grâce à Mahâvîra (599-527 AEC) « le grand héros ». D’autres le situent en contemporain de Bouddha et présent dans les mêmes pays.
g./ Au-delà de la Chine et de l’Inde, Jaspers poursuit son bilan : « En Iran, Zarathoustra enseigne une vision du monde exaltante, comme un combat entre le bien et le mal. En Palestine, les prophètes font leur apparition, depuis Elie, en passant par Isaïe et Jérémie, jusqu’à l’Isaïe du Deutéronome ».
h./ Jaspers termine avec les apports de la Grèce. Rappelons les Épopées (Iliade et Odyssée) d’Homère (8e-7e s. AEC). Puis l’histoire. Avec l’Anabase (370 AEC) de Xénophon (430-354 AEC), on est entre l’épopée et l’histoire développée par Hérodote (480-420 AEC) et Thucydide (465-395 AEC).
i./ Ce sont aussi les philosophes avec Héraclite (544-480 AEC), Parménide (515-milieu du 5e s. AEC), Socrate (470-399 AEC), Platon, Aristote. Mais aussi les tragédiens avec Eschyle (525-456), Sophocle (495-406), Euripide (483-406 AEC).
j./ Avant eux, on a des chercheurs composites : mystiques, philosophes, mathématiciens, savants, enseignants, artisans et commerçants. À l’exemple de Thalès de Millet (625-547 AEC) et de Pythagore (580-495 AEC). Plus tard, un Archimède (287-212 AEC) défendit si bien techniquement sa cité de Syracuse qu’il imposa un long siège aux Romains. Le général Marcellus, admiratif, voulut, en vain, lui laisser la vie sauve.
k./ Ailleurs encore, n’oublions pas, non connus de Jaspers, les apports de l’Égypte, dont nous avons vu la « démocratisation de l’immortalité ». Mais aussi, aujourd’hui encore inconnus de beaucoup, les apports des Africains de Nubie, gouvernant même un temps l’Égypte.
l./ Jaspers, en contraste avec les situations du 1er 20e siècle, voulut souligner l’importance d’une si haute et générale « révélation » que l’humanité se faisait à elle-même de son inaliénable dignité. Voulant rendre à l’avenir cette révélation mieux connue, comprise, immémoriale, il la qualifie avec pertinence de « période axiale de l’humanité ».
m./ Celle-ci venait de trouver son axe d’évolution. Il était d’ordre spirituel global. En témoignaient, associées, d’anciennes religions sacrificielles rénovées vers l’éthique personnelle, des philosophies nouvelles cosmobiologiques inconnues encore, des sciences liant objets et sujets, expérience et rationnel.
n./ L’humanité ne se confiait plus à tel axe de pouvoir politique ou religieux s’auto-constituant absolu. Comptait seulement l’universel de l’intuition pensante humaine partagée. Pensons à Socrate ! Même avant, à la fable jaïniste des aveugles et de l’éléphant.
o./ L’axial de l’humanité venait de naître. Il reconnaissait le précieux pouvoir naturel et culturel spécifique de chacun des axes de pouvoir au service du peuple humain tout entier mais proscrivait leurs dévoiements inhumains. Il proposait à leurs acteurs de s’universaliser. Désormais, l’évolution future de l’humanité était à disposition des humains. Ils devaient le savoir !
5. Guerres, religions et peuples à l’âge axial de l’humanité
5.1. Les Prophètes juifs et l’éthique du peuple de dieu et de ses politiques
a./ Le prophétisme juif s’inscrit dans le judaïsme en contrôle religieux des acteurs politiques. Les prophètes commentent, informent, conseillent. Le pouvoir n’est pas seul concerné. Le peuple entier se voit reprocher nombre de ses conduites.
b./ Le prophétisme commence avec Élie puis Élisée (9e siècle AEC). C’est l’époque des deux Royaumes : Israël et Juda. Au 5e siècle AEC, après Malachie, le prophétisme est épuisé. Le phénomène reste mal aisé à comprendre. Alexandre Adler (2011) l’éclaire dans Le peuple-monde. Destins d’Israël.
c./ La notion de peuple élu est trompeuse. On la ramène à tort à peuple ethnique. Or, le sens est tout autre. Dire peuple-monde aide à comprendre. Le peuple élu ne l’est que s’il se constitue en récepteur et soutien de l’immense vérité d’un dieu unique, vérité fondée dans l’attente divine.
d./ Les prophètes le rappellent constamment en trois injonctions inséparables. Les politiques doivent se considérer comme en charge du peuple au plus haut niveau éthique d’humanité. Le peuple doit faire de même entre tous ses membres.
e./ Enfin, Dieu ne peut en aucun cas être tel s’il n’est que le dieu du seul Israël. De ce fait, l’exigence éthique requise des politiques et du peuple en interne concerne également en externe l’ensemble des conduites des juifs à l’égard des autres peuples.
f./ Même si ceux-ci s’inscrivent dans des religions dévoyées, idolâtres, le peuple d’Israël ne doit pas les mépriser car ils sont aussi en devenir peuple de dieu. Adler éclaire cela d’une formule incisive : « Les Juifs n’habitent pas l’espace, ils habitent le temps ». Un temps qui conduit au-delà des ethnies et des États à l’humanité-monde.
g./ Or, cela commence à se réaliser quand 72 traducteurs (6 par tribu) de la Bible hébraïque en grec, choisissent le mot grec laos pour traduire le mot peuple dans l’expression biblique « peuple de dieu ». Ils ne choisissent pas le terme bio-culturel d’ethnos, ni le terme économico-politique de demos mais celui de laos (Demorgon, 2019). Peuple écartelé entre son tout et son rien.
h./ Cette traduction sera transmise par la Vulgate (Bible en latin) à partir de celle des Septante. Au fil des temps, des espaces, des langues et des pensées, laos grec devient juif, latin, chrétien, laïque.
i./ François Jullien (2009, 194) indique bien comment le mot parcourt les millénaires : « De l’homme appartenant au « peuple de dieu » – le laos de la Septante (Alexandrie 270 AEC) – naît peu à peu son contraire – le laïc de la laïcité ».
j./ Contraire, ou plutôt, d’hier à aujourd’hui : laos toujours attendu, contrarié, jamais advenu sans qu’il y ait aussi toujours des exclu(e)s : esclaves, femmes, juifs, noirs, génocidés, prolétaires, sans-papiers, migrants, etc. Et cela, déjà sous les dominations politiques et religieuses de l’antiquité, comme aujourd’hui sous la domination économique moderne- postmoderne. Peuple de Dieu ou peuple de la laïcité, on cherche la différence… c’est la ressemblance qui éclate.
5.2. Zoroastrisme, Bouddhisme influencent les politiques contre les guerres
a./ La réforme du mazdéisme par Zoroastre est déjà prise au sérieux par le souverain Vishtaspa et ses dignitaires. Elle influence positivement les conduites politiques des souverains perses. Même s’ils se donnent ainsi une image positive aux yeux de peuples soumis qui accueillent l’arrivée perse comme une libération.
b./ Tels les Babyloniens dont même le roi vaincu jouit d’une grande libéralité. Les Juifs déportés à Babylone sont libérés (533 AEC) et peuvent retourner en Palestine.
c./ Cyrus Le Grand, fondateur de l’Empire perse, est connu pour sa « charte des droits de l’homme » (British Museum). On y lit : « Je n'ai autorisé personne à malmener le peuple et à détruire la ville. J’ai ordonné que toute maison reste indemne, que les biens des personnes ne soient pas pillés. J’ai ordonné que chacun soit libre quant à l'adoration de ses dieux, sa pensée, son lieu de résidence, sa religion et ses déplacements. Et personne ne doit persécuter autrui ».
d./ Ailleurs, les violences étatiques guerrières continuent de submerger les sociétés de souffrances extrêmes. D’où ces ruptures avec leurs familles royales ou nobiliaires de jeunes hommes, tels Mahāvīra, 24e Maître du Jaïnisme et Bouddha. Pour les Jaïnistes, tous les êtres naturels sont interdépendants et doués de psychisme y compris végétaux et minéraux. Ils ne veulent tuer aucun être, même sans le vouloir en respirant ou en marchant.
e./ Quant au Bouddhisme, il n’était pas d’abord une religion mais une ascèse, une mystique ne voyant pas d’autre possibilité, pour en finir avec la souffrance, qu’une sortie radicale définitive hors de toute existence.
f./ En Inde du Nord, sous le règne (273-232 AEC) d’Açoka, l’Empire des Maurya va de l’Afghanistan au Bengale. Açoka veut conquérir le Kalinga. La guerre qui en résulte est horriblement meurtrière. Il en est tant affecté qu’il se rallie aux principes du Bouddhisme, souhaitant renoncer à toute guerre. Il pratique aussi la tolérance à l’égard de toutes les religions.
g./ Plus tard, en 127 EC, Kanishka qui règne sur le Kushan, sera surnommé l’Açoka du Grand Véhicule car, à côté du petit véhicule, élitiste, il entend ouvrir l’accès du Bouddhisme au peuple entier.
5.3. Mahābhārata : le pacifiste Arjuna est soutenu par Vishnou
a./ Le Mahābhārata nous présente un pacifiste, Arjuna, qui est un prince du clan des Pandava. Il en a plus qu’assez de la cousinade meurtrière avec les Korava. Son exaspération de pensée va devenir une tragédie affective sans mesure quand son fils meurt dans cette guerre des cousins. Il est perdu entre folie de vengeance et folie de suicide.
b./ Or, ce n’est rien moins que l’un des plus grands dieux de l’hindouisme, Vishnou qui, sous le nom de Krisna, s’est doté d’un avatar de parent et de cocher d’Arjuna. Ainsi l’un des plus grands dieux soutient un simple humain mortel dans sa tragique épreuve de la guerre.
c./ Reste le fond insondable de la question du destin des humains. Concrètement, la guerre se termine par la victoire des Pandava. Mais ce n’est qu’après « un bain de sang ». Peu de vainqueurs vivants et encore moins de vaincus. Krisna rentre chez lui et trouve la capitale de son pays engloutie par un déluge. Son empathie avec toute cette misère du monde lui fait choisir de se sacrifier. Il se transforme en animal et meurt sous la flèche d’un chasseur. Ainsi, un avatar de dieu s’offre en sacrifice.
d./ Arjuna est resté vivant mais se retrouve politiquement exilé. Il va mourir en exil dans des circonstances violentes. Quand les quelques Pandava vainqueurs restés vivants, montent au paradis, ils ne s’attendent pas à la surprise : les Korava vaincus sont aussi au paradis. Questionnés, les dieux expliquent que les deux clans ayant exprimé, chacun son destin, sont à égalité de mérite pour le paradis.
e./ Ainsi, la religion essaie plusieurs voies à la recherche d’un sens profond dépassant finalement l’obstination des groupes antagonismes mutuellement destructeurs. Rappelons que la Bhagavad Gita (livre VI du Mahābhārata) est dénommé le Chant du bienheureux, celui qui reçoit « la bonne nouvelle ». Les guerres ne sont pas le but de la vie. Un temps, elles peuvent être un chemin parmi d’autres menant toujours bien au-delà d’elles.
5.4. Chine inhumaine et Royaumes combattants. Confucianisme et taoïsme
a./ En ce qui concerne la Chine, on a déjà vu avec Graeber la coïncidence entre la prolifération des guerres et l’émergence de l’âge axial. En effet, l’un des principaux représentant de cet âge est Confucius. Or, il vivait à la frontière temporelle de deux grandes périodes guerrières célèbres « Printemps et Automnes » et « Royaumes combattants ».
b./ E. Todd (2011, 152) fait état de témoignages indiquant qu’à certaines périodes, 75 % du temps était pris par les guerres. Quant au niveau des violences, des relations écrites ont été faites sur la base des transmissions orales de faits extrêmes. Sima Qian (1895, 2002, 2015), le grand historien chinois qui vit sous les Han (145-86 AEC), rapporte, entre 104 et 91 AEC, les circonstances monstrueuses qui accompagnent la victoire de l’État de Qin sur l’État de Zhao (262 AEC). Chaque État se croyait invincible. Un stratagème permit cependant d’encercler l’armée du Zhao. Le Qin prend alors la décision d’en finir radicalement. L’ordre est donné d’enterrer vivants les 400 000 prisonniers. À peine quelques centaines en réchappèrent.
c./ On doit aussi à Sima Qian des informations sur Lao-tseu (570-490 AEC), un sage scribe des Zhou que Confucius aurait rencontré à la cour. Un jour, il décide de tourner le dos à cette société humaine devenue folle. Avant de passer la frontière, interrogé par le gardien, il va composer à tout hasard un livre où garder ses pensées.
d./ Lao-tseu tourne le dos à la « foire d’empoigne » des humains. Le taoïsme est très critique en politique. « Plus il y a d’interdits, plus il a de pauvres ; plus il y a de lois, plus il y a de brigands et de voleurs. »
e./ Pour Lao-tseu, les humains doivent lâcher prise. La passivité est supérieure à l’activité, la faiblesse à la force, la douceur à la dureté. Voyons l’eau éroder la pierre. De même, le plein est inutile sans le vide. On retrouve le jeu des opposés qui est toujours à l’œuvre déjà dans la régulation de la nature.
6. Imbroglio grec des 4 axes de pouvoir à la période axiale de l’humanité
6.1. Laos chez Homère, « le peuple entier » ou « les moins »
a./ Le premier terme du grec pour peuple semble bien être laos. Hendrik Kraemer (1966, 118, note 1), hollandais, historien des religions, linguiste et « docteur de l’église (réformée) », désire voir la Mission sauvegarder la juste perspective de son action. Pour cela, il remonte à laos, le plus ancien des mots grecs pour peuple.
b./ Il observe : « Homère parle du roi comme du poimèn laou, le berger du peuple ». Dans ce cas seul le roi est à part. Tous les autres constituent le peuple. Mais l’emploi de laos chez Homère se complique pouvant même paraître contradictoire.
c./ Ainsi quand laos désigne « le peuple en armes, composé des hommes en âge viril », ce laos est valorisé comme ensemble qui protège femmes et enfants. Mais quand, au regard de « la marine de guerre », laos désigne « l’armée de terre », celle-ci est dévalorisée. Ensuite, au sein de cette armée de terre quand, au regard des « chefs chevaliers meneurs de chars », laos est appliqué au tout-venant des fantassins, ceux-ci sont dévalorisés. Laos valorise et/ou dévalorise. Il signifie tantôt totalité du Peuple, tantôt telle partie diversement estimable.
d./ Ou bien, il nous faut associer ces deux perspectives. Si la compréhension de laos peut faire ce grand écart, c’est dans une subtile métonymie. Elle souligne que si cette part dévalorisée se voit quand même référée à laos, peuple-tout, c’est qu’en principe laos ne laisse aucune de ses parties en dehors. La plus dévalorisée en témoigne plus qu’aucune autre.
e./ Cette interprétation serait en accord avec la traduction par laos du mot peuple dans l’expression « peuple de dieu ». Nous l’avons vu, c’est ce que fait la Bible des Septante. L’interprétation est encore approfondie quand, plus tard, l’apôtre Paul souligne que Dieu confond les puissants justement à partir des « faibles ».
f./ Giorgio Agamben (1995, 39-46) reprend la question : « toute interprétation du sens politique du mot « peuple » doit partir du fait singulier que, dans les langues européennes modernes, il désigne les pauvres, les déshérités, les exclus ». Or, « le même mot recouvre aussi le sujet politique constitutif » (de la société ainsi réunie). Le peuple est alors le « tout » qui la fonde.
g./ Agamben donne, dans plusieurs langues, maints exemples de cette dichotomie contradictoire. Il note finalement que « ce que nous appelons peuple… est … une oscillation dialectique entre deux pôles opposés : d’une part, l’ensemble « Peuple » comme corps politique intégral ; de l’autre, le sous-ensemble « peuple » comme multiplicité fragmentaire de corps besogneux et exclus ; là une inclusion qui se prétend sans reste, ici une exclusion qui se sait sans espoir. »
h./ La contradiction est patente et reste sans explication ! Mais c’est sans doute ce que maintient justement « peuple » au sens de laos. Et cela contre tous les autres sens de peuple qui ont pour prétention d’arranger les choses mais toujours à l’avantage des uns et au détriment des autres délaissés voire rejetés.
i./ Ainsi, d’un certain point de vue irréductible « le peuple ne peut appartenir à l’ensemble dans lequel il est inclus depuis toujours ». Contradiction tout à fait dynamiquement proche de celle entre axes de pouvoir détournés et « axial de l’humanité » retrouvé.
j./ Agamben conclut : « Seule une politique qui aura su prendre en compte cette scission biopolitique… pourra arrêter cette oscillation et mettre un terme à la guerre civile (stasis) qui divise les peuples et les villes de la terre ».
6.2. Jeux religieux sportifs concurrentiels. Stop à la guerre civile (stasis) !
a./ Dans La Société contre l’État, Pierre Clastres (1974) montre qu’à l’origine du politique, au temps des chefferies, la fonction du chef devait varier selon les circonstances. En temps de guerre, le chef était apprécié pour ses capacités d’organisation, de décision et d’exécution rapides et efficaces. En temps de paix, tous souhaitaient qu’il ait la sagesse de continuer à rendre service à tous.
b./ Par ailleurs, auparavant, quand une société tribale célébrait ses rites de fondation et d’initiation, elle invitait les sociétés voisines à ce moment exceptionnel (festif et d’ordre quasi-religieux) vécu comme exemplaire et nécessairement pacifique.
c./ Cette exceptionnalité se retrouve en Grèce antique, les jeux sportifs (dédiés à divers dieux) qui s’inventent entre 7e et 6e siècle AEC sont incompatibles avec des guerres entre Cités-États grecques. L’histoire d’Olympie est à cet égard significative. Il était sage de choisir une cité-État si modeste qu’elle ne pourrait en aucun cas s’appuyer sur la possession de tels Jeux pour entreprendre de dominer des rivales.
d./ La littérature grecque dénonce l’hubris de certains chefs qui, la paix revenue, souffre d’une représentation diminuée et s’agitent dans la cité au point d’y semer la guerre civile. Qu’ils se disciplinent et concourent aux Jeux. Ils ont là une possibilité nouvelle de prestige et même de gloire. Les Jeux, sous religiosité, leur offrent un nouvel héroïsme symbolique pacifié. On a là une forme culturelle nouvelle de laïcisation indirecte du politique guerrier par la religion (Demorgon, 2005, 171-179).
e./ De nouveau, on pourra s’étonner de notre raccourci. Pourtant, c’est aussi celui que fait la philosophe chrétienne Chantal Delsol. Lors d’un débat, en 2012, avec Jean Baubérot, elle le souligne : « Nous avons dans notre culture judéo-chrétienne une tradition de sécularisation qui commence avec les Écritures saintes et même les Grecs anciens, dont le régime de l’archontat proposait déjà une séparation du politique et du sacré, dès les VII-VIe siècles avant notre ère » (J. Cortès, 2014, 121-123, 146-150).
f./ Ces diverses formes de laïcisation du politique guerrier par la religion ne sont nullement en contradiction avec d’autres laïcisations effectuées par l’axe de pouvoir politique tant à l’égard des intérêts économiques abusifs que des identités ethniques dépassées, tels que nous allons en rendre compte de Solon à Clisthène et Périclès.
6.3. Solon laïcise l’économie esclavagiste du citoyen endetté insolvable
a./ Selon Michel Mourre (1978), il y a 26 siècles, le conflit social en Grèce se joue entre trois groupes. « D’abord, « les Eupatrides, gros propriétaires nobles, ont accaparé presque toutes les terres ». Ensuite, « une nouvelle classe de marchands et d’industriels [impulsant l’économie] exige de participer aux décisions politiques ». Enfin, « le peuple est si endetté » et si insolvable que ceux qui ne remboursent pas sont vendus comme esclaves.
b./ La crise sociale généralisée atteint des sommets. Solon (640-558 AEC), un descendant du dernier roi d’Athènes, membre d’une famille eupatride appauvrie, vient d’être l’artisan d’une victoire guerrière réputée impossible : la reprise de Salamine aux Mégariens (612 AEC). Son prestige est immense. Les groupes opposés décident de s’en remettre à lui dans l’espoir de sortir de conflits dangereux pour tous.
c./ En 594 AEC, il est élu archonte avec des pouvoirs extraordinaires et il en use avec courage. Mourre résume : « Solon exonère la classe paysanne de la dette (sesakhthéia) et la préserve ainsi du servage. Il supprime les hypothèques, libère les débiteurs et leur rend leur terre. Même ceux vendus à l’étranger sont rachetés, affranchis et rétablis dans leur domaine … Désormais, il est interdit d’exercer une créance sur la personne du débiteur insolvable ».
d./ Tout en tenant compte des circonstances exceptionnelles d’alors, on ne peut manquer de reconnaître qu’à partir de l’autorité de l’axe de pouvoir du politique, Solon a bel et bien effectué une laïcisation de l’économie abusive devenant inhumaine.
e./ Richard Bodéüs (2011) souligne qu’à l’époque déjà on gratifiait Solon de la « capacité d’instaurer l’équilibre des forces antagonistes ». Devenues complémentaires, ces forces allaient contribuer au plein essor d’Athènes.
f./ Reste cependant à ne pas idéaliser outre mesure cette opération à destination de la seule communauté des citoyens athéniens. Jean Vioulac (2018a, 365) précise : « l’avènement de la démocratie réfère à l’ensemble des moyens institutionnels inventés par Solon pour empêcher l’exploitation servile de se produire au sein de la communauté, mais ce sera au prix de l’achat massif d’esclaves à l’étranger ».
6.4. Clisthène, politique, stoppe le danger des intérêts ethniques sans frein
a./ Plus d’un demi-siècle après, les rivalités extrêmes entre les quatre tribus ethniques menacent de nouveau gravement la paix sociale athénienne. Un nouveau personnage charismatique, Clisthène, est sollicité pour trouver une issue. Il a l’intelligence, l’imagination, le courage de s’appuyer sur cette situation catastrophique pour oser remplacer les quatre tribus ethniques constamment en conflit par dix tribus politiques « abstraites ». Il va littéralement les inventer tout en s’appuyant sur des données géographiques et socio-économiques réelles.
b./ En effet, chacune des dix tribus devra gérer les différends en son sein. Chaque tribu inventée comportera toujours : un tiers d’habitants des dèmes urbains, un tiers des dèmes du pays intérieur, un tiers des dèmes côtiers bordant la mer. Chaque tribu aura désormais aussi la possibilité de recruter ses membres parmi les métèques et les esclaves affranchis.
c./ On pourrait, à juste titre, s’étonner de la procédure mathématique abstraite d’une telle réforme. Ce serait oublier qu’à cette époque la science, les mathématiques, la philosophie jouissent d’un réel prestige et se développent. C’est un peu après que Platon pourra surmonter l’entrée de son école de la célèbre formule : « Que nul n’entre ici s’il n’est géomètre ».
d./ La profondeur d’intelligence de Clisthène se découvre encore à propos d’une autre difficulté. Comme il s’en prend aux quatre tribus originelles, il prend le plus grand soin de ne pas supprimer leurs cultes religieux traditionnels. Ils les laissent se poursuivre. Cependant, il va permettre aussi à chacune des dix tribus « nouvelles » de prendre le nom d’un héros auquel un culte sera normalement rendu.
e./ Ainsi, à côté de l’association traditionnelle entre ethnique et religieux, on a une nouvelle association entre politique et religieux. On ne s’étonnera pas de lire chez Pierre Levêque et Pierre Vidal-Naquet (1963, 23-24) : « La réforme est profondément laïque certes mais dans la mesure où il ne peut y avoir un état laïc à la fin du VIe siècle. » Ils soulignent cependant « une rupture avec le passé … et la création, dans le cadre de la réorganisation de l’espace, d’une religion authentiquement politique, parallèle au culte ancien. »
f./ Ils ajoutent même que l’institution des prêtrises des nouvelle tribus vont prendre une importance de plus en plus grande tandis que diminuera celle des prêtrises gentilices (traditionnelles).
g./ De notre côté, ajoutons que Clisthène ne touche pas aux quatre classes censitaires de Solon. On peut préciser que sa réforme, si extraordinaire qu’elle soit par rapport à la situation chaotique, fonde seulement un pouvoir aristocratique libéré de l’emprise des familles et de l’emprise des territoires. Les dix tribus ne sont ni familiales, ni régionales ; elles sont politiques mais toujours aristocratiques.
h./ Périclès fait encore un pas de plus. Il nomme et institue trois égalités fondatrices : égal traitement par la loi, égal accès à la parole, égal accès au pouvoir politique par élection ou tirage au sort. Il répond même à la nécessité de donner aux citoyens pauvres, désavantagés les moyens économiques de participer à l’exercice démocratique auquel il a été élu. La fonction politique entre ainsi d’elle-même dans sa propre laïcisation. Laos, le peuple, tout le peuple… s’il n’y avait pas les esclaves et les étrangers…
6.5. Tissage grec (des axes de pouvoir) centré sur l'économie politique
a./ On aura compris que les laïcisations effectuées par des sages en situations exceptionnelles ne peuvent pas prétendre résoudre la question d’ensemble de la « démocratie grecque antique ». Ce que nous devons encore comprendre, c’est que le régime ainsi inventé reste profondément tributaire des « axes de pouvoir naturels-culturels singuliers ». Et, de facto, ils restent détournés au bénéfice d’acteurs qui mènent les choses en fonction de leurs intérêts.
b./ Les intérêts du laos entier n’ont pas cours. On est déjà en présence d’une véritable « économie politique » qui s’appuie sur de précieux acquis d’ordre informationnel à travers philosophies et sciences. En ce sens, la Grèce antique relève bien en partie de la période axiale de l’humanité. L’imbroglio grec des 4 axes de pouvoir fait écho au laos oscillatoire. Voyons cela de façon précise d’autant que la situation présente n’est pas sans rapport.
c./ Une reprise réflexive d’Hegel à Marx effectuée par Jean Vioulac (2018a, 474-476) se réfère d’abord à l’invention de la monnaie. Elle est d’emblée « puissance sociale » et cela dès « le statut archaïque de la monnaie talismanique ». C’est en effet « la puissance des morts qu’elle substantialise » en rendant ainsi « disponible la puissance passée de la communauté ».
d./ La monnaie passe ensuite de ce statut religieux à son statut d’universel quantitatif abstrait recouvrant tout bien, toute chose achetée ou vendue. L’idéal de fonctionnement commercial et l’idée de domination technique du problème de l’échange dotent la monnaie d’une gloire rejaillissant sur ceux qui la possèdent.
e./ Vioulac écrit : « l’histoire de la monnaie est donc politique… la monnaie est l’outil qui permet de manœuvrer, de manipuler la puissance sociale réduite à sa pure abstraction quantitative… L’universalité abstraite (de la monnaie) se substitue au particulier concret des hommes [au travail] et des choses [produites comme marchandises]. Elle s’auto-institue comme le Sujet universel (de tous). C’est elle-même que la monnaie produit ainsi, en produisant « l’universel assujettissement (du peuple au travail) ».
f./ Le « peuple », laos, est alors dessaisi de sa dignité au travail. L’abstraction monétaire produit le triomphe de ceux qui en disposent et s’en servent pour se qualifier comme supérieurs à ceux qui doivent dépendre des manœuvres et manipulations « monétaires » associées, étatiques ou privées.
g./ Ce n’est qu’une partie du peuple, « l’élite » qui se fait politique (demos) pour s’autocontrôler afin d’échapper à sa propre autodestruction menaçante. La ploutocratie (les riches) entend lier pouvoir et valeur et se transformer, aux yeux du peuple, en aristocratie (les meilleurs). Le mode de gouvernement politique naît pour gérer au mieux continuité et stabilité du pouvoir économique.
h./ Ce n’est pas une dérivation postérieure de la démocratie mais plutôt son « péché originel ». Le demos est d’emblée le fruit d’une ségrégation qui poursuit et renforce en l’instituant la séparation du peuple en deux (et plus). Le peuple est « miné » comme totalité puissante. Le terme exceptionnellement représentatif de laos justifie l’étude trimillénaire que nous poursuivons. Cette justification tient précisément à sa naissance contradictoire et à son parcours entre « peuple comme Tout » et peuple comme « partie déclassée ».
i./ Constatons qu’au plan linguistique, les mots révèlent longtemps ce que cache leur usage détourné. Le cas de laos n’est pas isolé. À preuve, le sens caché de demiurgos (démiurge). Il a glissé du côté théologique, peu fidèle à son étonnante étymologie. Vioulac (2018b, 168) cite Marx (Kapital, livre 1, 17) : « Pour Hegel, le processus de la pensée, dont il va jusqu’à faire sous le nom d’idée (l’Idée) un sujet autonome est le Démiurge du réel… Pour moi, au contraire, l’idéel n’est rien d’autre que le matériel transposé et traduit dans la tête de l’homme. » Vioulac précise qu’à l’origine « le Démiurge (du grec demos, le peuple, et ergon, le travail), c’est le peuple au travail. »
j./ De nouveau, la puissance sociale (populaire), sans laquelle la puissance économique ne pourrait pas exister, n’est pas remise au peuple qui est aussi sa source première. Elle l’est au démiurge, symbole dans la nature du pouvoir suprême. Celui que précisément l’économique exerce. Vioulac conclut que la logique sociale cache son idéologie : « la philosophie première, c’est l’économie ».
6.6. En lien à l'économie : logique, métaphysique, sciences et techniques
a./ Au côté de laos et de demiurgos, c’est maintenant ousia qui permet de suivre le tissage des axes de pouvoir entre axe de l’économie politique et axe nouveau de l’information. Cela concerne logique, métaphysique, sciences et techniques.
b./ Les significations d’ousia sont d’abord d’ordre économique : « richesse », « fortune ». Jean Vioulac (2018a, 356-357) le constate. Chez Démocrite : « Heureux ceux qui ont fortune (ousia) et intelligence ». Platon, dès le premier livre de La République l’emploie dans ce sens. Vioulac cite André Motte et Pierre Somville (2008) : « Toutes les occurrences relevées véhiculent sans équivoque possible le sens économique originel d’ousia. »
d./ Ainsi, il y a émergence d’un accès à toutes choses relevant des notions de propriété et d’essence. On passe ainsi de l’économie à la philosophie et à la science avec son fonctionnement généralisant et ses variations mathématisées. Par exemple : « tout corps » dans les lois de la physique classique. Qu’il s’agisse de l’immersion des corps dans divers milieux (eau ou gaz) chez Archimède (287-212 AEC). Qu’il s’agisse, 1850 ans plus tard, de la chute des corps chez Galilée (1564-1642).
e./ Evoquons un autre terme polysémique « spéculation ». Il englobe aussi l’idéalité de l’économie monétaire et l’idéalité de la connaissance. Le mot concerne la recherche philosophique ou scientifique qui peut mener au savoir. Mais tout autant la recherche de profits. Vioulac trouve chez Aristote (384-322 AEC) l’anecdote d’une incarnation personnifiée des deux idéalités, de façon incroyablement exemplaire, chez l’un des premiers scientifiques et mathématiciens grecs célèbres : Thalès de Milet (624-547 AEC).
f./ Celui-ci, avant d’ouvrir une école et d’y enseigner, était marchand professionnel. On lui disait que ses découvertes n’avaient aucune portée concrète. Or, voyant une abondante récolte d’olives se profiler, il loue d’avance à bas prix force pressoirs. Il compte bien ensuite les relouer à bon prix aux récoltants démunis. Ce qui arriva.
g./ Pour conclure, Vioulac (2018a, 357) cite aussi la généralisation que propose Finley (1975) : « Les penseurs grecs ont abordé « l’essence de l’être » comme « propriété ». A partir d’ousia, … l’économie, point aveugle de la pensée grecque… est aussi l’impensé de la métaphysique ». h./ Le terme d’impensé dit clairement que les genèses complexes alors à l’œuvre entre les axes de pouvoir ne pouvaient pas être perçues et comprises par leurs acteurs. L’imbroglio semblable d’aujourd’hui pourra-t-il l’être ? Pas sans une compréhension du passé indispensable à celle du présent ! Et, bonjour à l’avenir…
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