1. Identité humaine scientifique. Paléoanthropologie, neurobiologie cérébrale
Igor Krtolica (2022 :107-131) interroge ensemble deux savants de disciplines apparemment éloignées mais fort utilement rapprochées. En effet, Jean-Jacques Hublin, paléoanthropologue, et Alain Prochiantz, neurobiologiste, ont vu par chance institutionnelle leurs deux trajectoires soudain converger. Alain Prochiantz occupe (2007-2019) la chaire du Collège de France consacrée aux « Processus morphogénétiques ». De son côté, Jean-Jacques Hublin se retrouve dans la même institution, dès 2014, nommé à la chaire de « Paléoanthropologie ». Autre heureuse circonstance pédagogique : dans la 2e moitié de la décennie 2010, tous deux consacrent une série de cours sur le thème « Spécificité, singularité, unicité d’Homo sapiens ».
Alain Prochiantz le fait « à partir de l’étude comparative du développement et de l’évolution du cerveau de Sapiens et de celui des autres grands primates [chimpanzés, bonobos, gorilles] ». Jean-Jacques Hublin a précédemment vécu une grande découverte. À partir de 2004, diverses circonstances l’entraînent à reprendre des fouilles entreprises quelques décennies plus tôt au Maroc (Jebel Irhoud). Ce projet international va conduire à la découverte de fossiles d’Homo sapiens. De rigoureuses études comparatives avec les deux espèces les plus proches « Néandertal » et « Denisova » confirment qu’il s’agit bien de sapiens. Sauf que la datation faite en 2017 leur attribue 100 000 ans de plus. Les plus anciens sapiens ne dataient jusqu’ici que de 200 000 ans.
Toujours interrogés par Krtolica (ibid.), Hublin et Prochiantz expriment l’exceptionnalité de Sapiens avec enthousiasme. Pour Hublin : « Le cerveau, et ses capacités cognitives donnent à l’homme la conscience … du passé et du futur, de son rôle sur la planète, et la conscience de la fin, de sa fin à lui, etc. … l’unicité est là ». Pour Prochiantz : « Avec la prise de conscience du réchauffement de la planète, des collègues commencent à mettre en place des solutions techniques de stockage du carbone, ou même de réflexion pour empêcher le soleil de chauffer la terre. C’est quand même fabuleux. L’imagination, c’est ça aussi ». Prochiantz poursuit : « C’est cette imagination proprement humaine qui est à l’œuvre chez les poètes comme chez les scientifiques. Sapiens est un animal technique qui a survécu depuis le début grâce à la technique justement nécessaire pour pallier sa débilité physique. » Ce thème de l’homme originellement « inachevé » – ayant besoin de multiples prothèses, à commencer par l’usage du feu et autres techniques – est récurrent depuis le mythe grec d’Épiméthée et de Prométhée. Cela jusqu’à Herder et Gehlen ([1941] tr.fr.1990 ; [1950] tr.fr. 2016). Nous y revenons dans une prochaine étude consacrée à la néoténie. Prochiantz donne un exemple récent de prouesse technique. Il nuance cependant son admiration car la prouesse répondait aux conséquences de responsabilités écologiques négligées. Il précise tout cela : « Il suffit de voir la vitesse à laquelle nous avons produit des vaccins pour lutter contre l’épidémie de Covid ! Même s’il se peut que nous en soyons en partie responsables par la levée – inconsidérée – des séparations naturelles entre espèces ».
2. Apports de l’anthropologie philosophique allemande avec Plessner
Des recherches récentes nous ont permis de découvrir que l’anthropologie philosophique allemande issue de Kant avait réuni de nombreux chercheurs aux débuts du 20e siècle. Les principaux publiant dès les années vingt. L’ouragan géopolitique de la Deuxième Guerre mondiale allait recouvrir ces travaux. La paix retrouvée, ceux-ci allaient mettre un temps considérable auquel ils allaient résister et se trouver diversement refondés tant leurs résultats étaient fondamentaux. Nous nous limitons ci-après à une brève évocation du « maître-ouvrage » d’Helmut Plessner (1892-1985). Le livre doit patienter presqu’un siècle pour obtenir sa traduction en français (541 pages). Pour Plessner (2017, passim) la caractéristique fondatrice de l’être humain est son « excentricité ». C’est dire qu’il n’a pas de centre fixe, il s’invente lui-même en se déplaçant de centres anciens en centres nouveaux, les organisant plus ou moins ensemble à mesure. Cette excentricité se concrétise par trois grandes trois « lois anthropologiques » Voyons-les dans leur profondeur et leur complexité.
Première loi : On ne manque pas d’opposer facilement artificiel et naturel mais le problème avec l’humain c’est qu’il est naturellement artificiel. Plessner (ibid. p. 482) précise : « C’est seulement parce que l’homme est pour moitié de nature, et se tient dans l’au-delà de soi que l’artificialité constitue le moyen de parvenir à l’équilibre avec soi et le monde. Cela ne veut pas dire que la culture représente une surcompensation de complexes d’infériorité, mais qu’elle vise une nécessité qui est de part en part pré-psychologique, ontique (ibid. p. 483) […] Cela donc qui rentre dans la sphère de la culture se montre dépendant de l’humanité qui en est l’auteur et tout à la fois indépendant d’elle. L’homme ne peut inventer qu’autant qu’il découvre … Inventer veut dire aussi transposer de la possibilité dans la réalité (ibid. p. 484).
Deuxième loi : On oppose aussi immédiateté et médiateté mais le problème avec l’humain c’est qu’il est immédiatement médiation. Cela définit l’histoire : « Le processus dans lequel la vie est engagée par essence est un continuum d’événements qui se déposent et se cristallisent en toute discontinuité. Quelque chose s’y produit et ainsi devient-il histoire […] son sens est de se réapproprier ce qui a été perdu avec de nouveaux moyens, d’instaurer l’équilibre par un changement radical, de conserver l’ancien en se tournant vers l’avant » (ibid., p. 506-507).
Troisième loi : On oppose topos (lieu) et utopie (sans lieu) mais le problème avec l’humain c’est qu’il est topiquement utopique. Religions, philosophies, sciences ne sont que des formes évolutives en elles-mêmes qu’il conjugue à travers sa recherche d’un réel toujours en même temps utopique. Cela définit la connaissance comme possible et impossible. Elle semble être inévitablement et définitivement contrastive sinon contradictoire. Plessner précise : « N’est pas décisive l’image que l’homme se fait de Dieu, aussi peu qu’est décisive l’image que l’homme se fait de lui-même. À l’anthropomorphisme de la détermination essentielle de l’absolu correspond nécessairement un théomorphisme de la détermination essentielle de l’homme – une formule de Scheler (1874-1928) […] Il faudrait… que se répète, face à l’absolu, le même processus qui conduit à transcender la réalité effective : de même que la forme de positionnalité excentrique humaine est la condition préalable d’une appréhension par l’homme d’une réalité – dans la nature, l’âme et le monde commun – de même, [l’excentricité] forme-t-elle la condition de la connaissance, de sa faiblesse et son inanité » (ibid., p. 515).
Plessner conclut cette sémiosis si complexe de la connaissance en évoquant la foi mais sans la qualifier, c’est la foi sans qualité : « À un univers, on ne peut que croire. Et tant que l’homme croit, il va « toujours chez soi ». C’est seulement pour la foi qu’il y a la « bonne » infinité circulaire, le retour des choses de leur absolu être-autre. Mais l’esprit met l’homme et les choses à distance de soi, et dans un au-delà de soi. Son signe c’est la ligne droite d’une infinité sans fin. Son élément c’est le futur… » (ibid., p.516). La connaissance apparait alors comme ensemble de lieux et moments liés permanents d’un unimultivers, monde comme utopie et réalité d’un infini sans fin.
Cela est peut-être possible pour une espèce humaine ayant foi en elle-même : non comme anthropomorphique ou égocentrée mais comme vivant créativement une suite de fermetures-ouvertures de toutes façons non épuisables. En 1781, Kant s’était posé trois questions : Que dois-je faire ? Que puis-je savoir ? Que m’est-il permis d’espérer ? Dix ans plus tard, il estime que les trois se résument en une seule : Qu’est-ce que l’homme ? De même, Plessner, à un siècle de distance, pose ses trois lois anthropologiques et trouve quelques années après qu’il peut avec courage les résumer en une seule : l’humain relève de facto d’une « insondabilité » destinale, conséquence de son « excentricité » fondatrice.
Tous ces apports qui ne sont certainement pas sans lien avec la catastrophe de 1914-1918 vont être recouverts dès les prémisses de la Deuxième Guerre mondiale. En 1933 le régime nazi énonce la déchéance de Plessner décrété demi-juif. Il est destitué de tout enseignement. En 1934, les menaces pesant sur sa vie le contraignent à l’exil aux Pays-Bas. Il y retrouve un enseignement. Mais, dès les Pays-Bas envahis, c’est la résistance néerlandaise qui protège efficacement la vie de Plessner. Il revient en France dans les années cinquante. Dix ans après, en 1962, il peut rééditer sans changement Les degrés de l’organique et l’homme. Une troisième édition allemande aura lieu en 1975. Helmut Plessner meurt en 1985. Tout un ensemble de travaux de reconnaissance et refondation de l’anthropologie philosophique allemande ne cesse de se déployer du 20e au 21e siècles. Citons juste deux refondateurs parmi les plus actifs : le germaniste Gérard Raulet (2002) en France et, en France, le sociologue Joachim Fischer (2008, 2009). Le résultat final s’est enfin concrétisé après neuf décennies par la traduction en français des Degrés de l’organique et l’homme en 2017. Il y a donc bien eu pendant longtemps un ensemble de confusions concernant l’anthropologie philosophique allemande. D’abord, la qualification « philosophique » lui portait tort. On en déduisait sommairement que cela signifiait qu’elle n’était pas scientifique. Or, c’est tout le contraire. D’emblée elle est totalement acquise aux travaux d’anthropologie scientifique. Quant au qualificatif « allemande », il signalait seulement son point d’origine philosophique dans l’œuvre d’un Kant hostile à la métaphysique et favorable aux sciences dans leurs limites.
Ajoutons aussi que fort proche de l’anthropologie philosophique, mais avec une élaboration théorique peu différente mais plus facile à comprendre, la philosophie en vogue à l’époque de l’après-deuxième Guerre mondiale était l’existentialisme sous ses multiples formes. Le point commun entre les deux théorisations était que l’être humain ne pouvait aucunement être défini par une essence quelle qu’elle soit : religieuse ou autre. Son essence était celle évolutive que « l’être humain » se donnait à mesure lui-même individuellement et collectivement à l’occasion de ses multiples existences successives et conjuguées. Cette « essence » était ainsi toujours en devenirs.
3. Penser l’arrivée de l’humain dans une nature qui ne fait pas de saut
Prochiantz (2019 : 26-27) reprend la problématique complexe de l’évolution. Les distinctions disciplinaires ne doivent pas barrer le caractère d’ensemble des problèmes eux-mêmes. Il écrit : « Si la question si souvent posée « Qu’est-ce que l’homme ? » s’adresse très classiquement aux philosophes ou aux anthropologues, il n’en reste pas moins évident qu’elle est d’abord une question biologique et que l’on peut tout aussi bien se demander « Qu’est-ce que le singe ? » Dès lors la rencontre comparative est de facto inévitable. Or, Charles Darwin (1809-1882) est formel : « la Nature ne fait pas de saut ». Il a raison et il a Tort Patrick (2008) pour le redire en refondation.
Mais Prochiantz nuance. Il n’apprécie pas ceux qui, pour prouver continuité et rapprochement entre homme et singe, brandissent encore en 2017 le chiffre de « 1,23 % de différences entre les génomes de l’homme et du chimpanzé » (ibid.). Prochiantz écrit : « Si nous raisonnons de façon grossière… nous acceptons dans un premier temps de partager avec les autres grands singes des génomes quasiment identiques… Ce n’est de toute évidence pas exact si nous entrons dans les détails de la structure et de l’organisation des génomes… N’en déplaise à Darwin pour qui la nature ne fait pas de saut (natura non facit saltus) si l’on considère les formes [réelles de vie entre l’homme et le chimpanzé], il s’agit non pas d’un glissement progressif, mais plutôt d’un changement brutal ». Il décrit aussitôt cela avec concision mais complétude : « Qu’il s’agisse de langage (syntaxe et grammaire), de pensée symbolique, de réflexion sur soi-même, de planification à long terme, de mémoire autobiographique, de théorie de l’esprit, d’activités artistiques et littéraires, de croyances plus ou moins superstitieuses comme les religions, les humains ont des performances sans commune mesure avec celles des chimpanzés » (ibid.). Il faut cependant le dire. Ce sont là des données dont Darwin a souligné que non seulement elles sont évidentes pour lui mais que la suite de son œuvre observe les processus qui ont produit cette immense conversion-réversion nature-culture à l’arrivée de l’espèce humaine.
4. Réunir les deux temps de l’œuvre complexe de Darwin
L’œuvre de Darwin a été comprise réduite à son seul premier temps (1859) et vite profondément caricaturée au 19e siècle déjà à travers un « darwinisme social », en réalité anti-social, ramené à la seule concurrence dérégulée. Cette caricature a été refondée dans un prétendu « néo-libéralisme » ainsi nommé par Walter Lippmann (1938). Sur ces bases incomplètes et caricaturales, Patrick Tort est, en France, le refondateur de la théorie darwinienne rigoureusement recomprise. Il a fondé « l’Institut Charles Darwin International », responsable de l’Edition des « Œuvres complètes ». Depuis les années 90 du 20e siècle, des dizaines d’ouvrages se sont succédés tel le Dictionnaire du darwinisme et de l’évolution (3 vol. 1999). Surtout, il fallait remettre en évidence les travaux de Darwin poursuivis et approfondis à partir d’un deuxième temps, celui de sa seconde révolution clairement présentée dans La filiation de l’homme et la sélection liée au sexe » (1871). L’« interprétation expéditive du darwinisme » par « la survie du plus apte » (1859) n’a pas à être considérée comme seule fondatrice de toute la théorie darwinienne de l’évolution. Elle se situe au plan des rivalités des individus au sein de leur espèce. Or, cette rivalité interindividuelle est à référer aux problèmes supérieurs de l’adaptation des espèces entre elles et au faire-monde de la vie. Il s’agit de comprendre le lien de « la sélection naturelle entre individus » avec « la sélection naturelle entre espèces ». Pour Darwin (1871), elles ont entre elles un étonnant et précieux état-moment médiateur : la sélection au plan sexuel par la lutte des mâles au moment de la reproduction. Un glissement décisif s’opère. Le primat de l’individu le plus apte n’est pas seulement à son bénéfice mais à celui de l’espèce. La sélection de cet individu le plus apte est à référer à l’amélioration adaptative de l’espèce à laquelle son destin individuel contribue ainsi. La sélection naturelle entre individus, en privilégiant les plus aptes, semble d’abord promouvoir une perspective individuelle «égoïste ». La sélection par le sexe le fait aussi. Sauf que les mâles sélectionnés, l’étant au service de leur espèce, « l’égoïsme » entre dans une « torsion altruiste » qui travaille à la sélection entre espèces. La sélection des mâles les plus aptes opère ainsi une réversion de « l’égoïsme, individuel » en « altruisme, collectif » autour d’une sorte de moment au moins partiellement quasi-sacrificiel. Cette réversion s’accomplit aussi autrement dans les mises en danger dans lesquelles les femelles s’inscrivent dans la protection des petits. Les deux orientations se retrouvent bel et bien liées entre elles. Cette « conversion, réversion » de l’égoïsme en altruisme est ainsi de façon naturelle à l’œuvre dans le destin des individus adultes au sein de celui des espèces.
Mais alors comment ne le serait-elle pas dans le cas de l’avènement même de l’espèce humaine ? C’est bien le cas et Darwin écrit fortement qu’évolution biologique et civilisation sont en continuité. La grande conversion-réversion biologique a lieu quand la Nature commence à complémenter le pré-formatage destinal des espèces par des possibilités d’adaptation culturelle inventive des espèces elles-mêmes à leurs milieux. Il se trouve qu’avec l’espèce humaine, elle choisit pratiquement au minimum d’équilibrer formatage et possibilité culturelle voire même d’attribuer une très grande part à la culture. L’espèce humaine se retrouve avec les moyens nécessaires pour prendre la décision de déterminer elle-même son destin grâce à une possibilité illimitée d’inventer à partir de tout ce qu’elle peut découvrir dans ses milieux non limités a priori. En effet, ceux-ci dépendent de ce que sa culture en particulier technique a produit comme possibilité d’explorer les ailleurs proches ou lointains. Il n’en demeure pas moins que cette nouvelle condition d’ensemble ouverte à tous les humains n’est en aucun cas leur formatage supérieur. Elle est de facto moyens libres de s’inventer eux-mêmes en découvrant-inventant le faire-monde qui les porte. Sauf à souligner que c’est bel et bien seulement une espèce humaine concrètement ensemble, individus en collectifs qui peut y parvenir. Tout déni d’autres humains exclus de l’humanité par des individus ou des groupes se jugeant eux seulement supérieurs fait courir de vives menaces sur le niveau de capacité en quantité et qualité du découvrir-inventer global. L’humanité est alors rejetée vers des situations confuses qui deviennent toujours autodestructives pour des solutions éliminatoires que l’on a parfois osé nommer des « jugements de dieu ».
Le darwinisme social et son néolibéralisme sont anti-culturels. Des esprits consensuels ont cru bien faire en prétendant que le libéralisme politique gardait toute sa valeur dans son domaine et le néolibéralisme avait la sienne dans le domaine économique. Cela constitue une véritable schize dans le destinal global du géopolitique humain mondial. En réalité, l’univers économique est tout simplement absolutisé et l’univers politique lui est subordonné. En même temps, cela laisse advenir des formes dévoyées du politique. L’avènement empirique de l’espèce humaine est celui de l’expérience même d’une espèce qui s’instruit suffisamment de son environnement pour entrer consciemment dans une évolution créatrice dont elle est largement l’actrice. Est-ce une bonne ou une mauvaise piste dans une évolution créatrice des chemins du développement de la vie ? Il peut paraître inquiétant que l’humanité, dans sa majorité, quelles qu’en soient les causes, ne soit pas encore pleinement assurée d’être parvenue à ce degré tout en en comprenant les considérables difficultés. Peut-être est-ce ce qu’elle est juste en train de vivre actuellement. En espérant qu’elle pourra l’être encore demain.
5. Fornet-Betancourt : « unité du continuum condition-humaine-culture »
Le philosophe Raùl Fornet-Betancourt (2013 : 175) questionne : « Que disons-nous vraiment quand, à propos de l’humain, nous parlons de « nature » et de « culture » ? Nous demandons platement : « Que sont les cultures ? » Fornet-Betancourt nous conseille de « déculturaliser » (dé-folkloriser) les cultures ». Le « culturalisme » devient vite envahissant. Il finit par faire oublier qu’il n’est au mieux que le second moment de la précieuse diversité. Il ne doit pas nous faire manquer le premier moment, celui de l’unité de l’humanité comme espèce. Cette unité n’est pas après les différences, elle est celle à partir de laquelle justement les différences positives s’engendrent. Les grands fonctionnements adaptatifs – économiques, religieux, politiques, informationnels – ont un fondement dans les liens écologiques des humains aux milieux. Mais ce n’est pas un formatage. Les expériences changent et les fonctionnements avec eux. Ce qui résulte de ces expériences est décisif dans l’instant et de ce fait prime dans la conscience immédiate mais ce qui arrive ainsi au premier plan doit être remis au second plan. Les humains doivent toujours retrouver le fondement de leur genèse historiale, celui de la découverte-invention culturelle comme fonction nouvelle supérieure et unique de la condition humaine. L’hominisation est le moment et le moyen par lesquels la possibilité d’une nature en conversion-réversion vers la culture advient davantage dans le monde de la vie avec l’espèce humaine.
Cette donnée fondatrice de l’humain est si enfoncée, enfouie en lui qu’il y a inconscience. Puis, quand la conscience vient, déni qu’une telle possibilité immense puisse se retrouver entre les mains des humains. Fornet-Betancourt, le philosophe de l’interculturalité mondiale – car déjà celui du choc interculturel tragiquement vécu entre l’Europe et les Amériques – a très bien vu l’humanité rester dans le déni de sa situation au cœur des antagonismes ensemblistes. Alors que pourtant, elle est tout entière à elle-même sa seule opératrice destinale. Certes cela pas sans la culture humanisante qu’elle peut produire à partir de la technique mais aussi jusqu’à l’éthique écologique.
Fornet-Betancourt (2013 : 174-181) souhaite communiquer cette réalité-vérité sans laquelle les risques courus d’échec terminal persistent. Il découvre-invente alors une formule pertinente et prégnante : « l’unité du continuum « condition-humaine-culture ». Tout à la magie de cette formule relationnelle-rationnelle, il la reprend judicieusement pendant huit pages. Merci à lui. Et en plus quel écho singulier ce continuum « condition-humaine-culture » avec la formule de Darwin selon laquelle « la nature ne fait pas de saut » ! Ce que les grands penseurs ne cessent de refonder (bis repetita non sont mala) ne représente rien d’autre que ce qui peine à se faire voir, entendre et comprendre. Le processus à l’œuvre qui se joue de l’opposition entre le saut et la continuité est le processus des conversions-réversions « égoïsme-altruisme » et « nature-culture ».
Les contraires sont tout à fait reliés dans la conception intégrale de l’évolution selon Darwin. Patrick Tort (2008) dans cette même période comprend fort bien que le processus à l’œuvre n’est pas si évident que ça pour la pensée humaine habituelle. Surtout dans la mesure où elle est encore un trop simple précipité de pensées aristotélicienne ou cartésienne durcies. Mais Tort va faire une heureuse découverte. Il est vrai après que le monde scientifique l’est faite au milieu du 19e siècle. Les mathématiciens penseurs tels que Auguste Ferdinand Möbius (1790-1868) et Johann Benedict Listing (1808-1882) n’ont pas parlé de « saut » ni de « continuité » quand ils sont passés de la géométrie euclidienne à la géométrie topologique. Si l’on prend un bandeau et que faisant subir à ses extrémités une torsion de 180 degrés avant de les accoler, on est immédiatement passé de l’euclidien au topologique. On a donc un processus caché. En l’occurrence : cette torsion de 180 degrés et cet accolage de ses extrémités. Une telle torsion est-elle une continuité ou un saut ? Comment le dire ? En tout cas, il saute aux yeux de Patrick Tort qu’il lui faut mettre sur la couverture de son ouvrage de 2008 intitulé L’effet Darwin une image de ce magique ruban de Möbius. Elle devient pour lui le modèle géométrique de ce qui va se produire au niveau infiniment plus complexe de l’univers de la vie qui continue de s’inventer. L’homme concurrentiel-coopératif est à coup sûr un humain qui sait qu’il a à composer les contraires, les opposés (Demorgon, 2024). En regard de cela, l’individu concurrentiel sans limite du prétendu darwinisme social met en œuvre un humain dévoyé en pseudo-liberté régressive.
6. Prochiantz et l’humain, « animal anature de la nature »
Nous avons dit qu’Helmut Plessner estimait dans Les degrés de l’organique et l’homme que l’humain comme espèce relevait d’un « saut de la nature ». Il avait énoncé trois lois anthropologiques paradoxales exprimant l’étrange condition humaine. Puis, il avait pensé devoir ajouter une quatrième loi anthropologique, celle de « l’insondabilité de l’homme ». L’être humain était indéterminé, indéterminable. Si le philosophe Plessner estime avoir ainsi dit l’essentiel, le neurobiologiste Prochiantz (2019 : 16-18) cherche la formule qui, si possible, rendrait compte de façon plus précise de cette complexité de la condition humaine. S’il faut reconnaître un paradoxe de l’humain et même « un saut de la nature » on doit pouvoir en formuler les caractéristiques.
Prochiantz fait d’abord le constat des durées de deux évolutions : « On a deux branches qui, de l’ancêtre commun, vont l’une vers les espèces Pan (chimpanzés, bonobos, etc.) en 6 millions d’années ; l’autre va vers sapiens en 8 millions d’années… mais temps physique et temps biologique ne recouvrent pas les mêmes réalités ». Le temps biologique se « mesure en nombre de mutations accumulées le long des deux lignages ». Reste qu’à l’arrivée, « la différence entre génomes d’humains et de chimpanzés est toujours la même très faible : 1,23% » (ibid.) Prochiantz ne se laisse pas impressionner par ce chiffre. Il écrit : « Il n’existe pas de critère simple qui pourrait nous permettre de calculer de façon exacte une distance entre deux espèces… Même si ce chiffre était exact, et nous sommes là loin du compte, on ne pourrait en inférer que nous sommes chimpanzés à 98,77% ou, et selon les mêmes critères purement quantitatifs et génériques, souris à 80%. Heureusement nous sommes plus que nos gènes ». Il conclut l’introduction à Singe toi-même ainsi : « J’ai déjà souvent exposé la position singulière de sapiens dans l’histoire des espèces. Position résultant d’un cerveau monstrueux qui l’a poussé pour ainsi dire hors de la nature, l’en a comme privé, tout en lui conférant un pouvoir sans précédent sur la nature à laquelle il ne cesse d’appartenir puisqu’il en est le produit évolutif. « Être ET ne pas être un animal » ou encore « Anature » par nature, deux façons identiques d’énoncer la conception que j’ai de sapiens et … elle ne va pas sans exiger de notre espèce une responsabilité particulière vis-à-vis de cette nature et de tous ses composants vivants et non vivants » (ibid. : 17). Dans ce texte, l’idée d’une sorte de dignité antagoniste ensembliste n’est pas loin (Demorgon, 2025).
Alain Prochiantz a trouvé comment dire la spécificité de l’espèce humaine à partir d’un seul a privatif collé à nature. Il pose un Homme sinon contradictoire et antagoniste, au moins contrastif. Sa nature, c’est précisément de ne pas en avoir une. Il ne faudrait pas que le jeu de mots (à tort jugé facile) fasse écran à la profondeur de l’idée interprétant le réel. Le jeu de mot n’est pas un simple moment d’humour littéraire de la part du savant. Il le répète toujours si possible et même d’emblée depuis trois décennies. Ainsi, dès La biologie dans le boudoir (1995). Puis à la charnière des deux siècles « L’anature de l’Homme » devient le titre même de l’introduction de Machine-Esprit (2001 : 7). Elle est encore en titre de « Matériaux Darwin 3 » (2005 : 67). Ensuite, au début de la 2ème décennie du 21ème siècle, Prochiantz (2012) consacre le chapitre fondamental « tournant de cet essai » à « L’homme, l’animal anature ». De nouveau, il marque « la place de sapiens dans l’histoire des espèces : certes, nous sommes des animaux… mais pas comme les autres ». Enfin, il le redit aux toutes premières pages de l’introduction à Singe toi-même. Elle est bien pour lui la meilleure manière possible d’énoncer l’identité humaine comme inarrêtable. L’animal humain est celui auquel, comme individu et comme espèce, il revient de se comprendre découvreur-inventeur de son propre être-devenir dans l’Être-devenir du monde vivant, lui-même dans l’Être-devenir de l’univers.
Les humains en ont les moyens. Prochiantz (2019 : 150) emploie même à plusieurs reprises une autre formule-choc pour nous en persuader, celle de « cerveau monstrueux » (ibid., passim). Si l’on se réfère à « la proportionnalité, entre le poids corporel sec et le volume cérébral, telle qu’on l’observe chez l’ensemble des grands singes, sapiens se verrait assigner un cerveau de 500 cm3 ; or il est de 1400 cm3. Ce sont ces 900 cm3 « de trop » qui font de nous une espèce hautement singulière…. Le cerveau de toute évidence a pris de plus en plus d’importance par rapport au poids du corps ». Mais Prochiantz souligne qu’il ne faut pas voir les choses seulement d’un point de vue quantitatif mais aussi d’un point de vue qualitatif. En effet, c’est « l’architectonique de la structure de l’encéphale qui a permis une évolution du néocortex… avec un avantage donné aux aires cognitives plutôt frontales… elles se superposent aux simples fonctions sensori-motrices et parviennent tout en les diminuant quantitativement à les enrichir qualitativement ». Prochiantz (ibid. : 70) prend l’exemple de la vocalisation : « Le système vocal des chimpanzés comporte entre 20 et 100 vocalisations distinctes quand les humains peuvent utiliser plusieurs dizaines de milliers de mots ».
À la fin de Singe toi-même, Prochiantz opte finalement pour maintenir plutôt que l’être humain est bel et bien le produit d’un saut de la nature. Il en profite à la toute dernière page 312 pour ajouter : « Qu’il est ironique de constater que ce saut évolutif est lui-même en grande partie lié à l’activité des gênes sauteurs ». En tout cas, en conséquence, côté « identités », l’animal humain a les moyens d’en avoir plus d’une. Que ces identités soient conscientes, reconnues ou non ! Ou encore professionnelles : représentées, jouées comme chez les actrices et les acteurs. Celles et ceux qui nous impressionnent à l’extrême n’ont pas été par hasard qualifiées de « montres sacrés ». Prochiantz (ibid.) revient encore à la comparaison piège des génomes d’humain et de chimpanzé : « Les génomes n’ont rien de fixe mais sont eux-mêmes des mondes en devenir ». Et nous avec : Silence, on tourne ! Il y a infiniment plus à découvrir demain que nous le pensons aujourd’hui !
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