N°27 / Religion et politique Juillet 2015

Ibn Khaldûn

Jacques Demorgon

Résumé

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C.C. Y a-t-il une culture capable de répondre à l’expansion élargie de la conscience humaine ?
D.S. « Je pense qu’aucune culture n’en est capable, si ce n’est cette modernité englobante qui, en raison de sa mémoire récapitulative, se penche sur son passé et réévalue non seulement son propre patrimoine, mais celui de l’humanité tout entière. »
Daryush Shayegan : propos recueillis par Chantal Cabé,
in « L'histoire de l'Occident » Le Monde, hors-série, 2014.

1. Mondialisation et mondialité : globaliser la finance et le destin humain

Les mondialisations successives résultèrent de la maîtrise technique des espaces terrestres, maritimes, aériens. Avec le regard du cosmonaute sur la Terre, les humains se sont enfin vus sur leur planète comme de l’extérieur en un point global unique au sein du cosmos. Les mondialisations étaient et sont terrestres, la mondialité est cosmique. La mondialisation actuelle a été identifiée à la globalisation financière. La mondialité, elle, requiert que la Terre – dans son origine, son parcours, son advenir et celui des humains – devienne l’objet d’une connaissance pleinement globalisée. Précisons pour qu’il n’y ait pas d’erreur que la globalisation est en acte. Il s’agit de ne pas laisser sans lien compréhensif les multiples connaissances. Ces liens sont encore largement à constituer pour comprendre l’histoire de l’ensemble des humains et de leurs sociétés dans la suite des temps. L’intérité humaine planétaire, devenue visible comme fait cosmique conduit les humains à s’interroger sur leur sens et leur place sur la planète et dans l’univers. Si l’humain constate qu’il se retrouve, de nature, « inaccompli », ce n’est peut-être pas pour qu’il s’accomplisse lui-même une fois pour toutes et surtout dans une domination inévitablement réductrice des uns sur les autres. C’est pour que son accomplissement reste définitivement lié à l’ouvert du monde, des autres, et de lui-même. Cette perspective de son être constitué pour cette ouverture infinie est certainement inaccessible à l’humain tant qu’il ne parvient même pas à se donner une conscience du parcours entier de son aventure cosmologique, biologique et historique. Une géohistoire globalisée est indispensable. Elle est seule en mesure de nous montrer que les humains n’ont cessé à travers leurs formes de société - tribales, impériales, nationales, et d’économie financière globalisée - de se donner des buts qu’ils considèrent comme des absolus. Toute l’histoire est une lutte directement ou indirectement meurtrière pour les dominations qui se réclament de ces absolus. Ces absolus sont trouvés dans la religion, dans la politique – l’une et l’autre s’associant ou se combattant – pour dominer l’économie et l’information jusqu’à ce que l’économie associée à l’information prenne le dessus. Nous en sommes là. Mais comment, sans le connaître, penser ce parcours dans sa profondeur et sa complexité. Récemment, nous avons eu l’occasion de constater que les conséquences meurtrières des deux grandes Guerres mondiales étaient largement sous-estimées. Et il s’agit seulement de données. Dès qu’il s’agit de sens de l’histoire, certains se croient supérieurs en déclarant qu’il n’y en a pas. Il existe pourtant parfois depuis longtemps des travaux rares et exceptionnels qui ne décrivent pas seulement les personnages et les évènements mais analysent de longs moments de l’histoire passée et commencent même à nous en faire comprendre les fondements. C’est le cas avec Ibn Khaldûn, précurseur de la géohistoire globale.

2. Découvrir la transpolitique avec Ibn Khaldûn

Faute de pouvoir s’appuyer sur la méthode expérimentale des sciences dures, l’histoire doit découvrir qu’elle est à elle-même son propre laboratoire. Ibn Khaldûn, avant tous, montre comment c’est possible grâce à une généralisation rigoureuse, étendue et profonde jamais atteinte avant lui. Celle-ci prolonge les études géopolitiques fondamentales par des recherches transpolitiques qui relient les pays au travers de leurs organisations opposées souvent difficiles à percevoir dans leurs profondeurs cachées.

On dispose maintenant de deux volumes de « La Pléiade » contenant une large part des travaux d’Ibn Khaldûn. Cette œuvre unique et irremplaçable du quatorzième siècle nous fait, rétrospectivement, comprendre l’histoire antérieure mais aussi, paradoxalement, l’histoire des siècles suivants. Son intelligibilité antagoniste générale étonnante que nous allons découvrir (ci-après : 3 & 4) permet encore de traiter l’aujourd’hui et soutient même une prospective de l’histoire à venir (5).

Nous devrions enfin changer d’histoire ! Certes, l’histoire identitaire (personnes, groupes, peuples et pays) reste une base mais Daryush Shayegan a bien raison de dénoncer « l’ankylose identitaire ». Il faut nous en libérer et trouver quels sont ses fondements certes antagonistes mais sans détermination déjà fixée. C’est à dire avant cette figuration dans des ennemis qui ne veulent que dominer les autres jusqu’à les tuer. L’histoire antagoniste recherche les contradictions irréductibles qui relèvent de la nature même des choses.

Ainsi les deux vies « nomade » et sédentaire » sont d’abord des situations et des fonctions incompatibles avant d’être celle d’ensembles humains qui pendant des millénaires vont s’identifier comme ennemis. L’antagonisme originel, découvert, compris, voire anticipé dans ses conséquences, constitue la seule possibilité pour des humains d’inventer des articulations concurrentielles et conflictuelles pacifiques capables de détourner l’affrontement. Le conflit est déjà dans la complexité des relations au monde, aux autres, à soi-même. Nomades et sédentaires, c’est d’abord une question de régulation de deux orientations : « mobilité, stabilité ». Mais qui peut tout miser sur l’une ou sur l’autre sans courir à plus ou moins long terme à l’échec adaptatif ? L’équilibration que nomades et sédentaires ne peuvent équilibrer et composer qu’au travers de violences guerrières répétitives sur trois millénaires pourraient donner lieu à d’autres inventions si elle était vraiment penser. Or des oppositions adaptatives, des antagonismes situationnels et fonctionnels, les humains en rencontrent des centaines. Ils doivent réguler, selon de multiples circonstances, « autorité, liberté », « unité, diversité », « ouverture et fermeture », « tradition, novation », « égalité, inégalité », etc. ? Plus complexe encore, il leur faut s’investir dans de grandes orientations d’activités en concurrence, conflit et complémentarité : l’économie, la religion, la, politique, l’information.

Paralysés, désespérés par la répétition historique continuelle d’antagonismes destructeurs, les acteurs humains ne parviennent pas à lier pensées, analyses, synthèses, actions et activités au service d’une construction préalable de toutes ces oppositions, de tous ces antagonismes situationnels et fonctionnels. Ibn Khaldûn s’est avancé sur ce chemin. Par chance, depuis peu, nous pouvons bénéficier d’un précieux accompagnement des thèses d’Ibn Khaldûn grâce à l’historien Gabriel Martinez-Gros (2006, 2012) qui effectue un précieux retour à cette œuvre capitale et décisive. Il faut reconnaître qu’en effet, les thèses d’Ibn Khaldûn surprennent. D’abord, elles traitent beaucoup de l’histoire asiatique et islamique. Et surtout, nous l’avons dit, contrairement à notre histoire identitaire – qui s’intéresse aux personnages célèbres : généraux, rois, empereurs et aux pays qu’ils gouvernent – l’histoire antagoniste d’Ibn Khaldûn, construite, joue sur ces grandes perspectives antagonistes générales qu’il faut découvrir.

3. « Nomades, sédentaires » : antagonismes d’abord situationnels et fonctionnels

Ibn Khaldûn souhaite comprendre l’affrontement millénaire sans cesse repris entre nomades du nord et de l’ouest de la Chine et paysans sédentaires chinois. Il va construire cette opposition, certes d’abord identitaire, mais en référence à ce qui la sous-tend et la rend à ce point reconductible dans une très longue histoire. Il montre que l’on est en présence de deux organisations sociétales dont les orientations dominantes sont inverses.

D’un côté, les nomades ont une vie rude d’éleveurs contrôlant leurs troupeaux sur de vastes étendues grâce à leurs chevaux montés, dressés et rapides. Ils disposent d’un atout structurel limité mais puissant pour mener toute guerre de mouvement. De plus, leur vie habituelle les oblige à mobiliser des quantités prodigieuses d’énergie pour faire immédiatement face aux nombreux imprévus liés à la vie mouvante des grands troupeaux et aux rigueurs de leur espace-temps fait de vastes steppes au climat rude.

De l’autre côté, les paysans sédentaires dépensent des quantités importantes d’énergie mais toujours prises dans de multiples structurations. Sinon, il leur serait impossible de construire, organiser, élever, garder, reproduire, ou planter, soigner, récolter, stocker, conditionner, vendre. Ils se sont soumis, jour après jour, à ces travaux nombreux, diversifiés, soigneusement réglés. De même, ils se soumettent aussi aux levées d’impôts des rois et empereurs. Ce sont ces surplus financiers qui permettent aux pouvoirs des Etats d’exprimer, fortement, en les mêlant, puissance et magnificence. D’un côté, un monde tribal dans sa spécificité. De l’autre, un monde royal-impérial non moins spécifique.

4. « Nomades, sédentaires » : l’histoire reconduite sur des millénaires

Aucun des deux mondes ne peut définitivement l’emporter tant leurs atouts sont différents et pourtant complémentaires. Un processus de vases communiquant se met en œuvre. Il a certes été brutal car nomades et sédentaires n’ont cessé de s’entretenir, de s’entretuer, de s’entre-transformer pendant trois millénaires en Asie. Mais, grâce à ce système, ce qui était différent devient comparable sinon semblable. Comment cela s’est-il passé ? La vie organisée et réglée des sédentaires leur permet de produire des richesses qui ne peuvent que devenir attractives pour les nomades. Dans ces conditions, les deux sociétés vont passer par deux étapes contraires et complémentaires. D’abord, les nomades gagnent la guerre de conquête territoriale. Ensuite, la Chine sédentaire, impériale, même conquise et à genoux, est seule à détenir l’organisation économique et politique indispensable à un si vaste territoire. Dès lors, les conquérants vont, dit-on, se siniser. Encore une formule culturaliste, identitaire. Elle est réductrice et contestable car il ne s’agit pas d’un processus de diffusion par contiguïté. Bien au contraire, il s’agit d’une nécessité fonctionnelle pour les vainqueurs. La façon dont ils l’ont emporté n’est pas en mesure de leur permettre de se maintenir. Pour cela, ils n’ont pas d’autre voie que celle de reprendre le fonctionnement de cette société impériale tel qu’il existait avant leur arrivée. Problème alors : si la guerre de conquête a détruit les conditions de la production sédentaire, aucun Pouvoir central ne pourra en tirer les impôts nécessaires à son installation, son maintien, sa durée. Les conquérants nomades doivent apprendre alors la prudence et ménager ou reconstruire cette productivité sédentaire pour s’installer à leur tour sur le trône des pouvoirs impériaux civilisateurs. Les nomades se « sinisent », si l’on veut, mais il ne s’agit pas d’une simple influence extérieure. Il leur faut par nécessité et par fonction, prendre en compte, pour eux-mêmes aussi en partie, à la base, le mode de vie sédentaire des vaincus et, au sommet, entrer le moins maladroitement possible dans l’appareil « raffiné » du Pouvoir, souvent en conservant les fonctionnaires compétents. Mais ainsi, au bout d’un certain temps, (trois générations selon Khaldûn) ils ne seront plus capables, « civilisés », d’affronter les peuples nomades qui continuent d’exister et se renouvellent au nord et à l’ouest de la Chine. Le cycle des invasions et des intégrations se reconduit de lui-même. Jusqu’à ce qu’il y ait, peut-être, à la longue, un épuisement de la source nomade, à laquelle contribue aussi la Russie. Alors, l’Europe, ayant suivi une autre voie, sera en mesure d’inquiéter la dernière dynastie nomade conquérante de la Chine, celle des Mandchous qui aura cependant gouverné pendant trois siècles jusqu’en 1912.

5. Quelques chemins continentaux dans la géohistoire globale d’hier à demain

Les travaux dont nous venons de rendre compte demandent à être compris à la jonction de la géohistoire et de l’anthropologie. Au plan de la première, on voit que des milieux naturels différents ont entraîné chez les humains qui s’y trouvent des adaptations économiques singulières, des mœurs et des organisations politiques diamétralement opposées. D’un côté, les tribus qui peuvent aussi se rassembler D’un autre côté, des empires déjà relativement unifiés et organisés de longue date. Au plan de l’anthropologie, on est en présence de deux vies totalement ou presque différentes. On pourrait dire en simplifiant qu’il y a les nomades qui « peuvent plus » de par la maximisation de leur énergie libre et les sédentaires qui « ont plus » en raison de la maximisation régulière d’une énergie dédiée à toutes sortes d’activités productives. Dès lors, les nomades qui sentent qu’ils « peuvent plus et qu’ils ont moins » sont périodiquement attirés vers un empire qui peine le plus souvent à se défendre.

En dépit de cette différence, il y a un point commun : les deux types de société exacerbent leur énergie l’une et l’autre dans une perspective politique mais propre à leur forme de société. Leurs religions différentes ont eu, elles aussi, à jouer un rôle, au moins second, dans cet affrontement. Par contre, il est clair que l’économique est politiquement dominé dans les deux sociétés et l’information de même. Si nous disons cela, c’est pour qui l’on puisse mieux apercevoir comment les parcours des sociétés se construisent anthropologiquement et sociologiquement. Tout se passe comme si la forme de société était la forme finale d’exacerbation de l’énergie et de la puissance. Dans les cas qui nous occupent, cette exacerbation de puissance s’engendre dans la forme du politique : appropriation et partage d’un espace-temps commun immanent, le sien mais aussi celui que l’on conquiert ou que l’on défend. Cela nous permet une compréhension plus aigüe et plus profonde de notre monde d’aujourd’hui. Là où il y a eu un affrontement entre nomades et sédentaires, le résultat en a été cette exacerbation générale et profonde du politique. Ce fut le cas en Chine mais aussi en Russie, second pays qui a dû comme empire se construire sur l’affrontement avec les nomades. Toutefois, en Russie, partie bien plus tard dans cette aventure, le politique s’est immédiatement lié à la religion avec la conversion de Wladimir au christianisme orthodoxe de l’Empire byzantin. Autre différence. Après quelques invasions redoutables comme avec la destruction de Kiev, l’Empire russe ne cesse de repousser les nomades qu’ils affrontent et parviennent même à conquérir nombre de leurs territoires.

Esquissons seulement ici quelques exemples de nombreux autres chemins. L’Egypte, à ses débuts, n’était aux prises avec aucun ennemi. Le problème des pouvoirs impériaux était de faire en sorte que le chaos originel dont le monde était sorti ne puisse pas revenir. Dans ces conditions, l’empire d’Egypte s’est aussi constitué sur cette mission relevant d’une dimension cosmique, religieuse. Celle-ci, dans la suite de l’histoire égyptienne sera constamment en association et en opposition avec la dimension proprement politique, qui s’est renforcée dès l’apparition d’ennemis aux frontières. Les prêtres l’emporteront même par moment. Le dieu suprême référent pourra même changer en fonction du clergé vainqueur. Monothéisme et polythéisme pourront apparaître alors comme des enjeux entre les deux dimensions politique et religieuse.

En Europe, la religion a longtemps joué un très grand rôle. On parle de l’Europe judéo-gréco-romano-chrétienne. Les conversions de Constantin, Clovis, Wladimir, le soutien de Charlemagne sont connus. La papauté parviendra même à détenir le pouvoir suprême sur les rois et les empereurs. Elle y est parvenue en posant le spirituel comme supérieur au temporel et en usant de l’arme de l’excommunication qui stigmatisait le roi ou l’empereur en le retranchant de la communauté chrétienne tout entière. Le pouvoir politique finira par reprendre son indépendance et la place première. Certaines étapes sont bien connue : Henri IV d’Allemagne qui va à Canossa mais se venge ensuite ; Philippe le Bel et les templiers ; Henri VIII et la fondation de l’Eglise catholique anglicane. Entre temps, l’Eglise s’était déconsidérée et le protestantisme était devenu pour les Princes un moyen de restaurer leur pouvoir politique à la fois par rapport à l’Empereur et par rapport à la Papauté qui voulaient garder le pouvoir de nommer les évêques. Les peuples devaient désormais se conformer à la religion de leur Prince. Cette reprise de pouvoir du politique régional par rapport au pouvoir religieux a prétention universelle n’aurait jamais pu s’effectuer sans la montée des deux autres pouvoirs, celui de l’économie commerciale et celui de l’information scientifique et technique. et déjà linguistique (langue nationale contre latin). Venise, à l’origine n’était que l’employée au commerce de l’Empire byzantin. L’exacerbation de son énergie et la conquête de son autonomie par rapport aux pouvoirs impériaux a été aussi le résultat d’innovations techniques décisives comme le gouvernail d’étambot et les canonnières légères garantissant vitesse et maniabilité contre les pirates. Au Nord de l’Europe, dans la Baltique, la Ligue Hanséatique imposait déjà ses volontés au roi du Danemark. Sigmund Freud avait soigneusement noté l’exacerbation énergétique de cette économie commerciale qui se signale dans sa devise : « Vivre n’est pas nécessaire, naviguer est nécessaire ». L’exacerbation énergétique de l’information n’est pas moins réelle. Citons seulement deux exemples différents. Celui de Giordano Bruno montre la lutte totale entre les représentants de la connaissance religieuse révélée et ceux de la connaissance expérimentée avec la persistance meurtrière irréductible des premiers. Chez Denis Papin, même exacerbation de l’énergie mobilisée pour une connaissance dont il est certain mais qui reste à prouver en se battant contre les autres, soi-même et la réalité complexe qui résiste.

Ces pistes qu’il convient d’étendre, de diversifier, d’approfondir montrent à quel point les antagonismes entre les acteurs humains passent par les deux dynamiques concurrentielles, conflictuelles et complémentaires : celle des grands secteurs d’activité du religieux, du politique, de l’économie et de l’information et celle des formes de société qui ont émergé déjà : tribus, empires, nations, sociétés d’économie informationnelle mondiale.

Ce n’est pas le monde d’hier, c’est celui d’aujourd’hui mais nous n’en avions pas conscience. Les grandes formes de société sont enchevêtrées avec la hiérarchie des primats différents des secteurs d’activités. L’occident concentre son énergie sur l’arme de l’économie financière parvenue au point (les crises successives l’ont montré) d’entraîner les autres en cas de chute. Les anciens empires – Chine, Russie – eux, se concentrent sur l’arme du politique comprenant encore une adhésion majoritaire de leurs peuples. Cela, dans la mesure où ils s’identifient au plan des millénaires de leur géohistoire singulière qui les a composés dans leur identité au moins idéologiquement unique. Sans Ibn Khaldûn nous ne comprendrions pas facilement cela. Il faut voir comment ça s’est fait dans la géohistoire passée pour le croire et en comprendre la signification aujourd’hui. Nous n’avons pas eu la possibilité ici de mieux traiter du religieux. Il faut d’abord distinguer la religion de sauvegarde première liée à l’effarement des humains au cœur d’une nature imprévisible et la religion de sauvegarde seconde liée à l’effarement d’humains exceptionnels – élus, envoyés, prophètes, penseurs, philosophes – devant les monstruosités des sociétés humaines tribales et impériales. Cet effarement s’est étendu sur plus d’un millénaire, du 6e siècle av J.-C. au 6e après. L’islam, arrive en fin et pense accomplir l’unification religieuse en s’adossant au judaïsme et au christianisme. On est bien là dans la solution religieuse d’unification des humains. Elle se fait à côté ou même contre le politique puisqu’elle doit permettre en principe d’échapper aux affrontements meurtriers liés aux morcellements politiques identitaires. Certes, cette tentative d’unification humaine par la religion a échoué mais c’est vrai pour les deux autres tentatives d’unification par le politique et par l’économie. Chaque tentative ainsi défiée par son échec se défigure. C’est vrai des tentatives sectorielles comme des tentatives sociétales associées. Les démocraties de défigurent sous la férule de l’économique médiatique dominant. Les politiques impériales se défigurent en dictatures. Elles l’ont déjà monstrueusement fait avant, pendant et après la seconde guerre mondiale entraînant des millions de morts par famines, persécutions et guerres. L’islam se défigure dans les divers terrorismes qui prétendent l’incarner et qui tentent de reconstituer une association du religieux et du politique.

Le problème c’est que, faute d’avoir en tête cette géohistoire globale hypercomplexe mais claire, les humains, aujourd’hui, se laissent prendre par toutes sortes de courants monstrueux sans même s’en rendre compte. Seule, cette étude des modes de placement hiérarchique des secteurs d’activité et des formes de sociétés tels qu’ils se sont agencés au long des millénaires permet de faire le constat décisif. Aucun secteur d’activité – religion, politique, économie, information – aucune forme de société, tribale, impériale, nationale ou d’économie informationnelle mondiale, ne sont en mesure de l’emporter en dominant les autres. La mobilisation énergétique indispensable aujourd’hui ne peut venir que de l’invention intelligente d’une dynamique de leur complémentarité antagoniste pensée et non traitée seulement et toujours par le seul moyen des luttes à mort.

Une précision cependant contre la sempiternelle rengaine d’utopie régulièrement invoquée. Comme si l’on pensait que les perspectives conceptuelles même claires avaient la propriété de se réaliser d’elles-mêmes. Ce que l’on se garde – oh combien ! – de dire. Des quatre secteurs d’activité, l’information a une place à part. Elle a déjà connu un début de défiguration hier dans le scientisme. Elle en connait un autre plus grave aujourd’hui avec l’informationnel entièrement spectacularisé. Mais, contrairement aux trois autres secteurs – religion, politique, économie – elle n’a jamais été responsable d’une humanité monstrueusement meurtrière. Certes, on ne sait comment en position dominante, elle pourrait le devenir. Il est possible qu’elle puisse l’éviter mais on peut penser aux risques de techniques détournées. Toutefois, comme telle, elle n’est pas seulement informée des perversions des trois autres secteurs mais aussi des siennes propres. Elle seule soutient aujourd’hui – y compris avec de nombreux Prix Nobel d’économie – l’erreur de toute solution incapable d’inventer une dynamique antagoniste et complémentaire des quatre secteurs et des quatre formes de société.

Rappelons pour finir l’intéressante évolution naguère de Fukuyama. D’abord, persuadé que la démocratie américaine représentait la forme définitivement supérieure de société et qu’ainsi les autres pays ne pourraient que vouloir l’imiter, il avait annoncé la fin de l’histoire. Il avait vite reconnu sa bévue. Les sciences et les techniques n’allaient pas pour autant cessé de produire et leurs productions inimaginables ne pouvaient manquer de relancer l’évolution des sociétés. Bel hommage au secteur de l’information dans son énergie irréductible. Aujourd’hui cette information, Fukuyama la mobilise au service de la compréhension étendue et profonde du politique au travers d’une géohistoire planétaire étudiée dès son début. Belle évolution !

Fukuyama F. 1992. La fin de l’histoire et le dernier homme, Paris : Champs Flammarion. Fukuyama F. 2012. Le début de l’histoire. Des origines de la politique à nos jours. Ed. Saint Simon.

Khaldûn I. 2002. Le Livre des Exemples. I. Autobiographie - Muqaddima. La Pléiade, 490. NRF Gallimard. 

Khaldûn I. 2012. Le Livre des Exemples. II. Histoire des Arabes et des Berbères du Maghreb. La Pléiade, 585. NRF Gallimard. 

Martinez-Gros G. 2014. Brève histoire des empires : comment ils surgissent, comment ils s'effondrent, Paris : Seuil.

Martinez-Gros G. 2006. Ibn Khaldûn et les sept vies de l'Islam. Ed. Sindbad

Shayegan D. 2014. « La modernité, portée par l’Occident, a libéré l’homme » propos recueillis par Chantal Cabé, in « L'histoire de l'Occident. Déclin ou métamorphose ? » Le Monde, hors-série, juin 2014

Shayegan D. 2012. La Conscience métisse, Paris : Albin Michel.

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