“On doit quand même dire que l’homme fut exceptionnel : ou plutôt, pour éviter tout risque de sanctification posthume, qu’il fut un homme hors normes. D’une puissance de langage, de clairvoyance, d’analyse et de force à la fois omniprésente et indéfinissable, qui ont fait de lui une des grandes figures de la Psychologie sociale française de l’après-guerre. Avec tous les contrepoints d’ombre dont résonne inévitablement cette puissance. Au meilleur sens du terme : ce fut un homme « singulier »1. (Deconchy, J-P. 2007).
Lorsque je lui demandai une courte préface pour mon premier livre, Robert Pagès, enthousiaste et généreux comme à l’accoutumée, me fit cadeau d’un texte long de plus de vingt pages qui débutait ainsi : “Est-ce le “pouvoir” de l’amitié ? C’est une façon de parler. Toutes les façons de parler ne sont pas justes. Mais si c’est un pouvoir il est bien grand. Ce doit être un pouvoir magique.” Enchaînant sur les recherches qui avaient nourri ce livre, il ajoutait : “J’en ai vu naître il y a bien des années les premiers linéaments à l’articulation de la psychologie sociale et de la pensée politique. Et c’était d’emblée une part de notre rencontre.” (Pagès, R. 1983).
Ce fut bien ainsi, en effet, qu’eu lieu notre “rencontre”. C’était en janvier 1968 et il est vrai que dès le premier entretien pour pourvoir un poste de collaborateur technique au Laboratoire de Psychologie Sociale de la Sorbonne, le courant passa immédiatement entre nous. Une commune sensibilité libertaire, un intérêt partagé pour la problématique du pouvoir et pour la psychosociologie présidèrent à la naissance d’une longue amitié.
Si, aux dires de Pagès, le pouvoir de l’amitié est un pouvoir magique, cette année 1968 fut elle aussi une année tout à fait magique qui ne fit que renforcer les liens qui nous unissaient déjà. Travaillant à quelques vingt mètres d’une cour de la Sorbonne qui fut assaillie par la police dans l’après-midi du 3 mai, je ne pouvais que m’immerger dès les toutes premières minutes dans “les événements”. Robert Pagès n’hésita pas non plus à s’y plonger et, lorsque le 10 juin je fus “appréhendé” aux alentours de l’usine de “Renault-Flins” puis assigné à résidence dans un petit village de la Corrèze, son comportement fut tout à fait exemplaire.
Non seulement il maintint mon contrat avec “le labo" mais, de plus, il certifia que je m’étais rendu à Flins muni d’un ordre de mission pour un projet de recherche dont il m’avait chargé. Malheureusement, ce stratagème qu’Alain Touraine utilisa également pour son assistant Manuel Castells, arrêté au cours de la même opération policière, n’eut pas d’effet immédiat. Ce ne fut qu’au bout de six mois que ses tenaces démarches auprès des autorités universitaires et ministérielles me permirent de quitter mon exil.
Ce comportement “militant” ne pouvait surprendre que ceux qui, comme moi, ignorions tout de son passé politique. Lorsque je le découvris, assez tardivement car il n’en parlait pas, ce fut non seulement la personnalité de Robert Pagès qui prit pour moi une tout autre dimension, ce fut aussi sa démarche en psychologie sociale qui reçut un nouvel éclairage. En effet, son engagement politique, tout à fait remarquable par son intensité et sa précocité, connut une évolution bien particulière qui explique sans doute sa manière d’envisager la psychologie sociale et de façon plus générale l’orientation de son activité scientifique.
Un engagement politique aussi intense que précoce
En 1935, à peine âgé de 16 ans, alors qu’il étudie au lycée Gambetta de Cahors, tout près de ce petit village de Belmontet (Lot) où il naquit en 1919, il crée une section locale de la Ligue internationale des combattants de la paix2. À cette époque il partage, semble-t-il, les idées libertaires, mais son passage par les lycées toulousains le convertit au marxisme, et quelques années plus tard, en 1941, alors qu'il est mobilisé, il adhère au Parti Communiste.
Plongé dans l’activisme politique avec une intensité peu commune, et défiant les risques de l’action clandestine qui étaient loin être négligeables dans ces année-là, il organise une section régionale d’étudiants communistes qui parvient à regrouper une soixantaine de membres, cloisonnés en tout petits groupes.
Cependant, son évolution vers des positions communistes révolutionnaires proches du trotskisme fit que sa permanence au sein du PC fut de courte durée. Il s’en sépare en 1943 pour adhérer au Parti Ouvrier Internationaliste (POI), entraînant avec lui la plupart des membres de l’organisation étudiante qu’il avait contribué à créer. Il faut dire que ce parti trotskiste le retiendra encore moins longtemps que le PC, puisque il le quitte dès 1944.
Ces quatre années d’intense militantisme dans les difficiles conditions imposées par la clandestinité, pointaient déjà vers un des traits de la démarche de Robert Pagès qui ne fera que s’accentuer dans les années suivantes. Son refus de l’immobilisme conceptuel, l’exercice d’une constante réflexion critique qui le pousse à remettre en question les acquits établis et à ne pas pouvoir s’installer dans le confort de la simple conservation et de la pure répétition. C’est comme si la pensée de Robert Pagès ne savait pas faire du surplace, et se devait d’être constamment en mouvement.
Partageant durant quelque temps la critique trotskiste des positions du PC, il ne tarda guère à tourner la critique vers le trotskisme lui-même, en présentant une dure “lettre de démission de la Fraction communiste révolutionnaire” au premier Congrès du Parti Communiste internationaliste (PCI)3 tenu en novembre 1944. On pouvait y lire, notamment, que contrairement aux thèses trotskistes :
“La Russie d’aujourd’hui est un État capitaliste impérialiste“, ou que “Le trotskisme est toujours resté attaché au stalinisme dont il constitue l’aile gauche”, ou encore que “La lutte révolutionnaire passe par la rupture avec le trotskisme”4.
La virulence de cette lettre peut sans doute surprendre, mais elle trouve son explication dans le fait qu’en octobre 1944, un mois avant le Congrès du PCI, s’était tenu une Conférence au cours de laquelle les groupes de Toulouse, Paris et Lyon du POI, d’une part, et les RKD (Communistes Révolutionnaires Allemands) d’autre part, avaient décidé de créer une nouvelle organisation : “l’OCR” (Organisation Communiste Révolutionnaire) dans laquelle le camarade Rodion (pseudonyme militant de Robert Pagès) allait s’impliquer sans réserves.
Réunions, débats, exposés, articles, confection et distribution de propagande, tâches organisationnelles, etc., tout cela est mené par Robert Pagès à un rythme trépidant qui ne fléchira pas au cours des trois années suivantes. Un des élément saillants de cet activisme est sans doute le nombre de textes que Rodion rédige et publie durant cette période, sa collaboration étant quasiment constante dans les quatre organes d’expression créés par l’Organisation Communiste Révolutionnaire :
—Pouvoir Ouvrier. Organe Central des Communistes révolutionnaires. Journal qui édita 14 numéros entre octobre 1944 et janvier 1946, sous forme ronéotée au début puis imprimé à partir du nº 9 (mai 1945). Il est vrai que la signature de Rodion n’apparaît que dans le tout dernier numéro, mais cela ne signifie pas qu’il n’y ait pas écrit auparavant car c’est le seul numéro où figurent des signatures.
—Marxisme. Organe théorique des communistes révolutionnaires. Un seul numéro qui est publié en novembre 1944 (un deuxième numéro, publié en février 1945, est, en fait, l’œuvre d’une scission parisienne de l’OCR dénommée “Contre le Courant”).
—Communisme. Organe théorique de l’organisation communiste Révolutionnaire en France. 11 numéros sont publiés entre mars 1945 et juillet 1946. Il est à noter que le dernier numéro est entièrement rédigé par Rodion.
—Bulletin d’Etudes Révolutionnaires. Bulletin de l’Organisation Communiste Révolutionnaire. 10 numéros publiés entre juillet 1945 et janvier 1949, mais les deux derniers numéros éliminent toute référence à l’OCR et se présentent comme Bulletin du Groupe d’Études et de Coopération Égalitaire (GECE).
L’OCR, ne tarda pas à s’effriter sous le coup de multiples scissions, dont la plus importante fut le départ des RKD en janvier 1946, si bien que quelques mois après il ne resta plus en son sein que la tendance représentée par Rodion. Celui-ci développa dans ce qui fut le dernier numéro de la revue Communisme une minutieuse analyse de “La crise de l’OCR” qui nous permet de saisir quelle était l’orientation politique de cette organisation :
“Les R.K.D. à l’école de qui nous nous sommes formés (et aussi déformés) sortaient du trotskysme (IVème Internationale, 1938) et du trotskysme de gauche (oehlerisme 1940-1941). […] Le registre des positions "C.R." telles que les établissent les R.K.D. (dans leur Plate-Forme) allaient expressément du trotskysme de gauche "antidéfensiste" dans la Russie actuelle jusqu’à des thèses relativement radicales en majeure partie empruntées à Ciliga5 qui les ramenait lui-même des prisons de Russie où elles s’étaient développées par rupture avec le trotskysme de gauche ("bolcheviks-militants") et approfondissement du courant "d’extrême-gauche" ("Opposition Ouvrière" , "Groupe Ouvrier", "Centralisme Démocratique”)”. (Rodion, 1946a).
Du communisme révolutionnaire à un communisme anarchisant
C’est cette rapide évolution de Robert Pagès vers l’anarchisme que nous voulons éclairer ici, en scrutant d’aussi près que possible les traces écrites laissées par sa démarche politique et intellectuelle. Pour bien saisir cette démarche il m’a semblé que le mieux consistait à suivre le Bulletin d’Études Révolutionnaires que Rodion rédigea, sinon en totalité du moins en bonne mesure, après que les RKD se furent retirés de l’OCR en Janvier 1946.
Son numéro 2, publié en juin 1946, qui est en fait le premier numéro après ce retrait, est entièrement rédigé par Rodion sous le titre : “Quelques points sur l’époque actuelle et sur la révolution prolétarienne”. Le marxisme et la dictature du prolétariat y sont toujours revendiqués, mais la notion de “Parti” y est déjà fortement critiquée au profit d’une :
“…auto organisation politique des ouvriers […] pas de parti révolutionnaire avant que les masses ne déclenchent spontanément un mouvement révolutionnaire et créent une situation révolutionnaire […] Le parti est un produit de la révolution prolétarienne, pas sa cause.” (Rodion, 1946c).
Dans le numéro 3 du Bulletin, publié également en Juin 1946, un “Avertissement de la rédaction” précise que :
“Nous entendons montrer par-là que l’anarchie, au sens littéral du mot (absence d’autorité supérieure) n’est pas dans le cas du prolétariat, le contraire mais la condition même de l’organisation, qui est le produit de la libre spontanéité de la conscience ouvrière.“.
À la suite d’un texte de Rodion et de Hulot présentant un ambitieux “Plan de travail théorique”qui proposait notamment l’étude de l’anarchisme :“…Proudhon. Stirner, Bakounine, Kropotkine, anarchisme individualiste et communisme libertaire”, le Bulletin n’hésite pas à reproduire un extrait de Goloss Trouda, journal anarcho syndicaliste de Petrograd (nº 27, du 24 février 1918).
Dans le numéro 7, de novembre 1946, Rodion publie une : “Lettre au camarade Mattick6 : Suggestions anarchisantes.” dans laquelle il critique la “forme parti” :
“…sentiment jusqu’à maintenant latent (chez nous) sur la nature des partis en tant qu’organisation de structure spéciale adaptée á la conquête et à l’exercice du pouvoir d’Etat. Or, le fait historique décisif c’est que le prolétariat révolutionnaire ne s’organise pas essentiellement en partis mais en organismes de masses (conseils) et non pas pour fonder un “nouvel Etat (ouvrier) mais pour supprimer tout Etat […]. La conscience de cet antagonisme de la forme-parti avec la révolution communiste est apparue le plus tôt chez les anarchistes. […] Nos positions nous conduisent à l’étude spéciale du passé de l’anarchisme collectiviste (et communiste) comme courant probablement le plus avancé, malgré ses formes superficiellement idéalistes ou utopiques.”. (Rodion, 1946e)
Outre la lettre réponse de Paul Mattick disant : “Nous sommes tout à fait désireux de discuter à fond avec les anarchistes….” ce numéro inclut l’annonce suivante :
“Notre groupe a l’intention de fournir… un examen général du mouvement anarchiste avec bilan et perspectives. Étant donné le profond oubli et la quasi disparition matérielle de l’œuvre de Bakounine, il me semble utile d’en donner quelques aperçus préliminaires aux camarades”.
Donnant suite à ce propos des extraits de Fédéralisme, socialisme et antithéologisme et de L’empire knouts-germanique et la révolution sociale de Bakouninesont reproduits dans le Bulletin.7
Dans le numéro 8, publié également en novembre, le Groupe de Toulouse, très proche de Rodion, présente une “Résolution sur l’anarchisme” où l’on peut lire :
“Il nous faut donc dénoncer […] l’esprit d’orthodoxie qui consiste à ne considérer, à priori, comme progressifs que les courants se rattachant à Marx (luxembourgisme, léninisme, communisme de gauche etc.) […] bien avant le communisme de gauche […] dans certains courants anarchistes on trouve un ensemble de positions politiques sensiblement identiques à certaines des positions fondamentales de la nouvelle OCR […]. Néanmoins on trouve dans l’histoire du mouvement anarchiste des positions exactement opposées sur les mêmes questions.”[….].Nos contacts avec l’anarchisme ne peuvent donc être féconds que s’ils s’effectuent dans un esprit de libre critique prolétarienne….”.
À cette époque, fin 1946,RobertPagès se déclare tout à la fois “anti parti” et “anti étatiste", mais ses attaches avec le marxismesont encore suffisamment fortes pour qu’il ne se définisse pas ouvertement comme anarchiste.
Le tournant anarchiste
Après la publication du numéro 8 plusieurs mois vont s’écouler avant que ne soit publié, en juillet 1947, le numéro 9 du Bulletin Pendant cette période le tournant anarchiste amorcé par Robert Pagès se consolide clairement. En effet, ce numéro ne se réclame plus de l’Organisation Communiste Révolutionnaire mais du Groupe d’Étude et de Coopération Égalitaire. (GECE). Dans le texte qui rend compte de ce changement de nom, texte non signée mais probablement rédigée par Pagés, il est précisé :
“Peu s’en est fallu que nous nous disions anarchistes. Le mot définit rigoureusement notre position. Mais il n’était pas utile d’évoquer une fidélité qui n’est pas la nôtre à l’anarchisme classique [….]. C’est donc l’OCR depuis longtemps gênée par son vieil uniforme marxiste, qui fait peau neuve sous le nom de “Groupe d’Étude et de coopération égalitaire.”.
Dans un long article de ce numéro 9 du Bulletin, qui a pour titre : “Pour un anarchisme concret”, Robert Pagès commence par expliquer le changement d’orientation qu’a subi l’OCR :
“Le titre de “Communistes Révolutionnaires” typique depuis 50 ans de groupuscules à gauche du marxisme, nous était resté faute de mieux. Mais, ajoute-t-il, il s’est produit une “…translation […] du bolchevisme de gauche semi trotskiste vers le marxisme anarchisant ou l’anarchisme.”.
Puis il développe une conception de l’anarchisme qui en accentue le caractère pratique et immédiat, fait de réalisations concrètes :
“ Une activité essentiellement propagandiste est une activité du type Parti [….]une autre voie est ouverte […] agir sur le plus de points possibles de la société actuelle, directement, en vue de léser, de diminuer sa forme hiérarchique. La révolution que nous désirons […] ne peut être que la résultante finale de la convergence progressive […] de multiples modifications partielles ou locales […]. Seule cette “propagande par le fait” dont la notion fut déjà établie par l’anarchisme classique (Bakounine), peut donner une force effective à la propagande proprement dite, faite de simples “symboles”, verbale ou graphique.”.
Poursuivant cette ligne de réflexion il écrit un peu plus loin :
“La chance principale d’un mouvement anarchiste est de se soustraire à la forme Parti caractéristique de l’hégémonie des idéologies et des organisateurs spécialistes […]Sa chance principale est de réaliser immédiatement tel ou tel rapport anarchiste dans la société réelle.[…] un mouvement anarchiste direct, réalisateur, pas “partisan” seulement…”. (Rodion, 1947)
Dans cet article nous voyons que si Robert Pagès se réclame bien de l’anarchisme il ne souscrit cependant qu’a un certain type d’anarchisme éloigné de l’anarchisme classique dont il critique les “échecs et insuffisances” en se référant par exemple aux “ministres anarchistes” dans la révolution espagnole, et en précisant que : “dans l’anarchosyndicalisme l’effet hiérarchisant du syndicat l’emporte à la longue sur ses aspects anarchistes….”.
L’anarchisme qui le séduit prend la forme “d’un anarchisme plus réalisateur qu’idéologique”, “un anarchisme concret” qui ne se perde pas en idées générales et qui s’enracine dans des pratiques vérifiables sur le terrain. C’est, précisément, ce type d’anarchisme qui va l’accompagner par la suite, lorsqu’il se sera éloigné de l’activité militante.
Enfin, dans le dernier numéro du Bulletin, le numéro 10, de janvier 1949, Robert Pagès publie un texte fort copieux qui a pour titre “Sans Philosophie ni morale“.Il y critique le coté moralisant de l’anarchisme classique, puis montre son accord avec la croisade anti scientiste de Bakounine et le félicite d’avoir pressenti les dangers d’une dictature des savants en sciences humaines. Selon lui, même si Bakounine a eu une réaction “métaphysique” contre le scientisme il a débouché quand même sur des positions pratiques qui sont justes :
“Bakounine, notamment dans ses livres “Fédéralisme, socialisme et anthithéologisme”, “L’Empire Knoutogermanique”, s’est lancé dans le fatras d’une métaphysique analogue pour combattre, au fond, le positivisme de Comte et le marxisme, et pour justifier des positions pratiques peu différentes sur certains point de celles des néolibertaires, comme MacDonald ou nous-mêmes”. (Rodion, 1949a).
Robert Pagès se définit donc comme neolibertaire, et affirme que ses positions sont proches de celles de Paul Goodman. On ne peut pas exclure que ce soit par l’intermédiaire de son ami André Prudhommeaux qu’il ait pris connaissances des écrits de Dwight MacDonald8 et de Paul Goodman, en tous cas c’est précisément la piste d’André Prudhommeaux qu’il nous faut suivre maintenant pour appréhender de plus près le type d’anarchisme défendu par Robert Pagès.
La syntonie avec André Prudhommeaux
André Prudhommaux, militant anarchiste de tout premier plan qui influença notablement Robert Pagès à la fin des années quarante, et qui était passé, tout comme lui, d’un marxisme de gauche lié au conseillisme à des positions libertaires9, est caractérisé de la manière suivante par Freddy Gomez dans l’excellente biographie qu’il lui a consacrée :
”… ce qui justifie pour beaucoup son adhésion à l’anarchisme, ce n’est plus de trouver des réponses à la question de l’émancipation, mais de questionner les réponses qu’on lui a apportées quand, y compris chez les anarchistes, celles-ci relèvent du postulat ou de la pensée magique. À la différence du marxisme, même le plus hétérodoxe, l’anarchisme ne saurait se contenter, pense-t-il, de vérités définitivement admises. Hérétique par essence, il se doit d’être, comme la vie même, une inépuisable source de questionnement sur les buts qu’il poursuit et les moyens qu’il engage. “.
”Pour lui, il n’est d’autre priorité que de repenser, en anarchiste, les défis du temps présent et de redéfinir un corpus théorique libertaire débarrassé de ses fausses croyances et capable de répondre aux questions du monde – bipolaire – tel qu’il s’est réorganisé au lendemain de la guerre […]. Ce qui l’amènera à […] manifester un esprit d’indépendance par rapport à l’anarchisme organisé.”. (Gomez, F. 2012).
Si je reprends ici ces considérations c’est parce qu’elles pourraient s’appliquer tout aussi bien au rapport que Robert Pagès entretenait avec l’anarchisme. Mais c’est peut-être dans la préface qu’il rédige en 1978 pour un recueil de textes d’André Prudhommeaux, dix ans après sa mort, que nous pouvons trouver les meilleures indications sur la nature de ce rapport. En effet, la haute estime dans laquelle il tient Prudhommeaux fait qu’il projette dans la description qu’il en donne, des éléments d’information sur son propre idéal de ce que signifie le fait d’être anarchiste.
Dans cette préface Robert Pagès commence par évoquer une certaine similitude entre son propre parcours et celui de Prudhommeaux, tout en lui exprimant sa reconnaissance pour lui avoir fait découvrir Cronstadt :
“Quand nous nous sommes rencontrés, vers 1946, nous avions fait un itinéraire voisin, du marxisme sur fond libertaire au libertaire tout court, mais lui plus de quinze ans au moins avant moi ce qui m’a valu à travers un de ses anciens articles la révélation des valeurs et des buts de la commune de Cronstadt (1921)”10.
Par-delà cette similitude et cette reconnaissance, il caractérise l’anarchisme de Prudhommeaux d’une manière qui le rapproche fortement du type d’anarchisme qu’il réclamait lui-même lorsqu’il signait encore sous le pseudonyme de “Rodion” à la fin des années quarante :
“Nul fétichisme en effet dans la référence fréquente et érudite aux auteurs anarchistes, de Godwin à Bakounine ou à Malatesta. Aussi nulle part ne voit-on mieux mises en valeur la lucidité et la fécondité de cette histoire libertaire dont la continuité est celle d’une recherche toujours reprise et non celle d’un héritage dynastique, avec querelles de légitimité sur les filiations.[…] A. Prudhommeaux ne cesse de souligner qu’il s’intéresse plus aux actes qu’aux programmes, doctrines, étiquettes et professions de foi.”.
“Prudhommeaux est de ceux qui multiplient pour nous les problèmes de décision en restituant, paradoxe ou pas, les options masquées par les orthodoxies, les monolithisme et les hégémonies.”.
Mais ce n’est pas seulement sa description de l’anarchisme de Prudhommeaux qui reflète sa propre conception de l’anarchisme, c’est aussi la description qu’il offre de sa façon de penser et des principes qui la guident qui semble constituer une véritable auto-description tant elle se correspond avec ce que nous pourrions dire de Robert Pagès lui-même :
“Il était d’une rare vigilance et toujours en état d’alerte devant le cliché qui bouche l’analyse, la fausse science, acte d’autorité, le pseudo-concept et la pseudo-conclusion, toujours “vérifiés” quoi qu’il arrive “dialectiquement” par un événement ou par son contraire aussi bien.”
“C’est l’un des traits de A. Prudhommeaux que ses réactions apparentes à l’événement n’étaient que des occasions de livrer des fragments de théorie longuement médités […] A nous d’essayer d’établir, si nous le pouvons, les passerelles et articulations que son esprit en général peu doctrinaire aurait peut-être récusées fulgurant en revanche de densité et de clarté ponctuelles”
Comme nous pourrons le constater plus avant, certains des traits qu’il relève chez Prudhommeaux pourraient caractériser parfaitement des aspects de sa propre trajectoire dans les sciences sociales :
“Prudhommeaux est constamment sensible à quelque chose comme la psychologie, biologique ou sociale, à l’étude des facteurs qui déterminent les comportements observables des individus et des groupes. C’est un des nombreux traits qu’il partage avec la ou les lignée(s) fouriériste et proudhonienne par opposition aux mauvaises abstractions de l’appropriation ou de la souveraineté collective (mauvaises parce que incontrôlables et donc verbales et fictives…) […]. André était très sensible à cette conjonction de la recherche et de l’action à petite échelle.”.
Enfin, il n’est pas jusqu’à une autre caractéristique liée au goût partagé pour la poésie et pour la rigueur scientifique qui ne rapproche leurs deux personnalités :
“Il est de ceux qui prouvent qu’une capacité poétique tendre et raffinée n’empêche pas l’analyse scientifique audacieuse et stricte.”.
En plus d’établir des similitudes sur le plan de la pensée et de l’attitude scientifique, la recherche de certains recoupements entre les deux personnages éclaire, me semble-t-il, quelques-unes des facettes de l’anarchisme assumé par Robert Pagès. Ceci dit, il est vrai qu’après les années quarante ses textes politiques et militants, si abondants avant cette période, vont se raréfier brusquement et ce ne sera que de façon épisodique qu’il publie des écrits explicitement politiques.
Robert Pagès n’a pas cessé pour autant d’être anarchiste, mais c’est dans son activité théorique au sein de la Psychologie sociale que cela se manifestera à partir de cet instant, et c’est donc ce domaine que nous devons explorer maintenant afin d’éclairer de plus près son rapport à l’anarchisme.
L’outil psychosociologique
Il nous faut, pour cela, revenir en arrière jusqu’à l`époque où il était encore lycéen, et saisir le fil de la formation intellectuelle qui l’amena à développer une brillante carrière de psychologue social et à jouer un rôle de tout premier plan dans cette discipline.
Après avoir quitté le lycée de Cahors pour poursuivre ses études à Toulouse, il aura la chance en 1937 d’avoir Georges Canguilhem comme professeur de philosophie au lycée Fermat alors qu’il est en 1ère supérieur et prépare son concours à l’agrégation. Profondément antifasciste Georges Canguilhem est à l’époque un pacifiste très engagé, adhérent, tout comme le jeune Robert Pagès, de la Ligue internationale des combattants de la paix. Cela favorisera les relations entre le jeune étudiant et son professeur, et créera des liens qui se maintiendront après la guerre et qui ne seront pas inutiles pour le début de la carrière de Robert Pagès au CNRS.
En 1942 il obtient son Diplôme d’Études Supérieures avec un travail sur Genèse et sens du mythe et de la fabulation, sujet qui lui avait été suggéré par Canguilhem, puis il s’installe définitivement à Paris au début de l’année 1945 où il entreprend des études de psychologie à l’Institut de Psychologie Henry Piéron, ainsi que des études de documentation à L’UFOD (Union française des organismes de documentation), ce qui lui vaudra d’obtenir en 1948 un Diplôme de Documentation spécialisé.
Chargé de divers enseignements de psychologie sociale à la Sorbonne, il entre au CNRS en 1951, puis en 1952 il fonde le Laboratoire de Psychologie Sociale de la Sorbonne, un laboratoire dont Jean Stoetzel et Daniel Lagache seront certes les responsables officiels, mais qu’il construira et dirigera de fait avec une énergie et un enthousiasme extrêmes. Dans cette tâche il bénéficiera d’une excellente relation avec Daniel Lagache qui était proche de Georges Canguilhem depuis qu’ils avaient fait partie de la même promotion à l’École Normale Supérieure de Paris dans les années vingt, mais par contre, il devra surmonter quelques tensions avec Jean Stoetzel dont les inclinations conservatrices étaient perceptibles. La direction de ce laboratoire dont les effectifs finiront par atteindre un volume assez considérable va lui donner l’occasion de mettre en œuvre sa conception de la politique.
En effet, il y a aux fondements de son activité politico-scientifique la conviction que même s’il ne faut pas sous-estimer la part affective, imaginaire, voire mythique, qui est nécessaire pour engendrer et nourrir la motivation politique, il est cependant irresponsable et mystificateur de lui laisser prendre les rênes de la réflexion, de l’analyse, et de l’action politique. Ce sont des données à caractère scientifique qui doivent étayer les fondements de l’action politique. Dans la revue Arguments il écrit par exemple :
“je souhaite que les personnes (et les groupes ; d’esprit tant soit peu libertaire ou libéral ou socialiste démocratique assimilent (ou créent à leur usage) le plus possible de connaissances et de techniques psychosociologiques”. (Pagès, R. 1962).
Puis, dans un texte préparé pour un stage de formation de l’UNEF (Union Nationale des Étudiants de France), il précise :
”Nous croyons en revanche à la possibilité de découvrir des mécanismes sociaux partiels ou globaux et, par leur analyse, d’acquérir les moyens d’intervenir sur eux…” (Pagès 1963).
Cela va dans la même direction que ce que soutenait déjà Rodion en 1949 lorsqu'il affirmait :
“On ne peut escompter la coopération anarchiste….sans un apport important des sciences humaines et d’applications, capables d’étudier les conditions de réalisation des désirs des masses dans une société complexe.” (Rodion, 1949a).
Le professeur André Demailly qui collabora avec lui de façon très proche pendant des années dit à ce propos :
“Militant politique dès 1935, il a l’occasion de vivre de près les limites et les dérives des divers avatars de l’idéologie marxiste. Pour sortir de cette spirale mortifère, il ne voit que la quête patiente des tenants et aboutissants de l’action humaine, tant individuelle que collective, et surtout l’expérimentation prudente, à différents niveaux d’échelle, de solutions qui ne soient pas des impostures.” (Demailly, A. 2009).
Partant de ses convictions libertaires cette “quête patiente” à laquelle se référait Demailly conduisit très rapidement Robert Pagès à montrer un intérêt particulier envers la question du pouvoir. Cet intérêt l’amènera à développer une riche et puissante théorisation autour du concept “d’emprise” qui ne reçoit au départ qu’un sens assez proche de celui “d’influence” (capacité d’infléchir les décisions ou les conduites d’autrui) mais qui s’élargira et se complexifiera considérablement par la suite en termes de “systèmes d’emprise”. Ces systèmes d’emprise couvrent un vaste éventail de caractéristiques du pouvoir, telles que :
“…la non intentionnalité des effets produits par la source, voire l’ignorance de ces effets, l’intervention de médiateurs ou de relais écotechniques, le caractère non exclusivement limitatif ou prohibitif des effets de pouvoir, les concepts de résonance et d’interférence entre systèmes d’emprise…” (Ibañez, T. 1985).
Progressivement, la complexification du concept d’emprise l’amènera à couvrir pratiquement tout le champ de la causalité psychosociale, si bien qu’il serait abusif d’essayer d’en rendre compte dans le cadre de cet article. Je me limiterai donc à fournir quelques repères bibliographiques qui permettent d’en suivre la trace avant d’en revenir à la question du pouvoir.
Même si le terme “emprise”11 est recueilli dans divers documents de travail élaborés par Pagès c’est sans doute dans un texte de 1958 qui porte pour titre “L’expérimentation et l’emprise en matière sociale.” qu’il connaît un premier développement public d’une certaine ampleur (Pagès, R. 1958), puis il est traité dans d’autres textes tels que celui sur “L’inégalité des systèmes d’emprise à différents niveaux et leurs interactions” (Pagès, R 1973) et, bien entendu, dans “L’emprise concepts et chantiers” (Pagès, R. 1985) présenté au Colloque international sur l’Emprise tenu à Paris en 1984 et publié dans le Bulletin de Psychologie.
Revenant donc à la question du pouvoir, l’intérêt que lui porte Robert Pagès est clairement perceptible dans certains de ses textes à visée ou à contenu explicitement politique, tels que son article “Marxisme, anarchisme et psychologie sociale” publié en 1962 dans cette revue de haut niveau que fut Arguments.Dans ce texte, c’est la difficile articulation des unités sociales d’échelles différentes qui est posé : il s’agit, en effet, de savoir comment rendre compatibles, d’une part, les contraintes qui sont propres aux macrostructures avec, d’autre part, les possibilités d’autogestion qu’offrent les unités microsociales :
“C’était aussi le "fédéralisme" qui renvoie aux unités sociales de base le pouvoir qu’on croit pouvoir retirer des sommets. La démarche est déjà typique elle fonde la théorie politique sur des problèmes d’échelle des unités sociales et d’articulation entre petites unités. Certes le mot de fédéralisme recouvre plus de problèmes que de solutions. Mais on devrait reconnaître le rôle central des problèmes qu’il pose. Il semble qu’un des traits les plus caractéristiques de l’humanité depuis cent ans soit l’extension énorme et continue du volume des unités sociales. Marx avait à beaucoup d’égards misé sur le passage à la limite de cette extension (maximum de concentration et d’homogénéisation de l’industrie et de son prolétariat). Le mode d’articulation entre les petites unités et les niveaux proliférant d’unités de plus en plus grandes est resté largement un problème oublié ou abandonné sans solution.” (Pagès, R. 1962)
C’est ensuite dans “Notions et problèmes concernant la participation politique et le pouvoir”, publié en 1963, que Robert Pagès poursuit sa réflexion sur le pouvoir politique :
“…on peut caractériser comme “démocratie” dans le cadre d’un groupe déterminé, le régime d’organisation qui assure à ce groupe son autogestion sans pouvoir différencié, c’est à dire sans sélection d’un sous-groupe de dirigeants parmi ses membres. […] Cette idéologie démocratique extrême peut être considérée comme une variété d’anarchisme…”
Selon, Robert Pagès, Kurt Lewin montre que plus les décisions d’un groupe sont prises démocratiquement plus est réduite l’autonomie individuelle de ses membres par rapport a ces décisions, plus forte est la cohésion et l’emprise du groupe.
“… la démocratisation de la vie du groupe à toute échelle a pour effet d’augmenter l’emprise des unités les plus grandes sur les unités plus petites […] le problème politique majeur nous semble être celui-ci [….] comment assurer du point de vue des organisations humaines à toute échelle y compris l’individu lui-même, le maximum de contrôle des individus et des groupes les plus petits sur tout l’emploi de leur vie.”.
“… l’essentiel est peut-être le renoncement (très peu anarchiste classique, lui) à la magie de la négation du pouvoir oppressif prise pour sa suppression durable. En fait il s’agit de cesser de penser magiquement ou eschatologiquement la société pour apprendre au plus possible de gens à en comprendre les mécanismes objectifs et à les utiliser à leurs fins conjuguées.”.
Bien entendu, ce n’est pas uniquement dans les textes explicitement politiques que se manifeste l’intérêt envers la question du pouvoir, c’est également dans les textes à teneur principalement psychosociologique que l’on trouve la manifestation de cet intérêt. Ainsi, dans l’article “Le social control, la régulation politique et le pouvoir” publié en 1967 dans la Revue française de Sociologienous pouvons voir comment en“déconstruisant”les concepts de “social control” de “régulation sociale” et de “pouvoir” Robert Pagès montre, notamment, que :
“La régulation sociale » peut être opposée à la notion de social control dans la mesure où le control est, pour des raisons linguistiques, associé au pouvoir et où l'on estime que la régulation sociale peut jouer à l'opposé du pouvoir ou du foyer des pouvoirs tant matériels (comme chez Comte), que matériels et spirituels (comme chez Marx). […] Il serait dans ce cas théoriquement désastreux d'établir une correspondance biunivoque entre des termes du type social control d'une part, « régulation sociale » de l'autre et cela à moins d'adhérer volontairement à une formule excluant l'idée d'une régulation sociale qui dépasserait et parfois déserterait les pouvoirs constitués de tous ordres. “.
L’idée est qu’une régulation sociale débarrassée des implicites conceptuels qui la lient au social control peut accueillir dans le fonctionnement des sociétés non seulement les contraintes liées à la reproduction de l’ordre social mais aussi “le désordre” créateur de diversité :
”les phénomènes de variation, sentis comme « désordre » ou dérèglement, seraient aussi susceptibles d'entrer dans un processus régulateur que les mutations le sont dans l’adaptation biologique, car la production de variété est essentielle dans un processus de sélection.”
Plus tard,dans “L’analyse Psychosociologique et le mouvement de Mai 68.”, Robert Pagès reprend le thème de l’articulation entre des phénomènes appartenant à différentes échelles :
…”Mêmes questions, mêmes clivages dans la technique sociale et dans la lutte de masses [….] Comment la gestion d’une unité sociale peut-elle être à la fois autonomement libre et démocratique et se coordonner à des sollicitations sociales extérieures et vitales ?”.
Enfin, dans “Navettes d’échelles en sociopsychologie politique”(Pagès, R. 1986-87) il insiste :
“…Les macroprocessus ne pouvaient être intelligibles sans une référence définie aux microprocessus, lesquels étaient évidemment psychosociaux. C’est dire qu’ils comportent au premier chef l’expérience vécue des individus, avec ses aspects cognitifs, thymiques (plaisir et souffrance) et optatifs ou orexiques”.
Dans le cadre d’une perspective libertaire il semble bien que le problème politique principal continue d’être pour Robert Pagès celui de l’articulation entre différents niveaux d’échelles :
“ …problème de l’intégration de l’initiative sociale de base dans les décisions à grande échelle y compris celles qui intègrent des calculs compliqués.”.
Et ce problème ne peut s’éclaircir qu’en partant de la conviction que l’idéologie peut certes indiquer des voies, mais que loin des discours magiques il faut des solutions techniques que la psychologie sociale, entres autres, peut procurer.
L’utopie pratique
C’est chez Charles Fourier et chez Jean-Baptiste André Godin que Robert Pagès trouva des éléments pour affronter ce problème et pour étayer cette conviction. En fait, l’intérêt de Pagès pour Fourier vient sans doute de loin,de même que son intérêt pour Godin, dont le familistère est déjà mentionné dans un texte de “Rodion”, (Rodion, 1947). Sans doute, sa relation avec André Prudhommeaux, qui était né au familistère de Guise, n’y était pas étrangère.
C’est dès les années cinquante que Robert Pagès publie des textes où il effectue des rapprochements entre Fourrier et la psychologie sociale. Un intérêt qui ne se démentira pas au cours des années suivantes et auquel je dois, soit dit en passant, d’avoir connu le familistère de Guise lorsque j’y accompagnai Robert Pagès pour parachever les conditions du transfert des “Archives Godin” au Service de Documentation du Laboratoire de Psychologie Sociale de la Sorbonne.
Ce que Robert Pagès apprécie chez Fourier c’est, notamment, la volonté de mettre sur pied les conditions sociales et matérielles pour que son utopie soit effectivement réalisable, c’est à dire, pour la ramener du ciel vers la terre en mariant la puissance de l’imaginaire et la rigueur de la pensée rationnelle. C’est le côté “réalisateur” et “concret” de la démarche fouriériste que Robert Pagès met en valeur et il voit dans l’œuvre d’un de ses continuateurs, l’industriel Jean-Baptiste André Godin un exemple de cette “Utopie pratique” qui se montre effectivement capable de traduire sur le terrain certains aspects de cet “autre monde possible” que l’imagination émancipatrice poursuit sans relâche.
Un des aspects qui motive l’intérêt de Robert Pagès envers le familistère de Guise, réside dans la possibilité matérialisée par Godin de réaliser une sorte “d’expérimentation sociale” à moyenne échelle. Une expérimentation qui porte sur des unités sociales de taille certes importante mais suffisamment réduite pour permettre un degré acceptable de contrôle des variables et des effets en jeux. Cela permet de limiter les éventuels effets indésirables des modèles mis en œuvre pour qu’ils n’affectent pas l’ensemble d’une société, en même temps que cela permet d’en corriger le déroulement.
Nombreux sont les écrits de Robert Pagès qui font référence à Fourier et à Godin, cependant, quelques extraits de ce qu’il en dit dans son article publié dans la revue Arguments me semble suffisants, ici, pour donner un aperçu de l’intérêt qu’il éprouve pour leur œuvre :
…“Cependant les difficultés d’articulation d’unités inégales se sont posées très tôt à une autre échelle que celle de la société globale, à l’échelle moyenne des entreprises de production. C’est du point de vue de ces entreprises que Charles Fourier et les fouriéristes, notamment, ont posé les problèmes de la société globale. Et ce n’est sans doute pas un hasard que Fourier ait mis du premier coup le doigt sur le type de questions que les psycho-sociologues reposeront un siècle plus tard : problèmes des affinités interindividuelles ou de l’attrait des tâches comme base d’organisation productive, etc. C’est que des difficultés analogues appellent le même type de démarches et que les entreprises ont intérêt à inventorier et à éliminer les causes de pertes dans le processus de travail.
Fourier est donc l’ancêtre beaucoup moins du socialisme que de la psychosociologie du travail et de l’entreprise (inaugurée par des disciples comme Godin). Je ne reviens pas sur ces idées exposées ailleurs, sinon pour rappeler la grande nouveauté introduite par l’échelle des organisations restreintes : l’expérimentation, du fait de la diminution des enjeux et du caractère moins massif des interventions, y devient possible. Il est donc possible de constituer et notamment sur le problème central des articulations organisationnelles internes, un corps de connaissances étiologiques et par conséquent des techniques, psychotechniques et sociotechniques”. (Pagès, R. 1962)
Les thèses de Fourier et les réalisations pratiques de Godin renforcent chez Robert Pagès l’idée selon laquelle la psychologie sociale peut étudier elle aussi l’articulation de réalités sociales situées à différents niveaux d’échelles pour en tirer des connaissances qui soient utiles aux pratiques émancipatrices à caractère libertaire. Plus que les grandes idées générales, plus ou moins métaphysiques, ce sont les connaissances scientifiquement fondées qui peuvent éclairer les conditions susceptibles de procurer le maximum d’autonomie aux individus et aux collectifs.
Ce n’est donc pas un hasard si, comme nous l’avons vu plus haut, Robert Pagès se penche sur la question du pouvoir en l’abordant sous une perspective qui est tout à la fois politique et psychosociale. Il est vrai que ceux qui s’intéressent aux mécanismes de pouvoir ne sont pas tous anarchistes, bien loin de là, mais il est, pour le moins, difficile d’être anarchiste et de faire l’impasse sur cette question. Robert Pagès ne fait pas cette impasse et c’est pourquoi il va creuser la question du pouvoir jusqu’à en faire éclater le concept pour le métamorphoser en celui bien plus riche et englobant d’emprise.
En guise de conclusion
Se consacrant depuis le début des années cinquante à construire et à gérer “le Labo”, à promouvoir la Psychologie sociale en France, et à articuler un savoir psychosocial utile à une inflexion libertaire de la société, il est compréhensible que Robert Pagès ait pris pendant ces années une certaine distance par rapport à l’activité directement politique. Cependant la brusque irruption de Mai 1968 sera l’occasion d’un retour de flamme de son activisme politique.
Sans cesser d’observer minutieusement “les événements”, de les analyser et de réfléchir sur eux en tant que psychosociologue et en tant que libertaire, Robert Pagès s’impliqua intensément dans les actions et les débats qui s’y déroulèrent. C’est ainsi qu’il participa, par exemple, au Comité d’action étudiants/travailleurs du 3ème arrondissement, (Daum, N. 1988) et aux débats d’orientation du Syndicat national des chercheurs scientifiques. (Pagès, R 1968). Ce retour de flamme ne s’éteignit pas au cours des années suivantes et l’on peut en voir des traces dans le fait que, plus tard, en 1984 il envoya une contribution à l’extraordinaire “Rencontre Internationale Anarchiste” qui se tint pendant plusieurs jours à Venise avec des milliers de participants venus du monde entier (Pagès, R 1984).
Peu de temps après il envoya également deux contributions au “Colloque Anarchica, réflexions sur l’inégalité sexuelle” tenu à Lyon en 1987.
D’une certaine manière, on peut dire que l’intense engagement politique qui marque l’adolescence et la jeunesse de Robert Pagès l’aura imprégné si profondément qu’il demeurera attaché toute sa vie à l’effort pour essayer d’éclaircir avec la plus grande rigueur possible les conditions de possibilité de l’exercice de la liberté dans une société égalitaire.
Le parcours que nous avons effectué dans les archives des années de guerre et d’après-guerre nous a permis de reconstruire l’évolution de Robert Pagès vers l’anarchisme et de préciser le type d’anarchisme qui était le sien. Un deuxième parcours au long des années postérieures nous a permis de constater que ce souffle libertaire continuait d’animer son œuvre psychosociale. Mais, en plus de la consultation documentaire ce deuxième parcours c’est nourri aussi du souvenir d’une réalité et d’une relation vécues et cela en fait pour moi tout le prix.
En prenant, maintenant, du champ par rapport à l’anarchisme et à la psychologie sociale, je pense que ce qui, finalement, aura caractérisé principalement la démarche de Robert Pagès c’est la volonté d’œuvrer à rompre les clôtures qui enferment la pensée et qui l’empêchent d’explorer librement la richesse et la complexité de ce qui déborde les évidences assumées comme telles en l’absence de tout regard critique.
Parlant de “l’héritage” légué par Robert Pagès, Jean-Pierre Deconchy le situait fort justement dans :
“ …. ce que tel ou tel a appelé le « décadenassage » par rapport aux enfermements, aux imprégnations et aux évidences que l’on se donne ou même que l’on s’impose au départ.”(Deconchy, J-P. 2007).
Dans le même sens, André Demailly soulignait l’art qu’avait Robert Pagès de bousculer les idées reçues, en nous disant que :
“[Pagès]….reprend des données éparses et apparemment insignifiantes pour bousculer un paysage endormi et déclencher éventuellement un cortège de découvertes et d’invention.” (Demailly, A. 2009).
Mais ce “décadenassage” et cette “bousculade” s’accompagnaient de deux autres exigences tout aussi importantes.
D’une part, ne pas laisser l’exploration de ce qui déborde les évidences couramment admisesvoguer au gré de la fantaisie et de la fabulation, mais l’asseoir plutôt sur le patient labeur de la recherche aussi scientifique que possible, méthodologiquement plurielle mais toujours soucieuse des procédés “d’administration de la preuve”,
D’autre part, accrocher fermement cette exploration à une motivation politique et sociale visant à fournir des instruments pour que les individus et les collectifs puissent réduire les injustices sociales et échapper à l’asservissement, sans se fourvoyer pour autant dans les impostures de la pensée mythique.
Pour peu que l’on y réfléchisse, cette démarche, est finalement ce qui se tient au plus près d’une sensibilité authentiquement anarchiste qui ne s’embarrasse pas d’étiquettes, de fidélités aux textes doctrinaux, ni d’appartenances organisationnelles, mais qui se trouve suffisamment chevillée au corps pour accompagner toute une existence.
1 Extrait de l’ “Hommage à Robert Pagès” écrit, quelques jours après son décès, par le professeur Jean- Pierre Deconchy, ancien membre de son Laboratoire.
2 Voir l’excellente notice biographique rédigée par Marianne Enckell pour le “Maitron des anarchistes”.http://maitron-en-ligne.iniv-paris1.fr/spip.php?article154825 notice PAGÈS Robert (dit Victor, Jean, Henri Rodion).
Je tiens à remercier ici Marianne Enckell pour ses conseils avisés et pour son travail de correction.
3 Le POI s’était transformé en Parti Communiste Internationaliste (PCI) en février 1944.
4 Extraits de la lettre de démission présentée par Robert Pagés (sous le pseudonyme de Rodion) en représentation de “la fraction communiste révolutionnaire” au 1er Congrès du PCI en novembre 1944.
5 Anton Ciliga fut un des fondateurs du Parti Communiste Yougoslave. Proche du trotskisme il fut emprisonné en 1930 en URSS en raison de ses positions antistalinistes. Il publie en 1938 un ouvrage influent qui dénonce les mensonges du régime soviétique, Au pays du mensonge déconcertant.
6 Influent communiste de gauche allemand qui participa à la révolution spartakiste de 1919 puis fit parti du KAPD (Parti Communiste Ouvrier d’Allemagne) avant d’émigrer aux États-Unis en 1926 où il continua son militantisme d’orientation conseilliste. Son autobiographie a été traduite récemment en français : La révolution fut une belle aventure, Paris, L’Echappée, 2013.
7 Marianne Enckell me fait observer que ces textes ne figurent à l’époque que dans les “Œuvres” de Bakounine publiées chez Stock entre la fin du 19ème et le début du 20ème siècle et dans le recueil de textes de Bakounine publié par André Prudhommeaux ( Prudhommeaux, A. 1946). Robert Pagès devait donc disposer de l’un ou l’autre de ces ouvrages.
8 Important journaliste nord-américain, fondateur de la revue Politics, il abandonne le trotskisme à la fin des années quarante et adopte des positions anarchistes.
9 Robert Pagès aurait collaboré au Bulletin du cercle libertaire des étudiants” animé par Prudhommeaux, (5 numéros d’avril à décembre 1949), mais les articles n’étant pas signés, je n’ai pas pu identifier des textes provenant de lui.
10 Sans doute l’étude de la “Commune de Cronstadt” n’est pas étrangère à l’évolution de Robert Pagès vers l’anarchisme, influencé par le texte de Prudhommeaux, Rodion publie en 1946 une brochure de 52 pages qui porte pour titre La commune de Cronstadt. Agonie et renaissance de la Révolution. (Rodion, 1946b).
11 Ces documents figurent dans les archives personnelles de Robert Pagès. Sa bibliothèque et ses archives (Fonds Robert Pagès) ont été déposées à l’institut Henry Piéron de l’Université de ParisV. Deux anciennes documentalistes du Laboratoire de Psychologie Sociale de la Sorbonne, Sylvie Rouleau et Irène Drouhin ont travaillé et travaillent encore avec générosité et compétence pour répertorier ces archives. Qu’elles en soient très vivement remerciéés ici.
Daum, Nicolas. Mai 68, 20 ans après-Des révolutionnaires dans un village parisien. 1988 Paris. Londreys
Deconchy, Jean Pierre. Hommage à Robert Pagès. Un libertaire législateur. Psychologie Française. 2007. Vol 52, nº 3 p. 257-263.
Demailly, André. Hommage à Robert Pagès. Bulletin de Psychologie. 2009. vol. 62(3) nº 501.
Enckell, Marianne. Notice PAGÈS Robert (dit Victor, Jean, Henri RODION) [Dictionnaire des anarchistes] par Marianne Enckell, version mise en ligne le 24 mars 2014. http://maitron-en-ligne.univ-paris1.fr/spip.php?article154825.
Gomez, Freddy. André Prudhommeaux (1902-1968) Une biographie intellectuelle et politique. À contretemps. Nº 42. Février 2012. p 5-17.
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Rodion. (1946c) Quelques points sur l’époque actuelle et sur la révolution prolétarienne. Bulletin d’Etudes Révolutionnaires. Nº 2, Juin 1946.
Rodion. (1946d) Plan de travail théorique. Bulletin d’Études Révolutionnaires. N° 3, Juin 1946.
Rodion. (1946e) Lettre au camarade Mattick : Suggestions anarchisantes. Bulletin d’Études Révolutionnaires. Nº 7, novembre 1946.
Rodion. (1947) Pour un anarchisme concret. Bulletin d’Études Révolutionnaires. N° 9 Juillet 1947
Rodion. (1949a) Sans Philosophie ni morale. Bulletin d’Études Révolutionnaires. N° 10 Janvier 1949
Rodion. (1949b) Notes sur la notion d’attitude anarchiste. Bulletin d’Études Révolutionnaires. N° 10 Janvier 1949