N°28 / Anarchisme et pensée libertaire Janvier 2016

Yves Gingras. Controverses. Cnrs. 2014

Alexandre Dorna

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Les cas controversés

Yves Gingras, professeur de sociologie de la science au Québec, a dirigé cet ouvrage qui trace un panorama des controverses ayant traversé le champ de la recherche en sciences humaines et sociales (SHS) et dans d’autres cas, des autres domaines. Ce livre semble également en mesure de susciter quelque gêne. Car même Gingras reconnaît avoir une difficulté rédactionnelle, et une façon fort incisive. Pourtant l’ouvrage ne se résume pas à un règlement de comptes, ni à un aveu de faiblesse de ses collègues. Le livre prend le parcours de différentes controverses en SHS, et analyse comment elles se forment et se résorbent. Un coup d’œil est donné sur les lieux et les contextes des controverses. Et un constat de départ : contrairement aux sujets de sciences dures, les objets des sciences humaine et sociales sont localisés dans des situations et des cultures. En somme, comme l’affirme avec ironie Gingras, dans son introduction « alors que la controverse polarise, exacerbe, radicalise, pour attirer l’attention particulière, le passage du temps et la sédimentation des savoirs déplacent le tout vers un entre deux, moins radical, moins excitant… les résultats de ces tamisages prennent souvent la forme typique du manuel d’enseignement sur un ton pédagogique de synthèse cohérente de savoirs qui ont le mieux résisté à la critique ».

Nous n’allons pas rentrer dans les détails et les dédales des huit controverses évoquées. Y. Gingras, dans l’introduction, fait le tour des significations et des problèmes des controverses en sciences humaines et sociales.

Dans le second chapitre : La Perle dissèque l’ouvrage et l’événement de Sylvain Guggenheim, Aristote au Mont-Saint-Michel, Seuil, Paris, 2008. En conclusion l’affaire « Guggenheim, » a fait du bruit dans les revues savantes, et a eu une réception positive dans les pages des grands quotidiens qui lui donnent de la visibilité. La thèse est simple : les racines européennes sont grecques, et celles du monde islamique ne le sont pas. Contrairement à la vulgate historienne, les Arabes n’auraient pas transmis le legs hellénique. Un exemple : l’exactitude des traductions d’Averroès poserait problème. Le livre suscite dont une grande controverse dans la presse et les revues. Cette étude fût taxée de contrefactuelle et d’islamophobe par la majorité des historiens. Critiques des érudits, et éloges de la presse. Polémique ardente qui finira par se refroidir. Des preuves scientifiques, il ne reste presque rien, mais beaucoup de bruit.

Maude La Jeunesse s’emploie à analyser la riche controverse à propos du livre Black Athéna (1987) de Martin Bernal, en trois volumes, dont le but est de dénoncer les idéologies racistes et antisémites, ainsi que faire une relecture « des origines du monde grec ». Car, à ses yeux, l’historiographie classique « avait occulté pour des raisons idéologiques la véritable influence des Égyptiens et des Sémites sur la Grèce primitive ». En somme le projet de Bernal est d’une étendue considérable. Le débat est provoqué en grande partie par le titre même de l’ouvrage. Parler de l’Athéna noire provoque des réactions et suscite déjà la controverse.

Dans le troisième chapitre, « la mort du Capitaine Cook et la rationalité des indigènes », Étienne de Sève décrit les échanges entre Marshall Sahlins et Gananath Obeyesekere au sujet de « la signification à donner au voyage de Cook à Hawaï» et les raisons de la mort du capitaine). Deux idées s’opposent. Dans Islands of History, Sahlins défendait l’idée qu’une culture spécifique engendre une rationalité qui lui est propre. Et serait adossée à des mythes. Les Hawaïens auraient considéré le navigateur anglais comme un dieu, puis comme un démon. En revanche, dans The Apotheosis of Captain Cook, Obeyesekere opposa à Sahlins une théorie de la rationalité pratique des Natives : si les Hawaïens tuèrent Cook, ce ne fut pas pour des raisons divines, mais du fait de certains événements justifiant rationnellement son élimination.

En somme : ces chapitres de Controverses montrent combien l’analyse des disputes en sciences humaines et sociales, comme celles qu’elles génèrent à l’extérieur du monde académique, ne peut pas faire l’économie d’une étude des « jeux d’acteurs et des jeux d’arguments » qui leur donnent forme3. Ou, dirait Pierre Bourdieu, c’est en embrassant dans un même geste l’étude de la manière et celle de la matière des arguments, et l’analyse des prises de position des chercheurs dans le champ de la recherche et par rapport au champ politique, qu’il devient possible de rendre compte de la dynamique des controverses d’historiens, de sociologues, de politistes ou d’anthropologues.

Une place importante est faite dans le quatrième chapitre à Galilée. Isabelle Huppé analyse la controverse entre deux auteurs : Biagioli (The Practice of Science in the Culture of Absolutism) et le compte rendu de M. Shank pour qui il s’agit de questionner une manière d’écrire l’histoire et d’utiliser les sources. L’ouvrage de Biagioli a connu le succès. Or Shank a posé des questions de méthode. Le débat a permis de situer la controverse en relation à ses sources. Or que reste-il de tout cela ? Voilà l’inquiétante question du commentaire. Cette thèse gêne les partisans de Galilée, qui ne veulent voir dans son procès que la lutte entre l’obscurantisme et la science naissante ; l’Église, qui ne souhaite pas réveiller une dispute théologique assoupie ; les jésuites, taxés d’une fourberie de plus ; les spécialistes de l’histoire des sciences enfin, qui répugnent à réviser les milliers d’ouvrages érudits publiés jusqu’ici sur le procès de Galilée.

Un phénomène, autre que ceux décrits plus haut, et dont on peut dire qu’il procède de l’épistémologie non-poppérienne des SHS, pourrait expliquer comment des travaux en sciences humaines et sociales engendrent des controverses. Comme le montre Allain Couillard, une thèse d’histoire ou de sociologie « iconoclaste » (p. 183) peut provoquer des interrogations novatrices au sein des communautés scientifiques concernées. Ainsi, en SHS, la capacité qu’une théorie a de susciter le renouvellement d’une question ne tient pas toujours à son exactitude – ce qui est aussi observable dans les sciences de la matière et du vivant, mériterait-il d’être précisé. Ce faisant, ces thèses et leurs auteurs ne sont pas toujours exclus du champ : « un livre d’histoire bien écrit, stimulant, peut être considéré excellent même si sa thèse centrale est en fait insoutenable » (p. 27). Dès lors, peut-on se demander, si ces théories insoutenables mais stimulantes sont saisies par des lecteurs extérieurs et si ces derniers les prennent pour argent comptant, alors n’ont-elles pas toutes les chances de devenir des véhicules d’idées fausses ayant été homologuées par les experts ou, au moins, autorisées à circuler par des « autorités compétentes » ?

Le chapitre suivant (p. 55) pose la problématique en étudiant le Galilée hérétique ; l’ouvrage de Pietro Redondi bouscule les interprétations traditionnelles du procès de Galilée. La savante minutie de l’analyse des archives conduit au démontage de la machination. Or l’ouvrage convertit très peu d’historiens et provoque une levée de boucliers. Car la thèse d’un Galilée atomiste et hérétique dont les contradictions sont saisies par ses détracteurs. Redondi s’efforce de démontrer que l’argumentation du savant florentin n’est pas une atteinte à l’héliocentrisme, mais au précepte de l’eucharistie (c’est un des sacrements chrétiens qui occupe une place centrale dans la doctrine et la vie religieuse de la plupart des confessions[1] et associée à la célébration liturgique principale du culte chrétien : la messe, la vie et la résurrection de Jesus). D'après la doctrine, l’eucharistie nourrit les vertus "théologales", c’est-à-dire les vertus dont la croissance ne dépend pas de l’action de l’homme, mais de l’œuvre de Dieu : la Foi, l’Espérance et la Charité. La question de la réalité de l’eucharistie, c’est-à-dire de la présence physique du corps et du sang du Christ, est soulevée dès le Moyen Âge : Les réalistes, qui défendent cette idée, se voient opposer les résistances des symbolistes. Le contexte joue un rôle important dans la condamnation de l’hérésie de Galilée qui aurait pu le conduire au bûcher. Malgré les frémissements provoques par la thèse de Redondi, le milieu académique est reste sans jugement.

La controverse Merton–Becker menée par Judith Maudit. La question est la thèse de Merton sur le rôle du puritanisme dans l’essor de la science au XVIIe siècle en Angleterre. L’auteur s’appuie sur les travaux de Weber sur l’influence de l’éthique protestante. Ces travaux ont été aussi contestés. Becker reproche, nullement l’ensemble de la thèse mais l’analyse du pétainisme allemand ; la question est l’influence du rationalisme protestant dans le développement de la science. Becker s’enfonce dans un dialogue de sourds entre deux sociologies des sciences. Situation assez courante.

Dans le chapitre 7 , Clarisse Fordant s’attaque à une controverse française sur les statistiques ethno- raciales dans les années 80. Il ya eu à ce sujet des débats houleux dit-elle. Le développement de l’enquête fait appel à diverses interprétations, dont il n’est pas question de s’occuper dans ce compte-rendu. Les limites de la statistique sont la pierre d’achoppement. On peut déceler des enjeux épistémologiques et méthodologiques dans ces controverses. Les débats, loin d’être clo,s se sont réactualisés dans les années 90.

Enfin, Yves Gingras décrit, dans le chapitre 8, une controverse entre sociologues des sciences. Certes les désaccords sont très fréquents en sciences humaines et sociales. C’est le cas de la controverse entre « constructivistes ». Pour Yves Gingras, la dynamique des controverses est liée aux stratégies de visibilité des chercheurs en SHS. Il explique ainsi le conflit entre les sociologues des sciences « constructivistes », personnifié notamment dans l’opposition entre David Bloor et Bruno Latour au sujet de l’usage du principe de symétrie dans l’étude des faits scientifiques, qui peut naître de « la structure argumentative » des textes. Et si les sociologues « constructivistes » ne se comprennent plus, ce n’est pas simplement parce que certains d’entre eux lisent mal les analyses de leurs homologues. En résumé : un livre intéressant à lire calmement.

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