N°29 / La technique Juillet 2016

L’homme rendu transparent par la techno-médecine ou la mort programmée de la médecine

Vincent Fouques Duparc

Résumé

Mots-clés

Aucun mot-clé n'a été défini.

Plan de l'article

Télécharger l'article

L’homme souffrant en relation avec les forces des dieux et l’aide humaniste des bonnes volontés

Il a toujours existé un rapport à soi, un rapport aux autres, et un rapport aux forces du monde, trois mondes qui se côtoient et qui se télescopent sans cesse pour s’éloigner par moment, les uns des autres.

Ainsi, dans ce contexte articulé, le monde qui se vit peut se développer dans l’insouciance à soi-même (au bénéfice d’une projection consciente vers le monde extérieur), ceci en lien direct avec les nécessités des préoccupations vitales et sociales. Les besoins primaires étant assurés, c’est alors bien souvent que peut s’instaurer la recherche naturelle d’une vie simple qui va prendre le relais, investissant le champ de la conscience d’une charge mentale « suffisante et nécessaire » à la pratique d’une légèreté de la vie convenue entre tous.

Quoiqu’il en soit, le rappel à l’ordre des choses se fait souvent brutalement dès lors que vient se rompre cette insouciance à soi-même : Un acte social destiné à cet effet, un empêchement, un dysfonctionnement du corps ou de l’esprit, un accident ou une maladie. Le corps ou l’esprit, jusque-là neutre à la conscience de soi-même, va sonner la fin de l’inconscience et rappeler à l’ordre des choses la nature intime de l’être.

Souvent gênante, voir douloureuse, cette « force de rappel »  incitera naturellement la personne à rechercher les moyens les plus efficaces d’y échapper afin d’éteindre cette force qui le contraint péniblement en son recentrage.

Comme le dit Robert Silverberg (1), « Il y a toujours eu des guérisseurs parmi les hommes. Ils étaient sans doute prêtres en même temps que médecins ».

Pour le Pr Jean-Charles Sournia (2) « les premiers médecins empruntent beaucoup à la magie avant de devenir sacerdotale puis scientifique. Ainsi naissent les « sorciers », chamans d’Asie, féticheurs d’Afrique, rebouteux du Maine ou rhabilleurs du Dauphiné. Le chaman exerce une forme de psychothérapie moderne en réagissant selon le patient, en appréciant son rôle social, ses liens familiaux, sa situation dans le clan. Il estime à sa juste valeur le malaise physique ou mental et porte un diagnostic complet sur l’état de son malade, bien mieux peut-être qu’un médecin occidental trop soucieux des troubles d’un organe particulier, ou trop préoccupé d’un bon dosage biochimique. Les frontières entre le monde concret et le monde surnaturel disparaissent grâce « au grand sorcier » qui intercède auprès des esprits. Ces méthodes n’en ont pas moins une vertu curative auprès de millions d’hommes atteints dans leurs corps et cela depuis des millénaires. On ne peut donc nier qu’elles font partie de la médecine. Les Grecs seront les fondateurs de notre médecine, la médecine entre mythes et philosophie des Grecs anciens »

Aux premiers temps, l’homme se tournait donc vers les forces du ciel pour implorer le soulagement, acceptant passivement les méthodes prodiguées par les incantations de ceux des hommes capables de relier les forces du ciel avec celles de la terre. Quelques remèdes provenant de la nature venaient renforcer certains types de médiations corporelles des soins, cela étant souvent porté par une réelle attention et compassion provenant d’un entourage dédié (famille, aidants compassionnels).

Comme le dit Pert Skrabanek   (3) « la médecine et la magie ont été étroitement associées tout au long de l’histoire. A certaines époques elles étaient même indissociables. Pline pensait qu’à l’origine, la magie était née de la médecine. Même aujourd’hui, les limites restent floues entre la médecine rationnelle et le charlatanisme. Sans doute est-ce parce que l’enseignement de la médecine ne permet pas de distinguer ce qui est absurde et ce qui a un sens »

Plus tard, s’organisera autour des personnes en souffrance, démunis ou mourantes, l’accueil des servantes de Dieu souvent, mais pas toujours, avec cœur, compassion bienveillance et charité. Pour JC SOURNIA (2), « Dès le début du monachisme chrétien, les couvents se vouent à l’étude, à la prière, aux travaux manuels et aussi à l’assistance aux pauvres et aux déshérités comme le voulait l’enseignement du Christ. C’est pourquoi de très nombreux monastères consacrent l’un de leurs bâtiments à une infirmerie. »

Alors que ces premiers soins plus ou moins attentionnés venaient créer et occuper l’espace du lien de solidarité existant entre les hommes, le mystère du corps s’alliait à la magie pour construire l’objet de pouvoir occulte des « gens de la médecine ». Ce nouveau pouvoir s’est construit alors dans un « rapport de co-dépendance de croyance » entre le soignant et le soigné.

Des institutions religieuses s’organisaient alors pour savoir offrir l’accueil hospitalier des pauvres gens en souffrance, ceci de façon à soulager, autant que faire se peut, les fonctions physiologiques en perdition. Les valeurs humanistes de charité, de compassion, de bienveillance et d’empathie pouvaient être au cœur des valeurs porteuses de sens dans la fonction du soin. Dans ce contexte pouvait se retrouver toute la subtilité et la complexité de « la volonté de soulager ». Douceur compassionnelle pour l’esprit, massage subtil pour le corps, formaient un lien de solidarité humaine entre deux êtres aux destinées communes : le soignant et le soigné.   

La curiosité du corps ou l’émergence d’un savoir-faire clinique

La curiosité de l’homme l’a poussé à rompre avec le mystère des forces des dieux vécu comme unique ressource contre la souffrance et la maladie. L’intrusion de cette curiosité a pris forme dès lors que le corps est devenu un lieu d’exploration, de recherche et d’explication. La force des choses a porté atteinte au mystère, incitant au développement aléatoire des explications et des traitements qui vont être proposés puis apportés aux corps.

Le corps ainsi exposé a été exploré, devenant l’objet d’un contact direct et nécessaire à la relation du clinicien au malade.  On peut affirmer aujourd’hui que cette réalité clinicienne du corps à corps était un prérequis inaugural et incontournable.

Ainsi, la clinique proche d’un corps observé, palpé, percuté et écouté va donner en unité de temps toutes les chances d’écouter et d’explorer les plaintes du malade, ceci dans le rapprochement d’une relation du soignant au soigné à connotation humaniste.

Au fur et à mesure de la construction d’un corpus clinique, l’écoute ouverte et attentive de la plainte du malade s’est complétée, en fonction des besoins orientés par la recherche du diagnostic, par un interrogatoire plus directif.

Venait alors le temps de l’observation attentive du malade, de son comportement global, puis de l’observation des parties du corps selon un protocole qui allait se standardiser. La palpation était superficielle puis profonde, de place en place, sans laisser de côté le moindre recoin corporel inexploré. La percussion, puis l’auscultation « immédiate » des bruits du corps, l’oreille à la peau, venaient clore ces longs moments de contacts et d’échanges entre ces deux êtres, reliés qu’ils étaient en un objectif commun de soulagement.

Cet espace/temps partagé en proximité et en intimité ne pouvait que favoriser la création « d’un lien thérapeutique » dont nous savons aujourd’hui toute la force qu’il représente pour renforcer la dynamique de l’effet du soin prescrit, quel qu’il soit.

L’outil médical, ou l’agent de la séparation entre le corps et l’esprit du malade

La première mise en distance du contact « immédiat » du corps du malade avec celui du médecin se retrouve directement liée aux travaux cliniques pneumologiques du Docteur René Laennec. L’auscultation des bruits respiratoires, l’oreille collée au thorax du malade, avait fourni au milieu du XIXème siècle, un vaste savoir séméiologique, permettant de cerner, décrire et suivre l’évolution des nombreuses maladies pleuropulmonaires de l’époque (phtisie).

La découverte de ce médecin a consisté dans le fait qu’un cornet de papier roulé et posé sur le thorax du malade, et relié directement à l’oreille du praticien, permettait une bien meilleure précision dans la conduction des bruits pleuropulmonaires à explorer.  Laennec va en faire un objet transactionnel d’exploration « médiate » du corps du patient. Le « stéthoscope » était né et il deviendra l’outil qui, posé sur la peau du patient, sera pour un long moment, le meilleur moyen d’écouter les bruits du corps…sans avoir à toucher le malade!

L’oreille n’avait plus besoin du contact immédiat avec le corps du malade, le son perçu par l’outil devenait par ce fait « hors du corps », affaire directe et délocalisée reliant l’écoutant et son objet tenu entre ses mains.

C’est ainsi que très symboliquement, et pour la première fois, les éléments cliniques que constituaient les bruits pleuropulmonaires d’un patient étaient arrachés au contact direct de son corps. Ces bruits pouvaient alors être partagés, discutés, comparés et caractérisés entre tous ceux de l’aéropage des confrères ou des étudiants en pneumologie sollicités à cette tâche. L’oreille collée initialement au cornet du papier sera remplacée par les deux oreilles  plus tardivement collées au stéthoscope. En dehors du fait que le médecin s’isole ainsi du malade pour plonger en solitaire dans son monde sonore qu’il explore avec attention, il est intéressant de constater que cet instrument est encore aujourd’hui « le signe » symbolique qui caractérise la profession médicale, lorsqu’il est posé autour du cou du médecin.

« L’organisation » de la médecine moderne ou la perte d’une vision globale

La modernisation de la médecine va reposer progressivement et essentiellement sur l’exploration du corps, « organe par organe », le médecin clinicien cherchant à en comprendre chaque unité de fonctionnement.  Ainsi se sont constituées années après années  les sciences cliniques des multiples spécialités médicales d’organes, spécialités médicales qui se sont isolées les unes des autres.

La complexité croissante des spécialités médicales reposera uniquement sur les découvertes et le développement des techniques d’explorations fonctionnelles spécifiques à chaque organe. Cette réalité du cloisonnement des spécialités les unes envers les autres va progressivement éloigner le praticien de la vision originelle qu’il avait dans sa prise en charge globale de la personne sur qui il intervenait.

C’est ainsi qu’après que le stéthoscope ait coupé le lien direct qui existait « en corps à corps » du médecin et du malade, la quête du savoir centrée sur l’organe du malade va couper le médecin de sa vision globale qu’il avait sur le malade. Cette double perte de sens va caractériser les premières marches d’une fuite en avant pernicieuse qui vont faire éclater la cohérence portée par une vision humaniste de l’homme.

Les nouveaux espaces de connaissances seront clos, étanches, multiples et indépendants les uns des autres, véritable puzzle éclaté face à l’unité psychique du malade qui cherche à ne pas perdre ses repères.

Ainsi, cette prise en compte des divers dysfonctionnements des organes en termes d’explorations, de compréhensions, de diagnostics et de traitements est ce qui va venir structurer finalement l’organisation politique de l’offre des soins sur le territoire. Cette option organisationnelle, au double sens du terme, sera retenue devant être la réponse de la nation en matière de stratégie de « Santé ». Comme le dit le Docteur Christophe de Jaeger  (3), il serait plus correct de parler ici d’une organisation territoriale de soins en « Maladie », la santé n’étant pas concernée à proprement parlé.

En 1958, la loi Debré va imposer sur l’ensemble du territoire Français l’organisation d’une réponse hospitalière de référence, répondant au plus près à cette vision de l’offre des soins.

Ainsi, chaque région sera dotée d’un établissement expert et performant, référence en formation, en recherche et en soins aigus. Ces Centres Hospitaliers Universitaires (CHU) ont fait briller la médecine Française sur plus d’un demi-siècle, l’organisation de la médecine « à la Française » étant reconnue alors comme la meilleure au monde. Le financement de ce concept reposera sur le principe acquis de la solidarité fondé en 1945, suite à la création de la Sécurité Sociale. Ces pôles d’excellences dans l’exploration et le traitement aigu des organes malades se sont donc imposés comme le modèle envié hors de France, copié parfois. Malgré ce haut lieu de compétence et de technologies, ces hôpitaux restent néanmoins ouverts encore aujourd’hui aux plus pauvres, pouvant même être le lieu d’accueil d’étrangers rejetés de leurs pays ou en recherche de compétences médicales inaccessibles chez eux.

Alors que chaque organe était devenu roi, chacun ayant son royaume d’exploration, de diagnostic et de traitement, il faut reconnaitre que la science clinique traditionnelle restait encore à cette époque, au cœur de l’apprentissage des études de médecine comme de la pratique médicale. L’observation du malade, son interrogatoire ouvert puis plus directif, sa palpation et son auscultation ouvraient un espace/temps, certes centré sur un organe, mais cependant encore suffisant pour savoir créer ce lien mystérieux et thérapeutique qui caractérise l’approche du soin, lui donnant tout son sens dans ce lieu de reconnaissance, de respect et d’entraide.

Le développement de la techno-médecine ou l’émergence d’un corps en transparence

C’est alors, en ce siècle précédent,  que l’œil du médecin va commencer à prendre la main sur sa main… et venir la retirer progressivement du contact qu’elle gardait encore sur le corps du malade.

JC Sournia (2) évoque ce qu’il nomme « la révolution radiologique ». En 1895, Wilhelm Röntgen (1845-1923) constate qu’un écran de platinocyanure de baryum placé par hasard dans son modeste laboratoire d’Elberfeld, devient fluorescent chaque fois qu’il fait passer un courant électrique de haute tension dans un tube presque vide enfermé dans une enveloppe opaque.  Ainsi, des rayons mystérieux bientôt appelés X, se révèlent capables de traverser des enceintes métalliques. Röntgen prend une photographie de l’image obtenue : le cliché de la main de sa femme portant vertueusement son alliance à l’annulaire fera très vite le tour de l’Europe. L’histoire de la médecine ne connait pas d’autre découverte qui ait connu une aussi rapide diffusion que celle des rayons X.

Cette découverte et ses applications médicales vont être à l’origine d’une nouvelle et bien curieuse spécialité médicale. « La radiologie » et ses radiologues vont permettre aux médecins de traverser le corps pour le rendre transparent et y aller explorer de l’intérieur. Les os qui sont imprégnés de calcium seront particulièrement visibles ainsi que la vision des « corps étrangers ». De façon plus grossière, l’ensemble du bloc poumon/cœur sera visible ainsi que l’évolution surveillée des lésions qui y seront associées.

Ainsi, par ce fait, toutes les connaissances fines et précises acquises depuis fort longtemps en clinique orthopédique permettant d’apprécier l’état de délabrement ou de fracture osseuse ou articulaire, vont se voir remplacer progressivement par la réalisation d’une photo avant, pendant et après les soins pratiqués sur le malade. Ce regard à l’intérieur du corps apportait des précisions que la clinique ne pouvait cerner au point que cette nouvelle technique va s’imposer comme incontournable et légalement légitime.

La nouvelle spécialité techno-médicale de radiologie va être le point de départ d’une évolution de la médecine irréversible, ceci pour son bien comme pour sa perdition.

Ainsi, les médecins cliniciens de l’époque ne se sont pas trompés lorsqu’ils ont considérés la spécialité médicale de radiologie comme étant celle qui débouchait sur la pratique de l’étude d’une « photographie ». Cela n’est pas forcément inexacte lorsque l’on sait que les clichés étaient pris par des « manipulateurs radio », développés par des techniciens pour être finalement présentés à l’étude éclairée et experte du médecin radiologue installé dans son bureau.

La rupture de la relation directe entre le médecin et le malade était alors actée comme pouvant être consommée et s’extraire ainsi totalement du contact clinique interrelationnel sans retirer quoique ce soit à la pertinence de l’information médicale attendue.

La seule preuve restant de cette relation sera celle d’une trace d’échanges financiers par la facture de la prestation qui sera honorée, du malade vers un praticien.

La suppression de ce lien clinique nécessaire à l’avancée du diagnostic entre un médecin et son malade se confirmait dans le développement des spécialités médicales non cliniciennes, qu’elles soient en biologie médicale, en analyse anatomo-pathologique comme en radiologie.

Effectivement, ces spécialités étaient souvent retenues par des étudiants qui avaient perçu quelques difficultés à l’idée de devoir se retrouver en contact quotidien avec des malades, face à la douleur, à  la tristesse, à l’angoisse, parfois à la mort.

Pour J.N Blau (5) « le médecin incapable d’exercer un effet placebo sur son malade devrait se tourner vers l’anatomie-pathologie ou l’anesthésie ». En terme simple, si le malade ne se sent pas mieux après la consultation médicale, c’est que le médecin s’est trompé de métier… tout est dit !

Comme le dit JC Sournia (2), « les dernières décennies du XIXème siècle ouvrent déjà un débat qui n’est pas près de se clore entre, d’un côté, le médecin qui interroge son malade, qui l’examine, qui entretient avec lui des rapports de personne à personne ayant eux-mêmes une valeur thérapeutique et de l’autre, le laboratoire anonyme dont les appareils dosent et chiffrent les altérations physico-chimiques ». Auquel la médecine doit-elle accorder la primauté, s’interroge-t-il !

Le développement de la techno-médecine et des technologies qui s’y collent, ceci dans ses aspects les plus exponentiels, va venir gravement contaminer la pratique de la médecine clinicienne. Elle va, en effet, lui donner l’occasion fatale et irréversible de lui apporter l’objet d’étude du corps de son malade rendu totalement « transparent ».

Nous l’avons dit, plus haut, la séparation du lien physique entre le malade et son médecin est restée cantonnée à la radiologie, à la biologie et à l’anatomo-pathologie pendant de longues années. Ainsi, l’exploration et l’étude en biologie médicale des liquides et des sécrétions du corps, l’analyse des fragments tissulaires et l’exploration du squelette et du bloc « cœur-poumon » représentaient trois spécialités permettant de rester en dehors du lien clinique et du contact direct avec le malade.

Jusqu’au milieu du XXème siècle, l’exploration médicale profonde de ce que l’on appelle les « parties molles » du corps du malade (viscères, muscles, tendons) restait encore sous la dépendance des pratiques dites « de bonne clinique médicale », la plupart du temps non invasive. Le développement de l’endoscopie a permis à certaines spécialités médicales d’aborder l’exploration de l’organe « par l’intérieur », mais avec un contact de nouveau et nécessairement particulièrement rapproché avec son malade.

Cette période de courte pose s’est stabilisée, focalisant l’art médical autour du développement complexe de la science de l’organe malade en phase aigüe. L’homme dans sa globalité y avait déjà perdu ses repères  au risque d’une consommation effrénée et anti symptomatique des examens et des traitements, preuve d’un mécontentement croissant que suscitent les aspects déshumanisants de la médecine technologique moderne (6).

Le politique reconnaissant la noblesse de l’organe soigné, organe par organe, persistait ainsi à complexifier et renforcer sa prise en charge optimum sur l’ensemble du territoire. Les coûts financiers augmentaient  à la vitesse du développement des technologies médicales comme à celle du développement des médicaments. L’industrie du médicament, mondialisée, prenait la main sur le marketing des ventes tout autant que s’imposait le développement de l’équipement technologique industriel aux fins du médical.

Il se confirmait dans l’esprit de chaque français la fierté d’avoir accès à la première médecine du monde, efficace et ouverte au plus grand nombre. La science clinique étant encore quelque peu préservée et venait trouver son complément naturel dans le développement des technologies et des médicaments du moment. La clinique vivait alors ses dernières heures de légitimité, gardant encore au bénéfice du malade un lieu de contact, d’écoute et d’échange, au sein d’un espace privilégié et secret. Cet espace était situé dans la rencontre d’une conscience professionnelle avec la confiance que lui apportait le malade.

L’hyper transparence du le corps de l’homme jusqu’à son identité génomique : L’humanité bouleversée

Depuis la fin du XXème siècle, suite à un développement considérable, l’imagerie médicale tomographique par scanner, augmentée ensuite par celle de la résonnance magnétique (IRM) ainsi que par celle des ultra- sons vont venir bouleverser ce dernier équilibre si fragile. Ainsi ces nouvelles technologies vont donner à voir, non seulement avec grande précision l’ensemble du squelette en trois dimensions ainsi qu’en coupe longitudinale ou transversale (on rentre dans l’os), mais vont également permettre une identique exploration de l’ensemble des organes des viscères, muscles tendons et cavités du corps jusque-là inaccessibles à l’œil du médecin.

La miniaturisation des outils d’exploration (fibre optique) et la microchirurgie vont assurer la survie de malades qui auraient dû mourir il n’y a pas encore si longtemps. La génétique autorisant le concept récent de médecine prédictive va bouleverser les paradigmes sur lesquels reposait la médecine traditionnelle.

Dans son livre (7), le Dr Laurent Alexandre n’hésite pas à évoquer un bouleversement programmé de l’humanité toute entière par l’entrée triomphante de la génomique. Il parle d’un remodelage de la société avec des conséquences philosophies, éthiques, politiques et économiques jamais atteintes jusqu’à maintenant.

Alors qu’aujourd’hui l’admission aux urgences hospitalières d’un blessé polytraumatisé conduit à la réalisation systématique d’un scanner ou d’une IRM corps entier, quelle place reste-t-il aux anciennes pratiques d’un examen clinique approfondi ?

La machine infernale de la techno-médecine est lancée, même si certains aspects en sont salvateurs, il faut bien le reconnaitre. Elle va rendre de plus en plus caduque l’expertise clinique du médecin au point même de la délégitimer du fait, en partie, de la juridication galopante de la médecine, procédures qui viennent contester le bienfondé des applications des actes médicaux.  Il ne serait pas impossible d’y retrouver une certaine influence des industries de la technomédecine ainsi que des groupes pharmaceutiques qui se sont positionnés sur ce marché porteur, preuve d’une certaine maîtrise du marketing commercial.

L’industrialisation de la médecine va de pair avec l’émergence d’une automatisation et d’une informatisation des pratiques qui se confirme jours après jours. Ainsi, après avoir « numérisé » l’imagerie médicale, l’informatique rentre aujourd’hui de plains pieds au sein même des cabinets médicaux venant superviser, sécuriser et accompagner la décision du médecin lui-même.

Des plateformes informatiques de développement à échelle mondiales se positionnent sur le marché de la santé, certaines venant déjà proposer des consultations médicales « en ligne web ». Ces pratiques se développent également en chirurgie par l’intermédiaires de robots qui vont réaliser en salle d’opération les gestes précis pratiqués à distance (pièce d’à côté ou transcontinental) par un praticien chirurgien expert. A Roanne, une cabine expérimentale est testée. La personne s’y installe et de nombreux capteurs réalisent un premier bilan paraclinique puis, à l’aide d’une webcam à grossissement variable, l’examen visuel de la zone à diagnostiquer se pratique sous la direction d’un praticien situé à distance de la cabine.

Par cette exploration du corps de plus en plus technologique, tout concours à rendre l’homme transparent, faisant ainsi, à terme, l’économie culturelle et traditionnelle de la relation humaine et du contact clinique qui existait d’une personne à l’autre.

Si le fantasme inconscient de la médecine était celui de pouvoir travailler sur un « corps inhabité », elle n’est plus très loin d’y arriver, mais elle signe en même temps son acte de mort (8)

Il ne faut pas être très perspicace pour anticiper le fait que, la technologie médicale prenant à ce point le pas sur la clinique, ce sont à très court terme des ingénieurs informatiques aidés en ça par des techniciens qui vont prendre le pas sur le médecin clinicien.

Le Pr Guy Vallancien dans son tout récent ouvrage (9) annonce la prise du pouvoir médical par l’informatique et ses multiples applications en techno-médecine. Pour lui, le médecin est aujourd’hui dépassé, rendu incapable de résister à la pénétration des métiers de l’informatique dans le domaine médical. Pour le Pr. Vallancien, le développement irrésistible de l’informatique médicale doit suivre le cours de son développement exponentiel, ceci pour le grand bénéfice des malades. En revanche, il annonce la nécessaire transformation de la pratique médicale au risque d’assister, dans un délai rapide, à la médecine de demain pratiquée…sans ses médecins.

Le Dr Alexandre (7) vient confirmer ce danger, en disant que non seulement le médecin est à la limite de ses compétences face au développement de l’informatique, mais qu’il est déjà dépassé dans son application touchant à l’étude et aux applications du génome. La fusion des N.B.I.C (nanoTechnologie, biotechnologie, informatique et connictique) vont créer une nouvelle révolution par sa pénétration dans la complexité du vivant. Le vertige est annoncé lorsqu’il est affirmé que la vitesse des découvertes est plus proche de celle des circuits intégrés que de celle du développement industriel traditionnel. La modification de l’espèce est en marche, et il est déjà annoncé « qu’un dialogue doit s’instaurer entre les croyants et les scientifiques pour ne pas heurter les consciences à l’aube de la biologie moderne » (manipulation du vivant).

Les conséquences prévisibles, à entendre le Dr Alexandre, sont multiples (médicales, sociales, géopolitiques, économiques). Il est mentionné cependant que la conséquence la plus importante est celle d’ordre philosophique devant les risques d’un obscurantisme politique et religieux.

Le génome de l’homme étant devenu aujourd’hui à son tour transparent après que le corps ne le soit devenu il y a quelques dizaines d’années, il est particulièrement intéressant d’apprendre par l’auteur de cet ouvrage (7) que l’étude du génome d’un individu « spécialité par spécialité » est impossible, et qu’il va falloir revenir à un raisonnement de type global, soit « transversal ». Il est fait appel à la création d’une nouvelle médecine de la globalité qui viendrait rompre les silos verticaux.

La médecine peut-elle encore se reprendre, faire sa révolution ? Tout porte à croire qu’elle n’en a pas le choix car c’est ça ou mourir.

Le cycle de la vie ou le retour imposé à une médecine humaniste

Le Pr Vallancien (9) propose une refondation totale du corps médical qui serait formé à prendre en charge les cas complexes des patients qui ne pourraient pas être solutionnés par une réponse informatique standardisée. Il évoque la nécessité de déployer une médecine de coordination plus orientée vers l’organisation harmonieuse des nombreuses professions de santé entre elles et tournée vers le malade.

Cet auteur est plus optimiste que le Dr Alexandre (7) qui parle tout bonnement d’un « tsunami » technologique avec lequel la médecine va être marginalisée, déclassée, paupérisée, fragmentée, balkanisée, contournée…au point que le médecin de 2030 aura le statut de l’infirmière d’aujourd’hui tout en étant subordonné à l’algorithme !

Quand on sait que Bill Gate estime qu’en 2035 les infirmières automates auront remplacé la profession d’infirmière, les médecins ont à se faire du souci.

Dans leur livre  (3), les auteurs avancent que « mettre en évidence les ignorances et les folies de la médecine peut réduire le mal et permettre d’accélérer la marche du progrès ».

Pour eux, la médecine n’est ni un art ni une science. C’est une discipline empirique fondée par la technologie, c’est-à-dire par l’application efficace de la science. Il n’en demeure pas moins que cette médecine est avant tout la quête d’une réponse spécifique aux problèmes particuliers d’un malade donné, le médecin ne faisant alors qu’accumuler de l’expérience personnelle.

JC Sournia (2) dit qu’aujourd’hui la médecine psychosomatique n’est toujours pas une discipline en soi, mais qu’elle rappelle au médecin que la distinction entre le corps et l’esprit est artificielle car la personne humaine est un tout et que toute maladie ne peut être traitée qu’en s’adressant à l’homme en son entier.

Cette règle de grande sagesse était déjà édictée par les auteurs Grecs antiques. Balint (1896-1970) insista sur le rôle thérapeutique exercé malgré lui par le praticien du fait de sa seule présence auprès du malade.

Pour Philippe Mayer (10) le malade souffre de son côté de la vision qu’il a de son médecin. Il conteste volontiers sa compétence (11). Alors que la médecine Hippocratique et les médecines plus organisées du XVIII et du XIXème siècle, anatomo-clinique et physiologique soignaient en réalité plus l’esprit que le corps, la médecine triomphante et moléculaire des XX et XXIème siècles concernerait-elle uniquement le corps ? Pour préserver l’humanisme de la médecine, une réflexion s’impose sur le respect de la personnalité humaine qui peut être compromise par ces nouvelles méthodes portées par la techno-médecine. L’image du médecin ne peut être fugitive, imperméable, ou absente.

Pour le Pr B.Glorion (12), ancien Président de l’Ordre National des Médecins, « les exigences de la technique, les contraintes administratives ou économiques ne doivent jamais faire oublier ce devoir d’humanité envers celui qui se livre dans la confiance ».

Ph. P Mayer enchaine en affirmant que la technoscience, la technomédecine ont détourné le médecin du comportement individuel de son patient, de sa personnalité et de son âme. La médecine contemporaine, comme toutes technosciences, compromet la finalité qui l’a fait naître.

Dans leur ouvrage (13), M.Carrère d’Encausse et N.Evrant disent que « la nouvelle médecine, après avoir eu raison des spécialistes, des généralistes, des infirmières et des familles, risque de sauver les malades sans se soucier de leur âme ». Ainsi, il est rappelé que les nouvelles stratégies médicales proviennent des découvertes de chercheurs et d’ingénieurs qui sont nombreux à ignorer le langage de la médecine.

M.Proust (14) écrivait avec justesse : « Qui veut souffrir sans médecin, sans réconfort, sans confession, sans volonté de « faire le bien d’un malade malgré ce malade lui-même ».

Pour le Dr Isabelle Moley-Mossol (15), « que serait une médecine rendue infaillible grâce au progrè technique, une médecine robotisée sans intervention de la relation des soins humanisantes ? ».

B.Honoré (16) avance que « ayant souligné l’urgente nécessité, pour comprendre la santé, de na pas restreindre son sens sous l’exclusive emprise technico-scientifique de la pensée médicale dominante, j’insisterai sur l’importance d’une véritable philosophie de la santé, non pas pour proposer une théorie, mais pour inviter à penser la santé en laissant toujours ouverte et en approfondissant la question de son sens »

La porte étroite menant à la réconciliation de la médecine avec son âme

Il y aurait peut-être une dernière chance pour la médecine humaniste de se ressaisir, chance qu’elle ne doit pas laisser passer, mais l’a-t-elle bien compris ?

En effet, comme nous l’avons bien montré, la médecine a glissé sans s’y opposer de l’approche globale et traditionnelle du malade vers l’exploration, le diagnostic et la tentative de traitement tournés vers l’organe. Le projet de soin est alors spécialisé, technicisé, informatisé et parfaitement ciblé en vue de la recherche d’un effet maximum sur l’organe défaillant. Par cette dérive, la médecine a perdu son âme et risque bien de perdre aujourd’hui son cœur de métier.  

Il reste à revoir de bout en bout et en profondeur la formation des médecins aux sciences humaines, à la coordination des pratiques et à la transdisciplinarité. L’apprentissage de la maîtrise dans la prise en charge des polypathologies chroniques des personnes âgées dont l’augmentation va en croissance exponentielle est une urgence.

L’espérance de vie moyenne augmente, c’est un fait. Il est prouvé que les prouesses médicales modernes dont nous avons parlé, ne sont pas les seules raisons à l’origine de ce constat. L’amélioration de l’hygiène et celle des conditions de vie ont également un rôle à prendre en considération. De ce fait, le baby-boom d’après-guerre s’est transformé en un papy-boom d’aujourd’hui orientant la démographie nationale vers un vieillissement assuré.

La personne âgée, du fait de son état, sort naturellement du cadre traditionnel des soins aigus d’un l’organe malade pour présenter, dans la plupart des cas, les symptômes d’une poly pathologie chronique. Ce cadre séméiologique nécessite paradoxalement la maîtrise d’une approche globale et coordonnée complexe, pluridisciplinaire car médico-psycho-sociale.

Cette prise en charge toute particulière favorise curieusement le retour à la prise en charge globale de la personne malade, imposant une attention individuelle et unique selon les conditions de vie et d’entourage de la personne considérée. On passe ainsi du concept de « projet de soins » dédié au traitement d’un organe malade à celui de « projet de vie », ce qui n’est pas la même chose et qui doit s’apprendre.

Coordination des soins, travail en équipe médico-psycho-sociale, maintien à domicile, éducation thérapeutique, apprentissage du bien vieillir, amélioration des relations hôpital-ville, prévention des risques domestiques, éducation à la santé, voilà un beau programme qui n’intéressera certainement pas les ingénieurs et les techniciens de toutes les natures, concentrés qu’ils sont sur la maîtrise des technologies médicales d’aujourd’hui et de demain.

Ce retour à l’humanisation de la relation médicale proposée par le grand âge est une opportunité, tout autant que celle de la prise en charge des troubles psychosomatiques dont on sait qu’ils sont complexes, qu’ils nécessitent une écoute bienveillante et qu’ils concernent plus de la moitié des actes de consultation chez le médecin.

L’homme réhabilité par cette toute nouvelle relation médecin-malade à portée de main, redonnant de ce fait de la consistance et du sens au corps et à l’esprit des malades en demande soins spécifiques, peut venir sauver « in extremis » la médecine moribonde d’aujourd’hui dévoyée qu’elle est par une emprise technologique toujours plus envahissante et qui ne cessera pas de l’être.

Demain sera trop tard…

Nous n’avons pas beaucoup changé depuis nos ancêtres des cavernes. La médecine a encore beaucoup à faire pour nous aider à vivre : son histoire, vue comme cela, est loin d’être achevée, vient nous rassurer JC Sournia (2). Pour lui, nos certitudes scientifiques nous font parfois oublier que nous sommes plongés dans un univers vivant, aucune découverte spectaculaire ne nous délivrera de notre angoisse.

[1] Robert Silverberg. « Ceux qui guérissent » d’Hippocrate à nos jours. Editions Nouveaux Horizons.

[2] Jean-Charles SOURNIA « L’histoire de la médecine » La découverte/Poche, Sciences humaines et sociales.

[3] Skrabanek P, « Demarcation of the absurd » Lancet 1986, i , 960-961

[4] Dr Christophe de Jaeger « Longue vie ». Editions Télémaque

[5] Blau J.N « Clinician and placebo » Lancet 1985, i , 344.

[6] Peter Skrabaner, James Mc. Cormick « Idées folles, idées fausses en médecine » Editions Odile Jacob Médecine.

[7] Laurent Alexandre « La mort de la mort » Comment la Techno médecine va bouleverser l’humanité. Editions JC Lattès.

[8] Hervé Hamon « Nos médecins » Editions du Seuil.

[9] Guy Vallancien « La médecine sans médecins » Editions Galimard

[10] Philippe P Mayer, « L’irresponsabilité médicale » Editions Grasset

[11] JL Funck Brentano « Le grand chambardement de la médecine » Editions O.Jacob

[12] Pr B.Glorion « La confiance et le devoir d’humanité » in Bulletin OM février 1993

[13] M.Carrère d’Encausse et N. Evrant « La médecine de demain » F.Bourin

[14] M.Proust. « A la recherche du temps perdu » t,III, p.234

[15] Dr Isabelle Moley-Massol, « Le malade, la maladie, et les proches » Editions l’Archipel

[16] B.Honoré « La santé en projet » Interéditions

Continuer la lecture avec l'article suivant du numéro

Prologue du livre de l. Betea « Le vampire rouge »

Andrei Ando

Lire la suite

Du même auteur

Tous les articles
N°36 / 2020

La révolution sanitaire et médico-sociale actuellement à l’œuvre en France

Lire la suite
N°34 / 2019

La présence au cœur du soin

Lire la suite
N°33 / 2018

De « l’absence » à « la présence » au soin : un levier de grande efficacité à savoir retrouver

Lire la suite