Compte tenu de la longue histoire de la famille politique d’extrême-droite comme acteur de la violence politique, nous nous intéresserons ici au rapport existant entre l’un et l’autre. Il s’agit d’une part, de déterminer l’implication de l’extrême-droite dans les actes racistes et antisémites mais plus largement, dans toutes les actions violentes, qu’elles ait donné lieu ou non à des interventions policières ou à des poursuites judiciaires. En particulier, il importe de tester l’hypothèse selon laquelle la violence d’extrême-droite viserait désormais beaucoup moins les personnes, biens et symboles de la communauté juive et prendrait très majoritairement pour cibles des personnes, biens et symboles associés à la présence en France de la religion musulmane, en particulier depuis le 11 septembre 2001.
1962-1985
L’époque qui s’étend de la fin de la guerre d’Algérie et du démantèlement de l’Organisation Armée Secrète (OAS) à l’émergence électorale du Front national peut, pour ce qui concerne la violence imputable à l’extrême-droite, être divisée en deux périodes. La première, qui fait suite à l’échec de la lutte armée en Algérie et du terrorisme en métropole, voit des groupes activistes composés majoritairement d’étudiants s’opposer physiquement aux « ennemis » communistes et gauchistes, dans des heurts qui ont le plus souvent pour théâtre la rue ou les facultés et qui sont en bonne partie codifiés. Au terme d’une sorte de spirale activiste, les groupes Occident et Ordre Nouveau sont dissous par le gouvernement en 1968 et 1973 respectivement. Toute l’extrême-droite ne s’engage pas dans la voie activiste : c’est même pour rompre avec elle que Dominique Venner publie en 1962 Pour une critique positive, qui établit les bases de l’action métapolitique de ce qui deviendra en 1968, la Nouvelle Droite.
En octobre 1972 est fondé le Front national qui, jusqu’en1983, ne représente que moins de 1 % de l’électorat. Il devient vite une « organisation-parapluie » dont nombre de militants possèdent la double appartenance avec un des multiples groupuscules existant au sein de la mouvance nationaliste. À partir de décembre 1973 et jusqu’en août 1983 surviennent une quinzaine d’actes violents dirigés contre une cible spécifique : les immigrés algériens et les symboles de la présence algérienne en France. Ils sont d’une portée grave (5 morts au total) et sont revendiqués par un « groupe Charles Martel » dont la nature exacte n’a jamais été élucidée. L’éventualité d’un lien entre la naissance du FN et cette flambée de violence anti-arabe doit être appréciée en fonction de deux faits. D’une part à l’instigation de François Duprat c’est Ordre nouveau, composante du FN, qui a lancé lors d’un meeting le 21 juin 1973, le thème « Halte à l’immigration sauvage ». D’autre part dès la campagne pour les élections municipales de 1977 le FN, toujours à l’initiative de Duprat, utilise le slogan « Un million de chômeurs, c’est un million d’immigrés de trop ! La France et les Français d’abord ! ». Ce climat de violence raciste survient au moment où à partir de mai 1974, le gouvernement français met en place une politique restrictive des flux migratoires. Tous ces facteurs contribuent à faire émerger le thème de la « fracture ethnique » et à partir du début des années 1980, du passage à la violence dans le contexte d’une guerre civile entre français « de souche » et immigrés musulmans.
Durant la même période, le nombre des actes antisémites et leur gravité augmentent, culminant avec un attentat à la bombe contre le restaurant universitaire du foyer israélite de la rue Médicis (27 mars 1979) ; le 3 octobre 1980 avec celui contre la synagogue de la rue Copernic puis le 9 août 1982 contre le restaurant Goldenberg. Bien que la responsabilité des néo-nazis en tant que commanditaires de ces actions soit inexistante (sauf sans doute dans le cas Médicis), se construit alors le mythe d’une résurgence néonazie qui s’incarne dans la Fédération d’action nationale et européenne (FANE). La quasi-totalité des attentats d’extrême droite sont l’œuvre d’ex-G.N.R. (Groupes Nationalistes Révolutionnaires de base) de François Duprat mais en dépit de cela, il apparaît évident que la violence néonazie, si elle franchit à cette époque un palier en termes de radicalité rhétorique, reste limitée en termes de passage à l’acte, principalement parce qu’il n’existe aucune tradition française d’un néonazisme structuré, ayant l’expérience du combat armé et qui ne soit pas parodique.
Le Front national et les violences d’extrême-droite
Quelles ont été les conséquences de la réussite électorale du FN sur le passage de l’extrême-droite à la violence entre 1983-84 et le début des années 2000 ? Elles sont difficiles à déterminer car la France ne s’est dotée d’un instrument de mesure de la violence xénophobe, raciste et antisémite qu’avec la loi du 13 juillet 1990 confiant à la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) la tâche de présenter un rapport annuel sur ces questions. La part de l’extrême-droite dans ces violences y est étudiée, pour autant que l’enquête sur les faits ait permis de déterminer l’orientation politique des auteurs et avec cette réserve que nombre de violences perpétrées par des militants d’extrême-droite sont jugées par les tribunaux comme des crimes et délits de droit commun, pour lesquels n’est pas retenue la motivation idéologique.
Il faut maintenant évaluer les conséquences de la percée électorale du FN sur le passage de l’extrême-droite à la violence entre 1983-84 et le tournant que constitue l’année 2000, avec cet obstacle méthodologique de l’absence de statistiques fiables pour la période 1983-1991. D’un côté le FN canalise les pulsions de violence et les détourne symboliquement vers le militantisme et le vote. Son inscription dans le cadre démocratique, rejetée par une minorité, génère des micro-partis qui sont des scissions radicales du FN (Parti nationaliste français 1983 ; Parti nationaliste français et européen, PNFE, 1985).
De nouvelles formes de militantisme naissent, à commencer par l’apparition des skinheads néo-nazis en grande majorité rétifs à toute organisation partisane mais qui ont le plus souvent des liens épisodiques avec le FN, du type brève adhésion ou actions de service d’ordre. Le FN se trouve alors dans la situation complexe de devoir à la fois tolérer cet encombrant prolétariat militant tout en devant veiller à son image, les associations antifascistes ou antiracistes mobilisant sur l’idée que le FN est un parti violent, héritier des ligues des années 1930, voire du nazisme. La mort par noyade de Brahim Bouaram, poussé dans la Seine par un groupe de skinheads proches du PNFE et de l’œuvre française, en marge du défilé annuel du FN, provoquera le 1er mai 1995 une prise de distance définitive entre le DPS, le service de sécurité du FN, et les milieux skinheads : le DPS communiquera à la police les enregistrements vidéo de la manifestation frontiste, aidant décisivement à l’identification des coupables.
Pendant la décennie allant du milieu des années 1980 à celui des années 1990 et qui se clôt en fait avec la scission du FN en décembre 1998, de nombreux actes de violence sont imputables à l’extrême-droite. Curieusement sous-étudiée, c’est la mobilisation violente des militants royalistes et celle des commandos anti-avortement qui est la plus importante en termes de nombre de mobilisations. La mouvance néo-nazie commet par contre les actes les plus graves. Certains sont des actes de violence symbolique, comme la profanation d’une sépulture au cimetière juifs de Carpentras (mai 1990) commise par des proches du PNFE. D’autres sont des actes racistes imputables à la mouvance du PNFE, seule formation qui ait réussi à agréger plusieurs centaines de « skins de parti ».
Sur la période en question, la violence à caractère raciste n’est pas directement liée aux scores électoraux du FN. Elle marque un pic en 1990-91 en raison de l’actualité internationale (guerre du Golfe) et de ses résonances en termes d’opposition à la fois aux musulmans et aux juifs, Israël étant souvent décrit comme le véritable bénéficiaire du conflit. L’année 1991 est ainsi un pic de la violence et des menaces racistes et des actes antisémites commis par l’extrême-droite, essentiellement skinheads et PNFE. Deux enseignements importants doivent en outre être tirés de la période étudiée. D’une part, la violence raciste et antisémite imputable à l’extrême-droite, tout en diminuant après 1991, augmente en létalité pour atteindre un sommet en 1995. Entre 1987 et 1990 un nombre croissant de violence est dû à des skinheads : en 1988, la CNCDH leur impute 20 actions violentes sur 64 ; l’année suivante 16 sur 53. Il s’ensuivit fort logiquement une répression policière : 70 arrestations en 1987 ; 175 en 1988 ; 154 en 1989. À partir de ce moment, l’entrisme de l’extrême-droite dans le mouvement skinhead par les différents groupuscules radicaux va vite devenir contre-productif.
Les années 2000
Le tournant des années 2000 est important car s’il marque une augmentation des violences, il correspond également à une évolution de l’extrême-droite, due en grande partie à la tentative d’assassinat du président Chirac par Maxime Brunerie, le 14 juillet 2002. Cet acte d’un militant isolé cause en effet la dissolution du mouvement Unité radicale (UR), dont il était sympathisant, par décret du 8 août 2002. Les principaux militants d’UR fondent en avril 2003 le Bloc identitaire (BI), devenu un parti politique à vocation électorale en octobre 2009. Le BI lutte prioritairement contre la société multiculturelle, promeut une vision ethno-différentialiste et régionaliste de la société. Il définit comme adversaire principal l’Islam et sa présence sur le sol français. Cependant, la responsabilité des actes anti-musulmans, désormais focalisés sur les symboles de la présence de l’islam en tant que religion (mosquées, cimetières), ne lui est pas imputable. Ceux-ci sont l’œuvre soit d’une mouvance skinhead désormais organisée de manière beaucoup plus lâche, soit de personnes non affiliées à une mouvance particulière.
Il faut signaler, s’agissant du BI, que sa mutation était certes rendue nécessaire par la mesure de dissolution de 2002 mais qu’elle résulte également d’une réflexion de fond sur l’utilité de la violence politique. Au sein de ce parti, le goût des actions militantes de choc n’a pas disparu : celles-ci sont simplement non-violentes et conçues pour générer une visibilité médiatique maximale. La violence physique est canalisée, notamment par la création de clubs sportifs formant aux arts martiaux adaptés au combat de rue. Cet intérêt pour les sports de combat n’est pas uniquement offensif : il est aussi défensif. En effet, il faut prendre en compte le fait que les militants d’extrême droite ne sont pas toujours les auteurs des violences, ils en sont aussi parfois les victimes.
Si les violences provenant de l’extrême-droite restent marginales, la persistance d’une violence provenant de cette famille politique est une réalité. Les auteurs de ces actes ou menaces n’ont souvent aucun lien avec le FN ou d’autres groupes plus radicaux. Ils appartiennent plutôt à une jeunesse principalement ouvrière, à la pensée identitaire diffuse, dirigée contre un islam dont la stigmatisation n’est plus l’entreprise de la seule extrême-droite. Sur la longue période, l’apparition et l’essor du Front national a certainement évité un basculement d’une partie de l’extrême-droite française vers la stratégie de la tension et le terrorisme. L’apparition et le développement de ces groupes radicaux sont eux-mêmes une conséquence de la recherche perpétuelle de crédibilité du FN, à la fois contempteur du « système » et de fait inséré dans celui-ci, verbalement radical mais obligé d’inscrire son action et son discours dans le cadres des lois en vigueur.