Ce livre de Georges Zimra, psychanalyste, justifie bien son titre. Il montre, en effet, que lorsque le symptôme est soutenu à l’infini, il outrepasse tellement les normes et les règles de la vie sociale qu’il parvient à ce que soit questionné ce qui semble une évidence commune et partagée. Georges Zimra choisit de rassembler autour de cinq personnalités marquantes pour leur époque quelques autres qui viennent étayer la figure centrale dans un dialogue. Il introduit ainsi dans le chapitre concernant Madame Guyon, Bossuet et Fénelon pour le siècle de Louis XIV, puis pour l’époque Révolutionnaire Sade et Robespierre, pour l’éthique de l’excès Georges Bataille et Gilles de Rais, pour la passion sans limite Simone Weil avec sa sœur et pour interroger la passion masochiste Kierkegaard dans le regard de Freud et de Lacan.
Il est frappant de remarquer que toutes ces figures qui exaltent la passion portent en elles un déni de la mort. Leur mélancolie commune créatrice les situe par delà la mort. A travers Madame Guyon et la question de l’amour pur, viennent les enjeux portés par l’opposition entre les Jansénistes et Bossuet. Le psychanalyste doit en effet s’interroger sur la nature de l’amour quand la personne s’interdit toute matérialité, dans une apologie mystique du rien. Georges Zimra écrit que « Les mystiques ont poussé l’audace à penser l’impossible, régénérer la langue pour renouveler la foi. » Cette affirmation de principe aurait pu être une voie de travail, comme Sainte-Beuve l’avait amorcé, en reprenant l’invention des jansénistes qui se qualifiaient de Porte-Christ après avoir reçu la communion. En soutenant cette dimension intime et personnelle contre le pouvoir royal, Mère Angélique Arnauld s’était opposée aux cortèges de communiants faisant de l’acte intime et subjectif du jour de Pâques une exhibition militante.
Georges Zimra étend la mélancolie du rien. Celui qui en porte l’excès est au-delà des limites de la sociabilité. Sade, dans la continuité logique de l’aristocrate qu’il est, se voulait un individualiste dont l’absolutisme est encore plus flagrant quand la Révolution inscrit partout égalité et fraternité… La même démarche d’imposer à l’autre sa vision de l’altérité se retrouve chez Kierkegaard. Sa fiancée n’est que la chose qui lui permet de déployer l’excès de sa névrose de possession et de maitrise.
Bien que Simone Weil se porte totalement vers les autres par l’action syndicale, l’auteur montre bien que l’excès d’abnégation détruit son action même. Ce n’est pas le sacrifice de sa vie qui en aurait fait une martyr mais l’excès de la souffrance offerte qui en donnant une dimension mystique à ses actes la met en retrait de ceux-là mêmes qu’elle se propose de défendre. A contrario, son sacrifice montre que la classe ouvrière a besoin de héros à qui s’identifier et non pas de martyrs au nom de la prouesse d’un vivre de rien.
Qu’est ce qui excède la mort ? Les nazis avaient pleinement conscience qu’ils effaçaient l’humain quand ils voulaient que le meurtre de masse, le génocide, laisse une page blanche sur laquelle rien ne serait écrit. Georges Zimra développant le fantasme sadien du chaos absolu peut écrire : « La question donc que soulève la deuxième mort est celle de l’effacement de la trace, tuer l’œuvre même de la mort, pour que rien n’atteste de ce qui fut. » Cet au delà de la mort, limite absolue de ce qui se voudrait sans limite est un fil qui parcourt le livre de Georges Zimra. Madame Guyon dans son exigence d’amour aimerait un Dieu, sans créatures, sans création, ce que Bossuet entendait comme l’essence d’un athéisme radical. « Aimer encore un Dieu qui n’existerait pas » écrit Georges Zimra à propos de Madame Guyon. (p. 99)
Cet au delà de la mort, il le retrouve dans Roméo et Juliette où Shakespeare fait dire à Juliette : « Renie ton père, abdique ton nom ; ou, si tu ne veux pas, jure de m’aimer je ne serai plus une Capulet ». L’effacement du symbolique excède la mort. Georges Zimra voit ce fantasme de l’effacement dans le pacte masochiste que Kierkegaard propose à sa fiancée. Mais cet effacement n’est qu’un simulacre. L’effacement du symbolique est impossible pour un sujet. Kierkegaard met tout son effort à tenter d’effacer son père pour valoriser sa mère « vierge méprisée ».
Georges Zimra note (p. 173) avec beaucoup de pertinence que dans sa fuite de l’amour réel à deux, Kierkegaard fait un déplacement mystique et mystifiant qu’il qualifie de simulacre : « Les ressorts mystiques de l’amour de l’Un sont transférés de Dieu à la femme, on y retrouve les oppositions, les renversements, les paradoxes : elle est tout, il n’est rien ». C’est un simulacre de l’au delà de la mort. Cet excès n’est qu’un simulacre pour lequel l’auteur écrit avec une grande justesse : « C’est cette mascarade de l’effacement, de l’anéantissement qui est le propre du scénario masochiste. »
Les pages que Georges Zimra consacre à Kierkegaard sont les plus belles de son livre. Elles sont soutenues par une expérience clinique qui les rend vivantes et d’une très belle écriture. J’ai nettement pris plaisir à les lire et à les relire.
L’excès qu’il traque sous toutes ses modalités, sociales ou individuelles, est comme sous-tendu par la référence à l’expérience mystique, à la fois comble de la jouissance et questionnement sur la présence de Dieu. Cet excès mis en acte dans le corps du mystique, Georges Zimra le différencie de l’expérience intérieure de Georges Bataille dont il fait une expérience mystique sans Dieu. « Dans l’expérience intérieure, seuls comptent les instants épars, la discontinuité temporelle, l’éclatement de l’être en une multitude de possibles, une pluralité d’événements, une dissémination des expériences, sans délai, immanentes. » (p.117).
L’autre appel à la limite se retrouve dans la fonction du corps comme limite de la construction d’un espace de sociabilité. L’excès de la jouissance efface, annule, annihile ce qui appartient à l’autre, aux autres. Quel équilibre construire entre la jouissance individuelle et l’espace de la vie collective ? Le livre de Georges Zimra se construit avec l’axe d’une question vers la contradiction du capitalisme qui tend à niveler la jouissance de chaque consommateur alors qu’il vante l’hédonisme individuel. Il y a dans la démarche de l’auteur une question récurrente sur la nature du lien qui noue les humains entre eux. Avec une critique appuyée de l’économisme de Adam Smith dans le second chapitre, il y revient à propos de La part maudite de George Bataille pour critiquer le concept de société auto organisée de Friedrich Hayek et ouvre ainsi une question essentielle pour le psychanalyste. La loi sociale impose la norme pour répondre à la pression au désordre, comme l’avait déjà vu Freud, en raison de l’hétérogène de la jouissance pour chaque sujet et de son expression dans la pulsion de destruction. Il y a là un autre excès.
Le livre de Georges Zimra est très riche car il va rechercher dans les vies extrêmes les concepts que la psychanalyse cerne sur le plan de la clinique individuelle ou de la folie. Il conclut en écrivant : « N’est-ce pas par lui (l’excès) que nous faisons l’expérience d’être d’un monde qui dépasse le monde sans pour autant être d’un autre monde ? »