En 1981 j’ai été accueilli à la Faculté de droit d’Abidjan par son jeune et nouveau Doyen, Francis Wodié, le premier Ivoirien à occuper ce poste, 20 ans après l’indépendance. Nous nous sommes toujours bien entendus et respectés. Peut-être même m’autorisera-t-il à dire ici que nous avons entretenu, au fil des années, une forme d’amitié, moi, fils des hauts plateaux glacés et ventés de l’immémorial Massif Central, ce donjon européen, lui, l’homme des lagunes africaines, rigoureux et peu expansif. Pendant quatre ans d’une expérience qui m’aura profondément marqué, j’ai travaillé avec le Doyen Wodié, au milieu de difficultés qui, considérées a posteriori, étaient des signes avant-coureurs des drames qu’allait connaître la Côte d’Ivoire près de trente ans plus tard. Certains de mes collègues en sont morts, ou leur vie a basculé.
Bien qu’ayant enseigné le droit privé1 et formé, sans doute, dans cette matière, de nombreux collègues ou confrères parmi les lecteurs de ces lignes, je tenterai l’effort d’offrir à Francis Wodié un travail plus proche de ses centres d’intérêts habituels : les fondements légitimes et constitutionnels les plus profonds de l’Etat. La Côte d’Ivoire est un jeune état : mais est-elle devenue un Etat-nation, une nation, alors que la question se pose encore, après des siècles, pour des états aussi anciens, par exemple, que l’Espagne et le Royaume-Uni ?
Or les juristes, malheureusement, n’ont pas approfondi le concept récent et complexe de nation, apparu seulement à la fin du XVIIIe siècle. Ni d’ailleurs les sociologues. Pourtant la question est posée même si elle demeure rentrée, étouffée sous les échafaudages des organisations régionales, et de l’OMC… Comment évolue le monde de ce point de vue ?
En 1910, il y a un siècle, la planète Terre ne comptait guère plus d’un milliard d’habitants. En 2011, elle en dénombrait sept... C’est dire qu’aujourd’hui notre monde compte plus d’habitants que le total cumulé des générations des quarante derniers siècles ! Et on en annoncerait plus de 15 milliards pour la fin de ce siècle. Car, depuis 150 ans, la croissance démographique est désormais géométrique. Sera-ce possible ? Est-ce souhaitable ? Comment organiser une telle Humanité ?
Au XXe siècle, il y eut six génocides, et le XXIe siècle est confronté à des phénomènes sans précédent de misère, de migrations de masse, d’épuisement des ressources naturelles (eau, air, mer, terre, sous-sol, forêt), de pollution, de gigantisme urbain, de réchauffement climatique…Et tous ces phénomènes sont directement liés à cette surpopulation. L’Homme sait marcher sur la Lune, mais il ne peut pas s’avancer sans crainte dans les « quartiers sensibles ». L’Humain sait disséquer le génome, scinder l’atome, mais il ne sait pas rassembler les êtres...
L’organisation politique de l’espace habitable, ainsi divisé par sept en un siècle, est devenue le seul problème qui vaille ; et le seul dont on ne s’occupe pas vraiment.
La question des nations est au cœur de ce problème. Faut-il les abaisser devant les organismes supranationaux ? Faut-il les dépasser, comme le proposent Derrida et Morin ? Ou faut-il les protéger, en faire le cadre de nos échanges mondiaux, un « concert de nations » égales ?
Or, l’idée de nation suscite des sentiments, souvent violents, dans en sens comme dans l’autre : entre haines et passions amoureuses.
Simone Weil (la philosophe, avant sa conversion) et les pacifistes européens de l’entre-deux-guerres, ne voyaient dans la nation – avant de changer d’opinion, paradoxalement, lors du déchaînement des violences guerrières – que « cadavres et dévastations ». Quant au débat franco-français dit « sur l’identité nationale », certainement un peu téléguidé pour des raisons de tactique politicienne, au cours de l’année 2010, il a suscité des cris d’aversion à peine croyables et des amalgames étonnants de la part de quelques intellectuels.
Pourtant, les génocides, summum de la haine, ont eu des motivations autres que nationales :
L’ethnie (génocides des Juifs, des Tziganes et des Tutsis) ;
La classe sociale (notamment génocides cambodgien et ukrainien) ;
La conquête coloniale (génocide, en particulier, des Amérindiens) ;
La religion (génocide arménien ; sans oublier des guerres européennes proches d’un génocide religieux : Occitanie, Écosse, Irlande, Vendée,...).
En revanche, il n’est pas possible de nier que le détournement de l’idée de nation a été utilisé, notamment au cours de la deuxième Guerre mondiale, pour susciter la haine et servir de prétexte à des guerres d’agression et des crimes monstrueux. La théorie politique allemande du pangermanisme, et surtout celle bien tristement connue de « l’espace vital » (ce lebensraum racial, exacerbé par les nazis), trouve aussi un parallèle dans les théories pan touraniennes des Turcs, du Grand Turc à l’AKP. Et même dans la doctrine islamique du droit international (car l’Islam se dit nation) : l’immigration de masse en terre non-islamique fait, de cesterritoires, temporairement non pas un dar al harb (pays de la guerre)2, par opposition au dar al islam (pays de la paix), mais un dar al sulh ou aussi dar al ahd (pays de trêve ; la France en ferait partie, selon la majorité des 50 % de traditionalistes et, a fortiori, pour la petite minorité de salafistes). Et l’Afrique de l’Ouest, le Nigeria, maintenant le Centrafrique, sont confrontés à des bandes d’assassins qui ont pris Dieu en otage. Puis, toujours selon Al Mâwardi3, le dar al sulh devient insensiblement un pays occupé sans combat, parfois dénommé aussi pays de prédication (dar ad-da’wa, ce qui justifie de s’y déplacer) susceptible de se voir, à terme, imposer la charia par un argument suprématiste, non pas racial mais religieux.
Le socialisme envahissant de l’ex Union soviétique, se disait officiellement, lui, internationaliste, pour porter le fer et le feu dans le monde entier au secours des « peuples opprimés », au nom de la solidarité des classes populaires ; quelque part le socialisme se veut, lui aussi, nation, hors sol.
La IIIe République française de Jules Ferry justifiait, elle, la colonisation par la volonté de diffuser la civilisation européenne et le progrès aux peuples d’Afrique et d’Asie ; souvent au canon... La première république se sentait déjà missionnée pour aller porter ses valeurs, les lumières et la révolution à tous les Peuples d’Europe. Mais il est vrai qu’elle eut aussi à se défendre pour se survivre, et qu’elle ne niait pas pour autant les nations.
Quant au bimillénaire expansionnisme Han, il relève tout à la fois d’un suprématisme ethno culturel et de la pression constante d’une inflation démographique due à des structures familiales natalistes, jusqu’à Mao qui osa briser cette culture nataliste. Mais l’esprit de « diasporation », lui, n’a pas disparu et il demeure encore encouragé par les autorités chinoises.
Dans presque tous les cas précédents il s’agit de tenter de légitimer l’illégitime (le suprématisme) en le drapant de mots plus encore que de théories. C’est une vieille propension de l’être humain que de prétendre changer le réel par l’injonction des mots, ou de changer les mots pour masquer le réel. Il oscille ainsi trop souvent entre magie et déni psychiatrique.
Pourtant, il est possible d’aimer sa nation, de s’intéresser aux autres nations, sans haïr les peuples différents, ni vouloir les détruire, les dominer, les submerger ou les spolier. De plus le sentiment national véritable devrait transcender les clivages politiques internes et réfréner les appétits de pouvoir, ce qui est difficile à concevoir, et à pratiquer, notamment dans les jeunes états africains.
Dès lors, que doit faire le Droit du sentiment national ? Ce sentiment doit-il, peut-il, avoir une influence normative ? On ne répondra à ces questions qu’en approfondissant, tout d’abord, les concepts, car ils sont assez mal définis, de sentiment, nation, sentiment national (I). Il sera alors possible de se pencher sur la réponse : sentiment national, droit, droits de l’homme(II).
Sentiment, nation, sentiment national
Le sentiment est essentiel car c’est ce que ressent l’être humain, le fait aimer ou haïr, souffrir ou jouir. Toute l’humaine existence passe par les sentiments. Et les sentiments ont bien, la plupart du temps, un écho juridique, soit pour les protéger (par exemple l’amour, conjugal, parental, filial...), soit pour les endiguer (la haine, la diffamation, la violence, l’appel au meurtre, la concupiscence). Car le sentiment, cette palpitation non physique du cœur, est ce qu’il y a de plus humain dans l’Humain. Ou de plus inhumain.
À propos du sentiment...
On distinguera les catégories de sentiments selon leurs conséquences sur la personnalité et sur le groupe :
1- Les sentiments fugaces, simples, individuels, qui ont peu à voir avec notre sujet :
Plaisir et joie s’opposent à tristesse et chagrin. Quiétude, sérénité s’opposent à douleur, surprise, peur et colère. Ces sentiments, forts, courants etbrefs, ne sont pas structurateurs. Ce sont plutôt des émotions élémentaires, qui s’expriment souvent par des expressions et mimiques humaines universelles4, même s’ils sont susceptibles d’être provoqués ou exacerbés par la construction psychologique de l’être humain.
2- Mais les autres sentiments, ceux qui durent, construisent la personnalité (en bien ou en mal) :
Frustration, opposée à satisfaction (intellectuelle, sociale, affective, physique) ;
Passion, altruisme, pitié, dévouement, amour, admiration5 s’opposent à égoïsme, indifférence, mépris, haine.
Ces sentiments, plus durables, voire constants, se révèlent dans une relation d’altérité et peuvent être très structurateurs du comportement d’une personne. L’école lacanienne, axée sur la psychanalyse, a inhibé, en France du moins, les approches génétiques6 et psychologiques de la personnalité de l’individu, certes plus descriptives, mais plus pratiques aussi. Cette personnalité s’organise autour de cinq dimensions principales7 (extraversion, agréabilité, conscience, névrosisme, ouverture) chacune démultipliée en six sous dimensions et, désormais, ces trente facettes sont identifiables, avec une certaine précision, par des tests (par exemple NEO PI R et Alter Ego). Or ces dimensions, et leurs démultiplications, seront très largement influencées, inhibées ou excitées, par la culture nationale et/ou communautaire, notamment du fait de la place qu’elles consacrent à la liberté, à l’individualisme, et en raison du type de relations qui se créent au sein des structures familiales. Ces marqueurs psychologiques sont puissants et s’ils pourraient, en apparence, paraître masqués par la world culture uniforme (des tablettes aux sports en passant par les modes vestimentaires et musicales), il ne s’agit là que d’un vernis, vite fondu par les besoins profonds d’identité, les pressions du groupe, les racines, les valeurs de rattachement. Des évènements récents peuvent même démontrer que ce vernis envahissant est parfois le facteur déclenchant de réactions communautaristes virulentes. « Il existe [en effet], des mentalités qui peuvent caractériser la personnalité de certains groupes sociaux ».8
3- La dernière catégorie de sentiments, enfin, (cf. Adam Smith) ne peut naître que dans une relation sociale des plus complexes : Consensus, sentiment d’appartenance (familiale, régionale, sportive, religieuse, socioprofessionnelle, nationale), patriotisme et abnégation, auxquels s’opposent les sentiments de rejet, d’exclusion, d’anomie9 ou de repli communautaire.
Toute l’alchimie sociale, celle qui peut cimenter ou celle qui peut exploser, l’infime limite, le plus humainement et socialement important, le plus sensible, est là.
...De la nation...
Natio, en latin, c’est d’abord les gens nés dans une même population : les natifs (natives, en anglais), les « naturels ». La nation, même si elle est en question désormais, a toujours semblé être un cadre naturel, spontané, comme la famille : la nation est une famille de familles.
Mais c’est seulement après 1870, alors que Marx a fondé depuis 12 ans, avec le succès que l’on sait, sa première internationale, et que la France, pour la première fois depuis des siècles, est vaincue par la Prusse seule, qu’Ernest Renan pose une question, jamais posée auparavant, si ce n’est par Ferdinand Tönies (le grand sociologue allemand10) : « Qu’est- ce qu’une nation ? ». Et Jules Michelet réédite simultanément son ouvrage célèbre « Le peuple »11. La nation est, certes alors, devenue un concept politique à la fin du 18e siècle, mais sans qu’il ne lui ait jamais été donné une définition, fondée sur quelque une approfondie12.
Désormais, toutefois, la nation se lit en ses deux dimensions, intrinsèque et extrinsèque :
a - Intrinsèquement, ce sont six éléments qui fondent l’unité et l’identité nationale13 d’un groupe humain, dont l’ordre et l’importance peuvent varier selon les pays :
1 - La langue, même véhiculaire et survolant les langues vernaculaires, facteur d’unité, et vecteur de conceptualisation, d’échange, de mémoire collective, de transmission ;
2 - La religion et/ou un corps de croyances fondant une éthique collective, même s’il est clair que les cohabitations religieuses sont souvent difficiles au sein d’un même peuple
3 - L’histoire, la mémoire du cheminement collectif dans le temps, des épreuves, des gloires (et son impact sur les histoires familiales) ;
4 - Le territoire, ses paysages, miroir de l’histoire, de la religion, de la culture, des racines familiales, et ses nostalgies d’enfance ;
5 - La culture (littérature, architecture, musiques, habitudes et recettes culinaires, façon d’être au quotidien, vêtement, politesse, creuset de la convivialité, et donc de la sérénité sociale) ;
6 - Un consensus collectif sur ces cinq précédents éléments, et sur l’idée d’une communauté d’intérêts et de destin14.
Un tel consensus, qui cimente la nation, c’est le passage conscient, et même souvent voulu, de la Communauté (Gemeinschaft) naturelle, parfois simplement initiale, reçue ou plus ou moins subie, à la Société (Gesellschaft) choisie et consciemment organisée (v. F.Tönnies). Cette société peut atteindre la vaste dimension d’une société nationale.
Certes, l’identité d’une nation telle qu’on vient de la présenter n’est pas immuable : elle évolue, très lentement ; mais elle n’existe en tant que telle que si elle est « permanente et fondamentale », car c’est là la propriété de toute notion d’identité. Le terme même d’identité l’implique : on ne discerne les réalités qu’en en analysant les traits marquants, essentiels, majoritaires, permanents. Ce qui permet de les distinguer parmi d’autres réalités comparables.
b - L’identité nationale a aussi une dimension extrinsèque15. Chaque nation est capable de s’auto-identifier par rapport aux autres, et le « concert des nations » peut reconnaître, par un consensus extrinsèque, une (nouvelle) nation en tant que telle. En droit international public, on reconnaît, dit-on, un État, un gouvernement, à l’observation des éléments de l’amorce d’un État : un territoire, même occupé, une population, un début d’organisation politique…Des États-nations nouveaux apparaissent : Erythrée, Slovaquie, Slovénie, Soudan Sud… Les nations sont parfois contestées : Kossovo, Tchétchénie, Monténégro, Sahara ; ou elles peinent à conserver leur indépendance (Tibet) ou à l’obtenir (Kurdistan, Palestine, Azawad), comme ce fut le cas jadis de la Pologne.
Sans oublier la fameuse provocation, en 1967, au Canada, du Général de Gaulle, le grand décolonisateur : « Vive le Québec libre ».
...Et du sentiment national
Il n’était pas possible d’aborder une réflexion sur la complexité, la puissance, la légitimité du sentiment national sans avoir approfondi au préalable, comme nous venons de le faire, l’idée de nation. Et les passions violentes qui l’accompagnent parfois.
Le débat public lancé en 2010 par le gouvernement français sur « l’identité nationale » était sans doute animé d’arrière-pensées politiques. Méritait-il pour autant d’être conspué avec autant de haine : « Fasciste…raciste…imbécile…nauséabond… »,« destiné à stigmatiser les immigrés » ? Or, si la nation inspire un sentiment national fort, c’est parce que l’identité juridique de l’être humain, et le plus souvent l’essentiel de son identité psychosociologique intime, sont très fortement liées à la nation.
Au plan du droit civil, d’ailleurs, les attributs de la personnalité : nom, prénom, date et lieu de naissance, adresse, situation familiale, et bien entendu la nationalité, sont des éléments de l’identification, et donc de la différenciation, très imprégnés des substrats nationaux et reproduits sur la « carte nationale d’identité ».
L’identité, c’est l’essence : l’essence de la nation constitue en grande partie l’essence de l’individu, sa « personnalité de base », comme disent les anthropologues après les travaux des culturalistes (Abraham Kardiner16). La nation apporte donc aussi la part culturelle de l’essence et de l’identité individuelles.
Si l’essence de la nation est menacée, attaquée, la personne humaine se sent menacée, attaquée dans l’intimité de sa personnalité, de son être, de sa vie, son destin. S’en prendre à l’identité nationale, c’est s’en prendre à l’identité personnelle. Des menaces sur ces deux identités intimement liées peuvent provoquer la peur, la souffrance, l’anomie, le désintérêt, la fuite ou, au contraire, l’enthousiasme, comme celui des conventionnels français, ou de l’historien du « roman national », Jules Michelet : « Ma patrie, ma patrie seule peut sauver le monde » (Le Peuple, v. supra note 11). Ou encore l’émotion d’un Marc Bloch, le grand historien, héros de guerre puis résistant, issu d’une famille d’origine religieuse juive, alors qu’il pressentait qu’il allait être tué : « J’ai vécu, tout simplement, en bon Français »17.
Qui se hasarderait, dès lors, à commettre un déni de réalité (signe de grave maladie psychiatrique), en contestant l’existence du lien nation-identité-sentiment ?
On ajoutera que le sentiment national est conforté, outre ses réalités culturelles et affectives, par les nécessités politiques : se gérer ensemble, décider ensemble ; et par les nécessités socio-économiques : produire, consommer, partager, répartir, redistribuer. C’est l’origine d’une telle solidarité qu’avait ressentie Jean Jaurès : « À celui qui n’a plus rien la patrie est son seul bien ». « La Nation est le seul bien des pauvres ». Mais c’est aussi le seul bien des jeunes, des vieux et des malades, car seule la nation dispose d’un syste permanent de solidarité entre les différentes catégories de la société : jeunes/vieux, riches/pauvres, célibataires/familles, valides/malades, travailleurs/chômeurs... La Nation assume, par État interposé, les missions de protéger, défendre les droits, éduquer, soigner, organiser...
Le droit des peuples à se libérer, s’unifier, et celui de se gouverner par eux-mêmes, apparait dans l’Histoire des idées politiques au XVIIIe siècle : la Pologne, la Grèce, l’Italie, la Roumanie, l’Irlande, les Slaves, revendiquèrent ce que John Stuart Mill dénommait le « sentiment de nationalité »18. Il en inférait le droit souverain des êtres humains de chercher avec qui s’associer en Nation « pour unir tous les membres de la nationalité sous le même gouvernement (…), ceci revient à dire que la question du gouvernement devrait être décidée par les gouvernés ». Admirable formulation, si corrosive à l’époque des monarchies traditionnelles, et encore aujourd’hui, au niveau des diplomaties routinières et frileuses. Et si ardue pour l’Afrique.
Le droit, dès lors, ne pouvait ignorer un phénomène aussi vital, aussi profond, aussi sensible et complexe, et, disons-le, aussi dangereux par sa volatilité, que le sentiment national. Car c’est ce sentiment – profond, essentiel, faut-il le rappeler- qui rend perceptible la nation, la légitime. Et c’est la nation qui légitime le sentiment national, voire l’exige. On notera néanmoins qu’une des difficultés sensibles pour l’Afrique, que l’Europe a presque résolue, souvent par la guerre, il y a longtemps, c’est de stabiliser des assemblages de peuples, jadis distincts voire rivaux. La crise ivoirienne releva, en partie, d’une telle difficulté.
Ces liens intimes, intenses et si profonds, presque indéfectibles, entre l’identité de l’être et l’identité de son groupe national, cette construction affective qui, pour si inconsciente qu’elle puisse être au quotidien, relie l’âme de tout homme à celle de son peuple, ont fait l’objet, de Tönnies et Durkheim aux « neuroscientifiques » du XXIe siècle, de travaux de recherche de plus en plus fins et pénétrants. Un tournant scientifique, peut être décisif, a été pris après le traumatisme de la deuxième Guerre mondiale. Des chercheurs – dont certains avaient un lien familial fort avec la question juive – se sont penchés, avec intensité, sur les rapports entre la psychologie des personnes et leur appartenance sociologique : le mystère, parfois douloureux, jamais simple quoiqu’il puisse paraître ordinaire, de la construction du MOI. Le déracinement, l’acculturation, la « crise d’identité »19, notion tellement utilisée en psychopédagogie, voire la « résilience », toujours souhaitable, parfois possible, après les traumas affectifs de l’enfance, liés en l’occurrence aux sentiments que l’on a de son identité intime,20 posent, de façon frontale les questions de l’élaboration de la conscience, de la compréhension, de l’estime, de SOI. Et l’affect national, qui est un élément central de l’intime, peut aussi, s’il est défaillant, peut aussi, en négatif, comporter des stigmates, des éléments déconstructeurs. L’archétype national, sa codification sociologique, qualifie autant qu’il peut disqualifier sentimentalement en creusant des fossés au sein d’une population territorialisée, mais hétérogène (minorités religieuses, ethniques, sociales, physiologiques)21. On doit rechercher sans cesse, pour comprendre de tels phénomènes, la traçabilité de la psychoculture héritée.
Cette grande et nouvelle osmose entre sociologie et psychologie a bénéficié des travaux de Tajfel et Turner22 sur l’interrelation psychosociologique, qui ont fait évoluer l’approche de ces phénomènes profonds de sentiments d’appartenance (dont le sentiment national) ou d’exclusion, de l’imprécation politico-magique vers la réflexion scientifique. Si, comme l’avait déjà perçu Benda (v. note 15), la cohésion nationale suppose bien une double pulsion, de regroupement entre semblables et de distanciation des dissemblables, comment le Droit pourrait-il ignorer des flux affectifs aussi puissants sans tenter de les protéger, s’il y a lieu, ou de les maîtriser si nécessaire ? Dans les deux cas, en fait, pour empêcher l’apparition des sentiments de souffrance : des sujets traumatisés dans leur amour national ; ou des victimes de la haine nationaliste.
Sentiment national, droit, droits de l’homme
Le droit agit pour l’harmonie sociale, qui ne se concevrait pas sans lutte contre les sentiments individuels ou collectifs de frustration et même de souffrance. Ainsi le droit intervient-il soit pour protéger le sentiment national, notamment en le consacrant par un des différents Droits de l’homme, soit pour en restreindre ou endiguer les débordements.
Sentiment national et droits de l’homme
Cette protection de la nation, du lien à la nation, et donc du sentiment national, fait partie, s’intègre aux principes essentiels communs à l’humanité, principes qui ont été posés par des textes à vocation universelle, le plus souvent des textes internationaux.
Ainsi, rappellera-t-on, par ordre chronologique :
La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, en France (1789),
La Déclaration universelle des droits de l’homme, des Nations Unies (1948),
La Convention européenne des droits de l’homme, du Conseil de l’Europe, (1950),
Le Pacte international des Nations Unies sur les droits civils et politiques (1966),
La Convention internationale sur la discrimination raciale, des Nations Unies (1981),
La Charte des droits fondamentaux, Union européenne (2000).
On ne peut que regretter ce trop plein de textes, qui se veulent plus fondamentaux les uns que les autres, qui gêne la lisibilité et complique la compréhension et l’application. Pourquoi fallait-il distinguer : entre Déclarations (2), Conventions (2), Pacte (1), Charte (1) ? Ainsi, par exemple, comme on a pu l’observer23, si la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH) s’inspire de la Déclaration universelle des droits de l’homme, elle n’en reprend pas tous les aspects, et notamment ce qui concerne les nations. Ceci a induit une déformation du regard (borné de ce fait) des spécialistes de la question, car ni la CEDH ni la Charte des droits fondamentaux ne traitent directement de la nation, au contraire de la Déclaration universelle des droits de l’homme qui a une valeur emblématique et hiérarchique – sans grande portée pratique malheureusement –bien supérieures aux textes européens.
Pour alourdir le tout l’Afrique a adopté, elle aussi, ses propres textes, ce qui n’est nullement un gage de visibilité et d’efficacité. Pourquoi tant de textes différents, pour les Nations Unies, l’Europe, l’Afrique, l’Asie ? Y aurait-il plusieurs humanités ? C’est ainsi, en effet, que l’Union Africaine (anciennement OUA), a adopté, en 1981, sa Charte africaine des droits de l’homme et de peuples (CADHP). Or, de nombreuses constitutions (dont celle de la RCI du 23/07/2000) font référence aussi bien à la DUDH qu’à la CADHP ce qui pourrait soulever des questions d’interprétation lorsque, sur un même droit essentiel, les rédactions différent sensiblement…
Néanmoins, selon notre lecture patiente de ces phénomènes complexes, et de ces principes émulsifiés nous concluons qu’il faut distinguer : d’une part, le sentiment national et les droits de l’homme individuels, d’autre part, le sentiment national et les droits de l’homme collectifs.
Sentiment national et droits de l’homme individuels
Souffrir dans le principe de son rattachement national peut générer un conflit affectif complexe, profond, injuste, dangereux tant pour la personne que pour l’ensemble du groupe. Le droit tente de l’empêcher.
Le droit à une nation
Le droit pour tout être humain d’avoir une nation qui l’accueille en son sein, et lui confère des droits, est affirmé par la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948, plus précisément dans son article 15 qui rappelle que tout homme a droit à une nationalité, et qui prohibe les situations d’apatridie.
En effet, l’apatridie est une anomalie, une souffrance, non seulement au point de vue matériel et administratif, mais au plan affectif : qui suis-je –pensera l’apatride– si mon pays me rejette ? Qui vais-je devenir ?
Le droit à émigrer
Situation inverse de la précédente mais (moins) douloureuse, quoique le sentiment de frustration natio-culturelle puisse s’éveiller, s’intensifier et s’accumuler bien plus tard : je veux quitter mon pays pour une vie (rêvée) meilleure, ailleurs –croit le candidat migrant– qui sous estime la souffrance qui en résultera24.
C’est le Pacte des Nations Unies, dans ses articles 1 à 5, mais aussi la Déclaration universelle des droits de l’homme (article 13) qui proclament ce droit à émigrer. Mais le droit de quitter son pays et, d’ailleurs, celui d’y revenir, n’est nullement le droit d’immigrer qui, lui, n’existe pas et n’est proclamé par aucun texte fondamental alors qu’il est l’objet d’une récrimination constante et confuse de certains groupes de pression. Des discoureurs incompétents ou malhonnêtes semblent incapables d’effectuer les distinctions élémentaires entre : migrants, émigrants, émigrés, immigrants, immigrés, immigrés naturalisés issus de l’immigration…Or, entrer dans un pays en fraude, ou même s’y maintenir en fraude, non seulement est contraire aux droits des peuples, et n’est bien sûr pas validé par un hypothétique et inexistant droit à l’immigration (ou droits de l’immigré), mais constitue une infraction administrative, qui peut devenir une infraction pénale. Ce n’est pas, pour l’instant, le cas en France où, néanmoins, peut être puni d’une peine de prison de trois ans l’étranger qui a tenté de se soustraire à une mesure de reconduite à la frontière (article 27, Ordonnance du 2 novembre 1945, désormais, devenue, depuis l’Ordonnance du 24 novembre 2004, l’article L 624-1 du Code de l’entrée et du séjour des étrangers). La Côte d’Ivoire possède des règles analogues (article 263 Code pénal).
L’article 12.2 de la CADHP reconnaît, aussi, le « droit de quitter tout pays, y compris le sien, et d’y revenir… », mais prohibe les expulsions collectives (art.12.5).
Le droit d’asile
Complètement différente est la situation de l’étranger qui rentre sur le territoire national parce que sa vie, sa sécurité, sa santé, sa liberté, et ceux de sa famille, ses biens, sont menacés en raison de son appartenance sociologique, politique, ethnique ou religieuse. Le sentiment national du réfugié est violemment télescopé, voire anéanti pour toujours, par la peur, la souffrance, qu’il subissait dans sa nation d’origine en raison des situations politiques ou religieuses, voire de guerre civile, qui y prévalent.
Le droit d’asile, qui obéit à un régime tout à fait différent des règles de l’immigration, est garanti par la Déclaration universelle des droits de l’homme en son article 13, et il est réaffirmé tant par la Charte des droits fondamentaux que par la Convention européenne des droits de l’homme.
Et la CADHP (art. 12.3) réaffirme un tel droit.
Le droit à parler de sa nation, la liberté d’expression sur la vérité sociologique de la nation
Ce droit de l’homme n’est pas encore, à ce jour, totalement dégagé, mais il le sera sans doute un jour prochain.
Sous les régimes oppressifs, le seul fait de prononcer le nom d’une nationalité a pu être, et est encore parfois, passible de poursuites pénales. Des mots comme Erythrée ou Pologne25, voire Italie sous le joug autrichien, ont été longtemps proscrits et, aujourd’hui encore, certains régimes refusent que soient utilisés les termes de Palestine, Tibet, Sahara, Kurdistan, Azawad, ou Ouïgouristan. Cette chape de plomb ne concerne pas que les zones exotiques de la Planète, puisque, en France, au cours de l’année 2010, et quelles que soient les réserves que l’on puisse avoir sur les objectifs politiques du gouvernement, ou sur la façon dont la discussion a été conduite et organisée, le « débat sur l’identité nationale » a été considéré comme un sujet tabou, voire « nauséabond », « moisi »26 par toute une série de groupes politiques, philosophiques, de médias, d’intellectuels (et même des artistes ou des sportifs confondant compétence et notoriété)…
On est donc passé d’un extrême à l’autre, et la liberté d’expression souffre cruellement d’un empilage de dispositions supposées endiguer le politiquement incorrect jusqu’à conduire à un déni de vérité sociologique (le déni de réalité, nous l’avons dit, est un symptôme maladie mentale), comme dans l’affaire Zemmour27.
Sentiment national et droits de l’homme collectifs
La Déclaration européenne de 1950 fausse la perspective des droits de l’homme en ignorant que les nations bénéficient, elles aussi, de droits de l’homme collectifs, reconnus par des textes universels de force supérieure. D’ailleurs le non respect de ces droits collectifs entraine, le plus souvent, des atteintes aux droits de l’homme individuels (comme au Tibet, au Kurdistan, etc.). Et donc, bien évidemment, provoquent des souffrances individuelles. Le désespoir des Tibétains, des Karens, des Kurdes et des Darfouris hante nos écrans de télévision. Comme jadis l’enfant grec massacré par les Turcs inspira les poètes qui émurent nos arrières grand-mères européennes.…
Le droit à être reconnu comme nation
Le sentiment de frustration et de colère qui découle de la négation brutalisante d’un fait et d’un besoin nationaux, par un pouvoir colonial, une puissance occupante ou un dogmatisme politique, affecte collectivement des millions de personnes, qui mettant en commun ce stress, en feront un espoir, une lutte.
Le droit pour toute nation d’être reconnue en tant que tel fut exprimé, pour la première fois, dans la Déclaration d’indépendance et des droits américaine de 1776, et sera reformulé plus tard comme « le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes » (article 1er du Pacte des Nations Unies sur les droits civils et politiques). Le corollaire, intimement lié, est celui de la souveraineté (interne et externe) des Nations, solennellement proclamé par l’article 3 de la Déclaration française des droits de l’homme et du citoyen de 1789 par un formule si haute qu’il semble que plus personne ne la voie : « Le principe de toutesouveraineté réside essentiellement dans la Nation ». C’est qu’il serait inconcevable de diviser la souveraineté interne (choisir ses élus et ses lois) de la souveraineté internationale (l’indépendance). Pourtant c’est ce que l’échafaudage européen actuel prétend faire. Ce qui lui a valu –et lui vaut encore– les plus vives critiques, d’autant plus justifiées que le constat d’échec, politique, économique et social peut être fait par tous.
Quant à la CADHP de 1981 elle affirme que « tout peuple a un droit imprescriptible et inaliénable à l’autodétermination… » (art.20.1), que les « peuples colonisés et opprimés ont le droit de se libérer » (20.2) et même « droit à l’assistance des états parties dans leur lutte de libération… ». Evidemment si cela valut du temps de la décolonisation européenne cette affirmation est désormais invoquée à l’occasion de luttes d’indépendance intra-étatiques (Erythrée, Sahara, Soudan, Azawad…).
C’est le Droit international public qui définit les voies et les conditions diplomatiques de la reconnaissance d’un Etat nation par les autres Etats (en 2011 la Palestine a été admise à l’UNESCO ; en 2013 la question de son admission comme membre observateur à l’ONU a été officiellement posée).
Le droit de chaque nation à décider librement de sa culture
En effet l’être humain est avant tout culturel. Sa culture façonne son essence et donc sa sensibilité profonde. Les choix culturels d’un syste politique s’expriment par les règles légales, qui elles-mêmes sont osmotiques avec la sensibilité des nationaux.
Aussi n’est-il pas étonnant que le droit de chaque nation à décider de sa culture soit exprimé de façon précise par l’article 1er du Pacte des Nations Unies sur les droits civils et politiques : « [Les peuples] [...] assurent [...] librement leur développement social et culturel. »
La culture nationale – si intimement liée, on l’a vu (v. supra) à la culture personnelle – est donc tout à la fois la marque de l’existence d’une nation et l’objet de ses choix fondamentaux.
La CADHP (art.22) souligne aussi ce droit « au développement économique, social et culturel [des peuples] dans le strict respect de leur liberté et de leur identité… ». Ainsi donc, l’identité existerait pour les peuples africains, ce qui est bien naturel, mais pas pour les Français ! (v. supra).
Le droit pour la nation de sauvegarder ses droits, son essence
Ce droit est affirmé par l’article 4 du Pacte des Nations Unies pour les droits civils et politiques : « Dans le cas où un danger [...] menace l’existence de la Nation, [celle-ci peut] prendre [...] des mesures [de sauvegarde] dans le respect du droit des minorités ». De ce texte on infèrera, facilement, que la minorité, si elle doit être respectée, n’est que la minorité et l’exception, et donc que la règle est posée par la majorité historique et culturelle de la nation. On peut même effectuer un parallèle juste et fécond avec le principe de précaution : le principe de précaution sociologique28 : en cas d’incertitude sociologique sur l’intégration de l’assimilation de masses immigrantes, la Nation peut légitimement prendre des mesures de sauvegarde.
L’historien Fernand Braudel29 et le sociologue Edgar Morin30 figurent parmi les rares auteurs contemporains qui se sont intéressés aux liens qu’il pourrait y avoir entre l’identité collective et l’identité personnelle et aux hypothèses de la rupture ou de la fragilisation de ce lien. Ils se sont penchés, notamment, sur la détresse de l’immigré31.
Quant au grand ethnologue, Claude Lévi-Strauss, il nous avait alertés, au cours de la phase finale de son œuvre, sur le désastre humain et humanitaire qui accompagne la déstabilisation des sociétés autochtones, notamment en cas de submersion démographique (v. notre conclusion ci-après).
Sentiment national et protection juridique interne
Ici encore, le droit entend protéger les nationaux contre la souffrance, ou les non nationaux contre l’agression.
La protection contre les atteintes au sentiment national
Protection des symboles sentimentaux
Le sentiment national a des supports, des allégories, des symboles : le drapeau, l’hymne notamment, mais pas seulement : il y a aussi les lieux de mémoire, le Panthéon, le Mont Saint-Michel, le Mont-Valérien, en Afrique : Gorée, le Pont des martyrs, etc. Et on trouve l’équivalent dans toutes les nations du monde. Certains symboles ont valeur constitutionnelle : l’article 2 de la Constitution française institue l’emble national, qui est le drapeau tricolore, l’hymne national, qui est la Marseillaise, la devise de la République française : « Liberté, égalité, fraternité », son principe : « le gouvernement du peuple par le peuple et pour le peuple ».
C’est ainsi qu’en France, le code pénal sanctionne l’outrage aux représentants de la nation, qu’il s’agisse de la Nation autochtone (article 433-5) ou d’une Nation étrangère (loi de 1881, art. 37, concernant l’outrage à diplomates étrangers). Le code pénal punit aussi l’outrage au drapeau (art. 433-5-1). Il en va de même pour l’outrage à l’hymne national (code pénal, art. 433-5-1). La Côte d’Ivoire (article 243 Code pénal) possède des dispositions comparables.
On notera au passage que la devise du Mali (Un peuple, un but, une foi), elle, est contestée par les opposants, car elle ne traduirait pas la réalité ; faisant fi des minorités elle serait même un ferment de division nationale
Protection du sentiment de loyauté nationale
La loi pénale française (et le code militaire) sanctionne la désertion, la trahison, l’espionnage (art. 411-1 du code pénal). Il s’agit de crimes si graves qu’en temps de guerre le code et la pratique militaires permettaient d’abattre sur le champ le traître, l’espion, le déserteur. L’opinion a peu de mal, dans ce cas, à faire le lien entre l’atteinte ressentie au sentiment national, l’impression de rupture du sentiment d’attente de loyauté, l’intérêt national et la sécurité publique. Et la Côte d’Ivoire, de même, réprime non seulement l’espionnage et l’atteinte à la défense nationale (art.141 et 145 du Code pénal), mais encore (ce qui n’existe pas en France), les atteintes à l’économie nationale (art. 313 Code pénal).
La protection contre les dévoiements possibles du sentiment national
Le sentiment national est la conscience de son identité particulière, et l’amour ou l’estime de soi, de sa culture, de son groupe. Pas la haine de l’autre national, de l’autre culture, de l’autre groupe. Tout le droit cherche donc à pacifier la relation des sentiments nationaux, les uns à l’égard des autres, en sanctionnant aussi bien les atteintes au sentiment national des autochtones que les atteintes au sentiment national des étrangers. Ou, pire, des atteintes personnelles à ces étrangers eux-mêmes.
En effet, la haine de l’Autre peut conduire au « pogrom », assez fréquent en Europe centrale aux siècles derniers. Mais la chasse aux ressortissants de communautés allogènes est un phénomène que l’on retrouve encore sur certains continents : en Asie (question Ouïgoure ; aux Philippines ; au Vietnam ; en Chine), mais encore plus en Afrique où la dissémination et l’« émulsion » territoriale des nations conduisent trop fréquemment à des émeutes raciales (Maures, Peuls, Tamasheqs, Bamis, Darfouris...Et, en Afrique du Sud, de façon endémique).
C’est donc à juste titre que le code pénal français, mais sûrement avec un trop grand nombre d’incriminations complexes, réprime :
Les discriminations (art. 225-1, 4 ; 225-19 ; 225-18) ;
La haine raciale ou religieuse (art. 225-15-1) ;
Le génocide (art. 211-1, 212-1, 213-1) et la négation de génocide ;
La diffamation raciale et nationale (loi de 1881, art. 24, 32, 33, 48) ;
Et l’ordonnance du 2 novembre 1945, adoptée au lendemain de l’armistice mettant fin au cataclysme européen, préserve le demandeur d’asile contre d’éventuelles acrimonies affectives.
La Côte d’Ivoire, elle, réprime (la peine de mort ayant été abrogée en 2000) : le génocide (art.137 Code pénal), les crimes contre les populations civiles (art.138), les provocations à ces crimes (140), et la discrimination raciale ou religieuse (199).
CONCLUSION
Le développement, très récent, de disciplines telles que la psycho-sociologie, les neurosciences et la neuropsychologie, et plus particulièrement les neurosciences sociales32, permet de percer progressivement les mécanismes physiologiques, neurobiologiques et hormonaux qui sous-tendent les comportements sociaux et les relations interpersonnelles. On découvre, alors, que les réactions électrochimiques du cerveau ont, plus que souvent, un lien direct avec l’environnement sociologique, affectif et culturel de l’être humain. Cet environnement provoque des sentiments, conditionne l’émotivité ; car depuis Aristote nous savons que l’être humain est fondamentalement social (« Ho Anthropos phuseï politikon zoïon »)33. Mais est-il, pour autant, mondial ?
Relisons, pour en douter, les propos de celui qui fut longtemps considéré comme le plus grand anthropologue français, avant de déplaire à des détracteurs, de peu de talent ni de sincérité, qui auraient voulu lui imposer, contra scientiam, la dogmatique doxa du politiquement correct :
« La civilisation mondiale ne saurait être autre chose que la coalition à l’échelle mondiale de cultures préservant chacune son originalité [….].
« La tolérance réciproque suppose réalisées deux conditions que les sociétés contemporaines sont plus éloignées que jamais de connaître : d’une part, une égalité relative, de l’autre une distance physique suffisante […] ».
« Sans doute nous berçons nous du rêve que l’égalité et la fraternité régneront un jour entre les hommes sans que soit compromise leur diversité […].
« On ne peut, à la fois, se fondre dans la jouissance de l’autre, s’identifier à lui, et se maintenir différent […].
« Il ne faut pas se dissimuler que la notion de civilisation mondiale est fort pauvre, schématique et que son contenu intellectuel et affectif n’offre pas une grande densité […] « La civilisation mondiale ne saurait être autre chose que la coalition à l’échelle mondiale de quelques cultures préservant chacune son originalité34 ».
L’intuition canalisée et le bon sens réaliste l’avaient annoncé depuis longtemps. Mais nous sommes, désormais, parvenus en des temps où tout doit être démontré : même les vérités premières…
Nous espérons aussi, toutefois, avoir donné des arguments à tous ceux, en Afrique ou partout ailleurs dans le monde, qui rejettent les excès de la mondialisation qu’elles qu’en soient les formes, notamment la transgression inouïe des opinions démocratiques, des intérêts nationaux et des droits de l’homme.
1 Durant l’époque ivoirienne : le droit civil, commercial, processuel, international privé. A l’Université de Montpellier, comme co-fondateur du Centre du droit de la consommation et du Master Consommation et concurrence : les matières dites de « droit économique », aux confluents de l’économie, du droit privé et du droit public. V. par exemple : Calais-Auloy et Temple, Droit de la consommation, Précis Dalloz, 8e éd. 2010 (9e éd.en 2014) ; Temple et alii, Traité de droit alimentaire, Lavoisier, juillet 2013.Cf. aussi notre direction de thèses africaines comme celles de Honoré Gué Yékan et de Céline Sognon Coulibaly, en droit africain de la consommation (v. la contribution de cette dernière dans ce même Liber Amicorum).
2 Parmi les premières leçons ânonnées par les très jeunes enfants des écoles coraniques, il y a cette présentation d’un monde divisé en deux parties : celle de la soumission-paix (dar al islam/ salâam), et celle de la guerre (dar al harb).
3 Célèbre philosophe et juriste islamique de Bagdad (X/XIe siècle). A ce jour encore référence obligée en matière de géostratégie islamiste. Al Mawardi (Ali Ibn Muhamad ):The Ordinances of Government, Center for Muslim contribution to Civilization, Garnet pub., Reading-London, 1996. Al Mâwardi fixe à l’Imam 10 tâches dont la 6e est de « mener la lutte contre ceux qui s’obstinent et à ne pas se convertir à l’Islam ».
4 Paul Elkman, Basic emotions, in T. Dagleish and M. Powers, eds., 1999.
5 Adam Smith, Théorie des sentiments moraux, 1759 ; Marcel Mauss, Essai sur le don. 1re éd. 1923 ; 4e éd. PUF 1968.
6 La personnalité est en partie héritée : Aurélie Chopin et Diane Purper-Ouakil, Forger sa personnalité : Entre gênes et environnement, in L’Essentiel, Cerveau & Psycho, nov.2013-janv.2014, p. 40-45 et les références aux travaux de N. Amin (2013) et S. Yamagata (2006).
7 Les « big five » : L. Goldberg, The structure of phenotypic personality-traits, in American Psychologist, vol. 48, pp. 26-34,1993 ; cité in Martine Bouvard, Les cinq dimensions de la personnalité, in L’Essentiel, Cerveau & Psycho, nov.2013-janv.2014, p. 8-13.
8 Pascal de Sutter, Cultures et mentalités, in L’Essentiel, Cerveau & Psycho, nov.2013-janv.2014, p. 46-51, qui suggère (avec énormément de précautions) que « la question [de la difficulté du vivre ensemble] des grou-pes culturels mériterait que l’on y consacre des études scientifiques sérieuses et objectives » (p.51).Il serait temps en effet que les tabous politiques soient levés par la science psychosociologique.
9 Emile Durkheim, (De la division du travail social, 1893), fut le père, en France, de la sociologie (avec le Montpelliérain Auguste Comte) ; v. aussi Jean Duvignaud, Anomie et mutation sociale, Balandin éd., 1970.
10 Ferdinand Tönies, Gesellschaft und Gemeinschaft, 1re éd. 1884.
11 Jules Michelet, Le peuple, 1846, rééd. 1871, préf. Edgard Quinet.
12 Sauf les thèses de Duguit, suivant celle de Sieyès, et surtout la construction doctrinale de Raymond Carre De Malberg, qui changea d’ailleurs d’opinion à la fin de son œuvre ; cf. le travail remarquable de G. Bacot, Carré de Malberg et l’origine de la distinction entre souveraineté du peuple et souveraineté nationale, CNRS, 1985)
13 V. aussi Marcel Mauss, La Nation, (inachevé), 1920, qui, influencé sans doute par le droit international public, ajoute la stabilité, le gouvernement central démocratique et la souveraineté.
14 Ernest Renan, Qu’est-ce qu’une nation ? Discours à la Sorbonne,1882.
15 Julien Benda : « Toute formation de nation comporte deux mouvements : le semblable s’unit au semblable, puis se sépare du dissemblable... », in Discours à la nation européenne, 1933.
16 Abram Kardiner L'individu dans sa société : essai d'anthropologie psychanalytique, Gallimard, 1969 (Bibliothèque des Sciences Humaines).
17 Marc Bloch, L’étrange défaite, Gallimard, 1990 (mais écrit en 1940).
18 Cité in Grand Larousse du XIXe siècle : V° Nationalité ; les dernières découvertes scientifiques confirment l’intuition de Mill en démontrant le lien indissociable entre réalité sociologique, sentiment national, droit de l’homme, liberté politique, identité, bonheur.
19 Expression inventée par Erik Erikson, Enfance et société, 1950. L’auteur est un concentré de conflits de sentiments nationaux : juif danois, né en Allemagne, réfugié aux États-Unis. V. aussi Anne-Marie Thiesse, Faire les Français, Stock, 2010, p. 28 et s.
20 Boris Cyrulnik, Les nourritures affectives, Odile Jacob, 2000.
21 Erving Goffman, Stigmate. Les usages sociaux des handicaps (1963).
22 Henri Tajfel et John Turner, Social psychology of intergroup relations, Pacific Grove CA/ Brooks/ Cole, 1979, p. 33.
23 Jean-Paul Costa, (Président de la Cour de la CEDH), Allocution, Publication Université de Montpellier, Sept 2010.
24 Omar Ba, N’émigrez pas ! L’Europe est un mythe, éd. JCG, 2010
25 On rappellera le cri célèbre du député Charles Floquet, provoquant un incident diplomatique avec le Tsar Alexandre II, en visite à Paris, en 1867 : « Vive la Pologne Monsieur ! ». Et l’œuvre de Chopin est aussi un cri polonais ; mais quel cri sublime…
26 C’est une façon qui serait puérile, si elle n’était inquiétante, que de remplacer l’analyse et le débat d’idées par l’invective et l’intimidation personnelles
27 Le journaliste Eric Zemmour a été condamné par le tribunal correctionnel pour avoir cité des statistiques qui relevaient que la population carcérale était composée en grande partie d’immigrés, « notamment arabes et noirs », Tribunal correctionnel de Paris, 18 février 2011.
28 Henri Temple, Théorie générale de la nation, L’architecture du monde, L’Harmattan, févr. 2014, p. 66 et 73.
29 Fernand Braudel, L’identité de la France, Flammarion, 1990, t. 1, p. 202 à 223.
30 Edgar Morin, Le paradigme perdu, Seuil, 1973, rééd. 1979.
31 V. aussi : Abdelmalek Sayad, La double absence, Seuil, 1999, v. not. la préface de Pierre Bourdieu.
32 Selon l’expression de deux psychologues biologistes, John T.Cacioppo, de l’Université de Chicago et de Gary Berntson, Université de l’Ohio, Social Psychological Contributions to the Decade of the Brain, Doctrine of Multilevel Analysis, American Psychologist Review, August 1992, 47, 1019-1028 ; J.T. Cacioppo & J. Decety, Challenges and opportunities in social neuro-sciences, Annals of New-York Academy of Sciences (2010). Perry, Hubel et Wiesel, eux, se sont partagés, en 1981, le Prix Nobel de médecine pour leurs « découvertes concernant la répartition fonctionnelle des hémisphères cérébraux ».
33 « L’Homme est par nature un animal social », Aristote, La Politique. I, 23,1253 a.
34 Claude Levi-Strauss, extrait de Races et histoire, 1952 ; et Races et culture, 1971, édition UNESCO. V. aussi Claude Levi-Strauss, membre de l’Académie française, Discours à la cérémonie du 60e anniversaire de l’adoption de l’acte constitutif de l’UNESCO, 16 novembre 2005.