N°32 / numéro 32 - Janvier 2018

La subjectivation au pluriel. Croyance religieuse, désidentification et organisation politique dans le mouvement des droits civiques

Anders Fjeld

Résumé

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Introduction

La subjectivation apparaît comme concept dans la philosophie politique pendant la deuxième moitié du 20ème siècle, notamment chez Gilles Deleuze, Michel Foucault et Jacques Rancière. Approfondissant le rejet du sujet des Lumières opéré par Karl Marx, Friedrich Nietzsche et Sigmund Freud – rejet du Je pense de Kant et son sujet autonome, législateur de soi et dont les principes de connaissance du monde lui sont immanentes –, le sujet se voit chez ces penseurs absorbé dans le champ social, pris dans les réseaux du pouvoir, où le plus intime est déjà politique, historiquement situé, traversé par le social1. S’inaugure une conception de la subjectivité comme négociation constante avec le monde et comme construction processuelle. La subjectivation comme notion exige ainsi une attention accrue aux expériences complexes et ambigües qui caractérisent les situations sociales, et pousse plus généralement à appréhender le champ social comme fragmenté, métamorphique et ouvert à l’histoire. Cette notion aspire aussi, du moins chez Deleuze et Rancière, à prendre le relève de la tradition marxiste, « penser avec et contre » Marx2, étant donné que penser la politique présuppose l’indissociabilité de trois éléments : une forme de conflictualité, une théorie du sujet politique et une pensée de l’émancipation. C’est ce qui est en jeu dans la philosophie de la subjectivation politique de Rancière, développée notamment dans Aux bords du politique (1991)3 et La Mésentente (1995)4, et qui va retenir notre attention ici.

Je propose dans cet article de « mettre au travail » la notion de subjectivation à partir d’une situation politique singulière, celle du mouvement des droits civiques enMontgomery, États-Unis, 1955-56. Mon objectif n’est ni de « concrétiser » ni de « valider » les concepts philosophiques de Rancière, mais de discuter et développer une hypothèse de travail qui est aussi un effort de « penser avec et contre » Rancière. Sa conceptualisation novatrice de la subjectivation, liée aussi à une redéfinition de la démocratie, ouvre sur une pensée post-marxiste de l’émancipation qui en évacue l’historicisme marxiste (et ses déclinaisons dialectique, téléologique et eschatologique) afin de ressaisir l’émancipation comme un processus ouvert et tâtonnant, mais aussi conflictuel et imprévisible, de réinvestissement du « paysage du possible »5. Cette réorientation implique plus généralement de prêter attention aux pratiques et problèmes situésdes acteurs, évitant de les responsabiliser de finalités « véritables » qu’ils sont susceptibles d’ignorer – comme par exemple la nécessaire révolution du capitalisme que le marxisme classique inscrit dans la condition socio-économique du prolétariat, masquéepar l’idéologie libérale. Rancière fait de cette réorientation une éthique de sa pensée : « La double maxime [de mon travail] serait : premièrement, ‘l’état des choses n’est pas nécessaire’, on peut remplacer la description du monde en termes de nécessité par une description en termes de possibles ; deuxièmement, cette description ne dit pas ce qu’il faut faire mais elle vous dit seulement : à partir de là, c’est à vous de savoir ce que vous voulez. »6

Le problème, que je propose de développer ici, est un vestige du marxisme classique qui continue à mon sens d’irriguer sa pensée politique : l’idée que l’émancipation, comme processus ouvert, conflictuel et imprévisible, se laisse conceptualiser, voire s’épuise conceptuellement, par une seule logique opérative– la subjectivation politique. M’intéressant ici aux relations entre désobéissance, stratégies politiques et la place très dynamique et centrale de la religion dans le mouvement des droits civiques, je propose que la seule notion de subjectivation politique soit insuffisante non seulement pour rendre compte des expériences ambigües et multiples de ce mouvement politique, mais aussi pour penser plus généralement les stratégies, les espoirs et les pratiques des acteurs ainsi que les dynamiques des situations conflictuelles. S’il importe de déconstruire l’« autonomie » de la subjectivation politique quant à sa capacité de « porter » le processus d’émancipation, c’est pour doter la subjectivation des épaisseurs, des contingences et des tensions qui caractérisent les mouvements sociaux. C’est sur ce fond philosophique que je propose ici d’explorer l’idée qu’il y a plusieurs formes de subjectivation qui s'imbriquent dans le mouvement des droits civiques en Montgomery, entre religion, politique et réorganisation du quotidien.

La modestie excessive de Rosa Parks

Rancière définit la subjectivation politique comme une opération de désidentification polémique : désidentification d’une identité assignée dans l’ordre social, qui s’opère par des actions interrompant le fonctionnement « normal » des espaces de ces assignations, et ce pour manifester des torts (des problèmes structurels à prendre en charge) et ouvrir ce faisant des nouvelles possibilités de vie. « L’activité politique est celle qui déplace un corps du lieu qui lui était assigné ou change la destination d’un lieu ; elle fait voir ce qui n’avait pas lieu d’être vu, fait entendre un discours là où seul le bruit avait son lieu. »7 La politique fonctionne ainsi sur le mode du dissensus : interruption de l’ordre social, détournement des identités assignées, multiplication du possible.

Le système de ségrégation aux États-Unis, auquel se confronte le mouvement des droits civiques, est basé sur la couleur de peau comme marque identificatrice qui assigne chacun à « sa » place de façon à réguler ses mouvements et circonscrire ses possibilités. C’est un tissu d’assignation identitaire codifiant la vie sociale, culturelle, économique et politique, fonctionnant selon des lois, des mœurs, des pratiques, notamment de menace et de violence, au sein de l’ensemble des espaces sociaux (hôpitaux, cinémas, marché du travail, ascenseurs, cimetières, transports...). Le 1 décembre 1955, à Montgomery aux États-Unis, Rosa Parks refuse de laisser son siège à une personne blanche dans un bus, contre les normes réglementant l’espace du bus. Neuf mois plus tôt, et dans la même ville, Claudette Colvin, à l’âge de 15 ans, est la première Noire à plaider son innocence devant le tribunal suite à son arrestation pour le même acte8. Un mouvement est sur le point de se déclencher ence moment, mais ne trouve pas le soutien de la part de certains leaders Noirs importants qui considèrent que Colvin est trop jeune et trop impulsive pour être la figure emblématique d’une contestation collective. Deux mois avant Parks, Mary Louise Smith refuse aussi de se lever pour une femme blanche. Elle se déclare pourtant coupable, en grande partie en raison des expériences de Colvin.

Quand Parks refuse de se lever, cette codification sociale de sa peau noire continue de fonctionner : la femme blanche attend son siège ; le chauffeur ordonne à Parks de se déplacer pour aller là où elle est censée être ; les policiers, conformément à leur autorité officielle, la font descendre du bus et l’incriminent. Mais, suivant Rancière, le sens politique de son action, en tant qu’interruption polémique des mécanismes « normaux » de la ségrégation, est autre. La capacité dissensuelle qu’elle donne aux Noirs de ne pas se lever est une possibilité existentielle, mais cette possibilité nécessite une transformation de toutes les coordonnées de l’ordre social qui la refusent et qui la codifient comme un simple acte de délinquance. En brisant ainsi la circonscription sociale du possible pour explorer d’autres potentialités existentielles, Parks n’engage pas une simple résistance à la domination mais ouvre plutôt un autre monde possible. C’est en ce sens, selon Rancière, que la situation politique est caractérisée par « la contradiction de deux mondes logés en un seul »9, parce qu’elle désigne le conflit de deux manières distinctes de codifier les éléments de la situation : « la politique porte sur ce qu’on voit et ce qu’on peut en dire, sur qui a la compétence pour voir et la qualité pour dire, sur les propriétés des espaces et les possibles du temps. »10

L’action de Parks, au sens politique, réinvestit le « paysage du possible », au-delà de la codification de son action comme une offense aux règles de la ségrégation, en convertissant le système de ségrégation en un système de tort, en le manifestant comme tort. Ce tort ne se réfère pas à des personnes spécifiques – cette femme blanche, ce chauffeur de bus, ces policiers – mais à l’ordre au sein duquel leurs actes sont « normaux », l’ordre qui, de cette manière, a codifié les corps et leurs mouvements. Il est important de souligner, avec Rancière, que le tort ne se réfère pas tant à l’injustice qu’à la contingence des règles sociales : « Le tort politique ne se règle pas – par objectivation du litige et compromis entre les parties. Mais il se traite – par des dispositifs de subjectivation qui le font consister comme rapport modifiable entre des parties, comme modification même du terrain sur lequel le jeu se tient. »11

Il me semble que la particularité de l’acte de Parks, ou la mise en scène du tort qu’elle opère, peut se décrire comme une sorte de modestie excessive : qu’un acte aussi modeste que de rester sur son siège dans un bus est, à cause des règles sociales, un acte excessif, un crime qui attire les violences du système de ségrégation. Plus un tel acte dissensuel est modeste, plus elle est excessive, puisqu’elle montre avec d’autant plus de force la violence arbitraire de la règle. N’est-ce pas le paradoxe sur lequel joue la désobéissance pacifique : le fait que les actes modestes suscitent des violences démesurées, faisant en sorte que « l’adversaire » se confronte à sa propre violence ?

Suite à l’acte de Parks, à la différence de celui de Colvin, se développe un boycottage massif des bus dans Montgomery, de la part d’entre trente et quarante mille Noirs, qui durera 381 jours. Les premiers mois, ce mouvement revendique simplement l’abandon du système de ségrégation dans les bus. Mais en raison du refus du maire et du directeur de la compagnie des bus, ainsi que de la criminalisation de la protestation, le mouvement évolue vers une contestation de la constitutionalité du système de ségrégation.

Entre croyance religieuse et politique désobéissante

Dans ces années, différentes luttes contre le système de ségrégation autourdu pays commencent à produire des résultats importants. La Cour Suprême décide en 1954 que la ségrégation dans les écoles publiques est contraire à la Constitution, ce qui constitue une fracture majeure au fondement juridique de la ségrégation12. Mais aussi des luttes plus quotidiennes contribuent à un air de résistance, comme par exemple le fait qu’un comité de femmes noires réussit en 1950 à obliger les vendeurs blancs à Montgomery à titrer avecMr., Mrs., ou Miss les publicités et les factures envoyées aux Noirs13.

Une philosophie politique qui voudrait voir le système de ségrégation comme un bloc solide de domination et d’inégalité, me semble être immédiatement mise à mal face aux réalités sociales de ce monde aux États-Unis, et ce pour au moins deux raisons. D’une part, c’est un système poreux et ambigu, qui consiste de négociations quotidiennes, decompromis plus ou moins institués, detensions qui sont souvent contenues par des violences excessives et des resserrements identitaires rituelles. D’autre part, c’est un système fragmenté par des résistances disperses, et où les coordonnées sociales sont multipliés par des investissements différents.

Dans ces résistances diverses, l’église joue un rôle central. En plus d’être un lieu de prière et de socialisation, elle prend aussi en charge des fonctions sociales dont les Noirs sont privés à cause de la ségrégation. Alors elle fonctionne souvent aussi comme un centre social, un forum politique, une école, une société d’entraide et un lieu de réunion pour les comités politiques. Notamment, l’association qui est créée pour organiser le boycottage à Montgomery sera présidée par Martin Luther King, le jeune prêtre qui vient de prendre ses fonctions. Or, la question de l’articulation de la croyance religieuse à la politique ne se pose pas simplement en raison des multiples rôles sociaux de l’église dans ces circonstances. Elle se pose au sein de la croyance elle-même, au sein de la théologie.

Pour Martin Luther King, la religion ne peut pas se limiter à purifier l’âme humaine des poids du monde et à préparer l’homme pour sa vie prochaine, elle doit aussi agir pour créer, sur terre, des conditions sociales favorables à la santé de l’âme. Comme il l’écrit :

Le gospel chrétien est une double route. D’un côté, il cherche à changer les âmes des hommes, et ainsi les réunir avec Dieu ; de l’autre, il cherche à changer les conditions environnementales des hommes pour que l’âme aille avoir une chance après qu’elle soit changée. Toute religion qui professe de s’occuper des âmes des hommes mais qui ne s’occupe pas des bidonvilles qui les condamnent, des conditions économiques qui les étranglent, et des conditions sociales qui les paralysent est une religion morte. C’est ce type de religion que les marxistes aiment voir – un opium du peuple.14

Inspiré surtout de Gandhi et du penseur chrétien Reinhold Niebuhr, Martin Luther King fait de la croyance une responsabilité civique à assumer, ainsi qu’un tribunal du système de ségrégation mesuré par l’égalité de tout homme devant Dieu, et aussi une stratégie politique de désobéissance. Cette stratégie est fondée dans une conception de l’amour, qu’il défend contre les polarisations conflictuelles et l’instrumentalisation de la violence qu’il trouve par exemple dans le marxisme. Au lieu de polariser l’adversaire, il faut, partant de l’amour, présupposer l’égalité humaine, l’entente, la solidarité, et chercher la compassion et la compréhension de l’adversaire à travers une dignité qui résiste, pacifiquement, aux violences du monde. Cette stratégie, fondée dans la théologie, ne joue-t-elle pas aussi, comme l’acte de Rosa Parks, sur la modestie excessive ? Se responsabilisant des conditions sociales et politiques à partir d’une idée de justice divine qui présuppose l’égalité en tant que l’égale dignité de chaque homme devant Dieu, cette croyance religieuse semble résonner avec l’acte de Rosa Parks, faisant confronter la ségrégation à sa propre violence, tout en préfigurant un autre monde possible. Autrement dit, la modestie excessive contenue dans la doctrine de l’amour de l’adversaire de King, semble ici se croiser avec la modestie excessive de l’acte de rester assise sur une siège quelconque dans un bus ségrégué.

Comment penser la relation entre les deux, entre la croyance religieuse et la subjectivation politique ? S’agit-il, au fond, du même registre ? Si nous partons d’une philosophie politique qui cherche toutes les ressources conceptuelles pour penser un mouvement social, ou un processus d’émancipation, dans la seule idée de subjectivation politique, nous serions amenésnon seulement à supposer que celle-ci englobe l’ensemble des dynamiques ayant lieu dans une mobilisation politique, mais aussi, dans cette situation spécifique, qu’elle intègre la croyance religieuse dans son mouvement, comme une de ses modalités. Conceptuellement, ceci est bien possible. Néanmoins, face à cette mobilisation du boycottage des bus à Montgomery, je voudrais développer une autre hypothèse, à mon sens plus intéressante et plus juste : il y a un embranchement de différentes formes de subjectivation, embranchement expérimental qui n’est ni une complémentarité ni une opposition, mais un nœud instable.

Deux dispositifs de subjectivation

Partant de cette hypothèse, deux questions se posent : d’abord, pourquoi s’agit-il de subjectivation dans les deux cas – politique et religieuse ? Ensuite, en quoi diffèrent-elles, en quoi sont-elles des formes différentes de subjectivation ?

La croyance religieuse, tout comme l’interruption politique, peut détourner ou réorienter les identités assignées de l’ordre social, créant des scènes de conflit afin d’engendrer d’autres trajectoires et possibilités existentielles. La croyance religieuse, pour autant qu’elle arrache un être à sa place dans l’ordre social, afin de le doter d’autres trajectoires, d’autres procédures d’identification, d’autres horizons, s’apparente à la désidentification politique au sens de Rancière, qui, comme il le dit, consiste en « l’arrachement à la naturalité d’une place »15. En ce sens, il s’agit de subjectivation puisqu’il y a dédoublement des coordonnées sociales qui lient un corps à une place, créant des décalages productifs, conflictuels, et produisant des conditions qui permettent de poser et d’engager un problème qui, autrement, n’aurait pas de droit de cité. C’est comme dit Deleuze lisant Bergson : « C’est la solution qui compte, mais le problème a toujours la solution qu’il mérite en fonction de la manière dont on le pose, des conditions sous lesquelles on le détermine en tant que problème, des moyens et des termes dont on dispose pour le poser. »16

Pourtant, ces décalages, ces multiplications de coordonnées ne suivent pas la même logique dans les deux cas. La croyance religieuse mesure l’insuffisance de l’identité sociale, du Noir et du Blanc dans le système de ségrégation, par le biais d’une spiritualité ou d’un ordre divin par rapport auxquels les identités quotidiennes sont comme des secondes natures ou des formes inaccomplies. S’il y a là une subjectivation, c’est qu’elle mesure l’ordre social et les identités ordinaires par ce qu’ils ont à devenir, par les vérités qu’ils portent en eux, les véritables puissances qu’il faut y réveiller. Je propose de penser cette forme de subjectivation en termes d’une suridentification, au sens où l’insuffisance de l’identité sociale est mesurée par des sur-identités plus véritables. La théologie de King est justement, me semble-t-il, une suridentification des Noirs et des Blancs de par le fait de les rapporter à leur égalité devant Dieu, ce qui problématise la ségrégation comme générateur de souffrances pour autant qu’elle est une négation des suridentités. Autrement dit, elle rapporte une identité à sa suridentité, et se dote des stratégies, des moyens, pour réduire l’écart entre les deux.

La subjectivation politique, quant à elle, n’est pas une suridentification, mais, reprenant l’idée de Rancière, une désidentification. Agençant un blocage des mécanismes de l’ordre social, elle investit, non pas une suridentité mesurant l’injustice de la ségrégation, mais un tort à traiter dans un horizon diffus et indéterminé. Le sens polémique de l’action de Rosa Parks se trouve dans la désidentification qu’elle opère : cette Noire qui est identifiée dans cet espace de façon à devoir respecter la supériorité du Blanc et laisser sa place fait partie d’un monde ségrégué qui n’est plus le sien, elle n’est plus cette Noire-là, elle s’en est désidentifiée. Bloquant la normalité de ce monde-là, elle pose plutôt la question à savoir ce qu’elle peut être avec une multiplication diffuse de comme si – comme si les Noirs peuvent s’asseoir là où ils veulent, comme si sa couleur de peau n’est plus une marque identitaire, comme si le marché du travail s’ouvre pour les Noirs, comme si le compromis honteux de « séparé, mais égal » ne compte pour plus rien... Si elle bloque les mécanismes, ce n’est pas pour dire, attester, qui elle est véritablement, mais pour recodifier l’ordre social comme une série de torts, torts qui doivent être traités, et ce par la transformation de l’ordre qui les reproduit systématiquement.

Le registre désidentificateur produit ainsi un tort où la croyance consiste en ce que la manifestation de problèmes à travers le blocage de systèmes sociaux va créer des conditions de choix permettant de transformer le cadre social reproducteur de ces problèmes, tandis que le registre suridentificateur mesure l’injustice du monde par des sur-identités avec la croyance qu’il s’agit de réveiller, de cultiver, des dimensions véritables, des spiritualités, qui sont réprimées, perverties, dans l’ordre social. Ces deux formes de subjectivation – suridentification et désidentification – coexistent, convergent, partagent leurs forces et stratégies, dans cette mobilisation à Montgomery. La croyance religieuse ne se soumet pas tout simplement à la subjectivation politique, ni vice versa. Ce sont des convergences instables, avec des frontières diffuses, entre subjectivations qui distribuent différemment les coordonnées des espaces et des litiges qu’elles investissent, et qui peuvent aussi entrer en tension, se départager, amener à des scissions.

Organisation du quotidien de lutte, troisième dispositif de subjectivation

Suite à son acte, Parks est rapidement conduit à la prison. La nouvelle de son arrestation se répand vite dans la communauté noire. Ce même jour plusieurs leaders noirs se mettent d’accord pour essayer de déclencher le boycottage des bus, déjà presque engagé autour de Claudette Colvin 9 mois plus tôt. Quatre jours après son arrestation, Parks est jugé coupable, et décide de faire appel.

Le boycottage des bus par les Noirs ce jour est quasi-total. L’après-midi, une nouvelle association est fondée pour organiser la poursuite du boycottage, avec Martin Luther King pour président. Le soir même, l’association organise une grande réunion à l’église où King pratique, avec près de cinq mille personnes présentes. L’intérieur de l’église ne pouvant contenir qu’un millier de personnes, ils installent des haut-parleurs pour ceux qui ne peuvent pas rentrer. L’annonce de la poursuite du boycottage et l’idée de mettre en place un système alternatif de transport pour permettre à tout le monde d’aller au travail et à l’école sont soutenus par applaudissements.

Cette mobilisation, qui se trouve dans l’intersection de l’interruption politique, des structures de résistance existantes et de l’église, se confronte maintenant forcément à la question : que faire dans cette situation, avec ce momentum engendré par le boycottage massif dont l’étendu surprend tout le monde, mais qui est aussi ponctuel et limité ? Cette question implique de raisonner en termes de stratégies, de calculs de force, d’organisation. La stratégie adoptée est de poursuivre indéfiniment le boycottage, d’initier des dialogues sur la base des relations de force générées par ce boycottage et les positions sociales des leaders noirs, et d’investir les voies juridiques. Or, pour engager cette stratégie, il faut inventer et expérimenter une organisation provisoire. Il s’agit d’une organisation importante, une quotidienneté alternative pour entre trente et quarante mille personnes, avec des chauffeurs, des trésoriers, des prêtes et achats de voitures, l’organisation de routes, des obligations quotidiennes à respecter, des violences diverses à anticiper et à gérer, et tout cela pour entretenir le blocage, la circulation des torts et l’insistance sur le traitement nécessaire de ceux-ci.

Or, une telle organisation ne fonctionne pas sur le mode de la désidentification, même si elle trouve son rôle à partir de celle-ci. Elle fonctionne plutôt sur le mode d’une assignation des places et d’une fonctionnalisation des rôles. Il me semble qu’on peut ainsi parler d’une troisième dimension de subjectivation au cœur de la mobilisation, qui mobilise un autre registre, un autre rapport à la mobilisation. Elle n’est ni entièrement de l’ordre de l’interruption et de la circulation des torts, ni non plus entièrement de l’ordre de la croyance religieuse et ses suridentifications, mais celui d’une organisation des rôles et des fonctions qui permettraient la poursuite du blocage.

À ce stade initial de la mobilisation, il n’est pas question d’en finir avec la ségrégation, mais de trois revendications plus modestes : premièrement, respecter la loi de 1900 disant que personne ne devait se lever s’il n’y avait plus de place ; deuxièmement, employer des chauffeurs noirs ; troisièmement, assurer que les chauffeurs traitent les Noirs avec respect17. Mais les négociations n’aboutissent pas. Comme le dit le maire W. A. Gayle : « Nous résisterons. Nous ne participerons pas à un programme qui permettra aux Noirs de prendre le bus au prix de notre héritage et de notre mode de vie. »18

Suivant l’idée de l’avocat Fred Gray, l’association présidée par King décide de poursuivre la ville de Montgomery et l’État d’Alabama en justice pour pouvoir questionner la constitutionalité des lois de ségrégation dans les bus. Quelques mois plus tard, la décision prononcée est en faveur de l’accusateur. Le maire Gayle poursuit l’affaire jusqu’à la Cour Suprême qui décide, le 20 novembre 1956 (lors d’un autre procès contre Martin Luther King concernant l’illégalitédu système alternatif de transport), que la ségrégation comme système d’organisation sociale n’est pas fondée dans la Constitution. Le boycottage continue encore un mois, jusqu’au 20 décembre, 381 jours en tout.

Conclusion

Pourquoi insister sur ces trois dimensions de subjectivation dans la mobilisation en Montgomery ? En quoi l’insistance sur des formes de subjectivation, au pluriel, exige-t-elle de modifier la philosophie de la subjectivation et la manière dont celle-ci pense l’émancipation ? Il y a deux points importants que j’aimerais souligner pour conclure.

Le premier point porte sur la figure de la subjectivation politique elle-même, sur les espoirs qu’elle se voit chargée de porter. L’idée de la subjectivation au pluriel, liée à l’effort de penser l’émancipation comme convergence, tension, nœud de différentes formes de subjectivation, résout à mon avis deux idées problématiques dans la philosophie de la subjectivation chez Rancière. D’un côté, elle rejette l’idée que la subjectivation politique englobe son propre mouvement, qu’elle délimite les contours de son espace, qu’elle a une consistance qui la traverse de bout en bout. De l’autre, elle rejette l’idée que la subjectivation politique est liée à l’ambition d’identifier une dynamique sociale qui est la seule à pouvoir porter les espoirs d’émancipation. Autrement dit, elle défait la supposition d’une coïncidence conceptuelle entre une logique opérative (subjectivation politique) et un espoir politique (émancipation). Avec l’idée de la subjectivation au pluriel, la subjectivation politique, en tant que logique opérative, en tant que série d’opérations qui créent des effets particuliers dans le champ social, devient partielle, moins consistante et auto-suffisante, et ne vient pas accompagner une garantie conceptuelle selon laquelle, même si elle peut rater, elle est en tout état de cause la logique qui va porter l’ensemble des espoirs d’émancipation. En ce sens, la subjectivation politique ne totalise pas les conditions dans lesquelles elle se rend opérative (comme si sa désidentification polémique constituerait un commencement radical).

Dans ma lecture de la subjectivation politique chez Rancière, cela m’amène à défaire cette espèce de sédimentation binaire entre l’ordre social (ce qu’il appelle la police) et la politique, et à chercher plutôt à développer une autre idée chez lui, qui me semble s’opposer à cette binarité. C’est l’idée « qu’une identité se construit à partir d’une multitude d’identités liée à la multitude des places que les individus peuvent occuper, la multiplicité de leurs appartenances, des formes d’expérience possibles. »19 En ce sens, l’identité n’est peut-être que la relative stabilisation de multiples subjectivations, où la situation de conflit qui s’ouvre à partir de l’interruption politique peut avoir la tendance à les faire accélérer, à les faire bifurquer plus chaotiquement, mais non pas à les totaliser sous sa logique, à les intégrer dans sa consistance, à les porter tous comme la seule dynamique capable d’assumer les espoirs d’émancipation. J’ai essayé de montrer comment cela est pensable dans le cas du mouvement noir à Montgomery. Dans cette mobilisation politique, la subjectivation politique n’est qu’une des formes d’expérience, qu’un des facteurs qui composent cette multiplicité d’appartenances.

Plus précisément, la subjectivation politique n’est que le blocage pratique des mécanismes de reproduction « normale », ce qui met en scène un sujet polémique qui insiste sur la nécessité de traiter ses problèmes, qui les font circuler en vue de la transformation de l’ordre qui ne cesse de les reproduire. Mais elle s’embranche à la suridentification religieuse et son horizon de justice égalitaire, ainsi que les stratégies de désobéissance civile venant de la théologie de l’amour. Elle s’embranche à l’église comme lieu de rassemblement, qu’elle emporte aussi à une radicalisation pour autant que celle-ci se mobilise dans le boycottage des bus. Elle s’embranche à des formes d’organisation provisoires pour entretenir le blocage, qui est une logique différente ne fonctionnant pas sur le mode de désidentification, mais de fonctionnalisation de rôles.

Ceci mène à un deuxième point, relatif à la notion de désidentification. Cette notion risque de faire croire qu’il s’agit de se libérer de tout trait identitaire, et de dépasser un ordre social essentiellement conservateur et réactif. Or ce n’est pas ainsi que le mouvement s’est réfléchi à Montgomery. C’est aussi que la ségrégation nie et refoule ce que le « Noir » est véritablement, où des cultures, des héritages, des modes de vie et des appartenances sont conçus comme immédiatement contraires à la ségrégation, comme si celle-ci ne leur laissait que des identités fausses, vides, des masques. Si la croyance religieuse et la subjectivation politique trouvent à s’embrancher dans ces circonstances, c’est aussi en raison de l’idée de libérer un peuple qui est à la recherche de son monde, de sa justice. La désidentification, en ce sens, n’est pas le dépassement de tout trait d’identité, mais plutôt une coupe mobile qui les emporte dans une contradiction polémique avec les règles de l’ordre social, situation dans laquelle ils sont aussi susceptibles de métamorphoser.

Au lieu donc de surdéterminer les situations politiques par un schéma conceptuel qui polarise nettement les situations en dynamiques dominatrices et émancipatrices, il me semble plus intéressant de les étoffer par des couches d’indécidabilité, non pas pour ajourner à l’infini la question de l’émancipation, mais pour refléter l’imprévisibilité concrète et les différents registres entre lesquels circulent les identités, les mobilisations, les espoirs, registres qui produisent des effets, parfois en convergence, parfois en dissonance, parfois menant à l’éclatement.

1  Cf. Rambeau, Frédéric, Les secondes vies du sujet – Deleuze, Foucault, Lacan, Hermann Éditeurs, Paris, 2016 ; Fjeld, Anders, Laura Quintana et Étienne Tassin (eds.), Movimientos sociales y subjetivaciones políticas, Ediciones Uniandes, Bogotá, 2016.

2  En ce qui concerne le rôle de Marx dans la pensée de Gilles Deleuze et Felix Guattari, cf. Sibertin-Blanc, Guillaume, Politique et État chez Deleuze et Guattari – Essai sur le matérialisme historico-machinique, Presses Universitaires de France, Paris, 2013, ou, plus centré sur la question de l’économie politique, Cuillerai, Marie, « Politique de la monnaie », Implications philosophiques, http://www.implications-philosophiques.org/actualite/une/politique-de-la-monnaie/#_ftn7, 03.05.2016 [consulté : 01.12.2017].

3  Rancière Jacques, Aux bords du politique, La Fabrique éditions, Paris, 1998.

4  Rancière, Jacques, La Mésentente, Galilée, Paris, 1995.

5  Je me permets de renvoyer à mon article sur ce sujet : Fjeld, Anders, « Rancière, Marx y Claudette Colvin: Tiempo, saber, memoria y estrategia de la política », Ciencia Política, vol. 10, no. 19, p. 125-150, 2015.

6  Rancière, Jacques, La méthode de l’égalité, Éditions Bayard, Lonrai, 2012, p. 162.

7  Rancière, Jacques, La Mésentente, op.cit., p. 53.

8  Cf. Hoose, Phillip, Claudette Colvin – Twice toward justice, Square Fish, New York, 2009.

9  Ibid., p. 49.

10  Rancière, Jacques, Le partage du sensible, La Fabrique, Paris, 2000, p. 14.

11  . Rancière, Jacques, La Mésentente, op.cit., p. 64. Il continue : « Le traitement du tort [...] passe par la constitution de sujets spécifiques qui prennent le tort en charge, lui donnent une figure, inventent ses formes et ses noms nouveaux et conduisent son traitement dans un montage spécifique de démonstrations. » Ibid., pp. 64-65.

12  Cf. Patterson, James T., Brown v. Board of Education – A Civil Rights Milestone and its Troubled Legacy, Oxford University Press, Oxford, 2001.

13  Cf. Hoose, Phillip, Claudette Colvin – Twice toward justice, op.cit., p. 40. Voir aussi Franklin, John Hope et Evelyn Brooks Higginbotham, From Slavery to Freedom – A History of African Americans, McGraw-Hill, New York, 2011, pp. 473-547.

14  King, Martin Luther, Stride Towards Freedom – The Montgomery Story, Beacon Press, Boston, 2010, p. 23, ma traduction.

15  Rancière, Jacques, La Mésentente, op.cit., p. 60.

16  Deleuze, Gilles, Le Bergsonisme, Presses universitaires de France, Paris, 2011, p. 5.

17  Voir la lettre originelle reprise dans Stewart Burns, Daybreak of Freedom – The Montgomery Bus Boycott, The University of North Carolina Press, Chapel Hill, 1997, p. 58.

18  Cité dans Phillip Hoose, Claudette Colvin – Twice toward justice, op.cit.,p. 73, ma traduction.

19  Jacques Rancière, La méthode de l’égalité, op. cit., p. 113.

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El populismo una vez más

Ricardo R. Yocelevzky

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