N°32 / numéro 32 - Janvier 2018

Discours d’A. de Tocqueville prononcé à la chambre des députés, le 27 janvier 1848, dans la discussion du projet d’adresse en réponse au discours de la couronne

A. de Tocqueville

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Messieurs,

Mon intention n’est pas de continuer la discussion particulière qui est commencée. Je pense qu’elle sera reprise d’une manière plus utile lorsque nous aurons à discuter ici la loi des prisons. Le but qui me fait monter à cette tribune est plus général.

Le paragraphe 4, qui est aujourd’hui en discussion, appelle naturellement la Chambre à jeter un regard général sur l’ensemble de la politique intérieure, et particulièrement sur le côté de la politique intérieure qu’a signalé et auquel se rattache l’amendement déposé par mon honorable ami, M. Billaut.

C’est cette partie de la discussion de l’adresse que je veux présenter à la Chambre.

Messieurs, je ne sais si je me trompe, mais il me semble que l’état actuel des choses, l’état actuel de l’opinion, l’état des esprits en France, est de nature à alarmer et à affliger. Pour mon compte, je déclare sincèrement à la Chambre que, pour la première fois depuis quinze ans, j’éprouve une certaine crainte pour l’avenir ; et ce qui me prouve que j’ai raison, c’est que cette impression ne m’est pas particulière : je crois que je puis en appeler à tous ceux qui m’écoutent, et que tous me répondront que, dans les pays qu’ils représentent, une impression analogue subsiste ; qu’un certain malaise, une certaine crainte a envahi les esprits ; que, pour la première fois peut-être depuis seize ans, le sentiment, l’instinct de l’instabilité, ce sentiment précurseur des révolutions, qui souvent les annonce, qui quelquefois les fait naître, que ce sentiment existe à un degré très-grave dans le pays.

Si j’ai bien entendu ce qu’a dit l’autre jour en finissant M. le ministre des finances, le cabinet admet lui-même la réalité de l’impression dont je parle ; mais il l’attribue à certaines causes particulières, à certains accidents récents de la vie politique, à des réunions qui ont agité les esprits, à des paroles qui ont excité les passions.

Messieurs, je crains qu’en attribuant le mal qu’on confesse aux causes qu’on indique, on ne s’en prenne pas à la maladie, mais aux symptômes. Quant à moi, je suis convaincu que la maladie n’est pas là ; elle est plus générale et plus profonde. Cette maladie, qu’il faut guérir à tout prix, et qui, croyez-le bien, nous enlèvera tous, tous entendez-vous bien, si nous n’y prenons garde, c’est l’état dans lequel se trouvent l’esprit public, les mœurs publiques. Voilà où est la maladie ; c’est sur ce point que je veux attirer votre attention. Je crois que les mœurs publiques, l’esprit public sont dans un état dangereux ; je crois, de plus, que le gouvernement a contribué et contribue de la manière la plus grave à accroître ce péril. Voilà ce qui m’a fait monter à la tribune.

Si je jette, messieurs, un regard attentif sur la classe qui gouverne, sur la classe qui a des droits politiques, et ensuite sur celle qui est gouvernée, ce qui se passe dans l'une et dans l’autre m’effraye et m’inquiète. Et pour parler d’abord de ce que j’ai appelé la classe qui gouverne (remarquez que je prends ces mots dans leur acception la plus générale : je ne parle pas seulement de la classe moyenne, mais de tous les citoyens, dans quelque position qu’ils soient, qui possèdent et exercent des droits politiques) ; je dis donc que ce qui existe dans la classe qui gouverne m’inquiète et m’effraye. Ce que j’y vois, messieurs, je puis l’exprimer par un mot : les mœurs publiques s’y altèrent, elles y sont déjà profondément altérées ; elles s’y altèrent de plus en plus tous les jours ; de plus en plus, aux opinions, aux sentiments, aux idées communes, succèdent des intérêts particuliers, des visées particulières, des points de vue empruntés à la vie et à l’intérêt privés.

Mon intention n’est point de forcer la Chambre à s’appesantir, plus qu’il n’est nécessaire, sur ces tristes détails ; je me bornerai à m’adresser à mes adversaires eux-mêmes, à mes collègues de la majorité ministérielle. Je les prie de faire pour leur propre usage une sorte de revue statistique des collèges électoraux qui les ont envoyés dans cette Chambre ; qu’ils composent une première catégorie de ceux qui ne votent pour eux que par suite, non pas d’opinions politiques, mais de sentiments d’amitié particulière ou de bon voisinage. Dans une seconde catégorie, qu’ils mettent ceux qui votent pour eux, non pas dans un point de vue d’intérêt public ; ou d’intérêt général, mais dans un point de vue d’intérêt purement local. A cette seconde catégorie, qu’ils en ajoutent enfin une troisième composée de ceux qui votent pour eux, pour des motifs d’intérêt purement individuels, et je leur demande si ce qui reste est très-nombreux ; je leur demande si ceux qui votent par un sentiment public désintéressé, par suite d’opinions, de passions publiques, si ceux-là forment la majorité des électeurs qui leur ont conféré le mandat de député ; je m’assure qu’ils découvriront aisément le contraire. Je me permettrai encore de leur demander si, à leur connaissance, depuis cinq ans, dix ans, quinze ans, le nombre de ceux qui votent pour eux par suite d’intérêts personnels et particuliers, ne croît pas sans cesse ; si le nombre de ceux qui votent pour eux par opinion politique ne décroît pas sans cesse ? Qu’ils me disent enfin si, autour d’eux, sous leurs yeux, il ne s’établit pas peu à peu, dans l’opinion publique, une sorte de tolérance singulière pour les faits dont je parle, si peu à peu il ne se fait pas une sorte de morale vulgaire et basse, suivant laquelle l’homme qui possède des droits politiques se doit à lui-même, doit à ses enfants, à sa femme, à ses parents, de faire un usage personnel de ces droits dans leur intérêt ; si cela ne s’élève pas graduellement jusqu’à devenir une espèce de devoir de père de famille ? Si cette morale nouvelle, inconnue dans les grands temps de notre histoire, inconnue au commencement de notre Révolution, ne se développe pas de plus en plus, et n’envahit pas chaque jour les esprits. Je le leur demande ?

Or, qu’est-ce que tout cela, sinon une dégradation successive et profonde, une dépravation de plus en plus complète des mœurs publiques ?

El si, passant de la vie publique à la vie privée, je considère ce qui s’y passe, si je fais attention à tout ce dont vous avez été témoins, particulièrement depuis un an, à tous ces scandales éclatants, à tous ces crimes, a toutes ces fautes, à tous ces délits, à tous ces vices extraordinaires que chaque circonstance a semblé faire apparaître de toutes parts, que chaque instance judiciaire révèle ; si je fais attention à tout cela, n’ai-je pas lieu d’être effrayé ? N’ai-je pas raison de dire que ce ne sont pas seulement chez nous les mœurs publiques qui s’altèrent, mais que ce sont les mœurs privées qui se dépravent ? (Dénégations au centre.)

Et remarquez-le, je ne dis pas ceci à un point de vue de moraliste, je le dis à un point de vue politique ; savez-vous quelle est la cause générale, efficiente, profonde, qui fait que les mœurs privées se dépravent ? C’est que les mœurs publiques s’altèrent. C’est parce que In morale ne règne pas dans les actes principaux de la vie, qu’elle ne descend pas dans les moindres. C’est parce que l’intérêt a remplacé dans la vie publique les sentiments désintéressés, que l’intérêt fait la loi dans la vie privée.

On a dit qu’il y avait deux morales : une morale politique et une morale de la vie privée. Certes, si ce qui se passe parmi nous est tel que je le vois, jamais la fausseté d’une telle maxime n’a été prouvée d’une manière plus éclatante et plus malheureuse que de nos jours. Oui, je le crois, je crois qu’il se passe dans nos mœurs privées quelque chose qui est de nature à inquiéter, à alarmer les bons citoyens, et je crois que ce qui se passe dans nos mœurs privées tient en grande partie à ce qui arrive dans nos mœurs publiques. (Dénégations au centre.)

Eh ! Messieurs, si vous ne m’en croyez pas sur ce point, croyez-en au moins l’impression de l’Europe. Je pense être aussi au courant que personne de cette Chambre de ce qui s’imprime, de ce qui se dit sur nous en Europe.

Eh bien ! je vous assure dans la sincérité de mon cœur, que je suis non-seulement attristé, mais navré de ce que je lis et de ce que j’entends tous les jours ; je suis navré quand je vois le parti qu’on tire contre nous des faits dont je parle, les conséquences exagérées qu’on en fait sortir contre la nation tout entière, contre le caractère national tout entier ; je suis navré quand je vois à quel degré la puissance de la France s’affaiblit peu à peu dans le monde ; je suis navré quand je vois que non-seulement la puissance morale de la France s’affaiblit...

M. Janvier. Je demande la parole. (Mouvement.)

M. de Tocqueville. Mais la puissance de ses principes, de ses idées, de ses sentiments.

La France avait jeté dans le monde, la première, au milieu du fracas du tonnerre de sa première révolution, des principes qui, depuis, se sont trouvé des principes régénérateurs de toutes les sociétés modernes. Ça été sa gloire, c’est la plus précieuse partie d’elle-même. Eh bien ! Messieurs, ce sont ces principes-là que nos exemples affaiblissent aujourd’hui. L’application que nous semblons en faire nous-mêmes fait que le monde doute d’eux. L’Europe qui nous regarde commence à se demander si nous avons eu raison ou tort ; elle se demande si, en effet, comme nous l’avons répété tant de fois, nous conduisons les sociétés humaines vers un avenir plus heureux et plus prospère, ou bien si nous les entraînons à notre suite vers les misères morales et la ruine. Voilà, messieurs, ce qui me fait le plus de peine dans le spectacle que nous donnons au monde. Non-seulement il nous nuit, mais il nuit à nos principes, il nuit à notre cause, il nuit à cette patrie intellectuelle à laquelle, pour mon compte, comme Français, je tiens plus qu’à la patrie physique et matérielle, qui est sous nos yeux. (Mouvements divers.)

Messieurs, si le spectacle que nous donnons produit un tel effet vu de loin, aperçu des confins de l’Europe, que pensez-vous qu’il produise en France, même sur ces classes qui n’ont point de droits, et qui, du sein de l’oisiveté politique à laquelle nos lois les condamnent, nous regardent seuls agir sur le grand théâtre où nous sommes ? Que pensez-vous que soit l’effet que produise sur elles un pareil spectacle ?

Pour moi, je m’en effraye. On dit qu’il n’y a point de péril, parce qu’il n’y a pas d’émeute ; on dit que, comme il n’y a pas de désordre matériel à la surface de la société, les révolutions sont loin de nous.

Messieurs, permettez-moi de vous dire que je crois que vous vous trompez. Sans doute, le désordre n’est pas dans les faits, mais il est entré bien profondément dans les esprits. Regardez ce qui se passe au sein de ces classes ouvrières, qui aujourd’hui, je le reconnais, sont tranquilles. Il est vrai qu’elles ne sont pas tourmentées par les passions politiques proprement dites, au même degré où elles en ont été tourmentées jadis ; mais ne voyez-vous pas que leurs passions, de politiques, sont devenues sociales ? Ne voyez-vous pas qu’il se répand peu à peu dans leur sein des opinions, des idées, qui ne vont point seulement à renverser telles lois, tel ministère, tel gouvernement même, mais la société, à l’ébranler sur les bases sur lesquelles elle repose aujourd’hui ? N’écoutez-vous pas ce qui se dit tous les jours dans leur sein ? N’entendez-vous pas qu’on y répète sans cesse que tout ce qui se trouve au-dessus d’elles est incapable et indigne de les gouverner ; que la division des biens faite jusqu’à présent dans le monde est injuste ; que la propriété repose sur des bases qui ne sont pas les bases équitables ? Et ne croyez-vous pas que, quand de telles opinions prennent racine, quand elles se répandent d’une manière presque générale, que quand elles descendent profondément dans les masses, qu’elles doivent amener tôt ou tard, je ne sais pas quand, je ne sais comment, mais qu’elles doivent amener tôt ou tard les révolutions les plus redoutables ?

Telle est, messieurs, ma conviction profonde ; je crois que nous nous endormons à l’heure qu’il est sur un volcan (Réclamations), j’en suis profondément convaincu. (Mouvements divers.)

Maintenant permettez-moi de rechercher en peu de mots devant vous, mais avec vérité et une sincérité complète, quels sont les véritables auteurs, les principaux auteurs du mal que je viens de chercher à décrire ?

Je sais très-bien que les maux de la nature de ceux dont je viens de parler ne découlent pas tous, peut-être même principalement, du fait des gouvernements. Je sais très-bien que les longues révolutions qui ont agité et remué si souvent le sol de ce pays ont dû laisser dans les âmes une instabilité singulière ; je sais très-bien qu’il a pu se rencontrer dans les passions, dans les excitations des partis, certaines causes secondaires, mais considérables, qui peuvent servir à expliquer le phénomène déplorable que je vous faisais connaître tout à l’heure ; mais j’ai une trop haute idée du rôle que le pouvoir joue dans ce monde pour ne pas être convaincu que, lorsqu’il se produit un très-grand mal dans la société, un grand mal politique, un grand mal moral, le pouvoir n’y soit pas pour beaucoup.

Qu’a donc fait le pouvoir pour produire le mal que je viens de vous décrire ? Qu’a fait le pouvoir pour amener cette perturbation profonde dans les mœurs publiques, et ensuite dans les mœurs privées ? Comment y a-t-il contribué ?

Je crois, messieurs, qu’on peut, sans blesser personne, dire que le gouvernement a ressaisi, dans ces dernières années surtout, des droits plus grands, une influence plus grande, des prérogatives plus considérables, plus multiples que celles qu’il avait possédées à aucune autre époque. Il est devenu infiniment plus grand que n’auraient jamais pu se l’imaginer, non-seulement ceux qui l’ont donné, mais même ceux qui l’ont reçu en 1830. On peut affirmer, d’une autre part, que le principe de la liberté a reçu moins de développement que personne ne s’y serait attendu alors. Je ne juge pas l’événement, je cherche la conséquence. Si un résultat si singulier, si inattendu, un retour si bizarre des choses humaines, a déjoué de mauvaises passions, de coupables espérances, croyez-vous qu’à sa vue beaucoup de nobles sentiments, d’espérances désintéressées, n’aient pas été atteints ; qu’il ne s’en soit pas suivi pour beaucoup de cœurs honnêtes une sorte de désillusionnement de la politique, un affaissement réel des âmes ?

Mais c’est surtout la manière dont ce résultat s’est produit, la manière détournée, et jusqu’à un certain point subreptice, dont ce résultat a été obtenu, qui a porté à la moralité publique un coup funeste. C’est en ressaisissant de vieux pouvoirs qu’on croyait avoir abolis en Juillet, en faisant revivre d’anciens droits qui semblaient annulés, en remettant en vigueur d’anciennes lois qu’on jugeait abrogées, en appliquant les lois nouvelles dans un autre sens que celui dans lequel elles avaient été faites, c’est par tous ces moyens détournés, par cette savante et patiente industrie que le gouvernement a enfin repris plus d’action, plus d’activité et d'influence qu’il n’en avait peut-être jamais eu en France en aucun temps.

Voilà, messieurs, ce que le gouvernement a fait, ce qu’en particulier le ministère actuel a fait. Et pensez-vous, messieurs, que cette manière, que j’ai appelée tout à l’heure détournée et subreptice, de regagner peu à peu la puissance, de la prendre en quelque sorte par surprise, en se servant d'autres moyens que ceux que la constitution lui avait donnés ; croyez-vous que ce spectacle étrange de l’adresse et du savoir-faire, donné publiquement pendant plusieurs années, sur un si vaste théâtre, à toute une nation qui le regarde, croyez-vous qu’un tel spectacle ait été de nature à améliorer les mœurs publiques ?

Pour moi, je suis profondément convaincu du contraire ; je ne veux pas prêter à mes adversaires des motifs déshonnêtes qu’ils n’auraient pas eus ; j’admettrai, si l’on veut, qu’en se servant des moyens que je blâme, ils ont cru se livrer à un mal nécessaire ; que la grandeur du but leur a caché le danger et l’immoralité du moyen. Je veux croire cela ; mais les moyens en ont-ils été moins dangereux ? Ils croient que la révolution qui s’est opérée depuis quinze ans dans les droits du pouvoir était nécessaire, soit ; et ils ne l’ont pas fait par un intérêt particulier : je le veux croire ; mais il n’est pas moins vrai qu’ils l’ont opérée par des moyens que la moralité publique désavoue ; il n’est pas moins vrai qu’il l’ont opérée en prenant les hommes non par leur coté honnête, mais par leur mauvais côté, par leurs passions, par leur faiblesse, par leur intérêt, souvent par leurs vices. (Mouvement.) C’est ainsi que tout en voulant peut-être un but honnête, ils ont fait des choses qui ne l’étaient pas. Et, pour faire ces choses, il leur a fallu appeler à leur aide, honorer de leur faveur, introduire dans leur compagnie journalière des hommes qui ne voulaient ni d’un but honnête, ni de moyens honnêtes, qui ne voulaient que la satisfaction grossière de leurs intérêts privés, à l’aide de la puissance qu’on leur confiait ; ils ont ainsi accordé une sorte de prime à l’immoralité et au vice.

Je ne veux citer qu’un exemple, pour montrer ce que je veux dire, c’est celui de ce ministre, dont je ne rappellerai pas le nom, qui a été appelé dans le sein du cabinet, quoique toute la France, ainsi que ses collègues, sussent déjà qu’il était indigne d’y siéger ; qui est sorti du cabinet parce que cette indignité devenait trop notoire, et qu’on a placé alors où ? sur le siège le plus élevé de la justice, d’où il a dû bientôt descendre pour venir s’asseoir sur la sellette de l’accusé.

Eh bien ! Messieurs, quant à moi, je ne regarde pas ce fait comme un fait isolé ; je le considère comme le symptôme d’un mal général, le trait le plus saillant de toute une politique : en marchant dans les voies que vous aviez choisies, vous aviez besoin de tels hommes.

Mais c’est surtout par ce que M, le ministre des affaires étrangères a appelé l’abus des influences que le mal moral dont je parlais tout à l’heure s’est répandu, s’est généralisé, a pénétré dans le pays. C’est par là que vous avez agi directement et sans intermédiaire sur la moralité publique, non plus par des exemples, mais par des actes. Je ne veux pas encore sur ce point faire à MM. les ministres une position plus mauvaise que je ne la vois réellement : je sais bien qu’ils ont été exposés à une tentation immense ; je sais bien que, dans aucun temps, dans aucun pays, un gouvernement n’en a eu à subir une semblable ; que, nulle pari, le pouvoir n’a eu dans ses mains tant de moyens de corrompre, et n’a eu en face de lui une classe politique tellement restreinte et livrée à de tels besoins, que la facilité d’agir sur elle par la corruption parût plus grande, le désir d’agir sur elle plus irrésistible. J’admets donc que ce n’est pas par un désir prémédité de ne faire vibrer chez les hommes que la seule corde de l’intérêt privé que les ministres ont commis ce grand mal : je sais bien qu’ils ont été entraînés sur une pente rapide sur laquelle il était bien difficile de se tenir ; je sais cela ; aussi la seule chose que je leur reproche, c’est de s’y être placés, c’est de s’être mis dans un point de vue où, pour gouverner, ils avaient besoin, non pas de parler à des opinions, à des sentiments, à des idées générales, mais à des intérêts particuliers. Une fois entrés dans cette voie, je tiens pour certain que, quelle qu’eût été leur volonté, leur désir de retourner en arrière, une puissance fatale les poussait et a dû les pousser successivement en avant, partout où ils ont été depuis. Pour cela, il ne leur fallait qu’une chose : vivre. Du moment où ils s’étaient mis dans la position où je les plaçais tout à l’heure, il leur suffisait d’exister huit ans pour faire tout ce que nous avons vu qu’ils ont fait, non-seulement pour user de tous les mauvais moyens de gouvernement dont je parlais tout à l’heure, mais pour les épuiser.

C’est cette fatalité qui d’abord leur a fait augmenter outre mesure les places ; qui ensuite, lorsqu’elles sont venues à manquer, les a portes à les diviser, à les fractionner, pour ainsi dire, afin d’avoir à en donner un plus grand nombre, sinon les places, du moins les traitements, comme cela a été fait pour tous les offices de finances. C’est cette même nécessité qui, lorsque, malgré cette industrie, les places sont enfin venues à manquer, les a portés, comme nous l’avons vu l’autre jour dans l’affaire Petit, à faire vaquer artificiellement, et par des moyens détournés, les places qui étaient déjà remplies.

M. le ministre des affaires étrangères nous a dit bien des fois que l’opposition était injuste dans ses attaques, qu’elle lui faisait des reproches violents, mal fondés, faux. Mais, je le lui demande à lui-même, l’opposition l’a-t-elle jamais accusé, dans ses plus mauvais moments, de ce qui est prouvé aujourd’hui ? (Mouvement.) L’opposition a fait assurément de graves reproches à M. le ministre des affaires étrangères, peut-être des reproches excessifs, je l’ignore ; mais elle ne l’avait jamais accusé de faire ce qu’il a confessé lui-même dernièrement avoir fait.

Et pour mon compte, je déclare que non-seulement je n’avais jamais accusé M. le ministre des affaires étrangères de ces choses, mais que je ne l’en avais pas même soupçonné. Jamais ! jamais je n’aurais cru, en entendant M. le ministre des affaires étrangères exposer à cette tribune avec une supériorité admirable de paroles, les droits de la morale dans la politique, en l’entendant tenir un tel langage, dont, malgré mon opposition, j’étais fier pour mon pays, assurément je n’aurais jamais cru que ce qui est arrivé fût possible, j’aurais cru non-seulement lui manquer, mais encore me manquer à moi-même, que de supposer ce qui était cependant la vérité. Croirai-je, comme on l’a dit l’autre jour, que quand M. le ministre des affaires étrangères tenait ce beau et noble langage, il ne disait pas sa pensée ? Quant à moi, je n’irai pas jusque-là ; je crois que l’instinct, que le goût de M. le ministre des affaires étrangères était de faire autrement qu’il n’a fait. Mais il a été poussé, entraîné malgré lui, arraché de sa volonté, pour ainsi dire, par cette sorte de fatalité politique et gouvernementale qu’il s’était imposée à lui-même, et dont je faisais tout à l’heure le tableau.

Il demandait l’autre jour ce que le fait qu’il appelait un petit fait avait de si grave. Ce qu’il a de si grave, c’est qu’il vous soit imputé, c’est que ce soit vous, vous de tous les hommes politiques peut-être de cette Chambre qui par votre langage aviez donné le moins la raison de penser que vous aviez fait des actes de cette espèce, que c’est vous qui en soyez convaincu.

Et si cet acte, si ce spectacle est de nature à faire une impression profonde, pénible, déplorable pour la moralité en général, quelle impression ne voulez-vous pas qu’il fasse sur la moralité particulière des agents du pouvoir ? Il y a une comparaison qui, quant à moi, m’a singulièrement frappé, dès que j’ai connu le fait.

Il y a trois ans, un fonctionnaire du ministère des affaires étrangères, fonctionnaire élevé, diffère d’opinions politiques avec le ministre sur un point. Il n’exprime pas sa dissidence d’une manière ostensible, il vote silencieusement.

M. le ministre des affaires étrangères déclare qu’il lui est impossible de vivre dans la compagnie officielle d’un homme qui ne pense pas complètement comme lui ; il le renvoie, ou plutôt, disons le mot, il le chasse. (Mouvement.)

Et aujourd’hui, voici un autre agent placé moins haut dans la hiérarchie, mais plus près de la personne de M. le ministre des affaires étrangères, qui commet les actes que vous savez. (Ecoutez ! écoutez !)

D’abord M. le ministre des affaires étrangères ne nie pas qu’il les ait sus ; il l’a nié depuis, j’admets pour un moment qu’il les ait ignorés.

A gauche. Mais non ! Mais non !

M. de Tocqueville. Mais s’il peut nier qu’il ait connu ces faits, il ne peut nier du moins qu’ils aient existé et qu’il ne les connaisse aujourd’hui ; ils sont certains. Or, il ne s’agit plus ici entre vous et cet agent d’une dissidence politique, il s’agit d’une dissidence morale, de ce qui tient le plus près et au cœur et à la conscience de l’homme ; ce n’est pas seulement le ministre qui est compromis ici, c’est l’homme, prenez-y bien garde !

Eh bien ! vous qui n’avez pas pu souffrir une dissidence politique plus ou moins grave avec un homme honorable qui n’avait fait que voter contre vous ; et vous ne trouvez pas de blâme, bien plus vous trouvez des récompenses pour le fonctionnaire qui, s’il n’a pas agi d’après votre pensée, vous a indignement compromis, qui vous a mis dans la position la plus pénible et la plus grave où vous ayez certainement été depuis que vous êtes entré dans la vie politique. Vous gardez ce fonctionnaire ; bien plus, vous le récompensez, vous l’honorez.

Que voulez-vous que l’on pense ? Comment voulez-vous que nous ne pensions pas l’une de ces deux choses : ou que vous avez une singulière partialité pour les dissidences de cette espèce, ou que vous n’êtes plus libre de les punir ? (Sensation.)

Je vous défie, malgré le talent immense que je vous reconnais, je vous défie de sortir de ce cercle. Si, en effet, l’homme dont je parle a agi malgré vous, pourquoi le gardez-vous près de vous ? Si vous le gardez près de vous, si vous le récompensez, si vous refusez de le blâmer, même de la manière la plus légère, il faut nécessairement conclure ce que je concluais tout à l’heure.

A gauche. Très-bien ! très-bien !

M. Odilon Barrot. C’est décisif !

M. de Tocqueville. Mais, messieurs, admettons que je me trompe sur les causes du grand mal dont je parlais tout à l’heure, admettons qu’en effet le gouvernement en général et le cabinet en particulier n’y est pour rien ; admettons cela pour un moment. Le mal, messieurs, n’en est-il pas moins immense ? ne devons-nous pas à notre pays, à nous-mêmes, de faire les efforts les plus énergiques et les plus persévérants pour le surmonter ?

Je vous disais tout à l’heure que ce mal amènerait tôt ou tard, je ne sais comment, je ne sais d’où elles viendront, mais amènerait tôt ou tard les révolutions les plus graves dans ce pays : soyez-en convaincus.

Lorsque j’arrive à rechercher dans les différents temps, dans les différentes époques, chez les différents peuples, quelle a été la cause efficace qui a amené la ruine des classes qui gouvernaient, je vois bien tel événement, tel homme, telle cause accidentelle ou superficielle ; mais croyez que la cause réelle, la cause efficace qui fait perdre aux hommes le pouvoir, c’est qu’ils sont devenus indignes de le porter. (Nouvelle sensation.)

Songez, messieurs, à l’ancienne monarchie ; elle était plus forte que vous, plus forte par son origine ; elle s’appuyait mieux que vous sur d’anciens usages, sur de vieilles mœurs, sur d’antiques croyances ; elle était plus forte que vous, et cependant elle est tombée dans la poussière. Et pourquoi est-elle tombée ? Croyez-vous que ce soit par tel accident particulier ? Pensez-vous que ce soit le fait de tel homme, le déficit, le serment du jeu de paume, Lafayette, Mirabeau ? Non, messieurs ; il y a une cause plus profonde et plus vraie, et cette cause c’est que la classe qui gouvernait alors était devenue, par son indifférence, par son égoïsme, par ses vices, incapable et indigne de gouverner (Très-bien ! très-bien !).

Voilà la véritable cause.

Eh ! Messieurs, s’il est juste d’avoir cette préoccupation patriotique dans tous les temps, à quel point n’est-il pas plus juste encore de l’avoir dans le nôtre ? Est-ce que vous ne ressentez pas, par une sorte d’intuition instinctive qui ne peut pas s’analyser, mais qui est certaine, que le sol tremble de nouveau en Europe ? (Mouvement.) Est-ce que vous ne sentez pas... que dirai-je ? un vent de révolutions qui est dans l’air ? Ce vent, on ne sait où il nait, d’où il vient, ni, croyez-le bien, qui il enlève : et c’est dans de pareils temps que vous restez calmes en présence de la dégradation des mœurs publiques, car le mot n’est pas trop fort.

Je parle ici sans amertume, je vous parle, je crois, même sans esprit de parti ; j’attaque des hommes contre lesquels je n’ai pas de colère ; mais enfin je suis obligé de dire à mon pays ce qui est ma conviction profonde et arrêtée. Eh bien ! Ma conviction profonde et arrêtée, c’est que les mœurs publiques se dégradent, c’est que la dégradation des mœurs publiques vous amènera, dans un temps court, prochain peut-être, à des révolutions nouvelles. Est-ce donc que la vie des rois tient à des fils plus fermes et plus difficiles à briser que celle des autres hommes ? Est-ce que vous avez, à l’heure où nous sommes, la certitude d’un lendemain ? Est-ce que vous savez ce qui peut arriver en France d’ici à un an, à un mois, à un jour peut-être ? Vous l’ignorez ; mais ce que vous savez, c’est que la tempête est à l’horizon, c’est qu’elle marche sur vous ; vous laisserez-vous prévenir par elle ? (Interruption au centre.)

Messieurs, je vous supplie de ne pas le faire ; je ne vous le demande pas, je vous en supplie ; je me mettrais volontiers à genoux devant vous, tant je crois le danger réel et sérieux, tant je pense que le signaler n’est pas recourir à une vaine forme de rhétorique. Oui, le danger est grand ! Conjurez-le quand il en est temps encore ; corrigez le mal par des moyens efficaces, non en l’attaquant dans ses symptômes, maison lui-même.

On a parlé de changements dans la législation. Je suis très-porté à croire que ces changements sont non-seulement utiles, mais nécessaires : ainsi je crois à l’utilité de la réforme électorale, à l’urgence de la réforme parlementaire ; mais je ne suis pas assez insensé, messieurs, pour ne pas savoir que ce ne sont pas les lois elles-mêmes qui font la destinée des peuples ; non, ce n’est pas le mécanisme des lois qui produit les grands événements de ce monde : ce qui fait les événements, messieurs, c’est l’esprit même du gouvernement. Gardez les lois si vous voulez ; quoique je pense que vous ayez grand tort de le faire, gardez-les ; gardez même les hommes, si cela vous fait plaisir, je n’y fais, pour mon compte, aucun obstacle ; mais, pour Dieu, changez l’esprit du gouvernement, car, je vous le répète, cet esprit-là vous conduit à l’abime. (Vive approbation à gauche.)

(Extrait textuel du Moniteur du 28 janvier 1848.)

A. de Tocqueville

Études économiques, politiques et littéraires
Michel Lévy, 1866 (Œuvres complètes, vol. IX, pp. 520-535).

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Pour une libre critique de Céline

Pierre-André Taguieff

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