Auteur d’un essai sur l’antisémitisme de Céline, Pierre-André Taguieff a voulu répondre à l’article de Jérôme Leroy paru dans le dernier numéro de Causeur.
La rédaction
Les Français tiennent à leurs contes de fée nationaux, surtout quand ils prennent une couleur littéraire – exception culturelle oblige –, et l’éclosion supposée de « l’écrivain de génie » nommé Céline en est un. Devant ce lieu de mémoire, on est tenu d’admirer sans s’interroger, de contempler sans questionner. Il n’est pas question de toucher à l’intouchable. Même les bobards du « génie littéraire » sont sacrés. Oser les mettre en question, c’est blasphémer à la française, c’est-à-dire faire preuve de « haine de la littérature », comme le répètent en chœur les critiques psittacistes de notre livre, Céline, la race, le Juif.
Céline, une mythologie
Les célinophiles inconditionnels de toutes obédiences se sont évertués à propager des « vies de Céline » légendaires, récits apologétiques recyclant nombre de ses mensonges et de ses mythes personnels (par exemple, ses prétendues origines bretonnes et flamandes), et légitimant ses postures trompeuses, celles notamment du « persécuté », du « bouc émissaire ». « Le persécuté c’est moi », écrit Céline à Lucette Destouches le 13 août 1946. Délire de persécution, mais aussi posture du persécuté prise sans vergogne par un délateur dont nous analysons les sinistres activités sous l’Occupation. C’est le cœur de la légende célinienne, une légende victimaire. Sur la base de ses mensonges et de ses délires, Céline a été angélisé, victimisé, héroïsé.
Le cas Céline a été ainsi mythologisé. L’écrivain s’est transformé en idole. Le culte qui lui est rendu a ses grands prêtres, son clergé, ses rites, ses chapelles et ses célébrations solennelles, ses prières en guise de commentaires. La communauté de fidèles ainsi instituée a ses textes sacrés, ses apologistes professionnels et ses inquisiteurs, lesquels procèdent à l’excommunication des infidèles. Ce culte a même ses mystères, dont le principal est bien connu : le mystère de la transsusbtantiation du pur génie en salaud intégral (et la transmutation inverse). Depuis 1961, l’amoncellement des biographies complaisantes et romancées de Céline a suscité une vulgate célinophile qui a ses mandarins, ses profiteurs et ses colleurs d’affiches. Cette célinophilie est devenue une composante du littérairement correct. Le malheur est que les thèmes de ce récit enchanteur et trompeur ont été intériorisés par nombre de lecteurs aussi naïfs qu’admiratifs de Voyage au bout de la nuit et de Mort à crédit. Ces lecteurs admiratifs du romancier forment une communauté de croyants. Le catéchisme céliniste semble les satisfaire, au point de les transformer subrepticement en adeptes. Ce qui les choque, c’est précisément la critique de leur cher catéchisme, celui qu’entretiennent les prêcheurs professionnels du culte, qui en vivent. Nous sommes en présence d’une entreprise d’endoctrinement qui a réussi.
Illusions perdues
Dans Céline, la race, le Juif, dont l’un des objectifs est de contribuer à la démythologisation du phénomène Céline, plus d’un demi-siècle après la mort de l’écrivain, nous nous sommes risqués à suivre le sage conseil de Voltaire : « On doit des égards aux vivants ; on ne doit aux morts que la vérité. » Nous n’imaginions pas que le dévoilement, aussi partiel soit-il, de la simple vérité sur l’écrivain, le pamphlétaire antijuif et le propagandiste pronazi serait perçue et dénoncée comme une action scandaleuse. Nous avions sous-estimé la force de l’admiration aveugle et la violence de l’indignation moralisante. Sous-estimé aussi les intérêts éditoriaux et journalistiques liés à la préservation de la légende littéraire. Ces intérêts suffisent à expliquer pourquoi tant d’articles médiocres, rédigés à la hâte par des journalistes n’ayant pas lu notre livre, se ressemblent étrangement : fabriqués avec un petit nombre de clichés, d’impasses calculées et d’accusations infondées, leur seul objectif est de dissuader le lecteur d’ouvrir notre ouvrage, histoire de protéger la communauté des fidèles des « mauvaises » influences extérieures. Les pontifes du célinisme savent que leur statut symbolique tient au phénomène de « polarisation de groupe », par lequel les fidèles restent entre eux, partagent leur goût des images installées et renforcent leur adhésion aux dogmes célinistes. L’admiration est une chose, et elle ne se discute pas. Le manque de probité intellectuelle en est une autre. C’est là qu’est le vrai scandale. Occasion de rappeler que les règlements de comptes sont le déshonneur de la critique littéraire.
En nous efforçant de dissiper les mensonges pieux et les illusions réconfortantes sur l’idole Céline, c’est-à-dire de remplacer une légende littéraire par une série de faits vérifiés sur l’homme et l’écrivain, nous ne nous proposons nullement d’« effacer Céline » ni de le « résumer à son seul antisémitisme ». Il ne s’agit pas pour nous de « brûler » le moindre écrit de Céline, parce que leur auteur serait un « salaud ». Ni de criminaliser les lecteurs de Céline, en en faisant des « salauds » par contamination ! Rien dans notre livre ne permet de nous attribuer une telle vision. Les céliniens ordinaires, ceux d’hier comme ceux d’aujourd’hui, qui prennent plaisir à lire Céline, sont à nos yeux forts respectables. Certains universitaires pourraient en faire l’objet d’une étude sociologique. Mais on ne trouve rien de tel dans notre livre, dont ce n’est pas le propos. Quant aux pamphlets antijuifs de Céline, il reste à en faire une véritable édition critique, fondée sur une connaissance approfondie des sources ainsi que sur une intelligence des objectifs et des stratégies du propagandiste doublé d’un plagiaire pressé. Ce travail critique a été exemplairement commencé par Alice Kaplan en 1987 sur Bagatelles pour un massacre. Nous l’avons poursuivi dans notre livre, en tenant compte de nouveaux documents, en particulier de la correspondance. Notre examen critique porte en outre sur la légende de l’écrivain maudit et « génial » que Céline forge en exil au Danemark ainsi que sur les activités des célinistes militants et des célinolâtres de profession, ceux qui s’efforcent, depuis les années 1960, de blanchir et de transfigurer Céline en s’inspirant de son auto-mythologisation.
Loin de nous cependant l’idée selon laquelle les écrits sur Céline seraient tous du genre hagiographique et témoigneraient tous d’une complaisance frivole à l’égard de l’écrivain engagé, voire d’une complicité idéologique avec lui. Il y a des exceptions notables, dûment relevées dans notre livre. Il en va ainsi des travaux de Jean-Pierre Dauphin, Marie-Christine Bellosta, Annie Montaux, André Derval, Philippe Roussin, Marie Hartmann, Gaël Richard, Jérôme Meizoz, Odile Roynette, etc., dont nous saluons autant l’honnêteté intellectuelle que la compétence dans le domaine.
Céline choque Je suis partout !
Il s’agissait pour nous à la fois, dans notre livre, d’établir les faits et de poser le problème plus général, sur ce cas exemplaire, de la responsabilité morale et politique de l’écrivain. Car, dans la légende célinienne, le culte du « style » pur a permis d’imposer l’image de l’écrivain « de génie », irresponsable et intouchable, magnifiquement « infréquentable », admirablement « réfractaire ». Cette esthétisation va de pair avec une dépolitisation de la trajectoire de Céline, qui fut, en dépit de ses dénégations d’après-guerre, un écrivain engagé, mû par des idées et des passions politiques. « Je suis raciste et hitlérien, vous ne l’ignorez pas », écrit-il à Robert Brasillach en juin 1939. Et il ajoute : « Je hais le Juif, les Juifs, la juiverie, absolument, fondamentalement, instinctivement, de toutes les façons. Une haine parfaite. » Cette lettre, Brasillach refusera de la publier dans Je suis partout, comme d’autres par la suite. Céline, par son pro-hitlérisme inconditionnel et son extrémisme antijuif, a réussi à choquer la direction de l’hebdomadaire fasciste.
Il faut souligner à cet égard l’exceptionnalité célinienne. Dans l’espace de l’antisémitisme de plume des années 1930, on rencontre des extrémistes marginaux (Henry Coston, Henri-Robert Petit, Louis Darquier, Jean Boissel, Jean Drault, etc.), antijuifs professionnels stipendiés, et des « modérés » jugés fréquentables, journalistes ou écrivains, illustrant l’« antisémitisme de salon ». Céline est le seul écrivain antisémite à illustrer la catégorie de l’extrémiste non marginal, le seul écrivain célèbre à s’être engagé totalement et explicitement dans la propagande antijuive et raciste d’obédience pro-nazie.
Notre livre, qui s’attaque aux idées reçues ou imposées sur Céline et son itinéraire, a suscité une polémique à laquelle nous nous attendions. Ce qui nous surprend, et nous consterne, c’est d’abord que nos contradicteurs nous prêtent des thèses qui nous sont étrangères, ensuite qu’ils prétendent parfois que les thèses que nous avançons, et qui les choquent, ne seraient pas fondées sur des preuves. Étrange argument, qu’affectionnent des critiques qui n’ont jamais travaillé sur archives et dont la culture célinienne se limite à la lecture de quelques publications de célinistes pieux ou militants. On comprend dans ces conditions qu’ils ne veuillent rien savoir de ce qui dérange leurs certitudes.
Un as de la délation
Par exemple, le double fait que Céline a pratiqué la délation sous l’Occupation (ses dénonciations sont passées en revue dans notre livre) et a joué le rôle d’un « agent du SD » (service de renseignements de la police allemande), selon l’expression utilisée par la direction générale des Renseignements généraux sur la base des auditions de Helmut Knochen, chef de la police allemande en France. Céline est identifiée comme « agent du SD » dans une liste de 45 noms d’« agents de l’ennemi », qu’on trouve dans les archives récemment ouvertes. On peut le considérer comme un « agent » par conviction idéologique, disons un collaborateur volontaire des services de police allemands, prêt à apporter ses informations, son avis et ses conseils sur les mesures à prendre, notamment sur la « solution » de la « question juive ». Les auditions et interrogatoires de Knochen, entendu par la DST puis par les Renseignements généraux entre novembre 1946 et janvier 1947, viennent corroborer les déclarations, jusque-là isolées, de Hans Grimm, Hauptscharführer SS à Rennes. Ce responsable SS avait déclaré devant le tribunal de Leipzig que Céline avait pu obtenir un laisser-passer pour la zone côtière interdite grâce à une recommandation de Knochen et qu’il effectuait des missions pour le SD à Saint-Malo. Knochen cite « parmi les Français désireux de collaborer volontairement avec les services allemands : Montandon, Darquier de Pellepoix, Puységur, Céline, Lesdain », ardents hitlériens et antisémites fanatiques.
Le désir de ne pas savoir qui motive nos critiques les a empêchés de lire sérieusement notre livre, où lesdites preuves sont présentées, contextualisées, analysées. Mais il est vrai que notre livre frôle les 1200 pages ! Quand, chez des gens pressés, la paresse intellectuelle rencontre la mauvaise foi, le choix n’est plus qu’entre le silence qui tue et l’exécution sommaire. Faute de pouvoir imposer le silence, ils ont opté pour l’anathème. Ultime tentative de restaurer leur autorité défaillante et négation magique du crépuscule de leur idole.
Si la figure qui se dégage de notre étude est celle d’un personnage haïssable ou méprisable, ou encore celle d’un écrivain aux postures trompeuses, nous n’y pouvons rien. Et surtout, pour nous qui vivons depuis notre enfance dans un univers culturel où la littérature tient la plus grande place, cela n’a rien à voir avec une quelconque « haine de la littérature ». De la même manière, le fait d’avoir publié une longue étude intitulée Wagner contre les Juifs n’implique nullement que je serais mû par une secrète « haine de la musique ». De tels arguments sont pitoyables. Faut-il ajouter, puisque le célinocentrisme est à l’ordre du jour, que la littérature du XXe siècle ne se réduit pas aux romans de Céline ? Et, pour souligner une autre évidence, que la littérature ne se réduit pas au genre « roman » ? Mais c’est là une tout autre histoire.