Après avoir écrit Crédit à mort La décomposition du capitalisme et ses ennemis et surtout Les aventures de la marchandise Pour une nouvelle critique de la valeur, Anselm Jappe, philosophe marxiste, poursuit sa réflexion sur la valeur issue du travail avec La société autophage. Le mythe grec d’Érysichthon est la métaphore de sa démarche : le capitalisme va vers son auto destruction comme ce roi mythique qui, faute de régulation de son appétit insatiable, s’est auto dévoré.
Anselm Jappe rappelle à ses lecteurs qu’il est professeur de philosophie par un chapitre consacré à la naissance du sujet moderne chez les philosophes classiques tels que Descartes, Kant et Sade. Mais l’essentiel de son livre s’appuie sur la démarche initiée par Robert Kurt à l’origine du courant « Nouvelle critique de la valeur », Wertkritik.
Dans un second chapitre, il introduit son concept de narcissisme-fétichisme en le confrontant aux auteurs de l’Ecole de Francfort et à la polémique Marcuse-Fromm. La psychologie du sujet post moderne, lié à l’évolution du capitalisme absolu actuel, est l’axe de sa recherche. Pour créer ce concept, il croise la notion freudienne de narcissisme des psychanalystes et des psychosociologues de l’Ecole de Francfort avec la critique de la valeur de Kurt Robert et les conceptions du situationnisme de Guy Debord, dont il a précédemment commenté l’œuvre.
En construisant le concept de sujet narcissique-fétichiste, il identifie le sujet post moderne comme un effet du capitalisme en crise. Après la « critique de la valeur », A. Jappe élargit ici son discours à la sphère des structures psychiques. Il construit son concept en articulant la valeur avec le narcissisme et le fétichisme, pour faire de la fétichisation de la marchandisele trait structurel de la société capitaliste postmoderne.
Le point nodal de sa réflexion est autour du narcissisme puisque le fétichisme n’en est que la conséquence. Il reconnaît que ce concept freudien est un peu flou. Il écrit : « Plus on explore le concept de narcissisme, plus on est étonné par son extrême ambiguïté. » (p.75) En effet, A. Jappe s’appuie sur les textes cardinaux de Freud instaurant, puis revisitant le narcissisme, mais il en néglige la critique, car il n’en pas spécialiste. Le narcissisme a été un des points de rupture entre le groupe des psychanalystes qui ont suivi Jacques Lacan en 1953 et les caciques de la tradition psychanalytique auxquels il se réfère, en particulier Bela Grunberger et André Green.
Anselm Jappe prend le narcissisme dans le sens qu’il qualifie de « populaire ». Or, il est difficile de travailler ce concept, devenu crucial par l’élaboration de J. Lacan, hors de la référence à son stade du miroir de 1936 et 1945 et sans l’introduction de la référence aux signifiants qui portent le sujet. Le narcissisme est construit par la relation à l’autre imaginaire (le miroir) et à l’Autre qui ouvre l’accès au symbolique (le signifiant). La faille dans le narcissisme fait venir la pulsion de mort, source de la destructivité au plan individuel mais aussi au plan collectif, ce qui soutient l’interrogation ultime du livre sur la mort violente.
La compréhension de l’appétence sans fin provoquée par le consumérisme s’explique de manière cohérente par le narcissisme secondaire dans la relation d’objet. Son hypothèse que ce « sans fin » ne trouve sa limite que dans la mort est une extrapolation conjecturale depuis la clinique individuelle de la mélancolie et la scène du mythe, car la dimension auto destructrice de la société ne peut être ainsi élucidée. Freud a buté aussi sur l’extension de la pulsion de mort à la société car alors la société serait en permanence au seuil de la mélancolie mortifère.
L’auteur poursuit la métaphore du nourrisson plongé dans le narcissisme primaire. Or précisément, le fétiche a pour fonction de mettre un arrêt à la régression qu’A. Jappe invoque. Il lui faudrait déconstruire le narcissisme primaire comme lieu de la transmission du discours familial dont les signifiants vont orienter la vie du sujet. Cet autre déterminisme est encore à explorer.
L’ambition de cet ouvrage est de constituer une psychologie spécifique à la société capitaliste pour qu’il soit possible d’inventer d’autres modes de vie. En situant l’aliénation dans le narcissisme-fétichisme, il n’y aurait comme sortie de cette position psychique qu’une conversion, dans un renversement des croyances personnelles. A. Jappe demande que le vrai révolutionnaire devienne un born again pour ne plus être dans l’aliénation que sécrète la société capitaliste.
Il est intéressant de remarquer que Jacques Lacan, en 1970, s’est aussi intéressé à la valeur au sens marxiste. Il en a extrait la notion de jouissance qui fixe le symptôme dans le corps. Sur le modèle de la plus-value, Lacan invente le concept, plus-de-jouir, qui lie ce symptôme au corps du sujet.
Anselm Jappe avance l’idée d’une récente, mais profonde, évolution anthropologique. Dans l’hétérogénéité sociale, se forment des productions régressives collectives silencieuses. Quand elles s’expriment, elles prennent la forme violente d’un symptôme meurtrier. Longtemps obligé de coexister avec des formes de relations sociales, familiales et politiques héritées de sociétés plus anciennes, le capitalisme n’acquiert sa forme « chimiquement pure » qu’après la Seconde Guerre mondiale. Le narcissisme ainsi exacerbé maintient globalement les individus dans une petite enfance éternelle où seule compte la jouissance immédiate, résumée par la consommation. Les activités d’appropriation individuelle du monde, qui ne peuvent être que le fruit d’un renoncement pulsionnel, leur demeurent fermées. Ainsi les individus n’accèdent plus à l’autonomie d’un adulte qui tracerait sa trajectoire propre en acquérant progressivement de l’expérience et des compétences particulières.
Cette notation est fondamentale dans la construction du livre et de la pensée d’A. Jappe. Pour inventer une nouvelle société, le révolutionnaire doit se débarrasser de ce narcissisme fétichiste que la société capitaliste lui a fait incorporer. Dans ce dénuement nécessaire, on peut percevoir une démarche mystique qui va faire naître un homme nouveau…
La logique du concept central d’A. Jappe le porte de cette destructivité extrême vers une analyse marxiste où il affirme une thèse importante : il n’y a pas de « forme-sujet » opprimé de l’extérieur par la « forme-marchandise », comme par un carcan dont il suffirait de sortir pour se libérer. Au contraire, il y a eu historiquement, comme l’affirme Jappe, un « développement parallèle et conjoint de la « forme-sujet » et de la « forme-marchandise » (p. 220). Cette idée conduit à un changement dans le paradigme traditionnel de l’émancipation à gauche, car elle oblige chaque militant qui souhaite un changement radical à repenser l’action politique également dans les termes d’une nécessaire déconstruction de « sa propre constitution psychique narcissique ».
Il avance la thèse que l’homme pris dans l’aliénation « narcissique-fétichiste » perdrait sa valeur intrinsèque. Il devient, à l’image de la marchandise en général, d’une valeur abstraite, purement formelle. Son moi appauvri, en quête perpétuelle d’une reconnaissance par les autres qu’aucune qualité spécifique ne justifie plus, sera donc plus facilement tenté de se livrer à des déchaînements de violence « autophages », quelles qu’en soient les justifications idéologiques, par lesquels il gagnera souvent son heure de célébrité au prix du sang.
Anselm Jappe illustre sa thèse par les exemples du djihad et des actes de folie meurtrière, libération de la pulsion de mort induite par le capitalisme absolu. L’idée sous jacente est qu’un tel individu aurait perdu toute valeur. Anselm Jappe, qui est allemand, ne peut ignorer le sens latent d’une telle proposition…
Cette lecture de la société contemporaine dont l’une des extrémités plonge dans l’inertie de la mort et l’autre dans la violence de la folie meurtrière du djihad ou de l’Amok, réaction par la folie meurtrière à « une suite d’humiliations insupportables » (p.188) est lucide et n’échappe au pessimisme que par une espérance révolutionnaire absolue en symétrie d’une société capitaliste qui, n’ayant pas de principe régulateur, est sans frein.
Il s’agit donc de repérer la psychologie spécifique à la société capitaliste pour se préparer à inventer d’autres modes de vie. Le renversement des dispositifs de croyances personnelles issues d’une enfance formatée par la société capitaliste nécessite une conversion radicale. Le révolutionnaire doit la transmettre à ses enfants pour ne plus être dans l’aliénation que sécrète la société capitaliste. C’est un espoir qui repose sur un changement dans les modes d‘éducation et la prise de conscience individuelle.
Pour soutenir sa vision du sujet pris dans le narcissisme-fétichisme de la société capitaliste postmoderne, l’auteur s’est d’abord intéressé à la naissance du sujet moderne chez les philosophes classiques, Descartes, Kant et Husserl en particulier. Le sujet moderne est « le résultat de la sécularisation. L’homme a déclaré son indépendance à l’égard de Dieu. » (p. 27) Avec Descartes, les philosophes ne pensent plus par rapport à la tradition scolastique puisqu’il va jusqu’à affirmer qu’il se pense comme le premier penseur, après les Grecs, puisqu’il pense indépendamment, sans l’appui d’un texte sacré révélé.
Les psychanalystes théorisent une pratique. Le texte sacré pour eux est le dire du patient. A. Jappe est un philosophe, il s’appuie sur les textes de l’Ecole de Francfort et en particulier sur la polémique entre Fromm et Marcuse concernant la répression de sexualité génitale, condition pour Marcuse de la libération sexuelle et donc de la révolution sociale. Pour prendre de la distance, il s’appuie sur un auteur américain Christopher Lasch. Sa critique du freudo-marxisme est de montrer la complexité de la critique des effets du capitalisme sur le sujet postmoderne.
Le travail d’A. Jappe ne suscite pas d’illusion libératrice mais au contraire propose un long chemin qui passe par une modification subjective, une compréhension des mécanismes de l’aliénation capitaliste dans le contexte d’une transformation sociale. Ambitieux programme, que celui pour lequel la sortie de la société marchande passe au préalable par une importante transformation individuelle ! D’ailleurs, l’auteur n’a pas la prétention de donner la marche à suivre : le chemin reste à trouver, à tel point que son indétermination peut paraître un peu décourageante. Il n’en reste pas moins que l’ouvrage présente l’immense intérêt, par rapport à d’autres analyses contemporaines par ailleurs convergentes, de ne pas tomber dans l’ornière de l’invocation nostalgique de formes d’organisation sociale ou de rapports humains hérités du passé, ou même d’une « nature » de l’homme qui laisserait bien peu de place à l’invention historique. Cet ouvrage est un appel à l’invention, à la rupture avec les formes héritées du passé. Il est aussi un appel à une autre forme d’éducation, point sur lequel il rejoint la réflexion de Freud répondant à Einstein, dans son Pourquoi la guerre ?
Les notes nombreuses, une abondante bibliographie et une argumentation méthodique et rigoureuse font du livre d’Anselm Jappe une référence majeure sur le freudo-marxisme contemporain.