N°34 / Avenir de la démocratie Janvier 2019

La religion des faibles. Ce que le djihadisme dit de nous, de Jean Birnbaum

Alain Deniau

Résumé

NOTE DE LECTURE

Jean Birnbaum prolonge son livre paru en 2016, Un silence religieux La gauche face au djihadisme par ce nouvel essai qui dépasse le constat du silence. A la suite des questions de ses lecteurs, rencontrés lors des signatures, il explore les fondements théoriques marxistes de ce silence religieux pour en cerner les effets idéologiques.

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Jean Birnbaum prolonge son livre paru en 2016, Un silence religieux La gauche face au djihadisme par ce nouvel essai qui dépasse le constat du silence. A la suite des questions de ses lecteurs, rencontrés lors des signatures, il explore les fondements théoriques marxistes de ce silence religieux pour en cerner les effets idéologiques. Ils renvoient à l’expression d’une croyance, particulièrement aveuglante dans la pensée politique actuelle de gauche de la gauche. Croyance évidente chez les djihadistes, mais aussi croyance, réprimée, faible dans les valeurs propres à l’Occident, pour les « gauchistes » occidentaux. Plutôt que d’interroger les fondements de la croyance des islamistes qui veulent un empire universel, l’auteur porte son intérêt vers les Européens qui ont ce qu’il nomme une « croyance molle », voire même hostile aux valeurs de notre civilisation occidentale : la démocratie, l’égalité entre les hommes et les femmes, la liberté de pensée. Pour les islamistes, l’Occident est donc un obstacle à cette hégémonie souhaitée et les représentants de la « croyance molle » les soutiennent implicitement.

La religion des Faibles est celle de ceux qui ne sont plus habités par l’Histoire commune de l’Occident. Ils ont oublié les guerres qui ravagèrent le continent. Ils n’en retiennent que les crimes, l’esclavagisme, les conquêtes coloniales, les génocides et l’exploitation sociale. Pour ces raisons, ils dénient aujourd’hui à l’Europe une capacité à pacifier durablement le continent.

Pour comprendre la position intellectuelle de ceux qui ont été ses amis et ses camarades politiques, Jean Birnbaum se porte vers les textes marxistes, fondateurs de l’universalisme occidental, et sur l’histoire récente qui montre l’attrait hystérique des foules orientales pour le fanatisme. Plus éloquent que la persécution de Salman Rushdi et les tentatives de meurtre de ses éditeurs et de ses traducteurs, il relate la prise de conscience d’un illustrateur danois de bandes dessinées pour enfants, Käre Bluitgen1, qui voulait en réaliser une sur la vie de Mahomet. Il s’est heurté, à sa grande surprise, à un mur de silence. Pour l’aider des collègues lui ont proposé de publier des caricatures. Cela mit le feu à la planète et engendra cent quarante morts…

Jean Birnbaum fait entendre les reproches qui lui ont été fait, « d’être passé à droite ». Ne s’en prenait-il pas aux minorités dépossédées « dès lors qu’il critiquait la radicalisation de l’islam ? » Ces reproches sont le germe de l’interdit de penser et de dire. Il s’insurge contre cette gauche qui exprime « une visqueuse tolérance à l’égard de l’intolérance ». Elle ne voit pas que l’islamisme devient le fossoyeur de la gauche dans les pays musulmans. Comme exemple, il s’appuie sur la vie et l’œuvre d’un intellectuel marxiste libanais, Gilbert Achcar2, qui décrit le cauchemar du choc des barbaries entre les dictatures et les mouvements islamistes « comme si la seule alternative au despotisme était le fanatisme ». Aux yeux des Faibles, en effet, critiquer l’islam, c’est stigmatiser les opprimés, donc basculer dans le seul camp des oppresseurs, celui de l’Occident.3

Son opposition aux thèses d‘Alain Badiou4 est frontale. Il lui reproche de n’avoir pas entendu Michel Foucault, témoin de la révolution des mollahs en 1975, dont l’intérêt pour cette révolution s’arrête quand il comprend que le pouvoir reviendra aux religieux qui instaurent une théocratie. Dans son essai publié après les attentats, Alain Badiou avance l’idée que les djihadistes ont « un désir d’Occident » qu’ils expriment sur un mode fasciste et nihiliste, qu’ils veulent détruire ce qu’ils ne peuvent acquérir, que la religion ne serait pour eux, telle que la décrivait déjà Engels, qu’un « vêtement », qu’une couverture rhétorique. Jean Birnbaum soutient au contraire que la croyance religieuse est une altérité capable, comme l’a vue Michel Foucault, de susciter par elle–même un élan révolutionnaire. Il reproche à la gauche d’être devenue une croyance faible, incapable de transférer son ancien élan révolutionnaire vers l’Europe. Jean Birnbaum reproche aussi à Alain Badiou sa défiance réitérée à l’égard de la démocratie et de l’Europe alors qu’elle porte désormais en elle tous les idéaux historiques de progrès dans la société et la possibilité de les réaliser.

Le titre de son troisième chapitre « Europe ou barbarie » est explicite. Il y montre la contradiction interne de la démarche de refus d’Alain Badiou de la démocratie bourgeoise. Pour Marx, elle est un moment nécessaire d’évolution de la société avant l’avènement d’une société communiste. De même son mépris pour l’Occident est en réalité l’expression d’un nihilisme puisque ce signifiant Occident ne peut être renvoyé, pour prendre sens, qu’à lui-même, en raison de la disparition de l’URSS et de la vacuité, pour Marx, du terme de « despotisme oriental » qui ne permet pas une prise de conscience de classe. Les révolutions arabes, sauf peut-être en Tunisie, l’ont montré.

Pour Jean Birnbaum, le djihadisme est le reflet actuel de deux univers à prétention hégémonique en lutte. Pour relativiser ce moment conflictuel, l’auteur convoque des politologues tels que Samuel Hutington, Maxime Rodinson, Cornélius Castoriadis, Eric Hobsbawm. S’appuyant particulièrement sur ce dernier, il conclut qu’il faut réfléchir « aux manières d’être qui font la différence, aux formes de vie qui valent la peine qu’on les défendent. »

L’auteur illustre cet aphorisme par la vie de Victor Serge, victime du goulag stalinien et de retour « en Occident ». « Pour ce militant libertaire formé à l’école du mouvement ouvrier, pour ce révolutionnaire infatigable qui sort à peine de l’enfer stalinien, le socialisme apparaît indissociable des droits attachés à la démocratie libérale. »

Aujourd’hui, depuis la chute de l’URSS, l’illusion s’est déplacée vers le « mouvement postcolonial ». Les universitaires américains de l’université de Colombia qui le soutiennent pensent que le colonialisme « a exporté de force l’ « identité » homosexuelle ». « Les réformateurs musulmans ont adopté la morale européenne et avec elle ses catégories sexuelles ». Joseph Massad, l’auteur de Desiring Arabs5 peut dès lors accuser une « internationale gay » de jouer les pompiers pyromanes. « Car, dans les pays musulmans protéger les homosexuels revient à défendre une petite couche sociale privilégiée. »6

Le désir hégémonique de l’Islam nie les droits des femmes et des minorités sexuelles. J. Birnbaum suit en historien du quotidien, en journaliste, leurs travaux et leurs démarches de terrain. L’idéologie que l’homosexualité serait une constante biologique donc répartie dans toutes les sociétés est infirmée par des femmes musulmanes qui soutiennent que ce qui prime pour elles est l’intégration dans leur culture. Au slogan féministe de Mai 68 « Mon corps m’appartient », Houria Bouteldja, porte parole du Parti des indigènes de la République, répond que les valeurs de liberté corporelles sont un produit d’importation entrainant l’aliénation à l’Occident d’une frange minime de la société islamisée. Elle écrit : « Aucun magistère moral ne me fera endosser un mot d’ordre conçu par et pour des féministes blanches ». Elle poursuit : « J’appartiens à ma famille, à mon clan, à ma race, à l’Algérie, à l’islam.7 »

Avant elle, déjà un essai avait mis « en cause un féminisme complice des discriminations. » Nacira Guénif-Souilamas et Eric Macé8 passent le féminisme « universaliste » au crible du gauchisme postcolonial « au moment où le mouvement antiraciste entrait dans une crise profonde. »9

En 1976, Kate Millett, voulant rencontrer ces minorités sexuelles en Iran, est menacée et expulsée. Elle conclut de son voyage « Un groupe d’hommes nous terrorise, un autre risque sa vie pour nous défendre. La civilisation et la barbarie. »10 A l’opposé se tient Houria Bouteldja qui prend la position de thuriféraire de Ahmadinejad quand elle écrit qu’il « ment en toute honnêteté »11 l’admirant car c’est un « indigène » s’exprimant au cœur de l’empire américain, à l’ONU.

Cette lutte idéologique, soutenue par les gauchistes français, trouve un appui dans la langue par le néologisme « homonationalisme » qui promeut des manifestations provocatrices. A l’inverse, les militants postcoloniaux soutiennent que l’homosexualité, le « féminisme impérialiste » sont un phénomène imposé de l’extérieur par l’Occident, « Israël étant alors envisagé comme l’avant-poste de la perversion occidentale. »

La réflexion de Jean Birnbaum s’appuie sur Claude Lefort qui s’engage dans un « moi, je » et sur Jacques Derrida proclamant un « Nous, les Européens ». Ainsi l’auteur donne à Cl. Lefort la conclusion de son chapitre L’enfer sexuel, c’est le nôtre : « Et moi, je dis que le régime de Téhéran est pervers. J’insiste sur ce moi je, parce que, dès qu’il y a un homme, un maître, un groupe tout puissant qui prétend plier à sa règle, aux normes d’une croyance, l’ensemble d’un peuple, je dis : « voilà qui est pervers et qui est criminel ».12

L’auteur montre dans sa conclusion qu’il s’agit de passer du fragile moi, je vers un nous un peu résistant. C’est celui de Jacques Derrida qui écrit « Ce qu’on nomme algébriquement « l’Europe » a des responsabilités à prendre pour l’avenir de l’humanité, pour celui du droit international - ça c’est ma foi, ma croyance. Et là, je n’hésiterai pas à dire « Nous, les Européens ».13

Et Jean Birnbaum peut conclure : « Chaque déclaration de guerre nous rappelle la valeur d’institutions politiques et de pratiques sociales que nous avions coutume de dénigrer. Bref, la violence djihadiste nous ramène à notre différence. » « Mais cela demeure un choix ouvert à chacune et à chacun de nous pour peu qu’on se risque à le défendre, ce « nous » si vulnérable, fort de sa faiblesse enfin élucidée. »14

Le livre de Jean Birnbaum, qui est aussi directeur du Monde des livres, me paraît construire une synthèse importante en nommant la crise identitaire que traverse la France. Son livre trouve son enracinement dans une connaissance étendue des textes politiques, classiques et contemporains, mais aussi dans une attention inspirée de la psychanalyse. Il entend dans les discours politiques et idéologiques leur visée et leur tonalité dépressive. Il montre que la seule conviction que nous pouvons avoir aujourd’hui, en présence du désir hégémonique de l’Islam, est de porter notre regard et notre espoir vers l’Europe Notre conviction doit être d‘accomplir ainsi le projet des Lumières. Sa force doit être en opposition à cette « religion des Faibles » qui ne savent plus ce qu’ils désirent et deviennent de ce fait complices, plus ou moins consciemment, de l’asservissement au djihadisme.

1 Jeanne Favret-Saada, Comment produire une crise mondiale avec douze petits dessins, Fayard ,2015.

2 Gilbert Achcar, Marxisme, orientalisme, cosmopolitisme, Arles, Sindbad, Actes Sud, 2013.

3 Jean Birnbaum, La religion des Faibles Ce que le djihadisme dit de nous, Paris, Seuil, 2018.

4 Alain Badiou, Notre mal vient de plus loin. Penser les tueries du 13 Novembre, Paris, Fayard, 2016.

5 Joseph Massad, Desiring Arabs, Chicago, University of Chicago Press, 2007.

6 Jean Birnbaum, ibid., p.198.

7 Houria Bouteldja, Les Blancs, les Juifs et nous. Vers une politique de l’amour révolutionnaire, Paris, La Fabrique, 2016, pp. 71-72.

8 Nacira Guénif-Suilamas et Eric Macé, Les Féministes et le garçon arabe, La Tour- d’Aigues, Ed. de l’Aube, 2004.

9 Jean Birnbaum, ibid., p.206.

10 Kate Millett, En Iran, Paris, Ed. Des femmes, 1981 p. 289.

11 Houria Bouteldja, Ibid., pp.35 & 32.

12 Claude Lefort, Le temps présent. Ecrits (1945-2005), Paris, Belin, 2007, p.654.

13 Jacques Derida, Apprendre à vivre enfin, entretien avec Jean Birnbaum, Paris, Galilée/Le Monde, 2005, p.42.

14 Jean Birnbaum, La religion des Faibles, Seuil, septembre 2018, pp.273 & 275.

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