N°36 / Politique de santé Janvier 2020

Cécile Wajsbrot. Destruction

Editions Le Bruit du temps 2019. Belles Lettres Diffusion Distribution

Alain Deniau

Résumé

NOTE DE LECTURE

Cécile Wajsbrot donne avec son roman Destruction une fiction politique très actuelle. Elle anticipe avec une immense finesse ce que pourrait être sa vie personnelle et sociale si les mouvements populistes prenaient le pouvoir aujourd’hui. Son roman est donc aussi une réflexion, à partir de la vie quotidienne, sur un pouvoir politique qui ne repose plus sur des mouvements de masse mais sur un travail d’aplatissement idéologique dans tous les domaines d’expression : artistique, littéraire, mais aussi dans la langue.

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Cécile Wajsbrot donne avec son roman Destruction une fiction politique très actuelle. Elle anticipe avec une immense finesse ce que pourrait être sa vie personnelle et sociale si les mouvements populistes prenaient le pouvoir aujourd’hui. Son roman est donc aussi une réflexion, à partir de la vie quotidienne, sur un pouvoir politique qui ne repose plus sur des mouvements de masse mais sur un travail d’aplatissement idéologique dans tous les domaines d’expression : artistique, littéraire, mais aussi dans la langue. Ceux qui ont pris le pouvoir ainsi ne sont pas nommés. « Ils » veulent l’avenir, le progrès, le nouveau au prix d’une abolition de l’histoire et du passé. « Derrière les mots lénifiants transparut la haine, derrière les idées devenues consensuelles reparut l’entreprise initiale – la destruction. »

Vivant entre Paris et Berlin, l’auteure s’appuie sur sa connaissance intime du nazisme pour démonter le poison insidieux qui précède la prise de pouvoir et le processus de son installation. Ce roman, énoncé à la première personne, sonne comme un avertissement, un phare qui est à la fois un repère, mais dont le faisceau se perd dans la houle, et le lieu d’une solitude au service des autres.

« Quand cette histoire a-t-elle commencé ? Un début invisible, progressif, une ombre qui s’étend - jusqu’au jour où l’évidence d’un changement apparaît. C’est ce jour-là qu’on considère en général comme le début, comme le premier jour d’une ère nouvelle - alors que tout se préparait depuis longtemps. » « C’était étrange, ce sentiment de sentir quelque chose et de ne pas le sentir, de savoir et en même temps d’ignorer… »

Dès la première page, la narratrice situe l’objet de son écriture qui s’adresse à un homme mystérieux et secret, réel ou imaginaire. Fiction littéraire qui lui permet de penser et de parler ou inverse symétrique du « ils » persécutant ? « Et vous demandez maintenant de parler, de prendre la parole pour ceux qui ne parlent pas. »

Le roman se construit sur cette double préoccupation, préciser ce qui est ressenti et en comprendre le sens pour aller vers une action politique porteuse d’espoir et de vie, une fois « leur politique » de destruction identifiée. La narratrice parle à partir de la mutation de ses sensations, de ses habitudes, de la transformation de la langue que le nouveau pouvoir politique lui impose. Elle ne sait pas où cette quête des transformations de la vie quotidienne la mènera. La forme du roman reflète cette liberté d’écriture. Il alterne les interpellations poétiques brèves et dialoguées et l’affleurement des références littéraires classiques, ce qui fait entendre de biais qu’un tel but nécessite une pluralité des voix d’expression, à l’opposé du pouvoir uniforme que la narratrice subit. Ce pouvoir repose sur la transformation omniprésente apportée par le numérique dans la société et sur un idéal affiché de modernité et de rupture avec le passé et la mémoire. « En effaçant la mémoire collective, ils ont effacé la mémoire personnelle. Nos expériences, mêmes les plus intimes, se rattachent aux évènements du monde. » La narratrice se défend contre cette emprise qui altère son style d’écriture et va jusqu’à éteindre son désir d’écrire, effet inattendu de l’exigence de transmission dans la spontanéité orale que lui demande son Interlocuteur mystérieux et secret.

La société voulue par le populisme au pouvoir traque toutes les traces et tous les indices d’une position subjective personnelle par un recours de plus en plus étendu au big data. « Nous ne vivons plus à l’heure des réseaux de résistance, nous sommes dans un autre monde, un monde où le virtuel influe sur le réel, où son pouvoir ne cesse de grandir. Nous sommes dans un monde où les choses se dématérialisent, où les flux qui circulent ont plus de pouvoir que les institutions. »

« Je vois des signes dont personne n’a tenu compte et qui pourtant étaient évidents. Nous les avons ignorés comme nous avons ignoré chaque avertissement. Prenant acte, simplement, sans chercher à comprendre. » La dictature dont l’ombre a gelé la société et la pensée trouve aussi sa métaphore dans les cataclysmes climatiques. La narratrice demande « D’ailleurs avez-vous remarqué que tous les dangers qui nous menacent progressent d’abord en silence ? Et qu’une fois qu’il est trop tard, une fois que tout est arrivé, c’est aussi le silence qui se fait ? »

Dans son effort pour tenter de nommer la sidération que communique le silence de la société, le mot peur s’impose soudain à elle. Elle s’appuie sur ce mot pour trouver le fil d’une résistance. « Cette ombre - est-ce la peur de ce qui pourrait advenir ou le désir d’un retour au passé qui nous hante ? »

Le roman de Cécile Wajsbrot trouve sa force dans l’originalité littéraire de sa démarche. Il est une anticipation subjective qui se déploie à partir du vécu des effets réels du numérique sur la langue, sur le rapport au temps et sur l’isolement des citoyens faussement, illusoirement ensemble. L’étrangeté du monde que la pression numérique produit en elle trouve un écho métaphorique chez le Joseph Conrad d’Au coeur des ténèbres et chez les poètes russes créatifs malgré la dictature stalinienne. De même, la narratrice cite les classiques romans d’anticipation tels que 1984 ou Farenheit 451. Elle s’en différencie par l’écoute de son malaise à vivre sous la dictature insidieuse de cette société à venir et déjà là, qui a évacué le passé et a changé la langue, « … leurs mots étaient repris par leur adversaires, par leurs alliés - finissant par appartenir à un discours universel. » On ne peut que penser au Journal de Victor Klemperer. Lui en sémiologue comme elle en écrivain entendent que l’effet insidieux de la dictature est dû à la pression sur les sujets d’une langue aplatie, formatée qui, peu à peu, modifie la pensée inconsciente et donc les comportements. On peut penser que cette langue, produite par l’instantanéité des outils numérique, crée une résonance, un style de pensée et de vie qui amplifie ses traits dans la société.

La narratrice s’en défend par une écriture s’opposant à « - l’appauvrissement des discours. La disparition progressive des images, l’exacte adéquation entre la pensée et la parole ou plutôt, le plus court chemin emprunté entre une pauvreté d’idées et une pauvreté d’expression. La fin, non des détours mais des nuances, d’une subtilité, d’une réflexion. Une rapidité qui allait de pair avec la vitesse de réaction. »

La langue est alors devenue « un véhicule utilitaire transportant leur propagande, un ensemble de mots à sens unique. »

Cécile Wajsbrot écrit ici, sous la forme d’un roman d’anticipation subjective à la recherche d’un temps à venir, un livre politique qui prend place parmi les phares d’une époque.

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