N°37 / Les politiques de santé Juillet 2020

L’hôpital, une nouvelle industrie – le langage comme symptôme

Jeanine Mudryk-Cros

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Note de lecture

Stéphane Velut

L’hôpital, une nouvelle industrie – le langage comme symptôme

Tracts Gallimard n° 12

 

Le titre de cet ouvrage parle de lui-même et de la problématique qu’il soulève, tandis que son contenu en présente le vécu professionnel, intellectuel et existentiel par son auteur, chirurgien du cerveau. L’intérêt de ces pages se situe dans la qualité de la réflexion et de l’analyse de cette crise du milieu hospitalier à partir de la vie d’un service hospitalier bien précis, celui de son auteur. En refermant le livre, trois questions se profilent : qui est en crise et donc malade ? Quelle peut être l’étiologie de cette maladie qui semble contagieuse ? Sur quels symptômes agit le traitement préconisé et provoque-t-il des effets secondaires ?

Il y a soixante ans, des CHU (Centres Hospitalo-Universitaires) ont été créés en réunissant trois pôles d’activités interdépendantes : soins-enseignement-recherche dans le but d’optimiser leur efficacité. Leur fonctionnement a été globalement satisfaisant pendant un certain temps durant lequel le pragmatisme et la compétence du personnel soignant pouvaient offrir une qualité de prestations globales, alliant soins apportés aux patients, conditions d’accueil et d’interventions thérapeutiques, qualité de séjours avec le souci d’un accompagnement administratif efficace mais léger. L’auteur insiste sur les deux pôles de cette période : science et affect, réunis et véhiculés par un esprit de compagnonnage ou de famille, le tout bien entendu dans l’intérêt des soins et des malades, contribuant à un solide enthousiasme pour la valeur « travail » mais aussi pour la qualité de l’ambiance dans laquelle se déroulaient les séjours des patients.

Mais le temps passant, la complexité, l’évolution des techniques et des compétences, les besoins en investissements, tous ces changements et d’autres se sont installés lentement, provoquant des mini-crises, lesquelles ont trouvé des solutions plus ou moins rapidement, plus ou moins adaptées mais souvent superficielles. Or, tout problème de fond qui ne bénéficie pas d’une analyse approfondie reçoit des réponses de surface, laissant le ver dans le fruit jusqu’au moment où la crise finit par envahir l’ensemble. Pourtant, l’embarcation poursuivait sa route jusqu’au moment où, il y a peu, l’hôpital a été déclaré et s’est aussi manifesté, officiellement, en crise majeure, dont les grèves, à plusieurs reprises jusqu’à récemment, juste avant la déclaration du covid 19, en étaient le témoin.

L’ouvrage n’aborde pas la raison de la crise, sinon de façon oblique, par l’intermédiaire d’un évènement symptomatique, vécu en équipe par le Service de l’auteur, à l’occasion de l’une des réunions habituelles. Constatant que depuis longtemps déjà, de plus en plus de tâches administratives incombent au personnel soignant, il pointe le fait que la justification de la présence à temps plein du personnel soignant ne peut être respectée. Il l’identifie comme un signe avant-coureur, à côté d’autres, annonciateur d’un déséquilibre plus profond, impactant l’ensemble des conditions de travail ainsi que la qualité de l’atmosphère générale, induisant à n’être plus que le nez dans le guidon, selon l’expression de l’auteur. Dans ces conditions, les transformations silencieuses qui s’opèrent ne sont plus perceptibles, faute de temps, déstabilisent l’ensemble et cachent bien souvent, la forêt derrière l’arbre : une crise peut en cacher d’autres ou dit autrement, tout traitement entrepris peut engendrer des effets secondaires plus graves encore que la maladie.

C’est ainsi que l’auteur est confronté à un signe de malaise lorsqu’un jeune membre d’un cabinet de consulting nommé pour intervenir sur les établissements hospitaliers, se présenta, bien qu’annoncé, à une réunion, dans le but de développer l’objet de sa mission et les modalités de son déroulement en introduisant son exposé ainsi : « tout en restant dans une démarche d’excellence, il fallait désormais transformer l’hôpital de stock en hôpital de flux », le tout agrémenté de tableaux, de graphiques et de projections. Le tout se résumait à devoir appliquer une régulation nouvelle impérative en référence au paramètre DMS (durée moyenne des séjours).

 

 Si le langage utilisé paraît insolite, c’est la certitude et le pouvoir dont il est le véhicule, qui engendrent différentes émotions et diverses analyses, dont le livre se fait l’écho, abordant le phénomène comme une étude de cas. Car il est urgent de se rendre au-delà des mots, dans la vision du monde qu’ils imposent et la manière de penser à laquelle ils soumettent. Il s’agit d’une injonction extérieure auto-proclamée illustrant la nécessité d’adopter un autre regard pour considérer à la fois la compétence médicale et son rapport aux malades. Dit autrement, ce vocabulaire improbable venait apprendre aux médecins et soignants qu’il était possible de travailler autrement et mieux. C’était donc l’émergence d’un rapport de pouvoir sans lutte puisque le vainqueur désigné venait donner les conclusions. Alors que jusque-là, l’un prend comme paramètre dominant l’état du malade afin que sa sortie de l’hôpital garantisse la qualité de l’après-séjour tandis que l’autre va focaliser sur les lits du service, vides ou occupés, peu importe les occupants, dorénavant une inversion s’impose. Le lit devient donc l’unité-étalon d’une part et d’autre part, un sous-entendu vient brouiller l’ensemble dans la mesure où il suffit de changer de critères pour appliquer ces nouvelles modalités.

Ne sachant pas de quelles connaissances relatives au monde hospitalier disposait le consultant, ni son cabinet, l’auteur a cherché à en savoir davantage en identifiant l’employeur de cet intervenant. Sur le site du cabinet, l’auteur lit : leader mondial du consulting – formation en transformation des idées en business model et aide à la durabilité des processus innovants. De plus, ce leader faisait état de qualifications très larges, disposant d’un nombre important d’experts dans presque tous les domaines d’activités. La boucle est bouclée dans la mesure où l’hôpital public fait partie du registre de compétences et sans doute des références peuvent être produites. Comment qualifier ce vocable insolite ? De la communication. L’auteur se souvient avoir déjà aperçu ce langage dans quelques mails, comptes rendus de réunions, gazette du CHU, etc...

Il est indispensable de rappeler que l’ouvrage n’est pas là pour discréditer un nécessaire redressement financier de la situation hospitalière, qu’il ne dénonce pas le besoin d’agir dans ce sens afin de trouver des solutions pertinentes et durables. Il met en lumière les modalités dans lesquelles l’amont de la mise en œuvre des solutions préconisées par l’extérieur, extériorise en réalité, tout ce qui fait qu’un hôpital n’est pas une entité comme une autre, d’une part et d’autre part, que chaque entité repose sur une légitimité dont ne retenir que l’aspect quantifiable de son activité conduit à en discréditer le contenu jusqu’à même délégitimer l’entité en le vidant de ce qui concerne le respect de la subjectivité dans l’exercice d’un métier, ce qui n’est pas « standardisable » et est même reconnu, puisque nous pouvons encore choisir notre médecin, mais alors jusqu’à quand. En effet, sortir de l’hôpital ne repose pas toujours sur des certitudes que dans un jour ou deux...., dès maintenant il est possible de l’envisager mais sur un rapport entre la prudence nécessaire et l’observation de l’état du malade au quotidien. En voulant combler le fossé financier, ce sont des fossés humains qui sont creusés.

Or, ne nous trompons pas, ce cas est le signe que la société matérialiste que nous construisons, dont l’approche mécaniste s’appuie sur ce qui est objectivable, tangible, quantifiable, est en train de mettre en place toute une infrastructure limitant le qualifiable comme tolérance et le subjectif comme esthétique. L’approche binaire sous-tendue du malade (malade ou pas) occulte un aspect du vivant qu’il ne suffit pas d’être vivant pour n’être pas mort. Nous savons que les graves maladies sont précédées souvent par des périodes où les malades ne se sentent « pas bien, fatigués » ; que vaut l’expression « ne pas se sentir bien » dans le monde matérialiste qui va nous lancer l’impératif à décider entre fonctionner bien ou pas ? Sommes-nous consentant à nous réduire à des machines au moment où de multiples recherches dans le monde mettent en exergue les interactions causales entre soma et psyché, semant la confusion entre cause et effet ?

Cette confrontation entre le monde des certitudes quantifiables qui affirme que tout est quantifiable, priorise l’image à donner à voir pour être identifiable, ce qui induit l’idée que l’humain doit se conformer à ce qu’il sera impératif de montrer, et donc de cacher le reste. Le problème se pose lorsqu’une personne, soignée pour une grave maladie, souhaite revenir travailler : la peur de ses collègues et les objectifs ambiants rendent difficile une insertion sociale et professionnelle et donc la vie, tout court. Car, plutôt que de parler de l’hôpital comme une industrie, c’est ce type de société qui le deviendra, industrieuse dans le sens d’une production de consommateurs adaptés aux plaisirs de la mise en en scène de la vie quotidienne (pour reprendre le titre de l’ouvrage d’Erwin Goffman).

La question est donc éminemment politique et peut s’appréhender sous deux angles de vue : l’un du point de vue sociétal et l’autre du point de vue psychologique individuel, sachant qu’à partir du moment où l’apparence doit rassurer, la mise en conformité de chacun sera le produit d’une auto-censure permanente, et donc d’une dictature intérieure et intériorisée. Tout cela n’est pas étonnant mais questionne tout de même (il est encore temps !) selon deux perspectives :

- la première concerne la société dans laquelle nous sommes immergés, qui s’évertue à ne considérer l’être humain que comme un objet comme un autre, différentes étiquettes ayant été prévues pour le caractériser en le circonscrivant : malade, patient, bénéficiaire, citoyen, étudiant, professeur, etc... Cette diversité est opératoire mais elle a l’inconvénient de ne retenir que l’aspect comportemental observable dans les expériences, occultant le fait que chacun est chaque un, en nous proposant de croire qu’un malade se réduit à ce qui est visible et quantifiable. Malgré les différentes étiquettes auxquelles nous avons fait référence, aucune ne peut prétendre appréhender l’humain dans sa globalité et dans l’expression « hôpital de stock », le stock est représenté par les malades réduits à leur plus simple expression, ce qui facilite la pensée et l’analyse des gestionnaires, pas des médecins.

 

- la seconde conduit à constater la pudeur scientifique à l’égard du sujet « être humain » avec laquelle la science n’est pas à l’aise car comment le définir ? C’est incompréhensible d’imaginer que n’ayant pas encore trouvé de définition de l’humain, il est impossible de s’y référer de façon crédible, de constater que l’humain est relégué au niveau d’un objet (élément d’une situation ou d’une expérience), sauf à envisager qu’il est une machine à produire des émotions quantifiables et identifiables en fonction des situations sociales. Devons-nous nous soumettre à l’idée que tant qu’une définition faisant l’unanimité scientifique, l’être humain doit être ignoré dans sa substance anthropologique et ontologique ? Enfin, une bonne partie des neurosciences ne confondent-elles pas les circuits et processus avec ce qui circulent à l’intérieur, ce qui en est la substance ? [1]

Cette attitude délibérément matérialiste est-elle consciente que ses affirmations s’appuient sur un paradoxe : l’humain est au centre de l’activité de la société et c’est par son canal et sa délibération que tout existe, mais plus précisément encore c’est parce qu’il est vivant, sensible et donc singulier. Aucun scientifique n’a encore saisi la Vie au bout d’un scalpel et finalement considère que l’observateur que cette Vie dont il est porteur, lui permet de penser, d’analyser, de former des hypothèses, de rêver et d’imaginer, d’être vivant pour exister.

Ces prosélytes de la société matérialiste qui acceptent implicitement de prioriser l’humain comme l’objet de leurs interventions, finiront par devoir se situer dans une perception d’eux-mêmes : être un objet ou un humain, le vocable de sujet n’étant qu’une autre approche de l’humain, objectivé comme « sujet » et non plus comme « objet » mais ce sujet reste un objet, l’objet de ce qu’il produit.

Jeanine MUDRYK-CROS

 

[1] Velut, Stéphane. Tracts (N°12) - L’Hôpital, une nouvelle industrie (French Edition) (p. 6). Editions Gallimard.

 

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