N°40 / numéro 40 - Janvier 2022

Qu’est-ce que la phénoménologie peut apporter à la psychologie politique ?

Phénoménologie et Psychologie Politique : une rencontre, un dialogue

Jeanine Mudryk-Cros

Résumé

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1. Introduction

Il y a vingt ans, Alexandre DORNA, psychologue social français d’origine Chilienne, créait les Cahiers de Psychologie Politique, produit de la convergence entre sa formation universitaire, son histoire de vie, ses actions, ses observations, ses réflexions, le tout conduisant à des constats de manque et de « niches vides » dans les recherches en sciences humaines, concernant plus particulièrement la politique. Aussi proposait-il de contribuer à enrichir le débat par de nouveaux axes possibles d’approfondissement du domaine politique, mettant en lumière la pertinence de la psychologie politique comme une approche spécifique et novatrice. Ainsi naissaient les Cahiers de Psychologie Politique.

Malheureusement, Alexandre DORNA vient de nous quitter le premier octobre dernier, trop vite, trop tôt, nous laissant fêter cet anniversaire sans lui. Aussi, nous a-t-il semblé intéressant de rédiger cet article comme prolongement des derniers échanges que nous avons eus avec lui, en nous appuyant sur son souhait que la psychologie politique et donc les Cahiers, puissent permettre d’enrichir la discussion à l’occasion de l’examen de certaines problématiques en psychologie politique. Cet article se veut fidèle à nos ultimes conversations.

Dans ce numéro, nous nous limiterons à la mise en communication, sur le plan d’une première approche et sans envisager d’approfondissement ici, de deux champs disciplinaires d’expériences qui n’ont pas l’habitude de se rencontrer : la psychologie politique et la phénoménologie. Les numéros ultérieurs des Cahiers offriront l’opportunité de mieux apprécier encore, l’intérêt de ce face à face virtuel dans la mesure où nous envisageons d’y développer un thème spécifique afin de fournir une illustration des conclusions avancées dans cet article. En conséquence, nous assisterons ci-après pour ce numéro des Cahiers, à des présentations sociales initiales en usage dans les relations humaines, par lesquelles toute rencontre débute avant d’en arriver à la mise en œuvre des affinités constatées. Bien qu’il s’agisse ici, de disciplines universitaires, nous procéderons de la même manière.

Alexandre DORNA a toujours insisté sur la vocation fédératrice des savoirs en sciences humaines comme mission des Cahiers de Psychologie Politique. Il soulignait, entre autres, l’existence d’un hiatus entre les questions posées par la politique à ces sciences humaines fragmentées d’une part et d’autre part le vécu expérientiel de la politique se manifestant de façon pluridisciplinaire, concernant l’interdisciplinarité et la transdisciplinarité. Les choses de la vie politique ne s’ordonnent pas selon les protocoles expérimentaux élaborés comme modèles mais se déroulent dans la complexité et parfois, le désordre apparent, du vécu sensible des expériences en situations quotidiennes, c’est-à-dire dans les actions en cours dans des contextes quelquefois aigus, voire dangereux même.  Ceci nous rappelle l’importance des conditions dans lesquelles les actions se déroulent, en référence au Kairos des Grecs. Cette idée est loin d’être obsolète.

Alexandre DORNA envisageait la psychologie politique comme un carrefour des différentes disciplines de sciences humaines mais aussi comme un projet heuristique. Pour lui, c’est dans un esprit d’ouverture et non pas de combat que des rapprochements peuvent être imaginés, ce qui trouve ici son prolongement entre deux approches en sciences humaines, la psychologie politique et la phénoménologie. Or, il nous apparaît judicieux, de nos jours, de mettre en exergue ces deux démarches pour les faire dialoguer afin d’observer quels enrichissements il serait possible d’en retirer. En effet, des chercheurs de plus en plus nombreux prennent conscience des biais cognitifs induits par la méthode expérimentale des sciences dures appliquée aux sciences humaines, mais aussi des pans entiers de la réalité laissés de côté parce que subjectifs, alors qu’ils devraient contribuer, de fait, à l’analyse et à l’interprétation des données.

Pour conclure ce propos introductif, nous avons recours à l’énoncé d’Einstein nous rappelant qu’on ne résout pas un problème avec le même mode de pensée que celui qui a conduit à faire émerger le problème. En effet, si un problème persiste dans un mode ou un système de pensée, c’est que sa solution se trouve à l’extérieur, ce qui implique de sortir du mode ou du système de pensée, ne serait-ce déjà que pour examiner ce mode ou ce système de pensée. Ce processus peut aussi s’appliquer aux diverses crises que notre monde connaît depuis plusieurs dizaines d’années, lesquelles finissent par toucher tous les aspects du monde dans lequel nous sommes immergés. D’une part, cela n’indiquerait-il pas une intrication de ces aspects entre eux et non pas une indépendance de chacun ? D’autre part, vouloir apporter remède à l’un des aspects non seulement ne résout pas le reste mais fait, le plus souvent, émerger d’autres problèmes. Aussi, ne serait-il pas pertinent de compléter l’approche fragmentée par une approche holistique afin que la solution soit compatible et avec le vécu et avec le théorique ?

2.  Problématiser devient problème

D’ordinaire, la recherche nous habitue à nous laisser guider par l’idéal d’une pureté conceptuelle de pensée, prescrit par un cadre disciplinaire, qu’accompagne l’impératif d’une cohérence herméneutique. Cette zone de confort ainsi délimitée nous amène, parfois, à notre insu ou de notre plein gré, à confondre cet « entre soi » ainsi constitué comme une cellule de vérité, au nom d’une rigueur dont il est difficile de n’en pas pointer quelques faiblesses. En effet, ne disons-nous pas : « qui se ressemble, s’assemble… », énoncé bien connu dont la radicalité est admise alors qu’elle nous propose un enfermement dans des frontières érigées par convenance, au-delà desquelles tout échange constructif avec l’extérieur devient impossible puisque l’extérieur est suspect et peut devenir donc menaçant.

Ainsi œuvre chacune des disciplines à l’intérieur desquelles n’apparaissent pas vraiment, à leurs yeux, de difficultés particulières puisque le déroulement du quotidien est orchestré par des axiomes qui ont valeur de vérité et ne sont jamais soumis à examen en devenant objet de recherche, ni, d’ailleurs, l’objectivité du chercheur en général. Par ailleurs, le vécu quotidien en train de se vivre et d’être vécu est appréhendé au moyen des prismes élaborés par les axiomes, ce qui engendre une bonne garantie d’exclusion.

En quoi cela pose-t-il des problèmes rédhibitoires quant à la portée des résultats et à leurs propriétés, sauf à vouloir établir, comme en statistiques, le portrait de l’individu moyen qui n’existe pas en réalité ? Lorsque des méthodes définies et validées a priori, aboutissant à des modèles rendus indiscutables, la discussion dans ce cas devenant un handicap, lorsque des axiomes servant d’infrastructure fonctionnent comme des habitus[1], ne sommes-nous pas en présence de prémices d’une idéologie, d’une religion ? Car devient-il prescrit, pour décrire la manifestation existentielle vivante ou, dit autrement, la vie quotidienne en train de se vivre et d’être vécue par des humains vivants, c’est-à-dire sensibles, de ne conserver que son expression conceptuelle caractérisée de réalité objective et donc méritant considération ? Le sensible, le vivant, qui traduisent l’humain comme traits partagés par l’espèce à laquelle nous appartenons doit-il céder la place à ce qui en aura été tamisé pour que disparaisse la réalité subjective ?

Perpétuer dans cette voie, n’est-ce pas préparer le futur de l’individu parfaitement rationnel (c’est ce qu’il devrait être selon la norme de la raison appuyée par le dogme de l’objectivité), c’est-à-dire l’avenir du robot configuré tel que voulu, tel que nécessaire ? L’une des conséquences, et non des moindres, résidera alors dans le fait que l’être humain se sera exilé de lui-même, de son intériorité, de ses ressentis, de ses émotions, de ce qui le fait se mouvoir parce qu’il est touché du fait qu’il est vivant, pour se cantonner à être conforme à ce qui est attendu de lui, c’est-à-dire voulu, au point d’en devenir un objet, un robot. Le vécu se sera travesti en voulu et la prévisibilité des comportements humains sera totale. Le chercheur aura créé l’individu moyen conforme aux attendus, abandonné aux regards extérieurs qui l’évaluent, le catégorisent et le jugent. L’administration de la preuve sera aisée dans la mesure où les références seront à rechercher parmi les manifestations visibles, tangibles et objectives qu’il aura donné à voir.

Travaillant dans le passé sur la théorie de l’attribution et le Locus of Control à propos de la fécondation, signe du démarrage d’un processus de reproduction, nous avons constaté des disparités extrêmement variées quant à l’attribution, par une femme enceinte, des causes intimes de ce processus. Ces différentes attributions ont une incidence très importante sur la vie de la mère, du couple, de l’enfant à venir comme de la famille dans l’ensemble. En effet, et pour résumer, être enceinte était soit le résultat de la volonté de l’un ou des parents dans le sens d’un volontarisme mécanique, soit il était celui de la volonté divine tout aussi mécanique, soit il était le produit d’une attitude particulière adoptée par la mère ou les deux parents pour agir soit sur la volonté divine, soit sur la physiologie, etc…L’objet n’étant pas là de détailler les visions du monde de chacun des interviewés, mais simplement de mettre en évidence que la maternité peut être considérée comme un fait biologique objectif mais recèle en même temps de multiples éléments d’explication subjectifs très importants, tant pour la société que pour l’individu. Car les femmes interviewées relataient leur perception de leur responsabilité dans le fait d’être enceintes, ce qui suggère non plus un regard objectif extérieur portée sur cette femme, mais une écoute de son intériorité dans la relation établie entre le fait d’être enceinte et sa subjectivité, selon la théorie sur Le Locus of Control de Herbert M. LEFCOURT[2].

Prenant un autre exemple, celui du citoyen en démocratie, nous assistons à une situation inextricable à savoir un taux d’abstention record alors que la démocratie a besoin, pour exister, de ses citoyens et que le citoyen ne se reconnaît étymologiquement que dans une démocratie. De plus, l’analyse de l’abstention peut être intéressante de ce point de vue car c’est la non-action en direction de la démocratie puisque le citoyen ne se rend pas aux urnes, qui devient mode de libre expression du citoyen dans la démocratie. Il est également utile de pointer le fait que la démocratie désigne un régime politique qui se définit, selon les pays, par des caractéristiques précises et objectives tandis que demeurent les acceptions possibles comme but de création d’un type de société, la société démocratique, ou bien encore la personnalité du citoyen démocratique. Ces volets n’étant pas vraiment explorés alors que, sans doute, des attentes très subjectives mûrissent depuis toujours à l’égard de la démocratie, qui est promesse, lequel objet ne peut se légitimer tant la démocratie est supportée par des humains vivants et sensibles, c’est-à-dire du vécu et des attentes, des besoins, des espérances et, en conséquence, des frustrations et des violences, au risque d’être fatals à la démocratie.

Un dernier exemple va sans doute mieux encore souligner les paradoxes inclus dans cette opposition entre objectivité et subjectivité, dans cette dichotomie reléguant l’une et privilégiant l’autre. Si nous considérons la question de la torture, très vite il sera possible de faire l’inventaire des méthodes objectives mais d’une part l’auteur des tortures est-il un simple exécutant, ou un rancunier vengeur, un dogmatique, un illuminé, etc… et d’autre part, le torturé ne doit-il être accueilli que sous les auspices des traces objectives de torture dont il est porteur de manière visible ou bien sommes-nous prêts à considérer qu’il aura subi un traumatisme dont il souffrira sa vie durant, de manière inconsciente, quand bien même il pourrait vivre dans la plus grande des libertés. Sinon, comment accepter de présenter la torture comme un pur objet de recherche en toute objectivité ?

Ces trois exemples (parmi de très nombreux autres), exposés de façon lapidaire visent à souligner plusieurs points : tout d’abord, bien évidemment, l’impossibilité de s’arrêter à l’objectivité des faits car de même que notre monde a besoin d’observateur pour exister en étant nommé, de même que ces faits sont partis liés avec l’humain ou les humains engagé(s) avec eux. Ce n’est pas qu’une question d’objectivité ou de subjectivité, mais aussi de psychologique, le tout sous l’angle du sujet. Pourquoi nous obstinons-nous à rejeter la psyché alors qu’elle est l’interprète, le soliste et le chef d’orchestre de l’émotionnel et du rationnel, du sensible et du visible ? Mais loin de nous l’idée d’installer la subjectivité à la place occupée par l’objectivité aujourd’hui. Nous ne prônons pas pour un déplacement polarisé d’un balancier invisible mais pour l’adoption d’un autre regard sur notre si habituelle réalité.

Nous conclurons ce paragraphe en avançant ceci : le réel issu de la modélisation conceptuelle ne peut réduire la réalité à ses impératifs méthodologiques, tout comme le cognitif ne peut s’abstraire du sensitif. Alors surgit une problématique majeure, celle reposant sur la nécessité de concilier les deux dans les recherches en sciences humaines, et en particulier en psychologie politique, qui n’a pas conduit la psyché à s’exiler à l’extérieur d’elle-même.

Mais la principale et très importante difficulté que nous pressentons, c’est que finalement, la manière dont le matérialisme et le mécanisme complétés par l’objectivité à tout prix en vigueur dans le système de pensée occidentale, fondé sur la seule pertinence du visible, du mesurable et de l’objectivable, a fini par convaincre que notre réalité ontologique normative devait se référer à ce modèle et se réduire à lui. Faire sortir l’humain hors de lui-même pour que symboliquement, il s’organise, dans son existence, à n’exister que sous le regard de l’autre c’est-à-dire à devenir objet pour le regard de l’autre, et en conséquence, à limiter sa propre perception de soi-même, à ce cadre perceptif, en excluant tout ce que notre auto-concentration sur nous-mêmes, notre conscience du fait majeur et primordial, qu’à l’intérieur de nous-mêmes, des sensations d’êtres humains vivants nous animent, que se recentrer sur soi est indispensable à ceux qui jouent au théâtre, à ceux qui ont à prendre de graves décisions et doivent les confronter à leurs valeurs en leur âme et conscience, …  peut devenir grave.

L’approche dominante occidentale ayant hypertrophié l’extériorité en imposant à toute la vie intérieure bouillonnante de se taire, de faire silence (en apparence), de calmer ses révoltes intérieures (parce qu’elles sont mécanismes d’expression des passions), a fonctionné un peu sur le mode de la propagande. Elle s’oriente vers l’option de faire admettre à l’humain qu’il n’est qu’une image de lui-même, celle qu’il donne à voir mais, presque en parallèle, nous constatons la montée des violences extrêmes, qu’il sera toujours possible de réprimer, mais là, ne serons-nous pas dans un système de pensée valorisant le conformisme destructeur de tout dynamisme créatif, imaginatif au profit d’une inertie, sas rassurant pour le pouvoir mais mortel pour le vivant vibrant !

Une recherche serait intéressante à mener quant à la contribution de cette option de pensée dominante qui nous soumet depuis plus d’un siècle en triomphant de plus en plus de ses conquêtes territoriales de la pensée, sur l’état mental des humains, sujet d’actualité associé au covid mais qui, sans doute, sommeillait là depuis bien longtemps en se nourrissant des refoulements et des frustrations. La démocratie est un régime politique qu’il serait intéressant de qualifier de pluridisciplinaire car, dans l’expression libre à laquelle ce régime invite, c’est tout le tronc commun existentiel de chacun qui sert de socle de discussion, accroché à la vision du monde de chacun, émanation de l’histoire de vie individuelle. Or, lorsque le politique et la politique poursuivent leur chemin selon une option de pensée dominante, pensée qui peut être considérée comme tendant à être unique puisqu’elle est discriminante entre ceux qui pensent bien et ceux qui pensent mal ou ne savent pas penser, c’est qu’inconsciemment peut-être et insidieusement, des couches de refoulé se construisent puisque la nécessité est de paraître compatible socialement. Là, nous laisserons Jean de La Fontaine et sa fable « le corbeau et le renard », terminer notre paragraphe en soulignant que dans les conditions ci-dessus évoquées, « le ramage et le plumage » risquent de se disjoindre, un plumage qui ne laisse pas deviner le discours intérieur du ramage mais éradique tout socle de pensée intériorisée. C’est là, alors, le chemin entraînant l’humain vivant, sensible, vibrant vers l’image de lui-même, l’ombre de lui-même construite par lui, un individu polissé, adaptable et adapté, bon exécutant et peu créatif voire pas puisqu’il n’y aura plus d’utilité à la création et à la culture d’ailleurs, sinon celle en conformité avec le dogme. Il serait dommage de pouvoir imaginer que le modèle scientifique reposant sur l’objectivité à tout prix pourrait ouvrir, inconsciemment, la voie à ce type d’enfermement mental dans une zone de confort où être conforme serait synonyme d’être quelqu’un de bien ! Quelle responsabilité à assumer dans ce cas-là ! A quoi aurait servi de réfléchir sur les dangers de l’idéologie ?

C’est parce qu’il nous semble indispensable de permettre à tout ce qui est retenu, contenu, refoulé, nié, ignoré, etc… de s’exprimer librement et surtout d’être reconnu comme base de données légitimes, (plutôt que de laisser à la rue prendre le pouvoir dans des conditions extrêmes) que la démarche proposée par la phénoménologie de Husserl peut œuvrer en fournissant un cadre théorique et une démarche compatible avec le besoin d’une solution permettant d’aborder la réalité telle que manifestée sur le plan du vécu sensible par les humains concernés afin qu’elle puisse être utile comme substrat pour une pensée théorique conceptuelle. Nous précisons que notre exposé repose sur le travail de Husserl et ne s’inspire pas des orientations données par Heidegger, son élève, ni par Sartre d’ailleurs. Aussi, sortir des systématicités qui laissent une partie de la réalité dans l’ignorance de l’autre peut permettre de porter un nouveau regard sur ce qu’est une expérience existentielle et principalement, sur le fait que tout ce que nous évoquons repose sur l’expérience vécue.

3. La phénoménologie 

Si nous admettons que chacun d’entre nous vit avec la certitude implicite que le monde est ce qu’il pense mais personne ne saurait démontrer les postulats sur lesquels repose son savoir, le scientifique y compris, nous pouvons nous demander quels sont les impacts des paradigmes, des règles de l’acquisition du savoir, sur les recherches menées en sciences humaines. Notre invention de la réalité, que nous nommons « savoir » ou « science » ou autres, est issue de nos techniques, de notre savoir-faire, de nos livres, de nos pensées, de nos compétences, de notre environnement, etc… et traduit ce qui apparaît à nos yeux, la connaissance juste de la réalité alors qu’il s’agit de la vision de notre monde et de notre vision du monde.

Chaque individu l’a intériorisée du fait de sa participation, de sa contribution au monde auquel il appartient, dans le pays dans lequel il est né, des évènements et expériences que ce monde lui a permis de connaître, d’éprouver et par lequel il a été expérimentateur de son expérience de vie, de son vécu émotionnel, qui l’a mis en mouvement dans ses choix de vie, dans son existence « vivace » c’est-à-dire dynamique et vivante.

Sauf à envisager que l’être humain est un robot programmé et donc déterminé à produire les actions qu’il pose dans sa vie (ce qui supposerait que la délinquance, etc… serait l’expression d’une détermination a priori), la variété des expériences humaines et leurs interprétations intimes, liées aux rencontres entre êtres humains et évènements qui les touchent et les concernent,  engendrent la diversité de nos existences et le sens que nous attribuons à nos vies, au fait de vivre la spécificité de nos conceptions et de nos expériences-expérimentations du monde. Toute cette dimension singulière, intérieure, intime, « privée », subjective et spécifique, est présente dans la littérature et traduit la vie quotidienne de l’humain dans ce qui n’apparaît pas, qui se soustrait au mesurable, à l’objectivable alors que tout cela s’imprime dans les actes posés au quotidien et « impressionne » ce quotidien.

Or, la spécificité de la vision du monde de chacun repose sur le fait que le premier mode de connaissance du monde n’est pas rationnel, théorique, conceptuel et abstrait mais comportemental et verbal relativement aux effets produits sur l’individu étant en train de vivre son existence par le biais de toutes les interactions et interrelations qui composent ce qu’il nomme son existence personnelle, son expérience intime et les informations et interprétations qui en sont les conséquences. Ceci correspond au bébé qui vient de naître comme à toute personne quel que soit son âge, dans la mesure où nous ne cessons pas de créer notre existence chaque jour par le sens que nous attribuons à nos faits et gestes, pensées et imagination et des effets manifestés dans nos attitudes et nos comportements. La vision du monde du neuroscientifique n’est pas celle de l’enseignant, du cuisinier, de l’employé préposé au tri des déchets, de l’artiste, du père de famille, qui n’est pas celle du médecin, de l’infirmière, de l’éducateur, ou du politique, du citoyen qui s’apprête à voter ou qui défile pour revendiquer, etc…. De plus, il est important de souligner que parler à la première personne ne s’assimile pas au parler à la troisième personne, en particulier lorsqu’il s’agit de relater sa vision du monde et son implication dans les actions engagées.

Par ailleurs, toute construction théorique, tout système d’idées, toute carte intellectuelle créés pour expliquer ce que sont les individus montrent une vulnérabilité majeure à deux endroits : le premier, en assimilant l’individu qui est une abstraction cognitive et non pas sensitive à l’être humain vivant et donc sensible ; le second, en abordant l’étude d’un objet de recherche en sciences humaines par les frontières imposées entre les disciplines entraînant une véritable scission à opérer sur cet objet, lequel devient fragmenté comme il le serait dans une opération de dissection menée au scalpel. Or, cette scission, ces césures disciplinaires symbolisent tout à la fois un changement de paradigme intra-disciplinaire, un angle de vue différent, discriminent le vrai du faux parfois, et produisent un savoir dans lequel des données cohérentes et compatibles avec la discipline ou la recherche ont été conservées tandis que d’autres resteront ignorées alors qu’elles pourraient être importantes ou même majeures. De plus, ces multiples scissions, ces innombrables limites de compétences disciplinaires, ces nombreux savoirs atomisés représentent des savoirs fragmentaires de ce que nous appelons « être humain » incarné par nous tous comme une unité et fonctionnant physiologiquement et biologiquement etc… comme telle. Enfin, nous délaissons, de plus en plus, la dénomination d’être humain pour nous qualifier au profit de concepts tels qu’individus ou citoyens ou contribuables en fonction d’une pertinence contextuelle gérée par l’utilitaire. N’omettons-nous pas que derrière chaque étiquette d’utilité est incarné un humain en train de vivre l’évolution de son existence, lequel, si ces valeurs le guident encore, est soumis quelquefois à un dialogue intérieur à propos de décisions graves qu’il aura à prendre, lesquelles vont solliciter « la position » de sa conscience du fait d’être humain et de ce que cela veut dire pour lui ?

La phénoménologie semble avoir cheminé sur cet axe pour adopter un autre regard sur le monde en nous invitant à partir non plus de nos systèmes façonnés par notre mental qui décide de ce qui serait « bien », « bon » « rationnel » « logique » et donc « voulu », mais à remonter aux conditions intérieures et intimes dans lesquelles nous sommes lorsque le monde apparaît pour nous, se manifeste à nous. Pour la phénoménologie, ce qui est placé devant notre conscience pour que nous en fassions l’expérience, cette conscience que nous avons de quelqu’un ou de quelque chose qui se déroule en nous impliquant de près comme de loin, produit des sensations corporelles, des sentiments, des émotions, des ressentis que notre mental va ensuite pouvoir analyser selon ses grilles de lecture et d’interprétation. Ce qui signifie que toute expérience contient avant tout l’expérience de « l’expérienceur » en train de faire l’expérience avant même, pendant et après le déroulement de l’expérience.

Le philosophe phénoménologue Michel HENRY [3] propose la définition suivante : par subjectivité, nous entendons ce qui s’éprouve soi-même. Non pas quelque chose qui aurait, de plus, cette propriété de s’éprouver soi-même mais le fait même de s’éprouver soi-même comme lui-même et comme tel. S’éprouver soi-même, cela veut dire s’apparaître à soi-même, de telle manière toutefois que cet apparaître ait le sens d’une épreuve et qu’il en soit une ; de façon aussi que, ce qui apparaît n’étant rien d’autre, en tant que subjectivité, que l’apparaître lui-même, c’est toujours et uniquement comme un s’apparaître à soi de l’apparaître que la subjectivité se construit intérieurement et déploie son essence.

Si nous prenons l’exemple suivant : ma main fait l’expérience de l’eau en se trempant dans l’eau ; elle reste la main, alors qu’elle passe à travers l’eau, ma main traverse l’eau tout en restant « main » c’est-à-dire en conserve son intégrité mais ressent le fluide qu’elle expérimente y compris avec ses conséquences, celles d’être mouillée. Ensuite le propriétaire de la main, c’est-à-dire moi, ressentira la sensation de sa main mouillée qu’il appréciera ou non.

Connaître, c'est organiser au moyen de notre sensibilité et de notre entendement ce qui est donné dans l'expérience, ce qui nous apparaît. Nous ne connaissons le monde qu'à travers le prisme de notre structure mentale. Donc les choses telles qu'elles sont « en elles-mêmes », au-delà de leur réalité phénoménale, nous ne pouvons les connaître.

Le terme de « phénoménologie » est composé de « phenomenon » (en grec : apparaître, ce qui se manifeste) et de « logos » (parole, écrit, discours, étude). La phénoménologique s’occupe de l’apparition et non pas du paraître ou de l’apparaître selon Erwin Goffman [4]. Alors que nous parlions, ci-dessus, de fait objectif, la phénoménologie de Husserl nous propose de considérer les faits comme phénomènes dans la mesure où ils sont quelque chose que nous rencontrons, que nous expérimentons, qui nous apparaît (dans le sens d’apparition à notre conscience de ce quelque chose). Ce qui est important et sur lequel nous devons insister, c’est que ce fait, devenu phénomène, n’existe pas en toute autonomie pas plus que le reste, mais en relation avec un quelque chose ou un quelqu’un devant lequel il apparaît.

Il est possible de dire que la phénoménologie étudie la manière dont la conscience fait l’expérience du monde et lui donne sens puisqu’elle s’intéresse à la façon dont le monde est vécu de l’intérieur, du point de vue de l’expérimentateur qui rencontre le phénomène, dont la conscience est consciente du phénomène, qui n’est plus détaché et extérieur mais éprouvé de l’intérieur puisqu’il ne fait qu’un avec l’expérimentateur.

La phénoménologie de Husserl nous accompagne dans la compréhension du monde en insistant sur la compréhension de ce qui fait l’expérience du monde, autrement dit la conscience de l’expérimentateur. Elle propose une description des expériences subjectives vécues par chacun de nous dans notre rencontre avec l’apparition du monde par le biais de phénomènes, afin de réfléchir sur notre expérience quotidienne du monde pour en comprendre la structure et la cohérence. Il s’agit alors de mettre en évidence les invariants de la conscience, c’est-à-dire la structure de l’expérience subjective. Il y a une interdépendance entre le phénomène et le sujet devant lequel le phénomène apparaît ; chaque phénomène apparaît devant quelqu’un et de plus, il y a une corrélation entre la forme d’être du phénomène et le type d’acte effectué par le sujet devant lequel le phénomène apparaît. Il est indispensable de rappeler que l’existence du phénomène est conditionnée au fait qu’il soit à mon contact, au contact d’un sujet. Ce qui signifie qu’un objet réel n’existera pour nous que sous l’angle d’un objet phénoménal et c’est ce que Husserl appelle la réduction phénoménologique (c’est-à-dire l’opération qui conduit à passer du regard porté sur un fait ou un objet réel au phénomène pur qui se manifeste devant moi).

L’apport très intéressant de Husserl est de pointer que nous ne rencontrons jamais d’objet réel puisque nous déduisons son existence à partir de l’objet phénoménal dans le cadre de l’expérience que nous vivons grâce à lui. En prenant l’exemple simplifié successivement de deux objets, un crayon et la démocratie, nous dirons que pour l’un comme pour l’autre, c’est à partir du moment où notre regard ou notre main ou notre personne a été mis en contact avec ces objets qu’ils sont devenus phénomènes pour nous, créant des sensations et du sens dans notre vie, qu’ils se sont mis à exister. Bien entendu, la phénoménologie ne s’arrête pas aux sensations que produisent les phénomènes mais soulignent que ce sont elles qui induisent nos souvenirs, nos pensées, nos réflexions et en même temps, l’existence de ces objets pour nous.

Or, dans la vie quotidienne, nous assumons, dans notre attitude naturelle, l’existence des objets et éléments du monde comme étant indépendants de nous, comme si la réalité du monde que nous habitons était fondamentalement séparable de notre expérience subjective de celui-ci, ou dit autrement, comme s’il était possible pour un monde réel et objectif d’exister là, en dehors de toute relation avec une conscience, et qui serait totalement à l’extérieur de nous, et indépendants de notre subjectivité.

La conséquence de ce changement de perspective est de placer notre attention sur l’auteur de l’expérience de l’objet, l’expérimentateur qui éprouve sensiblement l’objet, lequel en retour, va laisser des traces de sens dans la vie de l’expérimentateur. Cette interdépendance est fondamentale dans la mesure où d’une part, elle était négligée mais aussi et surtout, d’autre part, elle est le point de départ de toute expérience et donc le point de départ de tout objet phénoménal. Il n’y a plus dualité entre sujet et objet mais unité d’une relation sujet-objet par laquelle l’un et l’autre se confonde puisque l’objet apparaît de façon idiosyncrasique au sujet en sorte de le transformer en l’informant par cette relation.

Ce qui est intéressant dans la phénoménologie de Husserl, c’est de dépasser l’opposition entre le sujet et l’objet, c’est-à-dire qu’il n’y a pas d’un côté le sujet, l’individu ou l’homme (sont-ils interchangeables ?) et le monde de l’autre côté.  A partir du moment où la conscience transcendantale, le « je » est appréhendé dans le fait qu’il va unir les représentations entre elles, c’est alors que la dénomination de « sujet » va poser question dans la mesure où il peut être perçu comme une forme de réification de l’homme.

La phénoménologie, par les exigences qu’elle entraîne dans les processus de recherche, impose d’interroger ce qu’est l’expérience que chacun de nous fait du monde ou du réel, en proposant de réfléchir sur des concepts qui semblent aller de soi ou ne paraissent pas avoir d’effets patents pour en approfondir leur portée et leurs conséquences concrètes quant à notre perception actuelle de notre environnement. La phénoménologie amène à analyser la manière dont nos habitudes de travail estompent peu ou prou les faiblesses de nos méthodologies classiques en mettant en relief les insuffisances et les faiblesses de nos conclusions.

Or, si nous acceptons de dire que la subjectivité correspond à ce qui s’éprouve soi-même par et dans l’expérience, nous pourrons avancer que l’être humain vivant que nous sommes, immergés dans l’expérimentation du vivre dans le monde, en tant qu’il s’éprouve lui-même en tant qu’être éprouvé par le vivre, s’éprouve être éprouvé par la démocratie par exemple. Cette remarque induit une place différente et une conception différente du citoyen, qui ne se contentera pas uniquement d’aller voter et de chercher à livrer librement ses opinions.

Ceci dit autrement, nous pouvons formuler ceci ainsi : l’être humain vivant et sensible, citoyen d’une démocratie, fait l’expérience de cette dernière à travers la vie vivante et sensible qui est la sienne et qui va le marquer et l’impacter du point de vue de son ressenti, ce qui impactera la qualification qu’il affectera à la démocratie en vigueur dans son pays ; son évaluation de la démocratie expérimentée par lui sera fonction  de son désir de démocratie, de ses attentes à l’égard de la démocratie, de son histoire de vie (s’il est réfugié politique par ex ou autres). Toute son histoire personnelle va impacter le sens qu’il donnera à chaque moment de son existence, y compris du fait de sa compréhension personne de la démocratie. En résumé, chaque citoyen vit une histoire personnelle avec la démocratie et à ce titre, il en est l’écrivain de son récit.

Nous sommes des êtres sensibles en notre qualité d’êtres vivants, et nous le sommes à la manière des êtres humains, catégorie à laquelle nous appartenons. A ce titre, nous faisons l’épreuve du monde, et sommes éprouvés par lui ; pour être plus précis et reprendre le sens de « faire l’épreuve de », nous sommes soumis à l’expérience du monde dans notre capacité à résister aux diverses manières dont nous allons le supporter, l’expérimenter. A ce stade, il est intéressant de se référer au sens de l’épreuve lorsqu’un élève passe une épreuve de français ou d’éducation physique ou toute autre, en ce sens qu’il est soumis à un test, à un examen imposé afin d’apprécier les qualités physiques, morales, intellectuelles dans le but de le juger ou de lui conférer un titre, une dignité, etc…. Dans cette situation, l’élève est éprouvé dans ce qui le singularise dans ses caractéristiques propres.

A ce stade, il est utile de rappeler ce que nous nommons faire l’expérience de vivre quelque chose ou être éprouvé par le fait d’être en contact avec quelque chose. En prenant l’exemple d’un pied posé sur le sol, nous distinguerons le fait que le sol ne fait pas l’expérience de mon pied puisqu’il n’éprouve pas et ne s’éprouve pas ; tandis que mon pied me renverra la sensation du sol ressenti par mon pied qui me sera communiquée dans tout mon corps, mon cerveau compris, ce qui d’ailleurs et entre autres, me fera conclure : agréable ou désagréable, chaud ou froid, mou ou dur, etc…. C’est en moi et pour moi que le monde apparaît et qu’il m’est donné, ce qui peut nous faire poursuivre par le fait que la subjectivité est ce qui donne le monde incessamment, le monde s’entendant comme tout ce qui est.

Par conséquent, la subjectivité est le fondement de toutes choses, l’absolu auquel toutes choses renvoient et sans lequel toutes choses ne seraient pas. Elle est « l’absolu » dans la mesure où toute épreuve du monde se fonde sur une première épreuve de soi, de chacun et chacune, dans sa spécificité, sa singularité, sa différence et non unicité. Cette expérience que la subjectivité fait d’elle-même avant de faire l’expérience du monde est constitutive de cette auto-affection invisible et secrète mais essentielle qui fait aussi, que c’est pour elle aussi que le monde est. Dans ce sens, cet absolu correspond à la condition même de tout être possible.

L’un des enseignements majeurs de la phénoménologie de Husserl, laquelle trouvait son sens pour lui dans la mesure où elle nous rapproche du monde dans lequel nous vivons, c’est de nous rappeler que nous ne pouvons voir l’autre qu’en fonction de ce que nous voyons de nous-mêmes. Il est évident que poser ainsi les termes de l’Expérience, c’est inclure le point aveugle dans toute expérience : celle du chercheur ou de l’observateur qui est lui-même un élément de l’expérience alors que par proclamation d’objectivité, il s’en abstrait.

4. Ce que la phénoménologie peut apporter à la psychologie politique

Compte tenu de ce qui précède, qui n’a bien entendu pas été approfondi mais simplement relaté, la phénoménologie se présente comme une nouvelle fenêtre sur le monde dont l’ouverture devrait nous fournir moult informations complémentaires sur tous les thèmes et chantiers de la psychologie politique. Elle intervient avec un regard nouveau en témoignant de sa prise en compte du qualificatif « humain » dont se sont dotées les sciences humaines, en choisissant de focaliser sur l’humaine perception des thématiques de psychologie politique et de la politique en soi.

En ce sens, la phénoménologie donne une véritable audience à la psychologie politique, dans le sens où elle utilise le stéthoscope pour écouter la psyché nous parler du psychologique pour le sonder quant au sens intime expérientiel et existentiel ayant présidé à l’apparition par exemple du phénomène démocratique, ou bien à celui de la révolution, ou bien encore à la perception d’un « leadorat charismatique » chez tel personnage politique, etc. La phénoménologie dévoile ce qui fait sens, pour une personne donnée en tant que vivant son existence singulière, d’être citoyen d’une démocratie, ou de souhaiter plutôt qu’un autre régime politique lui succède, etc… La phénoménologie va se ressourcer auprès des phénomènes, c’est-à-dire de la métamorphose oubliée aujourd’hui que tout fait participant à une existence transforme et l’existence et l’existant et ne peut être appréhendé comme un fait objectif sauf à le catégoriser de façon artificiellement neutre, auquel cas il ne s’agit plus de la même situation dont il est question et dans la recherche et dans la vie.

En un mot, la phénoménologie ouvre une large porte à la psychologie du politique pour permettre de mieux comprendre les évènements politiques, les crises afin de n’en générer pas qui soient intrinsèques au système politique ainsi créé depuis des dizaines d’années. Qu’abordons-nous en psychologie politique ? le politique, la politique, la science politique, les trois ensemble mais sous l’égide du fonctionnement de la psyché humaine puisque le choix même des thèmes proposés illustre le résultat d’une intervention du sensible avant même celle de la raison qui va façonner les élans des premières propositions. C’est donc dès la personne du chercheur que le sensible est incarné pour ensuite, et dans la recherche elle-même, introduire la représentation de l’iceberg, à savoir que nous sommes supportés par ce qui nous rend vivant, vibrant aux expériences que notre existence rencontre, y compris lorsque nous avons acquis de l’âge et de la « sagesse », c’est-à-dire introduit une dose de modération et non pas une impulsion à évacuer l’émotion, laquelle nous a toujours servi à nous mouvoir après avoir su nous émouvoir.   

La phénoménologie peut apporter à la psychologie politique le substrat dont elle a besoin pour se rendre, encore davantage, en proximité des phénomènes, faits accueillis dans leur contextualité globale, subjective et objective. Elle permet de recueillir des données plus globales pour conduire à des recherches plus intégratives de paramètres ignorés, minorés, ou mis à l’index… de manière que les recherches « parlent » du terrain de l’expérience concrète, du vécu et ne se dissocie pas en traduisant, très souvent, un voulu normatif comme déterminant de notre futur ! En une phrase, nous dirons que la phénoménologie rapprochera les citoyens de la démocratie en traitant la démocratie du point de vue du regard des citoyens et de leurs diversités, histoires de vie comme attentes et espérances, etc… et non pas uniquement, la démocratie selon telle ou telle définition a priori sélectionnée ou confectionnée !

Si la libre expression est l’une des caractéristiques du régime démocratique, qu’il soit permis aux citoyens de participer concrètement à l’évolution de ce concept en l’animant du vécu de ceux qui sont concernés par elle, pour lesquels elle est phénomène démocratique. Sans doute alors, la démocratie verra s’ouvrir un axe d’évolution soit vers la construction collective d’une société plus démocratique, soit vers la conscience d’un citoyen plus conscient de la démocratie, dépassant « l’entre soi » social des discriminations entre quartiers par exemple.

La phénoménologie n’est pas présentée ici comme une panacée mais comme un défi d’avoir à tester une approche complémentaire pour enrichir le débat d’idées mais aussi et surtout, les analyses et conclusions après traitement des données. Le but de l’ensemble est une plus grande recherche de proximité avec la manière dont ce que nous nommons les faits, « parlent » et « nous parlent » à chacun ! Ceci peut se décliner ainsi : je fais l’expérience de la démocratie ; je traverse le temps en étant immergé dans la démocratie tout en étant moi-même, conscience de ce régime politique. Cependant, je fais l’expérience des conséquences, pour moi et mon environnement, de cette démocratie que j’expérimente en ressentant au fond de moi les sensations produites par les décisions prises au nom de la démocratie dans mon pays. Je les apprécierai ou pas mais je ne resterai pas neutre face à ces options car j’éprouverai des colères, des révoltes, des déclics d’espérances, des satisfactions liées à la reconnaissance ou des frustrations liées au mépris et à l’humiliation, mais je me ressentirai positivement ou négativement en démocratie, et non pas de manière neutre.

En conclusion, la phénoménologie nous demande d’inverser l’ordre par lequel nous abordons un thème de recherche ; d’ordinaire, nous le définissons mentalement puis allons observer comment il s’illustre sur le terrain ; or, cette définition finit par réduire le terme aux limites de sa définition, ce qui parfois devient très réducteur ou impose de repousser les limites. Avec la phénoménologie, la définition viendra a posteriori pour asseoir les données recueillies par son approche, qui seront bien issues de l’épreuve du phénomène. Ainsi, l’un des mérites résidera dans l’amélioration des conditions d’implémentation d’une action, et donc porte sur la capacité à anticiper concrètement.

Le paradigme actuel de l’objectivité a sans doute produit un effet sur la vie quotidienne, renforçant l’individualisme avec, pour conséquence, d’atomiser le peuple, les préoccupations de chacun ; cette situation rend difficile la satisfaction du plus grand nombre car la réunion du plus grand nombre est opposée à l’individualisme.

- Ce n’est pas l’individu qui fait l’expérience mais un être humain vivant et sensible, élément indispensable pour qu’il y ait phénomène.

- La démocratie est une abstraction en sciences politiques alors qu’elle n’est pas vécue comme telle par l’ensemble des citoyens.

- Il nous semble que la phénoménologie peut également permettre de combler le fossé que nous décrivent ceux qui ne se sentent pas inclus dans le système social et politique du pays, considérant qu’il coexiste deux mondes se déroulant en parallèle : celui des élites et celui du peuple ; même si la notion de « peuple » est loin d’être précise et commode, il reste que la dichotomie entre « eux » et « nous » est propice à la division et même à l’atomisation des partis politiques. C’est ce que nous observons.

Toutes ces raisons et bien d’autres nous induisent à penser que le dialogue entre phénoménologie et psychologie politique doit se poursuivre.


[1] P. BOURDIEU définissait l’habitus comme étant « une loi immanente, déposée en chaque agent par la prime éducation », que nous étendons à l’éducation universitaire mono-disciplinaire.

[2] Herbert M. LEFCOURT « LOCUS OF CONTROL - Current Trends in Theory and Research » LEA Hillsdale, New Jersey, 1976

[3] Michel HENRY, « phénoménologie de la vie – de la subjectivité Tome II» Epiméthée PUF, 2011

[4] Erwin GOFFMAN, « La mise en scène de la vie quotidienne » Editions de Minuit, 1973

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