Appropriation héroïsante des martyrs de la théologie de la libération en Haïti : entre repère de sens et attachement hétéronome pour les sujets du mouvement populaire post-1986
Kepler Aurelien est doctorant en sociologie au Laboratoire de changement social et politique (LCSP), École doctorale Sciences des sociétés (ED-624 SDS à l’Université de Paris). Il est responsable du programme Échanges inter-organisationnels et systématisation à l’Institut culturel Karl Lévêque (ICKL), un centre d’éducation populaire en Haïti. Képler est membre de l'Unité psychosociologique de recherche et d'intervention clinique (UPRIC) qui est rattaché à l'Université d'Etat d'Haïti Il a publié : Dynamiques organisationnelles et institutionnelles en Haïti : la dominance d’un bricolage continu et autoreproducteur, ICKL, juillet 2017, 48 pages. Disponible sur :
http://icklhaiti.org/article.php3?id_article=191.
Sommaire
Introduction
1. Le mouvement populaire haïtien : des sujets contestataires de l’ordre social au moyen de luttes revendicatives
1.1- Les luttes revendicatives : une voie commune adoptée contre un ennemi en commun
1.2- Une hétérogénéité secondaire du mouvement populaire haïtien
2. Les modalités d’attachement des sujets en lutte aux figures héroïques
2.1- Sacralisation des idéaux symbolisés par les figures héroïques
2.2- La distinction entre les sujets comme support social de l’attachement hétéronome
3. Incidence politique de l’attachement hétéronome des sujets en lutte aux figures héroïques : une prudence phobique vis-à-vis du pouvoir d’État
Conclusion
Introduction
François Duvalier est sorti victorieux des élections contestées organisées en Haïti en septembre 1957. La préparation de sa présidence à vie et les positions anti-impérialistes du mouvement syndical allaient porter le gouvernement à réprimer les luttes syndicales jusqu’à en finir en décembre 1963 (Hector, 1989, p. 121). De 1964 jusqu’au début de la décennie 1980, la dictature duvaliériste fut caractérisée par l’absence de luttes revendicatives ouvertes. D’ailleurs, le régime des Duvalier a interdit toute réunion dont le contrôle semblait lui échapper. Dans ce contexte, toutes les luttes sociales particulièrement l’ensemble des luttes ouvertes porteuses de revendications liées aux intérêts fondamentaux des catégories et classes sociales dominées et exploitées étaient interdites et réprimées. La répression sanglante du Parti unifié des communistes haïtiens (PUCH) en 1969 en est une illustration vivante. L’ensemble de ces luttes porteuses de revendications fondamentales des classes populaires que nous désignons sous le nom du mouvement populaire commençait à s’exprimer progressivement dès le début de la décennie 1980 et s’est amplifié en 1985 jusqu’à contribuer au départ du dictateur Jean-Claude Duvalier le 7 février 1986. Cette nouvelle offensive du mouvement populaire haïtien est due entre autres au vent de liberté qu’a exigé, dès la fin de la décennie 1970, la pénétration d’un capitalisme international pourtant agressif (Dominique, 1996, p. 64).
Une fraction de l’église catholique allait contribuer à cette nouvelle expression du mouvement populaire. Ainsi, le 9 mars 1983, le Pape Jean-Paul II a visité Haïti. Lors de son homélie, le Pape a déclaré : « Il faut que quelque chose change ici. (…) Il faut que les pauvres se reprennent à espérer » (Smarth, 2015, p. 464). La déclaration du Pape, qui fut pourtant un anti-communiste, allait favoriser en Haïti l’ampleur de l’influence des tenants de la théologie de la libération qui est un courant de pensée ancré dans des pratiques de luttes et une nouvelle façon de vivre « Dieu ». À partir d’une option préférentielle pour les pauvres adoptée par des évêques latino-américains d’inspiration marxiste réunis en assemblée respectivement à Medellín (Colombie) en 1968 et Puebla (Mexique) en 1979, des Communautés ecclésiales de base (CEB) ont été expérimentées en Haïti (Dominique, 1996, p. 65)[i]. Ces communautés étaient les espaces privilégiés de la concrétisation de la théologie de la libération. Il s’agit de petits groupes de rencontre régulière où les membres sont invités, comme le rappelle Émile Jacquot, à « avoir une oreille collée à la Bible et une autre attentive à la vie de leur peuple » (Jacquot, 2010, p. 224). Ces expériences participaient d’un travail de conscientisation parallèlement à l’évangélisation. L’aspect d’évangélisation a aidé à contourner l’interdiction de réunion imposée par la dictature des Duvalier. Des documents de l’épiscopat, tels les Fondements de l’intervention de l’Église dans le domaine social et politique et surtout la Charte de l’Église d’Haïti pour la promotion humaine ont accompagné un mouvement contestataire allant des émeutes de la faim en 1984 jusqu’au départ forcé de Jean-Claude Duvalier en février 1986 (Dominique, 1996, p. 65). Par ailleurs, par un travail d’animation d’une équipe missionnaire, se sont organisés des groupements de paysans pauvres pour la défense de leurs intérêts propres. Ces groupements allaient donner lieu plus tard à des organisations paysannes populaires issues de l’église, mais de plus en plus « autonomes » (Dominique, 1996, p. 65). Cependant, contre cette orientation progressiste, s’est dressé un secteur conservateur de l’église (Dominique, 1996, pp. 66-67).
Cet apport décisif de l’église ne signifie nullement que les couches opprimées attendaient des mots d’ordre des théologiens pour s’engager dans la défense de leurs intérêts stratégiques. Il reste une contribution complémentaire au mouvement de libération mené par des organisations populaires et révolutionnaires qui s’est d’abord manifesté (Dominique, 1996, p. 64).
Il s’agit jusque-là d’une position inédite de la part de l’église catholique. En effet, celle-ci qui historiquement a pris des positions fondamentalement conservatrices vis-à-vis des luttes populaires a aidé un peuple terrorisé pendant vingt-neuf ans et assoiffé de liberté à se débarrasser de son oppresseur le plus visible. Nous disons l’oppresseur le plus visible en ce sens que les mécanismes de l’exploitation subie de la part de la bourgeoisie locale et des multinationales ne sont pas aussi concrets que les actes de criminalité perpétrés par une armée soumise et une milice, appelée couramment les tontons macoutes, qui travaillait pour le régime des Duvalier.
Le caractère inédit même de la position de l’église catholique contribue à créer une propension chez les individus en lutte et témoins des expériences de la théologie de la libération à vivre cette position comme salvatrice ; d’autant plus qu’il s’agit d’une position qui a aidé à vaincre l’ennemi le plus concret, le plus visible. Le nouveau visage de l’église catholique n’est pas sans lien avec la réception enthousiaste de la candidature du prêtre salésien Jean Bertrand Aristide (figure symbolique de l’église engagée) annoncée le 18 octobre 1990. Évidemment, la singularité de la personne d’Aristide ne doit pas être sous-estimée. Mais elle demeure circonscrite dans un contexte où une fraction importante de l’église catholique est vécue comme une force extra-ordinaire dans les luttes anti-duvaliéristes. Ce lien de causalité entre le caractère novateur et le caractère salvateur des engagements de l’église catholique peut s’expliquer par le fait que l’extraordinaire est la principale caractéristique de l’héroïsme. En d’autres termes, étant inédites et sorties de l’ordinaire par rapport aux positionnements antérieurs de l’église catholique face aux luttes populaires en Haïti, les expériences de la théologie de la libération sont vécues comme salvatrices. A ce propos, Jean Yves Blot explique que, pour une grande majorité des masses qui ont voté en faveur d’Aristide lors des élections du 16 décembre 1990, celui-ci sortait du commun des prêtres pour avoir défendu au risque de sa vie la plupart des revendications populaires (Blot, s.d., p. 11). Les expériences de la théologie de la libération étaient donc vécues comme héroïques.
Aristide a gagné les élections et le 30 septembre 1991, seulement sept mois après son investiture, il fut renversé du pouvoir par un coup d’État militaire orchestré par l’oligarchie locale et les puissances impérialistes avec l’appui de la fraction conservatrice de l’église. Une répression antipopulaire a succédé à ce coup d’État jusqu’au retour d’Aristide de son exil en octobre 1994. L’église des pauvres n’était pas épargnée. La fraction réactionnaire de l’église catholique appuie la répression (Smarth, 2015, pp. 509-510). Le 28 août 1994, Jean-Marie Vincent, un prêtre Montfortain engagé dans la lutte des opprimés-es, fut assassiné. D’autres figures symboliques importantes des luttes populaires allaient tomber par la suite. C’est le cas du prêtre Séculier Jean Pierre-Louis assassiné le 3 août 1998 et de Jean Léopold Dominique, une figure laïque, assassiné le 3 avril 2000.
Le 15 octobre 1994, Aristide est revenu d’exil et restauré au pouvoir sous la protection militaire du gouvernement états-unien à condition d’appliquer une politique économique néolibérale. Dans son allocution de circonstance, il exprime sa gratitude envers Bill Clinton, président des États-Unis à cette époque (René , 2003, p. 249). Ce retour d’Aristide et les conditions associées furent vécus et continuent d’être vécus par une grande partie du mouvement populaire haïtien comme une trahison des luttes populaires. Parallèlement ce dernier s’est identifié affectivement aux martyrs des luttes populaires. Cette identification s’est renforcée sous le second mandat présidentiel d’Aristide (2001-2004) qui est désormais considéré comme une figure de traitre. Dans des chansons populaires composées notamment par un groupe socioculturel appelé Awozam et lié à l’organisation paysanne nationale Tèt kole ti peyizan ayisyen (TK), Jean-Marie Vincent, Jean Pierre-Louis et Jean Dominique sont honorés pour leur conviction et leur esprit de sacrifice comme des modèles héroïques. Les sujets du mouvement populaire haïtien, surtout à partir d’octobre 1994, s’identifient à ces martyrs sur le mode de la dépendance. Considérant que le sujet cherche toujours à se construire soi-même en étant confronté à des conflits psychiques et des contradictions sociales, comme le soutient Vincent de Gaulejac (De Gaulejac , 2009, p. 113), comment penser des sujets en lutte dont l’autonomie est obstruée ? En d’autres termes, comment comprendre l’attachement hétéronome de sujets en lutte à des figures héroïques ? Ce questionnement nous porte à nous interroger sur la subjectivation politique des individus en lutte, compte tenu de leur attachement hétéronome à des figures héroïques.
Pour y parvenir, nous avons recueilli des matériaux empiriques à partir des chansons populaires, des notes de prise de position publique des organisations populaires et des entretiens non-directifs réalisés avec des membres de TK, une organisation populaire nationale adoptée comme cas d’étude. Cette organisation, de type militant et constituée essentiellement par les masses paysannes laborieuses, constitue – de par son origine et sa commémoration continue des martyrs liés à la théologie de la libération – un cas d’étude suffisamment riche pour explorer les logiques dominantes au sein du mouvement populaire haïtien en termes d’appropriation des héritages légués par ce courant théologique. Les matériaux sont récoltés en créole haïtien et présentés ici en français à partir de notre propre traduction. Ils sont recueillis et analysés à partir d’une approche psychosociale clinique qui se propose de mettre en lumière les incidences subjectives des déterminations sociales et les déterminations subjectives des constructions sociales en considérant les réalités sociales comme des sollicitations auxquelles les individus formulent, par leur singularité subjective, des réponses et de nouvelles demandes (Giust-Desprairies, 2004, p. 96).
Pour questionner le processus de la subjectivation politique à l’œuvre dans le mouvement populaire haïtien post-1986, surtout à partir de 1994 parallèlement à l’attachement hétéronome des sujets en lutte à des figures considérées comme héroïques, nous étudions dans un premier moment le terrain sur lequel ces sujets se confrontent aux forces sociales adverses : des luttes revendicatives menées pour contester l’ordre social établi. Dans un deuxième moment, nous analysons les modalités d’attachement des sujets aux figures héroïques. Dans un troisième et dernier moment, nous étudions l’incidence politique de cet attachement sur le rapport des sujets en lutte au pouvoir d’État.
1. Le mouvement populaire haïtien : des sujets contestataires de l’ordre social au moyen de luttes revendicatives
Par leur cible et la principale forme de leurs luttes, les sujets du mouvement populaire haïtien post-1986 partagent une base en commun. Cependant, ils sont hétérogènes du point de vue socio-sectoriel, organisationnel et générationnel. L’articulation entre cette hétérogénéité et le terrain partagé en commun est à explorer pour comprendre le contexte sociohistorique et le cadre organisationnel dans lesquels se jouent à la fois la subjectivation politique du mouvement populaire et l’attachement des sujets en lutte à des figures héroïques.
1.1- Les luttes revendicatives : une voie commune adoptée contre un ennemi en commun
En septembre 1997, un regroupement de sept organisations populaires avec une diversité socio-sectorielle et organisationnelle (mouvement paysan, syndicat ouvrier, mouvement de jeunes, mouvement de femmes, organisation populaire urbaine, centre d’éducation populaire) dénommé Espace de concertation des organisations populaires autonomes a organisé un atelier de réflexion autour des luttes anti-impérialistes en Haïti. Lors de cet atelier, les sept organisations dont TK (notre cas d’étude) ont formulé les perspectives suivantes :
Les organisations populaires doivent rester dans leurs champs de luttes respectifs pour renforcer la conviction et l’esprit de lutte des masses ; planifier des luttes dans la mesure de nos capacités pour converger les petites conquêtes vers le renforcement de la conviction des masses ; les grandes luttes doivent se faire au fur et à mesure, selon la capacité du mouvement populaire ; des campagnes publiques sur ce que sont les organisations populaires (Espas Konsètasyon Òganizasyon Popilè Granmoun, 1997, p. 16).
Les luttes revendicatives sont alors priorisées comme le principal terrain sur lequel les organisations et individus membres du mouvement populaire se confrontent aux forces sociales et politiques adverses pour tenter d’advenir comme sujets de leur histoire, de leurs projets.
Pour une dirigeante de la structure de TK dans la commune des Baradères (au département des Nippes) et qui fut une représentante de ce département dans la Coordination nationale de l’organisation, les luttes revendicatives constituent pour elle une source de son attachement à l’organisation. Elle explique :
L’une des choses qui me fait tenir avec le mouvement, c’est quand je considère l’ensemble des luttes que nous avons menées. Par exemple, quand on fait un abus à quelqu’un, TK est toujours debout pour dire non à toute forme d’abus. L’un des exemples, je me rappelle dans la commune des Baradères, quand les juges font un mauvais jugement, TK se rend au tribunal et ferme la porte. C’est l’ensemble de ces choses qui me tiennent motivée dans le mouvement. J’aimerais voir TK mener ces luttes à nouveau[1].
Dans le cadre d’un autre atelier de réflexion organisé par l’Espace de concertation des organisations populaires autonomes, mais cette fois autour du thème « organisation populaire », des discussions ont été engagées sur les relations entre les organisations populaires (OP) et les organisations politiques révolutionnaires (OPR). Dans le rapport de cet atelier, il est clairement précisé que les OP doivent se limiter aux luttes revendicatives de façon que les OPR puissent prendre leurs responsabilités dans la lutte pour accéder au pouvoir politique et satisfaire les intérêts fondamentaux des masses populaires (Espas Konsètasyon Òganizasyon Popilè Granmoun, 1997, p. 2). Si les discussions ont été réalisées sur le mode de la clarification théorique, elles sont également et surtout liées à des expériences concrètes qui demeurent une hantise pour les engagements du mouvement populaire vers la conquête du pouvoir d’État. L’organisation KOREGA (Coordination des résistances de la Grand-Anse) a été évoquée pour illustrer la nécessité des OP d’être très vigilantes dans leur rapport aux OPR. Le rapport de l’atelier rappelle que certains membres de l’assemblée de l’espace de concertation estiment que : « KOREGA doit servir d’exemple à toutes les OP membres de l’espace pour éviter de rentrer dans l’appareil d’État pour éviter qu’il les absorbe. Les camarades ont fait clairement remarquer que le secteur populaire n’est pas encore prêt à entrer dans ces pratiques. Ils demandent que les OP restent vigilantes sur le terrain qui est très piégé aujourd’hui » (Espas Konsètasyon Òganizasyon Popilè Granmoun, 1997, p. 3).
Le cas de la KOREGA qui est évoqué dans le rapport de l’atelier concerne des expériences de cette organisation avec le mouvement politique Lavalas ayant à sa tête Jean Bertrand Aristide et qui était l’ennemi le plus redoutable du mouvement populaire à l’époque. Les expériences de ce mouvement politique à partir d’octobre 1994 demeurent un traumatisme qui porte les membres du mouvement populaire à se démarquer des organisations politiques. Même quand l’espace de concertation reconnaît d’un point de vue théorique que les OPR ont un rôle important à jouer dans la conquête du pouvoir d’État en vue de satisfaire les intérêts fondamentaux des masses populaires, sa prudence alimentée par une hantise liée aux expériences décevantes du mouvement politique Lavalas l’empêche de considérer la conquête du pouvoir d’État comme une priorité dans ses engagements pratiques.
Lors d’un entretien, un membre fondateur de TK dans la commune de Maniche au département du Sud nous a rapporté avec fierté les expériences de lutte de l’organisation durant la seconde moitié de la décennie 1980. Il explique :
TK allait commencer par nous faire savoir nos droits et nos devoirs, faire des rassemblements et de grands mouvements de revendication dans la communauté, surtout sur la question des taxes qu'on nous faisait payer quand nous vendons quelque chose. Nous avons choisi un groupe de personnes, nous sommes allés à la Contribution [bureau de perception de taxes] aux Cayes où l'on nous dit qu'il faut payer 40 centimes pour l'occupation d'une place au marché et 2,50 gourdes [la monnaie nationale] pour chaque cabri vendu. Pourtant quand quelqu'un va vendre un cabri, on vous fait payer 11,50 gourdes. Non seulement la personne qui vend le cabri paye, mais aussi celle qui achète paye une somme. (…) Grâce à TK, les yeux de la population allait s'ouvrir où ils allaient entamer beaucoup de luttes revendicatives pour revendiquer leurs droits[2].
Par ces propos, la résistance à la captation des ressources des masses paysannes laborieuses au moyen de la taxation est valorisée comme le résultat d'un travail de conscientisation effectué par TK. Tous les discours analysés jusqu’ici témoignent de l’importance majeure des luttes revendicatives pour les sujets du mouvement populaire haïtien. Si les sujets individuels et collectifs du mouvement populaire haïtien contestent tous l’ordre social établi et cherchent ensemble à devenir auteurs de leur histoire sur le terrain des luttes revendicatives, ils demeurent pourtant hétérogènes. Quelles sont la nature et l’importance de cette hétérogénéité ?
1.2- Une hétérogénéité secondaire du mouvement populaire haïtien
L’hétérogénéité des sujets du mouvement populaire haïtien est secondaire comparativement à la cible commune qui les réunit. Les principales différences entre les sujets en lutte sont de trois ordres : 1- socio-sectoriel et organisationnel (organisations paysannes, organisations de quartiers notamment en milieu populaire urbain, organisations de femmes, organisations de jeunes, centres d’éducation populaire, organisations politiques révolutionnaires), 2- générationnel (génération 1986 et génération post 1986), 3- socio-symbolique et intellectuel (des universitaires, des cadres professionnels, des personnes à scolarisation limitée, des personnes non-scolarisées mais éduquées dans un processus de socialisation politique entre autres). Ici, le découpage des deux générations ne renvoie pas à un en-soi temporel, mais se réfère à des événements majeurs porteurs d’expériences et de sens particuliers pour les sujets en lutte. C’est ce qui justifie le choix de l’année 1986, date de la chute du dictateur Jean-Claude Duvalier marquant un nouveau tournant pour le mouvement populaire haïtien, pour délimiter les deux générations considérées. L’année 1986 représente la frontière entre deux contextes porteurs d’expériences et de sens différents (avec certainement des éléments en commun) : 1- un contexte marqué par des luttes clandestines où le régime duvaliériste constitue l’un des principaux ennemis du mouvement populaire, 2- un contexte caractérisé par des luttes de plus en plus ouvertes, investissant l’espace public avec des moments de replis sous la pression de certains duvaliéristes revenus dans les interstices du pouvoir d’État.
Cette hétérogénéité des sujets du mouvement populaire haïtien conduit à des nuances significatives dans leurs revendications. Parfois, ces revendications sont très spécifiques et corporatives. En témoignent la « réforme agraire intégrale » et l’augmentation de salaire avec de meilleures conditions de travail constamment revendiquées respectivement par les organisations paysannes et le mouvement syndical. Mais, cela n’empêche que les sujets du mouvement populaire partagent en commun une position de classe contestataire de l’ordre social établi et exprimée principalement au travers des luttes revendicatives. C’est pourquoi, contrairement à Daniel Camacho qui préfère parler des mouvements populaires en absence d’un projet de transformation totale de l’État clairement défini et constamment nourri avec une action permanente et structurée (Camacho, 1987, pp. 9-11), nous assumons l’idée d’un mouvement populaire haïtien sur la base d’un positionnement contestataire de l’ordre social établi par les sujets en lutte en dépit de certaines revendications corporatives. En effet, il se pose un problème d’ordre dialectique dans le passage des luttes corporatives à des luttes politiques visant la transformation de l’État et de l’ordre social que Camacho pose comme une condition sine qua non pour parler du mouvement populaire au lieu des mouvements populaires qu’il distingue certainement – par leur référence à la lutte des classes – des mouvements sociaux (Camacho, 1987, pp. 9-11). Ce passage implique une logique étapiste et une coupure implicite dans l’alimentation réciproque entre les particularités sectorielles et le caractère global classiste des luttes populaires. Cette coupure ne peut tenir que dans un formalisme abstrait et se révèle donc incapable de rendre compte de la complexité de la dynamique concrète des luttes populaires.
En dépit des luttes engagées dans le sens de la défense de leurs intérêts socio-sectoriels et contre l’ordre social établi pour essayer de se construire comme auteurs de leur histoire, les sujets du mouvement populaire haïtien donnent à voir une tendance dominante à s’attacher à des figures symboliques considérées comme héroïques au point d’être incapables de prendre du recul vis-à-vis d’une tradition de militantisme léguée par ces figures héroïques. Se pose donc un problème d’autonomie des individus en lutte ; ce qui paraît contradictoire au processus de leur subjectivation politique. Pourtant, l’attachement hétéronome des individus en lutte aux figures héroïques n’empêche qu’ils soient des sujets. Ce n’est qu’une hétéronomie partielle qui n’entrave pas forcément tout l’élan des sujets vers la réappropriation de leur histoire et la construction de leur avenir. C’est un attachement qui participe au processus d’hétéronomisation des individus en lutte et qui peut aller jusqu’à entraver leur subjectivation. Il serait peut-être plus judicieux de parler en ce sens d’un attachement hétéronomisant. Pour saisir cette contradiction apparente entre l’attachement hétéronome ou du moins hétéronomisant des individus en lutte et leur subjectivation politique, il s’avère nécessaire d’étudier les modalités de cet attachement.
2. Les modalités d’attachement des sujets en lutte aux figures héroïques
Cornélius Castoriadis a apporté un éclairage judicieux sur la problématique de l’hétéronomie du sujet. Il explique que le sujet, en tant qu’être social, ne pourrait jamais parler d’un discours qui lui serait totalement sien (Castoriadis, 2014, p. 154). L’autonomie du sujet ne peut donc être étudiée sous l’angle d’une totale indépendance vis-à-vis de l’Autre. C’est sur la base d’une non-distanciation vis-à-vis du discours et de l’imaginaire de l’Autre que se pose l’hétéronomie du sujet (Castoriadis, 2014, p. 155). Dans le cas des sujets du mouvement populaire haïtien, c’est leur manque de recul vis-à-vis des héros-modèles incarnés par des martyrs des luttes populaires qui explique leur attachement hétéronome à ces héros. Un tel attachement empêche les sujets en lutte d’aller au-delà des voies tracées par les héros-modèles.
Un autre aspect important de la conception castoriadienne de l’hétéronomie mérite d’être apprécié ici. Est inconcevable un individu qui résorberait totalement sa capacité imaginaire inconsciente pour parler sur un mode totalement conscient (Castoriadis, 2014, p. 154). Cette précision nous permet de souligner la compatibilité entre les processus psychiques inconscients et la subjectivation politique. Le fait de reconnaître l’existence de tels processus chez les sujets en lutte nous permet d’éviter de nous leurrer sur une conception volontariste et rationaliste du sujet, un sujet tout-puissant qui serait exempt de toute obscurité sur le processus de sa détermination, sans pour autant sombrer dans un déterminisme totalement inconscient de l’individu. Les processus psychiques inconscients qui mettent le sujet en mouvement constituent pour lui des difficultés qu’il doit affronter dans sa volonté d’élucider sa propre détermination et de penser la possibilité de s’émanciper de l’ordre social existant.
Les deux aspects de la conception castoriadienne de l’hétéronomie que nous venons d’évoquer nous portent à préciser que l’attachement hétéronome des sujets du mouvement populaire haïtien à des figures héroïques n’est fondé ni sur l’interdépendance entre les sujets en lutte et les martyrs héroïsés ni sur les processus psychiques inconscients sous-jacents aux actions de ces sujets. C’est plutôt sur la base d’un manque de recul vis-à-vis d’une tradition de militantisme héritée des figures héroïques, un manque de recul dont les sujets en lutte peinent à prendre conscience, que nous qualifions d’hétéronome l’attachement de ceux-ci aux figures héroïques. Comment ce manque de recul inconscient se manifeste-t-il ?
2.1- Sacralisation des idéaux symbolisés par les figures héroïques
Les martyrs des luttes populaires post-1986 symbolisent des idéaux de conviction, d’esprit de sacrifice et d’engagement populaire. En effet, aucun de leurs engagements de leur vivant ne révèle un quelconque renoncement à la défense des intérêts fondamentaux des classes populaires ou une trahison de ces intérêts. Au contraire, ils se sont engagés jusqu’à être assassinés, donc jusqu’à sacrifier leur vie pour le bien-être collectif. Les propos des sujets du mouvement populaire haïtien, mobilisés plus loin au travers des extraits d’entretiens et de chansons populaires, témoignent de cette attribution d’idéaux de conviction, d’esprit de sacrifice et d’engagement populaire aux figures héroïques des luttes populaires post-1986.
Les idéaux inspirés par ces martyrs sont souvent repris par les sujets du mouvement populaire haïtien sur un mode sacralisant en ce sens que, en plus d’être valorisés comme des repères de sens surtout à partir d’un contexte caractérisé par le retour d’exil d’Aristide considéré comme une trahison de par les conditions associées à ce retour, ces idéaux sont honorés comme inviolables en soi. Si la conviction se révèle une vertu indispensable pour les luttes populaires, l’esprit de sacrifice demeure un idéal dont l’importance se mesure à l’aune des défis du contexte sociopolitique. En effet, un militant peut se sacrifier sans contribuer à l’avancement de la cause qu’il défend. Pourtant, une tendance dominante chez les sujets du mouvement populaire haïtien indique une reprise valorisante de l’esprit de sacrifice en dehors de toute considération sur la nécessité d’une telle vertu dans le contexte sociopolitique en question. A ce propos, un dirigeant de TK dans le sud qui est revenu sur l’origine de l’organisation lors d’un entretien a rapporté la scène suivante :
Nous nous rappelons qu’avant la mort de Père Berthony, Berthony Pierre [un tenant de la théologie de la libération dans le Sud], lorsque nous allions participer à une rencontre dans sa zone, il ne dormait pas dans le presbytère. Il nouait un foulard sur la tête et vient dans le froid avec nous. Nous pouvons dire la même chose pour le Père Pétuel Lénescar dans la paroisse de Dory [2e section communale de Maniche] [3].
L’esprit de sacrifice du prêtre Berthony Pierre est valorisé sans tenir compte de son importance dans son contexte politique ni de ses résultats. A aucun moment de l’entretien, le dirigeant de TK n’a expliqué la pertinence du choix du prêtre qui peut se résumer en l’abandon provisoire de son confort pour partager les conditions difficile de ses camarades. Étant un idéal valorisé par le christianisme (c’est le cas des apôtres brulés vif pour leur foi et de la crucifixion de Jésus révélés dans la Bible), l’esprit de sacrifice est souvent connoté de sens religieux. D’ailleurs dans le cas évoqué par le dirigeant de TK, il s’agit d’un sacrifice consenti par une figure ecclésiale (un prêtre) dans un contexte religieux (dans le cadre des activités de Communautés ecclésiales de base). Même quand l’esprit de sacrifice est repris sans aucune référence à la foi et aux croyances, il garde sa dimension sacrée (en tant qu’idéal inviolable en soi) qui le rend plus mobilisable comme repère de sens dans une société dominée par des croyances religieuses. C’est donc une mise en sens laïque de la religiosité dans la reprise des idéaux symbolisés par des figures héroïques dont les figures de la théologie de la libération.
Quant à l’'idéal de conviction, il a été valorisé dans une formule très percutante d’une dirigeante de TK dans le département du Nord-ouest qui est aussi la principale compositrice et chanteuse du groupe socioculturel Awozam. La dirigeante-chanteuse a affirmé: « Le jour où je ne fais plus partie de Tèt Kole, le jour où je ne fais plus partie d'Awozam, sache que je vais automatiquement au cimetière»[4]. Ce langage imagé laisse entendre que, pour Marie, la conviction dans l'attachement à l'organisation est non négociable. C’est une sacralisation de la conviction. Bien qu'à travers cette formule, Marie n'établisse aucune relation explicite entre ce devoir d'attachement loyal à l'organisation et les figures héroïques liées à la théologie de la libération, elle a forgé cette conviction d’attachement en s’inspirant, à son insu, des martyrs des luttes populaires dont la mort seulement a pu les arracher de leurs engagements populaires. Autrement dit, des sujets en lutte investissent des idéaux hérités des expériences impliquant des figures symboliques de la théologie de la libération sans se rendre compte de l’origine de ces idéaux au moment où ils les mobilisent pour donner du sens à leurs engagements militants. Ce sont des processus psychiques inconscients qui sont à l’œuvre dans la reprise valorisante de la conviction en tant qu’idéal inspiré des figures symboliques de la théologie de la libération.
Les idéaux symbolisés par des martyrs des luttes populaires sont repris sur un ton sacralisant au travers de chansons populaires également. C’est le cas d’une chanson intitulée Sa se remò (ça c’est du remords) faisant partie des huit (8) titres de l'album Yon jou ki ra (Un jour rare) diffusé en 2004 par le groupe socioculturel Awozam. Dans cette chanson, les martyrs des luttes post-1986 sont associés aux figures héroïques des principales résistances populaires qui ont marqué l’histoire d’Haïti, depuis la résistance à la conquête génocidaire de l’Espagne à la fin du 15e siècle, passant par la guerre de l’indépendance nationale menée contre la France esclavagiste et coloniale de Napoléon Bonaparte (entre la fin du 18e siècle et le début du 19e) jusqu’à la résistance à l’occupation militaire états-unienne au début du 20e siècle. Dans cette chanson, les martyrs des luttes populaires du contexte de la théologie de la libération sont glorifiés comme des étant des individus qui se sont sacrifiés au prix de leur vie pour protéger le sol légué par les héros et héroïnes de l’indépendance nationale contre des forces néocoloniales. Cette reprise valorisante de l’idéal de l’esprit de sacrifice symbolisé par les martyrs des luttes populaires post-1986 est une modalité d’attachement hétéronome des sujets du mouvement populaire haïtien à ces martyrs considérés comme des figures héroïques parce que les sujets en lutte peinent à prendre un recul critique vis-à-vis de la pertinence de cet idéal inspiré des figures héroïques dans chaque conjoncture sociopolitique. Mais pourquoi parmi l’ensemble des sujets en lutte, ce sont exactement ceux qui incarnent les figures héroïques qui ont pu émerger en tant que telles au point de faire l’objet d’un attachement hétéronome? La réponse à cette question constitue l’objet de la prochaine section.
2.2- La distinction entre les sujets comme support social de l’attachement hétéronome
Rappelons, comme indiqué à la section 1.2, que les sujets du mouvement populaire sont hétérogènes du point de vue socio-sectoriel, organisationnel, générationnel, symbolique et culturel, en dépit de leur position de classe partagée en commun. Cette hétérogénéité, quoique secondaire, sert de support au processus de sacralisation des idéaux inspirés des figures héroïques. En effet, cette hétérogénéité prend souvent la forme d’inégalité et de distinction entre les sujets. C’est pourquoi, contrairement à Castoriadis qui aborde l’hétéronomie sociale comme étant caractérisée par l’incarnation de l’autre individuel dans l’anonymat collectif et la délégation de cet anonymat à travers l’individu (Castoriadis, 2014, pp. 161-162), nous étudions l’hétéronomie du sujet collectif sur la base de la dominance d’un groupe de sujets individuels qui ne disposent pas du même capital économique, symbolique, politique, culturel (De Gaulejac , 2009, p. 126) que les autres et qui se distinguent donc de ceux-ci. C’est ce que révèle l’attachement aux figures héroïques ; des figures qui se distinguent d’un quelconque anonymat collectif. Évidemment, Castoriadis reconnaît que la délégation dont il parle pose « des problèmes multiples et complexes » ; problèmes liés à la fois à l’homologie et la différence essentielle entre le rapport familial et les relations de classes ou de pouvoir dans la société (Castoriadis, 2014, p. 162). Mais cette nuance n’empêche que la logique d’anonymat collectif et d’impersonnalité, qui constitue le noyau de l’explication de l’hétéronomie sociale chez Castoriadis, ne tient que dans une approche de formalisme abstrait incapable de rendre compte des relations concrètes entre individus caractérisés par des différences liées au capital symbolique, culturel, politique, économique et même physique dont ils disposent.
Dans le cas du mouvement populaire haïtien, l’attachement hétéronomisant des sujets aux figures héroïques de la théologie de la libération se structure fondamentalement à partir des différences entre les individus qui ont incarné ces figures et les autres sujets en lutte. Ces différences sont liées à une charge symbolique (des prêtres catholiques, dans un pays dominé par des croyances religieuses, et devenus martyrs pour la plupart), une capacité d’analyse et de communication (formation en théologie et philosophie complétée par la lecture continue de littérature marxiste), tout un réseau d’influence ainsi que la gestion de ressources matérielles et financières faisant partie du patrimoine de l’église catholique et mis au service des classes populaires. Par conséquent, si les sujets en lutte et les figures héroïques (pour la plupart d’appartenance petite-bourgeoise) sont liés par une proximité idéologique ou, pour être plus précis, par la position de classe partagée en commun, ces deux catégories de militants/es sont différentes en termes de capital économique, politique, culturel et symbolique. C’est donc un écart social dans la proximité idéologique. C’est sur cet écart dans la proximité que se construit l’attachement hétéronomisant d’une grande majorité de sujets du mouvement populaire haïtien notamment les membres de TK vis-à-vis des figures héroïques de la théologie de la libération.
La proximité permet aux sujets en lutte de s’identifier aux figures héroïques comme étant leurs semblables et l’écart donne lieu à l’exception nécessaire pour que les individus incarnant ces figures soient vus comme extra-ordinaires donc comme dotés de qualités hors du commun. A ce propos, Jean-Pierre Albert (Albert, 1999) soutient que l’exception héroïque apparait sur un fond d’égalité des droits et des devoirs et que, sur ce fond d’égalité, l’écart entre le rôle joué par l’individu héroïsé et son identité (par rapport à autrui) devient plus évident. Cette considération d’Albert sur l’héroïsme national est pertinente. Mais le fond d’égalité n’est pas toujours nécessaire à la construction de l’exception héroïque. Dans le cas du mouvement populaire haïtien post-1986, l’écart qui sous-tend l’émergence de l’héroïsme se joue dans les conditions sociales et culturelles des sujets en lutte. Alors, il n’existe pas un fond d’égalité, mais plutôt un fond d’appartenance idéologique qui sert de support à l’indentification de certains sujets à ceux qui incarnent les figures héroïques.
Notons que, mis à part le capital économique, politique, culturel et symbolique dont disposent des sujets qui ont incarné la figure du héros, leurs engagements contribuent énormément au processus de leur héroïsation. La scène du prêtre qui a sacrifié son confort dans le presbytère pour passer des nuits dans le froid avec ses camarades est révélatrice de l’importance de l’implication subjective dans le processus d’héroïsation sous-jacent à l’attachement hétéronome que nous étudions.
L’attachement hétéronome, du moins hétéronomisant, des sujets en lutte aux martyrs des luttes populaires post-1986 – attachement basé sur l’héroïsation de ces derniers, n’est pas sans incidence sur l’orientation politique du mouvement populaire haïtien. Cette incidence que nous étudions dans la prochaine section concerne particulièrement le rapport des sujets du mouvement populaire au pouvoir d’État.
3. Incidence politique de l’attachement hétéronome des sujets en lutte aux figures héroïques : une prudence phobique vis-à-vis du pouvoir d’État
L’attachement hétéronome des sujets du mouvement populaire haïtien aux martyrs des luttes populaires post-1986 considérés comme des héros-modèles participe à la construction de repères de sens pour ces sujets. L’héroïsation de ces martyrs et la reprise sacralisante des idéaux qu’ils symbolisent font de ces derniers des critères mobilisés par les sujets en lutte pour évaluer des pratiques militantes.
La dirigeante-chanteuse de TK-Nord-ouest évoquée précédemment a affirmé : « Aristide était un bon prêtre. Mais, il a été récupéré par le pouvoir ». Pour soutenir son affirmation, elle a rappelé une messe célébrée par le Père Aristide en mémoire de 139 paysans et paysannes massacrés/es le 23 juillet 1987 à Jean Rabel. Ce rappel illustre la reconnaissance de l’engagement populaire d’Aristide. Mais la dirigeante a souligné que par la suite Jean Bertrand Aristide a trahi les luttes populaires. Ce prêtre est devenu une figure de traitre à laquelle le mouvement populaire notamment TK se dés-identifie, contrairement à d’autres figures comme Jean-Marie Vincent et Jean Pierre-Louis qui demeurent des figures héroïques que les sujets du mouvement populaire continuent d’honorer. A partir de ce double processus d’identification aux figures héroïques et de dés-identification à la figure du traitre, deux catégories de pratiques militantes liées respectivement à ces deux types de figures symboliques associés aux expériences de la théologie de la libération en Haïti sont en jeu : un militantisme axé fondamentalement sur les luttes revendicatives et prudent vis-à-vis du pouvoir d’État et un militantisme qui encourt le risque d’investir des appareils d’État qui seraient capables d’absorber la conviction et l’engagement populaire.
Un membre fondateur de TK dans le département du Sud a rendu un témoignage révélateur du double processus d’identification et de dés-identification aux deux catégories de figures symboliques de la théologie de la libération. Voici un extrait de son témoignage :
L’idée qu’on véhiculait à l’époque [à l’époque des Communauté ecclésiales de base], les prêtres, les religieuses et les laïcs/laïques nous disaient qu’une seule personne ne peut résoudre les problèmes du pays. C’est nous qui devons collaborer ensemble pour renverser le système en place qui suce le sang des pauvres. Mais depuis après la période du coup d’État [organisé le 30 septembre 1991 contre le président Aristide], nous ne savons où sont passés ces gens-là. Il y avait Antoine Izméry qui travaillait avec nous, qui avait l’habitude de dormir ici et nous enseignait des stratégies pour que nous puissions nous battre contre l’adversaire. Depuis après que ces gens ont pris le pouvoir, nous ne savons pas où ils sont passés[5].
Ces propos révèlent deux types de liens de causalité implicites : 1- des liens entre l’accompagnement des masses exploitées et l’engagement populaire ; 2- des liens entre l’expérience du pouvoir d’État et l’abandon des luttes populaires. Ces deux types de relations causales sont présentées comme opposées : dans un premier moment, des militants/es qui travaillaient et dormaient avec les masses paysannes laborieuses et qui vivaient donc de près les privations de ces masses exploitées étaient du côté de la conviction et de l’engagement populaire ; mais dans un second moment où ces militants/es ont fait l’expérience du pouvoir d’État, ils/elles sont passés/es du côté de l’abandon des luttes populaires, donc du côté de la trahison. De tels propos laissent entrevoir une association inconsciente entre l’accès au pouvoir d’État et la trahison du camp populaire.
Le mouvement populaire haïtien post-1986 reconnaît la nécessité de conquérir le pouvoir d’État pour défendre les intérêts fondamentaux des classes populaires. L’organisation TK qui est une composante du mouvement populaire a projeté clairement sa participation à la construction d’un pouvoir populaire parmi les perspectives qu’elle a formulées lors de son 3e Congrès national en décembre 2012. Pourtant, la construction du pouvoir populaire est toujours reportée à long terme au nom de la fidélité aux idéaux de conviction et d’engagement populaire inspirés par les figures héroïques. La reprise sacralisante de ces idéaux vient conforter la peur du risque d’être absorbé.e.s par des appareils d’État considérés comme potentiellement ou inévitablement mangeurs d’idéaux de conviction et d’engagement populaire. Même un membre fondateur de TK qui a fait l’expérience du pouvoir d’État en briguant cinq mandats de cinq ans en tant que membre d’un Conseil d’administration de la section communale (CASEC) a fait preuve de cette prudence vis-à-vis du pouvoir d’État en expliquant lors d’un entretien :
Le pouvoir vous absorbera de toute façon. D’après les organisations conséquentes qui luttent pour le changement du pays, il n’y a aucun espoir pour que ce pouvoir nous apporte une solution (…) Ce n’est pas un État populaire que nous avons aujourd’hui. Cet État n’a pas été créé pour les masses. C’est un État bourgeois (…) Nous avons une première entente pour prendre le pouvoir et changer l’État, changer la nature de l’État que nous avons actuellement (…) Tèt Kole a fait une expérience. Nous avons envoyé des gens au pouvoir. Benoît Beaubrun, c’est Tèt Kole qui l’a envoyé comme député de Jean Rabel. Quand il est arrivé, le pouvoir l’a absorbé. Ce pouvoir, peu importe qui vous envoyez, le pouvoir l’absorbera, comme on a absorbé Aristide. Si vous intégrez cet État, il vous absorbera de toute façon. Moi, j’y ai passé 25 ans comme CASEC, je n’ai eu de connivence avec personne. J’ai fait mon job. Je ne suis pas achetable. Personne ne peut m’acheter. J’ai parlé comme je veux aux présidents. J’ai dit ce que je veux aux ministres[6].
Si le pouvoir d’État dispose de la capacité d’absorber tout le monde, comme l’explique ce dirigeant de TK, pourquoi celui-ci a pu passer vingt-cinq ans au pouvoir au niveau local sans être absorbé par ce même pouvoir? Pourquoi serait-il une exception? Ses propos traduisent à la fois la reconnaissance de la nécessité de conquérir le pouvoir d’État et témoignent en même temps d’un besoin de protéger son identité idéologique contre des appareils d’État considérés comme mangeurs de conviction. Il s’agit d’un rapport ambigu au pouvoir d’État. Même vis-à-vis des partis politiques, des militants et militantes se montrent prudents/es. D’ailleurs, le mouvement populaire post-1986 est fortement caractérisé par une aversion anti-partisane (Jean-Baptiste, 2011, p. 141).
A partir de la fin des années 2000, les sujets du mouvement populaire ont créé de nouvelles organisations politiques qui se réclament du socialisme. Même au niveau de ces organisations politiques qui sont censées s’engager vers la conquête du pouvoir d’État, se joue une prudence phobique vis-à-vis des appareils d’État. En prélude des élections de 2015, des organisations politiques de gauche étaient confrontées à cette prudence. Il était très difficile de trouver des membres de certains partis qui se portent candidats aux élections. Il était moins difficile de trouver dans des organisations de masse organiquement liées aux partis des membres intéressés à se porter candidats. Certainement, les militants et militantes sollicités/es comme éventuels/les candidats/es ont refusé sur la base de considérations d’ordre organisationnel, logistique, politique. Ce n’est pas la peur des appareils d’État considérés comme mangeurs de conviction et d’engagement populaire qui est évoquée. D’ailleurs, assez souvent, la peur du risque mobilise les militants et militantes à leur insu.
Conclusion
En somme, les sujets du mouvement populaire haïtien témoignent d’un attachement hétéronome à des martyrs des luttes populaires post-1986. L’attachement à ces martyrs, vécus comme des figures héroïques, se joue au travers d’une reprise sacralisante des idéaux symbolisés par celles-ci et une héroïsation de certains sujets sur la base d’une distinction sociale et culturelle.
Cet attachement sacralisant aux figures héroïques constitue des repères de sens pour les sujets en lutte. Ces repères sont d’autant plus importants que les luttes populaires post-1986 ont abouti à très peu de conquêtes sociales et politiques. La valorisation sur un mode sacralisant des idéaux de conviction et d’esprit de sacrifice symbolisés par les martyrs permet aux sujets du mouvement populaire haïtien de donner du sens à la continuation de leurs luttes, surtout à partir du retour d’Aristide au pouvoir en octobre 1994 vécu comme une trahison du camp populaire. Parallèlement, par son caractère hétéronome, l’attachement aux figures héroïques porte les sujets en lutte à se limiter – à leur insu – à une tradition de militantisme caractérisée par la valorisation des luttes revendicatives et une prudence phobique vis-à-vis des appareils d’État considérés comme mangeurs de conviction et d’engagement populaire. Ainsi, les sujets du mouvement populaire haïtien peinent à s’engager concrètement vers la conquête du pouvoir d’État quoiqu’ils reconnaissent théoriquement la nécessité d’investir des appareils d’État pour défendre les intérêts fondamentaux des classes populaires.
La rupture à l’attachement hétéronome aux figures héroïques des luttes populaires post-1986 demeure pour les sujets du mouvement populaire haïtien un défi à relever. La remémoration des scénarii majeurs de lutte se révèle une voie possible à explorer pour aboutir à une telle rupture. En effet, le processus de remémoration par lequel les sujets actuels se réfèrent aux expériences de luttes passées implique une confrontation entre deux temporalités différentes, donc une confrontation de sens. A ce sujet, Fausto PETRELLA soutient : « c’est en fonction du présent que le passé est pris en considération et interrogé, avec l’esprit – ou la folie – de l’escalier » (Petrella, 2008). Il s’agit pour nous de temporalités sociales et expérientielles porteuses de sens spécifiques. La remémoration implique une reconstruction de sens, la mémoire « impose un travail de tissage, de réélaboration et de mise à jour de nos souvenirs » (Petrella, 2008).
Les dernières expériences du mouvement populaire (en 2019), dans le cadre de la crise politique qui se joue encore en Haïti, illustrent cette capacité du présent à interroger le passé. Des membres d’organisations populaires et de partis politiques de gauche commencent à développer un nouveau regard sur leur rapport sacralisant à la conviction dans les luttes revendicatives et sur son corollaire : une prudence phobique vis-à-vis du pouvoir d’État. Ce nouveau regard qui est jusque-là à l’état embryonnaire s’élabore à partir d’expériences réalisées dans un contexte politique national caractérisé par l’urgence d’empêcher une force politique néo-duvaliériste et profondément antipopulaire de se reproduire au pouvoir. Ce nouveau regard se construit donc dans un contexte politique porteur de défis différents de ceux liés à la mouvance de la théologie de la libération. Ce regard nouveau est le résultat d’un processus de remémoration.
Ce travail de remémoration peut être orienté dans le sens de la compréhension des modalités de médiation de l’apport des figures symboliques importantes aux principales luttes populaires en vue d’éviter toute forme de mysticisme à la base de l’héroïsation des martyrs. Nous ne sommes pas pour autant contre l’importance symbolique de toutes figures héroïques en tant que repères de sens pour la continuation des luttes.
Enfin, par sa capacité potentielle à réélaborer des souvenirs, la remémoration peut être utilisée par les sujets du mouvement populaire haïtien comme une méthode pour se réapproprier des tranches d’histoire et scénarii de luttes majeurs. Une telle démarche peut aider les sujets en lutte à surmonter les processus psychiques inconscients qui les mobilisent dans leur prudence phobique vis-à-vis du pouvoir d’État. C’est une voie possible pour tenter d’élucider collectivement l’origine et les modalités de manifestation de cette prudence paralysante.
Références
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Présentation de l’auteur
[1]. Entretien réalisé le 8 mai 2019.
[2]. Entretien réalisé le 24 janvier 2019.
[3]. Entretien réalisé le 8 mai 2019.
[4]. Entretien réalisé le 1er septembre 2019.
[5]. Entretien réalisé le 24 janvier 2019.
[6]. Entretien réalisé le 31 août 2019.