N°38 / La propagande politique Janvier 2021

Propagande et légitimité politique en Haïti

Aurélien Kepler

Résumé

Cherchant à résister à une contestation sociale et à se construire une légitimité politique, le régime au pouvoir en Haïti organise une propagande du bouc émissaire et de la double faute. Cette propagande procède par un usage de figures imprécises et diffuses pour désigner des forces politiques adverses, s’évertuant à se déresponsabiliser des performances médiocres de sa gouvernance en mettant en avant des héritages négatifs et des barrières érigées par ses adversaires et à faire accepter ce qui est vu comme « mauvais » par rapport à ce qui est présenté comme « pire ».  Une telle propagande s’étaye sur des perceptions et significations imaginaires dévalorisantes du politique en les renforçant en retour au point de produire des incidences négatives sur un élan de participation citoyenne au contrôle des ressources publiques.

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DOSSIER : LA PROPAGANDE POLITIQUE AU 21e SIECLE

 

Propagande et légitimité politique en Haïti

Modalités et incidences politiques d’une propagande du bouc émissaire et de la double faute dans un contexte de lutte contre la corruption et les inégalités sociales

Képler Aurélien est membre de l'Unité psychosociologique de recherche et d'intervention clinique (UPRIC) qui est rattaché à l'Université d'Etat d'Haïti. Il est doctorant en sociologie au Laboratoire de changement social et politique (LCSP), École doctorale Sciences des sociétés (ED-624 SDS à l’Université de Paris). Il est responsable du programme Échanges inter-organisationnels et systématisation à l’Institut culturel Karl Lévêque (ICKL), un centre d’éducation populaire en Haïti.

Sommaire

1. Contexte sociohistorique de l’accession du PHTK au pouvoir

1.1. L’échec du mouvement politique Lavalas

1.2. L’expansion de la précarité et des incertitudes à la suite du séisme dévastateur du 12 janvier 2010

1.3. L’ingérence sans masque du gouvernement états-unien

2. La gouvernance contestée du régime du PHTK et sa tentative de légitimation par l’usage de la propagande

2.1. Un régime contesté

2.2. Les modalités de la propagande du bouc émissaire et de la double faute

3. Perceptions et imaginaire du politique en Haïti : supports d’étayage de la propagande du bouc émissaire et de la double faute

4. Incidences politiques de la propagande du bouc émissaire et de la double faute

 

 

 

Introduction

 

L’ampleur de la corruption et de l’enrichissement personnel en Haïti à partir de ressources publiques sous le régime du Parti Haïtien Tèt Kale (PHTK)[1], qui a accédé au pouvoir d’État depuis 2011, a aggravé le déficit de services publics de qualité et d’infrastructures appropriées[2]. L’ampleur de la corruption au sein du personnel politique et du secteur privé creuse le fossé entre, d’une part, les classes dominantes ainsi que leurs suppôts politiques et, d’autre part, les classes populaires et de plus en plus la petite bourgeoisie[3]. Le cas le plus probant de l’intensification de la corruption sous le régime du PHTK notamment sous l’administration du président Joseph Michel Martelly (mai 2011-février 2016) est la dilapidation du fonds Petrocaribe[4],estimé à 4,2 milliards USD. Dans un rapport d’audit publié en mai 2019 sur la gestion du fonds Petrocaribe, la Cour supérieure des comptes et du contentieux administratif (CSCCA)a révélé, entre autres, des cas de collusion, favoritisme, détournement de fonds, octroi de contrats à deux firmes pour exécuter les mêmes travaux sur le même tronçon de route, supervision défaillante ou complaisante des travaux. Dans une telle situation, le régime politique au pouvoir est de plus en plus décrié ; en témoignent de grands mouvements de contestation déclenchés depuis juillet 2018. Pour y faire face, le régime recourt, d’une part, à la répression pour empêcher l’expression des mouvements de contestation et, d’autre part, à une propagande axée principalement sur les sophismes du bouc émissaire et de la double faute en essayant de capitaliser sur le passif de certains adversaires politiques pour tenter de se légitimer et maintenir le pouvoir. En dépit des velléités autoritaires du régime en place, les libertés et droits fondamentaux conquis après la chute de la dictature des Duvalier en Haïti continuent d’être mobilisés dans la sphère du politique. Cela explique l’importance accordée à la propagande par le régime au pouvoir parallèlement à la stratégie de la répression. En effet, pour recourir à la propagande, « il faut qu’il y ait lutte d’idée et que l’avis du peuple compte » (Philippe Breton, 2000: 72).  

 

Nous nous proposons d’étudier ici les modalités de la propagande portant sur la logique du bouc émissaire et de la double faute organisée par le régime au pouvoir et les incidences d’une telle propagande sur l’image du politique en Haïti. Cette propagande, en tant qu’arme de lutte d’idée, vise à agir sur la perception qui, contrairement à des idées reçues, est un élément incontournable dans le processus de construction des rapports de force. Elle vise à présenter – dans un contexte de lutte contre la corruption – l’échec du régime au pouvoir comme une responsabilité partagée avec l’opposition politique voire faire de celle-ci la principale responsable de l’atmosphère d’injustice sociale, de corruption et d’insécurité publique amplifiée sous le règne du PHTK particulièrement durant les trois dernières années. Une telle propagande est de nature à alimenter un processus d’obscénisation du politique où les sujets politiques sont davantage présentés comme étant tous impliqués dans la corruption ; ce qui laisserait croire qu’il n’y aurait pas d’alternative au régime politique en place. Cette propagande représente un enjeu majeur pour l’avenir de la lutte contre la corruption et par ricochet, contre les inégalités sociales que la corruption alimente et renforce en Haïti. En effet, en participant au renforcement d’une image péjorative du politique, elle risque de contribuer à l’abandon, notamment par les individus non-impliqués dans un projet partisan, des luttes pour la participation citoyenne particulièrement pour la participation des classes populaires au contrôle de la gestion des ressources publiques.

Pour étudier les modalités et les incidences politiques de la propagande du bouc émissaire et de la double faute, des documents et discours officiels ont été recensés par la recherche documentaire et scrutés à partir de l’analyse du discours dans une perspective psychosociale clinique. Cette perspective suppose, entre autres, une attention aux contenus implicites et la prise en compte de divers registres d’analyse (Florence Giust-Desprairies et André Lévy, 2013: 307).

 

Dans une première section du présent article, nous présentons le contexte sociohistorique de l’accession du PHTK au pouvoir. Dans une deuxième section, nous étudions le processus ayant abouti à la contestation du régime et les modalités de la propagande du bouc émissaire et de la double faute véhiculée par le PHTK pour tenter de se légitimer. Dans une troisième et dernière section, nous procédons à une analyse des incidences politiques de cette propagande. 

 

1. Contexte sociohistorique de l’accession du PHTK au pouvoir

 

Loin de toute intention exhaustiviste, nous tenons à étudier trois principales caractéristiques du contexte sociohistorique de l’accession du régime du PHTK au pouvoir : 1- l’échec du mouvement politique Lavalas, 2- l’expansion de la précarité et des incertitudes à la suite du séisme dévastateur du 12 janvier 2010, 3- l’ingérence sans masque du gouvernement états-unien dans les affaires internes d’Haïti. Notons que nous considérons que le régime du PHTK a débuté en 2011, donc avant la création du PHTK en tant que parti politique en 2012, puisque cette création n’a été qu’une formalité juridique consacrant une organisation fondamentalement mafieuse du pouvoir qui favorise une tendance à l’amplification de la corruption au sein de la société.

 

1.1. L’échec du mouvement politique Lavalas

 

Au tournant du départ du dictateur Jean-Claude Duvalier le 7 février 1986, ont vu le jour la création massive d’organisations populaires et une intensification de luttes sociales. C’est dans un tel contexte qu’a émergé le mouvement politique Lavalas[5] symbolisé par la figure de Jean-Bertrand Aristide. Le mouvement politique Lavalas désigne une réalité qui dépasse la réalité d’un parti politique (Jean Claude Jean et Marc Maesschalck, 1999: 38). Il s’agit principalement d’un « soutien populaire massif à la candidature d’une personne proche du peuple et aimée par lui, solidaire et simple, parlant le même langage, religieuse et fière de son pays, sans référence politique précise et sans autre projet politique autre que d’en finir, une fois pour toute, avec l’ère du macoutisme et cette sortie du duvaliérisme qui se prolonge » (Ibid. : 39). 

 

Aristide, en tant que figure symbolique, du mouvement politique Lavalas est sorti victorieux des élections présidentielles du 16 décembre 1990 et investi des fonctions de président de la République le 7 février 1991. Le 30 septembre 1991, soit 7 mois seulement après sa prise de fonction, il fut victime d’un coup d’État militaire orchestré par les forces impérialistes et l’oligarchie locale. Aristide a passé trois ans en exil (septembre 1991-octobre 1994) et le pays a connu un embargo pendant ces 3 ans d’exil.

 

Le 15 octobre 1994, Aristide est revenu, sous la protection militaire des Etats-Unis, compléter son mandat présidentiel. Son retour d’exil fut conditionné par l’application de mesures économiques néolibérales définies dans un accord négocié à Paris le 26 août 1994 (Jean Alix René, 2003: 249). Du fait des conditions qui lui sont associées, ce retour a suscité la distance voire la rupture de certaines forces progressistes avec la figure symbolique du mouvement politique Lavalas. Les mesures économiques néolibérales conditionnant le retour d’exil d’Aristide ont été mises en œuvre notamment sous la présidence (février 1996-février 2001) de René Garcia Préval (ancien premier ministre d’Aristide) au travers de la privatisation des principales entreprises publiques. Il s’agissait du début d’une nouvelle variante du mouvement politique Lavalas caractérisée principalement par le laxisme et la pratique de l’intrigue et symbolisée par la figure de Préval.

 

Aristide fut réélu pour un second mandat présidentiel en remportant les élections du 26 novembre 2000 et investi du pouvoir le 7 février 2001. Les résultats des élections législatives organisées le 21 mai 2000 furent contestés et qualifiés de frauduleux par les forces politiques opposantes parce que le parti Fanmi Lavalas a remporté 18 des 19 sièges à pourvoir au sénat. Le refus des résultats des élections législatives a marqué le début d’une contestation plus large qui allait être amplifiée notamment par l’implication d’un mouvement étudiant déclenché en 2002. Des fractions de la bourgeoisie locale, avec l’appui d’un réseau diplomatique influent (constitué principalement des ambassades des Etats-Unis et de la France), ont réussi à aiguiser la contestation jusqu’à l’obtention du départ forcé d’Aristide le 29 février 2004. La participation de forces progressistes à la contestation des dérives autoritaires du pouvoir Lavalas a finalement contribué à un coup d’Etat orchestré par des secteurs de l’oligarchie avec l’appui ferme de puissances impérialistes. L’appui d’une base populaire de plus en plus réduite et en partie clientélisée n’a pas empêché ce second coup d’Etat contre Aristide. Au contraire, il a entrainé des dérives paramilitaires qui ont participé à l’expansion d’un climat d’insécurité.

 

Un gouvernement de transition de deux ans (février 2004-mai 2006) a suivi le second coup d’État contre Aristide. René Garcia Préval a remporté les élections du 7 février 2006 et a mis en place, dès sa prise de fonction en mai 2006, un gouvernement d’ouverture qui lui a permis de garder une certaine légitimité politique avant d’être confronté à des émeutes de la faim en avril 2008 et à des luttes revendiquant l’augmentation du salaire minimum en 2009. Le principal acquis du second mandat présidentiel de Préval a été la signature de l’accord Petrocaribe avec l’administration de Hugo Chavez en 2006, en dépit des pressions de l’ambassade des Etats-Unis. Cet acquis a été vite galvaudé puisque le fonds Petrocaribe a été dilapidé notamment sous la présidence de Joseph Michel Martelly (mai 2011-février 2016). Le séisme du 12 janvier 2010 allait balayer les maigres efforts déployés en termes de croissance économique.

En résumé, les vingt ans (février 1991-mai 2011) du mouvement Lavalas au pouvoir, entrecoupé bien sûr de deux périodes de coup d’Etat et de gouvernement provisoire (septembre 1991-octobre 19994 et février 2004-mai 2006), sont marqués principalement par l’application de mesures économiques néolibérales, la dégradation de l’offre de services publics et des conditions de vie notamment à partir de 2000 – avec bien sûr des moments de relative amélioration liée aux transferts de la diaspora (Rémy Montas, 2005: 18–22 ; Javier Herrera et al., 2014) et donc la déception des classes populaires et des catégories petites-bourgeoises ayant appuyés la victoire électorale du 16 décembre 1990. Certainement, il faut retenir la création d’écoles publiques, l’augmentation du taux d’alphabétisation, la création de centres de santé et d’hôpitaux publics durant cette période. Ces vingt ans d’exercice du pouvoir d’État ont été également caractérisés par l’incapacité du mouvement politique Lavas à résister aux assauts des puissances impérialistes et d’une bourgeoisie rétrograde (quoique, à un certain moment, il ait développé des rapports de connivence avec ces forces antipopulaires locale et internationale). Voilà donc les expressions de l’échec du mouvement Lavalas

 

1.2. L’expansion de la précarité et des incertitudes à la suite du séisme dévastateur du 12 janvier 2010

 

Le séisme du 12 janvier 2010 a provoqué la mort de plus de 220 000 personnes (Haïti PNDA, 2010, 2). Plus de 300 000 personnes ont été blessées et plus de 500 000 autres déplacées. Le séisme a entrainé environ 1.3 millions de sans-abris (Ibid.). Outre l’impact direct sur la vie des individus, des dégâts matériels très lourds ont été enregistrés. Environ 105 000 résidences ont été totalement détruites et plus de 208 000 endommagées. Plus de 1 300 établissements d’éducation et plus de 50 hôpitaux et centres de santé sont devenus inutilisables. Le port principal du pays est devenu partiellement inopérant. Le palais présidentiel, le palais législatif, le palais de justice, la majorité des bâtiments des ministères et de l’Administration publique ont été détruits (Ibid.).

 

La valeur totale des pertes et dommages fut estimée à 7 863 millions de dollars US, soit l’équivalent d’un peu plus de 120% du Produit intérieur brut en 2009 (Ibid. : 3). Quant à la valeur totale des besoins, elle fut évaluée à 11,5 milliards USD (Ibid. : 4). Les besoins se sont donc révélés nombreux et les perspectives d’avenirs très sombres. Les promesses de gouvernements étrangers et organisations internationales n’ont pas été honorées en grande partie. Les fonds collectés en soutien à Haïti et gérés par la Commission intérimaire de la reconstruction d’Haïti (CIRH), coprésidée par l’ancien président états-unien Bill Clinton et le premier ministre haïtien d’alors Jean Max Bellerive, n’ont pas été l’objet d’un processus transparent. Les principales réalisations de la CIRH se sont limitées aux opérations d’urgence et n’étaient donc pas de nature durable. 

 

Par ailleurs, en octobre 2010, soit seulement neuf mois après le séisme, l’épidémie de choléra a été introduite en Haïti par la Mission des Nations Unies pour la stabilisation en Haïti (MINUSTAH), à travers des soldats népalais (Transnational Development Clinic et al., 2013). Cette épidémie jusque-là méconnue par le peuple haïtien, qui d’ailleurs doit l’affronter avec un déficit en infrastructures sanitaires aggravé par le séisme, allait envenimer une situation de désarroi. Cette situation a été porteuse de grandes incertitudes notamment pour les classes populaires, qui ont été particulièrement exposées au choléra et aux conséquences désastreuses du séisme.

 

C’est dans ce contexte de désarroi et d’incertitudes que le processus électoral de 2010 fut lancé. Alors que des individus étaient mal logés sous des tentes dans une promiscuité où les notions d’intimité et de dignité n’avaient aucun sens, Jude Célestin – dauphin du président d’alors René Préval – a organisé une campagne électorale extravagante avec de grands billboards et un nombre impressionnant de photos en format réduits affichées un peu partout dans le pays et distribuées en hélicoptère. Cette forme de campagne adoptée par l’équipe de Préval dans un contexte de grande précarité et d’incertitudes a suscité un sentiment d’indignation contre la candidature de Célestin et a ainsi joué en faveur de la candidature de Michel Joseph Martelly.   

 

Néanmoins, l’expansion de la précarité et les incertitudes provoquées par le séisme du 12 janvier ainsi que l’échec du mouvement politique Lavalas ne peuvent à eux seuls expliquer l’avènement du régime du PHTK au pouvoir. Un troisième facteur nous semble important à prendre en compte pour comprendre cet avènement. Il s’agit d’une ingérence sans masque du gouvernement états-unien d’alors au travers de son ambassade en Haïti.

 

1.3. L’ingérence sans masque du gouvernement états-unien

 

Lors des élections de 2010/2011, le candidat à la présidence Joseph Michel Martelly est arrivé en troisième position en gagnant 21% des voix exprimées, selon les résultats préliminaires du premier tour communiqués par le Conseil électoral provisoire (CEP) le 7 décembre 2010. Selon ces résultats, les candidat.e.s Mirlande Manigat et Jude Célestin sont arrivé.e.s respectivement en première position avec 31,3% des votes et en deuxième position avec 22,4 % des votes[6]. L’ambassadeur des États-Unis d’alors, Kenneth H. Merten, a sorti un communiqué quelques minutes après la publication des résultats pour les contester, arguant qu’ils ne reflètent pas la réalité des urnes.  

 

Parallèlement, le Représentant spécial du Secrétaire général de l’ONU en Haïti, Edmond Mulet, faisait pression sur les membres du CEP et sur le président Préval pour changer les résultats des élections (Ginette Chérubin, 2013, 256–266 ; Ricardo Seitenfus, 2015, 320–344). L’influence de l’ambassade des États-Unis et de la mission de l’ONU en Haïti constitue un facteur important dans le processus qui a amené Martelly au second tour des élections pour devenir par la suite la figure symbolique qui a consacré l’instauration du régime politique PHTK. Par conséquent, l’accession de ce régime au pouvoir ne peut être comprise en dehors des rapports de domination entretenus entre des puissances impérialistes et Haïti.

Cet aspect n’est pas sans conséquence sur le pouvoir exercé par le PHTK. Et l’administration de Joseph Michel Martelly et celle de Jovenel Moïse ont considéré comme principal interlocuteur (voire comme mandant) le réseau diplomatique influent dans le pays pour exécuter leur agenda politique. Le déficit de légitimité politique dont souffre le régime du PHTK est en partie lié à cette réalité qui constitue une caractéristique génétique du régime. Par légitimité politique, il faut entendre ici l’acceptation basée sur le consentement d’une fraction de la population ; un consentement toujours à renouveler et dont l’intensité est variable (Mattei Dogan, 2010: 37). Le consentement de certains segments de la population est plus déterminant que celui d’autres segments dans la construction et le renouvellement de la légitimité d’un gouvernement ou un régime politique suivant l’influence de ces segments (ressources possédées, audience auprès d’autres fractions de la société, compétences, capacité de nuisance…). Il s’agit donc d’une légitimité allant au-delà de la légitimité légale-rationnelle théorisée par Max Weber (1995).

 

2. La gouvernance contestée du régime du PHTK et sa tentative de légitimation par l’usage de la propagande

 

Le déficit de légitimité politique du PHTK ne dépend pas seulement du contexte de son avènement pouvoir. Le pari de légitimité se joue aussi et surtout au niveau de la gouvernance, qu’il convient d’étudier ici.

 

2.1. Un régime contesté

 

La gouvernance du régime du PHTK peut se résumer en une vaste opération de corruption et de déstabilisation des institutions publiques. La dilapidation du fonds Petrocaribe est particulièrement considérable sous la présidence de Joseph Michel Martelly, comme l’indiquent les deux rapports publiés par la Cour supérieure des comptes et du contentieux administratif (CSCCA). En effet, environ deux tiers des résolutions ont été budgétisées sous l’administration de Martelly (CSCCA, 2019a, 34 ; CSCCA, 2019b: 39).  Par ailleurs, les programmes et projets concernés par ces résolutions ont été l’objet de corruption selon la CSCCA. C’est le cas du programme d’assistance sociale appelé EDE PÈP (Aide au peuple, en français) dont la mise en œuvre a été entachée d’irrégularités graves et de cas de malversation. Ce programme s’est révélé un vaste gaspillage de fonds publics, selon le rapport d’audit réalisé par la Cour (CSCCA, 2019b: 425).

 

Un autre cas de corruption avéré est la stratégie d’intervention baptisée Caravane du changement et mise en œuvre sous l’administration de Jovenel Moïse. Selon les propos du président exprimés en début d’un document-cadre préparé par une cellule de pilotage après un an d’expérimentation de la stratégie de la Caravane du changement, cette dernière « vise à mobiliser les forces vives d’Haïti pour transformer les rapports sociaux historiques et aboutir au développement endogène et durable de notre pays » (Cellule de pilotage de la Caravane du changement, 2018: 2). Une telle stratégie « ambitionne de favoriser l’imbrication intra-sectorielle des actions, leur articulation intersectorielle dans le cadre de l’action gouvernementale afin de maximiser leurs effets et impacts sur la qualité de vie du peuple haïtien » (Ibid.).  Cette stratégie d’intervention touche tous les domaines et sa structure de coordination pour chaque région implique la participation des instances départementales de ces divers domaines sans une répartition précise des tâches et responsabilités (Ibid. : 38–39). Les opérations ainsi que leur financement sont réalisées en dehors des normes et procédures de l’architecture institutionnelle et légale de l’État. Selon les propos de son responsable, Thomas Jacques, rapportés par Emmanuela Douyon, « La caravane [du changement] n’est ni un projet, ni un programme et n’a pas un budget qui lui est entièrement dédié »[7]. Il s’agit d’un show médiatique avec cortège présidentiel accompagné d’engins lourds et dont les dépenses se réalisent dans la plus grande opacité.  

 

Outre ces deux vastes opérations de corruption et de banalisation des procédures établies pour mener les actions publiques, le régime du PHTK, notamment sous la présidence de Jovenel Moïse, s’est engagé dans un processus de neutralisation des institutions de lutte contre la corruption. Juste après son investiture, le président Moïse a révoqué le Directeur Général de l’Unité centrale de renseignements financiers (UCREF) Monsieur Sonel Jean-François parce que cette institution enquêtait sur des soupçons de corruption dont Monsieur Moïse faisait l’objet avant sa prise de fonction[8]. Moins de deux mois après sa nomination comme Directeur Général de l’Unité de lutte contre la corruption (ULCC), Monsieur Claudy Gassant a été révoqué après avoir réclamé que tous les comptables de deniers publics déposent leur déclaration de patrimoine, et après avoir fait procéder à deux reprises à l’arrestation d’un diplomate haïtien qui faisait l’objet d’une enquête pour faux et usage de faux[9].  Par ailleurs, les juges de la Cour supérieure des comptes et du contentieux administratif (CSCCA) ont été menacés de mort juste avant la publication du deuxième rapport d’audit de la CSCCA sur la gestion du font Petrocaribe et ces menaces se sont poursuivies après la publication du rapport[10]. Ajouté à cela, un décret présidentiel publié le 6 novembre 2020 a modifié le pouvoir de contrôle de la CSCCA sur les projets de contrats, accords et conventions à caractère financier en réduisant ce pouvoir à un contrôle a posteriori. Notons que ce décret présidentiel est adopté dans un contexte de dysfonctionnement du parlement ; un dysfonctionnement provoqué par le chef de l’État lui-même en refusant de prendre les dispositions relevant de sa fonction pour l’organisation des élections législatives entre autres. 

 

Ces vastes opérations de corruption et de déstabilisation des institutions de l’État allaient susciter un large mouvement de contestation contre le régime au pouvoir en Haïti. Les premiers mouvements de contestation ont commencé en septembre 2017 contre le caractère antipopulaire du Budget national 2017-2018 qualifié de criminel par la grande majorité des contestataires. Une grande marche contre la corruption organisée le 5 décembre 2017 a été porteuse de discours dénonçant le régime du PHTK comme étant corrompu et mafieux. Les contestations allaient s’intensifier avec les émeutes des 6, 7 et 8 juillet 2018 contre l’augmentation du prix des produits pétroliers par le gouvernement Moïse-Lafontant. Les changements de façade opérés au sein du personnel politique, dont la démission du premier ministre Jacques Guy Lafontant à la suite des émeutes n’ont pas pu empêcher un regain de la contestation en août de la même pour continuer jusqu’en novembre avec une insistance de plus en plus claire sur les revendications contre la corruption et l’impunité. Un large mouvement citoyen déclenché sur les médias socio-numériques par des individus qui se revendiquent du mouvement des Petrochallengers (nom créé à partir d’un hashtag lancé contre la dilapidation du fonds Petrocaribe) est à la base de l’amplification des luttes contre la corruption. 

 

Très tôt dans l’année 2019, soit à partir du 7 févier, les contestations se sont intensifiées avec une revendication de plus en plus évidente : le changement du système (changement de l’ordre social inégalitaire établi). Les mobilisations se sont poursuivies jusqu’à aboutir à la fin de l’an 2019 à un accord entre les principales forces politiques et les principaux secteurs de la « société civile » autour de la démission du président Moïse et la mise en place d’un gouvernement provisoire. Le président a refusé de démissionner, tout en bénéficiant de l’appui ferme d’un réseau diplomatique en Haïti dénommé Core Group[11].

 

C’est dans ce contexte d’une contestation sociale en expansion que le régime du PHTK a fait véhiculer la propagande du bouc émissaire et de la double faute à la fois pour tenter de casser la fureur populaire et maintenir l’appui d’un puissant réseau diplomatique sur lequel il mise son espoir pour résister à ses opposants.

 

2.2. Les modalités de la propagande du bouc émissaire et de la double faute

 

La récurrence de certaines tournures particulièrement dans les discours du président Jovenel Moïse nous a interpellé et nous a semblé être révélatrice de sens et logiques spécifiques. Pour explorer ces sens et logiques repérés à chaud, il nous fallait les nommer ne serait-ce que provisoirement. C’est ainsi que nous les avons considérés comme faisant partie d’une propagande du bouc émissaire et de la double faute. Il s’agit jusque-là d’une hypothèse de travail. Pour analyser les modalités de cette propagande véhiculée par le régime du PHTK, nous avons dû recenser un ensemble de discours au travers desquels elle s’exprime. Ces discours sont nombreux et ne sauraient tous être analysés dans le présent article. Nous avons dû opérer des choix. Nous avons d’abord opté pour un critère d’ordre thématique. Nous avons choisi des discours liés à des thématiques sur lesquelles le régime est très contesté et autour desquelles il estime nécessaire d’organiser une propagande pour tenter de se légitimer. Ainsi avons-nous sélectionné des discours tenus autour des promesses d’accès à l’électricité 24 heures sur 24, du projet d’élaboration d’une nouvelle constitution, de l’insécurité, de la crise socioéconomique et du mensonge. Parfois un même discours porte sur plusieurs de ces thématiques. Il s’agit de discours tenus en 2019 et surtout en 2020. Ces discours une fois recensés, nous avons procédé à la sélection de certains extraits. Le critère de sélection a été une attention particulière aux extraits qui se sont particulièrement révélé des réponses aux critiques et accusations dont le régime du PHTK fait l’objet, bien entendu sans perdre de vue la trame des discours. Ces précisions méthodologiques supplémentaires étant apportées, nous pouvons entrer d’emblée dans l’analyse des discours.

 

Depuis 2019, le président Jovenel Moïse a instauré des espaces de communication lui permettant d’expliquer à la nation les actions gouvernementales sur un certain nombre de dossiers dont ceux qui font l’objet de vives critiques et contestations. Ainsi, le 30 octobre 2020, dans le cadre d’un communiqué audiovisuel préenregistré autour de la mise en place d’un « comité consultatif indépendant » pour l’élaboration d’un projet de nouvelle constitution, le président a consacré près d’une vingtaine de minutes au dossier de l’électricité. Voici un long extrait de ses propos :

 

Dans le domaine de l’électricité, de la construction de réseaux, de la construction de centrales électriques, beaucoup, beaucoup de travaux sont en cours. Mais je tiens à vous dire qu’on n’y est pas encore parce que, comme vous le savez, mon rêve c’est que le pays soit électrifié 24 sur 24 avant de partir. Il y a beaucoup de difficultés, vous le savez. Je l’ai dit dernièrement dans un discours que j’ai fait. En ce qui concerne le montant qu’on dépensait par mois, estimé à environ 20 millions de dollars [USD]… Je veux préciser que parfois il s’élève à 20 millions 800 mille, 21 millions qu’on dépensait chaque mois pour alimenter le pays en électricité. Mais malheureusement, c’est 20 millions 800 mille dollars qu’on dépensait pour ce que nous savons, le black-out. Aujourd’hui, dans le cadre des réformes en cours, le DG de l’EDH [Electricité d’Haïti], je lui dis chapeau ! Le Directeur général, le ministre des Travaux publics qui réalisent un sérieux travail, je sais que nous n’atteignons pas encore les 20 millions. Nous sommes à peine à 6 millions. Et pourtant, il existe près de 16, pour être précis, 16 ou 17 centrales [électriques]. Je sais qu’il existe la centrale de Chevry à Fort-Liberté, qui fonctionne avec du carburant que nous envoyons régulièrement maintenant et des services [d’entretien], qui alimentent la ville de Fort-Liberté, la ville de Ouanaminthe, même quand nous sommes pour l’instant incapables d’arriver au niveau souhaité parce que la centrale est trop petite. La commune de Ferrier est aussi alimentée par cette centrale. La centrale du Cap-Haïtien, je sais qu’il y avait des réparations et il y a encore des réparations en cours, qui reçoit aussi du carburant. Je sais que la ville de Limbé, il y a des réparations en cours sur le réseau électrique de Limbé. J’ai reçu les images. Je vois que la population de Limbé veut aussi le démarrage de l’asphaltage de la ville. Les choses ne sont pas faciles. Serrons les coudes pour voir au fur et à mesures ce qui peut être fait[12].

(Traduit du créole haïtien par nous)

 

Dans cet extrait, le président fait implicitement son mea culpa en reconnaissant son incapacité à produire le niveau d’électricité souhaité. Il reconnaît implicitement qu’il n’est pas à la hauteur des défis, mais cherche à montrer qu’il fait mieux avec un budget de 6 millions USD que ce qu’a fait la compagnie SOGENER avec un budget d’environ 20 millions. C’est la logique de la double faute qui est à l’œuvre ici : son travail est loin d’être satisfaisant, mais mieux que ce qu’a réalisé la SOGENER avec un plus grand budget. Certes, le président ne fait pas mention de la SOGENER dans cet extrait. Mais soulignons que le président a mis fin au contrat de service de cette compagnie qu’il accuse systématiquement d’être le principal responsable de la non-réalisation des promesses d’accès à l’électricité 24 heures sur 24 sur tout le territoire national, promesse complètement irréalisable[13].     

 

Dans son discours tenu le 1er janvier 2020 à l’occasion de la commémoration du 216e anniversaire de l’indépendance nationale, le président Moïse a répondu aux critiques qui lui sont adressées sur ses promesses non-tenues d’électricité 24 heures sur 24 :

 

J’avais promis de fournir du courant 24/24. Je ne suis pas parvenu à le faire dans le délai que je souhaitais. Je profite de ce grand jour pour m’excuser auprès de vous. J’avais mal évalué les forces qui s’opposent à moi. Ces forces sont puissantes. Elles prennent les formes et les couleurs qu'elles souhaitent quand elles le souhaitent pour maintenir le système d’exploitation et maintenir depuis longtemps le peuple en capture... Ces forces contrôlent les plus grandes institutions du pays pour pouvoir défendre leurs privilèges et leurs intérêts[14].  

 

Dans cet extrait de son discours, le mea culpa du président est beaucoup plus explicite. Il reconnaît n’avoir pas su honorer ses promesses. Mais il impute la responsabilité à des forces puissantes. Sans nommer ces « forces » de façon précise, le chef de l’État les présente comme tellement puissantes qu’elles « contrôlent les plus grandes institutions du pays ». Il se déresponsabilise et cherche subtilement à se faire passer pour une victime. Par la victimisation, le président cherche à mobiliser des sentiments de sympathie. Dans une société de grandes inégalités sociales comme Haïti[15] où une grande majorité de la population est victime des conséquences de la répartition inégale des ressources, il existe une certaine propension à s’identifier à la figure de la victime. C’est cette figure de la victime que Jovenel Moïse essaye d’incarner. D’ailleurs, lors des dernières élections présidentielles, il a bénéficié d’une certaine sympathie pour avoir été identifié à la figure du paysan marginalisé. Mais comme tout autre phénomène, ce processus de victimisation est constitué de forces contradictoires. À la figure de la victime peuvent être associées des attitudes non-valorisantes comme la résignation ou l’acceptation de la défaite. Ce qui serait incompatible à la figure d’autorité qu’il faut incarner pour gouverner « légitimement ».  Le président Moïse est conscient de cette fragilité de la posture de victime. C’est pourquoi il a vite mis en valeur son courage et sa bravoure devant les forces puissantes qu’il dénonçait : « Nous avons [vous avez] vu clairement dans quel antre de serpents que (sic) j’ai enfoncé mes mains en m’engageant dans une série de réformes dans ce pays. Je me suis armé de courage comme vous me l’avez demandé pour faire cela ». Le chef de l’État tente de faire passer les actions de son administration comme étant une demande du peuple en utilisant la formule « comme vous me l’avez demandé ». Les extraits de discours analysés précédemment comportent de formules similaires : « comme vous le savez ».

La propagande du bouc émissaire mise en œuvre par le régime du PHTK procède souvent par l’usage de figures pour désigner des forces politiques adverses ; mais pas n’importe lesquelles. Il s’agit de figures diffuses et imprécises.

 

Le 31 août 2020, le ministre des Affaires étrangères Claude Joseph a adressé une lettre de quatre pages au corps diplomatique accrédité en Haïti, afin d’anticiper des critiques et accusations contre le régime en place autour de l’assassinat du bâtonnier de l’ordre des avocats de Port-au-Prince, Monferrier Dorval, dans les parages de la résidence du président Moïse (une zone censée être hautement sécurisée). Dans cette correspondance adressée deux jours après l’assassinat, l’usage de figures diffuses ne manque pas. Dès le début de la lettre, le ministre accuse « le monstre aveugle de l’insécurité » :

 

Une fois de plus, le pays est frappé par le monstre aveugle de l’insécurité qui se réveille à chaque fois qu’il faut organiser des élections pour préserver la démocratie. Ce dernier ne jure que par le pouvoir anti-démocratique de la transition.

Comme le dit le vieil adage : « ceux qui ne tirent pas les leçons du passé sont condamnés à le reproduire ». J’espère sincèrement que, du passé agité de notre laborieuse édification de la démocratie, mon pays ainsi que ses partenaires et amis puissent tirer quelques leçons afin de préserver les acquis démocratiques.

 

Le ministre accuse « les forces du chaos » comme étant les responsables de l’assassinat du bâtonnier. Dans un paragraphe où les valeurs démocratiques que défendait l’ancien bâtonnier assassiné sont associées au projet du régime du PHTK d’élaborer une nouvelle constitution, le ministre explique :

 

Il est donc d’une impérieuse nécessité de faire triompher les idées et les valeurs que défendait le professeur, constitutionnaliste et démocrate Monferrier DORVAL. Le plus bel hommage que la nation puisse rendre à la mémoire de ce grand patriote haïtien est de réaliser la réforme constitutionnelle qu’il appelait de ses vœux maintenant. Nous avons la responsabilité morale, démocrates nationaux comme internationaux, de concrétiser le rêve de ce grand constitutionnaliste haïtien qui a consisté à donner au pays une nouvelle constitution qui soit à même de garantir la stabilité politique et institutionnelle. La plus haute justice doit lui être rendue dans ce sens. Les forces du chaos [souligné par nous] ne doivent pas avoir gain de cause. 

 

La stratégie de victimisation analysée plus haut est également utilisée dans cet extrait. Le régime au pouvoir tente de récupérer en sa faveur l’indignation provoquée par l’assassinat du bâtonnier en se faisant passer pour une victime comme celui-ci. Imputer la responsabilité d’un crime aussi révoltant (notons que beaucoup de voix se sont élevées contre cet assassinat à travers des notes de dénonciation et de manifestations sur la voie publique) à ses adversaires peut mobiliser des sympathies en sa faveur. A défaut de preuve, le ministre joue sur l’usage du diffus et de l’imprécis.

Aussi imprécises soient-elles, les figures à l’œuvre dans le sophisme du bouc émissaire mobilisé par le régime du PHTK peuvent faire écho à l’indignation de certains pans flottants et indécis d’une société extrêmement clivée: outre les inégalités de classes, il existe des clivages liés à des nuances épidermiques, aux catégories d’écoles fréquentées, aux lieux de résidence… d’autant plus que les propagandistes du PHTK jouent sur l’analyse simpliste de la responsabilité de certains secteurs des classes dominantes dans la situation socio-économique des classes défavorisées. Ainsi, dans la même lettre du ministre des Affaires étrangères, les groupes dominants des secteurs pétrolier et énergétique sont implicitement évoqués comme auteurs indirects de l’assassinat du bâtonnier. Après avoir fait état des « bénéfices indus » de ces groupes dominants, le ministre a tiré les conséquences logiques suivantes :

 

Il y a donc lieu de comprendre que les oligarques qui dominent ce secteur sont prêts à tout pour continuer à bénéficier de ces avantages indus au détriment des intérêts de l’État et du peuple haïtiens. Il en est de même pour le secteur énergétique où les oligarques essayent de torpiller la réforme mise en œuvre par le chef de l’État en vue de faire échec au projet visant à changer la matrice énergétique du pays.

Encore, le secteur énergétique. Comme le président Moïse l’a fait dans son communiqué sur le Comité consultatif indépendant pour la rédaction d’un projet de nouvelle constitution, le ministre Joseph consacre une bonne partie de sa correspondance portant sur l’insécurité aux « réformes » mises en œuvre par son gouvernement dans le secteur de l’énergie. La question de l’énergie se révèle une thématique-clé dans la propagande du bouc émissaire. Mais au-delà d’une stratégie de propagande, cette question semble devenir une hantise pour le régime puisqu’elle est le principal objet des promesses non-tenues du président de la République. Le régime se sent alors particulièrement acculé sur ce dossier. 

 

Mis à part les oligarques du secteur énergétique, le ministre a identifié un autre co-auteur de l’assassinat du bâtonnier. Il s’agit d’une partie des forces politiques en opposition au régime du PHTK. Le ministre Joseph a précisé :

 

Par ailleurs, la remontée de l’insécurité est aussi liée à la stratégie du chaos mise en œuvre par un secteur de la vie politique dans la perspective de fragiliser l’organisation des élections dans le pays. L’objectif de ce secteur, comme chacun le sait, est de conduire le pays au retour des pouvoirs inconstitutionnels et antidémocratiques dits de transition.

 

A l’occasion du 25e anniversaire de la Police nationale d’Haïti (PNH), le 12 juin 2020, le président Moïse a tenu un discours d’unité en faveur de la paix et de la sécurité. Dans ce discours, les obstacles à la sécurité ont été davantage des notions plutôt que des individus. Mais certainement ces notions sont associées à des individus imprécis comme d’habitude. En voici un long extrait :

 

25 ans, ce n’est pas 25 jours. Il y en a parmi vous qui sont là dès la création de la police. Cela veut dire que vous avez beaucoup, beaucoup d’expériences. C’est pourquoi, il est important que vous regardiez d’où vous venez avec l’institution, où en êtes-vous aujourd’hui et le chemin que vous décidez de poursuivre. Vous savez que la police vient de la matrice du peuple. Elle existe pour le peuple. Aujourd’hui, le peuple et la police ont un seul ennemi commun. Savez-vous cet ennemi ? Cet ennemi, le savez- vous ? Je vais vous le dire. C’est l’insécurité. L’insécurité sème le deuil dans le camp du peuple et dans le camp de la police. Beaucoup de gens mal intentionnés veulent semer la division entre le peuple et la police. La formule « diviser pour régner » ne peut plus marcher. Aujourd’hui, c’est dans la construction d’une chaine de solidarité, dans l’entraide que nous pouvons mener le pays sur la route du changement que nous rêvons tous. Ce n’est pas dans la défense d’intérêts personnels ni ceux d’un petit groupe que nous pouvons construire un pays où tout le monde peut vivre librement, dans la paix et dans la sécurité. Policiers, policières, c’est dans le dialogue, en se parlant et s’écoutant l’un l’autre que nous pouvons résoudre tous les problèmes auxquels nous sommes confrontés aujourd’hui. La police est appelée à protéger et servir le peuple et cela doit rester à l’esprit de chaque policier et de chaque policière, du Directeur Général jusqu’à l’agent 1. La police est une grande famille. Les policiers et policières sont des frères et sœurs. Peu importe vos origines sociales, vous êtres des frères et sœurs parce que vous venez de la matrice du peuple. Haïti est fatiguée de la division. Haïti est fatiguée de yin yang. Haïti est fatiguée de « ôte-toi que je m’y mette ». Haïti est fatiguée du système d’exploitation, diviser pour régner. Aujourd’hui, nous sommes les enfants d’un seul pays. Nous avons un seul choix : celui de nous unir pour nous battre contre tous ceux qui ne veulent pas de la paix, la sérénité, la sécurité et la stabilité[16]. (Traduit du créole haïtien par nous)

 

Dans cet extrait, deux camps sont érigés : celui de la sécurité et de la stabilité, celui de l’insécurité et de l’instabilité. La police et le peuple sont présentés comme faisant partie du premier camp. Ce discours a été prononcé dans un contexte de division de la police. Des unités spécialisées de la police au service du régime au pouvoir ont réprimé des manifestations organisées par des policiers et policières pour exiger de meilleures conditions de travail et le respect du droit au syndicat. C’est aussi un contexte de grande insécurité. Des gangs armés se sont fédérés sous le nom de G9 en famille et alliés et ce, sous l’œil passif de la police et du gouvernement. L’unité prônée dans ce discours n’est que l’unité contre un camp : celui de l’insécurité et de l’instabilité. L’insécurité ambiante est implicitement imputée à un camp imprécis et le système d’exploitation. Le régime du PHTK a tenté de récupérer le discours du changement de système exprimé dans les mouvements de contestation. D’ailleurs, le président Jovenel Moïse parle systématiquement des « gardiens et héritiers du système » comme responsables de la crise socioéconomique à laquelle est confrontée la société haïtienne.

 

Dans le cadre d’une conférence de presse organisée le 15 octobre 2019, acculé par une grande mobilisation populaire réclamant la démission du président Moïse, celui-ci s’en est pris au « système » pour refuser sa démission et la mise en place d’un gouvernement de transition revendiquées dans les manifestations :

 

2004-2019, 15 ans après, où sommes-nous ? Montrez-moi. On est plus mal. Aujourd’hui, on a l’occasion de combattre ce système. Ce système est devenu un serpent à plusieurs têtes, car il a pu se régénérer. Et il se régénère dans un contexte : les régimes de transition. Aujourd’hui, vous le peuple, ne nous menez pas par là. Ne laissez pas le système se régénérer : faisons ensemble la dernière transition. Cette fois, ça sera la dernière. Votre président, qui parle là avec vous, est prêt à entrer dans cette transition, pour qu’il n’y ait plus de transition. Il faut que ça soit la dernière, afin que, lorsqu'on votera pour un président, il ait vraiment le pouvoir. Quand on votera un président, on pourra lui dire : « Voilà le pouvoir que je vous donne »[17].

 

Dans cette conférence de presse, les critiques des « gardiens et héritiers du système » ont été mobilisées non seulement pour délégitimer l’option d’un gouvernement de transition revendiquée par les luttes populaires, mais aussi pour faire référence implicitement aux héritages légués par les expériences politiques antérieures dont celles du mouvement politique Lavalas. Rappelons que, comme souligné dans la première section, le régime du PHTK a profité de l’échec du mouvement Lavalas entre autres, pour accéder au pouvoir d’État. Face à la pression populaire, le régime tente de jouer sur le passif politique de ses adversaires pour se légitimer et maintenir le pouvoir. Il cherche à s’excuser de son échec en présentant l’échec de son adversaire comme le facteur le plus déterminant dans le processus qui a amené à la crise actuelle. D’ailleurs, le président qualifie la constitution en vigueur depuis le 29 mars 1987 (amendée en mai 2011) de « pacte de la corruption » dans une adresse à la nation le 23 octobre 2020. D’abord, il s’est fait le porte-parole des présidents qui l’ont précédé : « Tous les présidents pendant les 25 dernières années reconnaissent que l’application de la constitution pose de sérieux, sérieux problèmes. Un président a même considéré la constitution comme une grande source d’instabilité politique, rongeant le pays comme des insectes qui ravagent des patates, du maïs, du riz etc. »[18]. Plus loin dans son discours, après avoir fait l’apologie de l’avancement d’un dialogue qu’il dit avoir engagé depuis 3 mois avec divers secteurs de la vie nationale, le président a expliqué :  

 

Toutes nos institutions ne peuvent fonctionner avec ce genre de constitution. Cette constitution, c’est comme un pacte de corruption entre une catégorie d’individus dans le pays. Prenons quelques exemples. Le président de la République est élu au suffrage universel direct. Cela veut dire que le peuple donne le pouvoir au président directement. Le peuple lui demande des comptes directement. Le peuple attend beaucoup du président qui s’engage avec lui lors des campagnes électorales. Pourtant, le président est obligé d’avoir un premier ministre qui est le chef du gouvernement qui exécute un programme qui, parfois, n’est pas en accord avec les engagements pris par le président lors de ses campagnes. Souvent, le premier ministre et les ministres reçoivent des ordres seulement des députés et sénateurs. Donc, le président se trouve en difficulté quand il s’agit de respecter ses engagements de campagne.

 

Notons que le président avait une majorité à la fois à la chambre des députés et au sénat qu’il accuse d’orienter le premier ministre et les ministres dans le sens contraire de ses engagements. En présentant la constitution en vigueur comme la principale source d’instabilité du pays et pacte de corruption, le président se déresponsabilise de la corruption et l’insécurité ambiantes qui règnent sous son régime et tente de se faire passer comme meilleur que les bénéficiaires du pacte de corruption et d’instabilité que constituerait la constitution. Il s’agit d’une expression manifeste de la logique du bouc émissaire et de la double faute à l’œuvre dans la propagande organisée par le régime du PTHK. Quant à l’aspect de la double faute, un autre usage frappant de cette logique a été la réponse à des accusations de mensonge lors d’une entrevue exclusive accordée à la Radiotélévision Métropole le 28 octobre 2019 en plein mouvement de contestation : « Si vous êtes venus me rencontrer pour vos intérêts personnels, vous allez toujours me considérer comme menteur »[19]. Implicitement, le président cherche à justifier ses mensonges (qu’il reconnaît de façon voilée) en mettant en relief le passif politique de ses adversaires.   

 

En somme, la propagande du bouc émissaire et de la double faute organisée par le régime du PHTK procède par l’usage de figures diffuses et imprécises pour désigner des forces politiques, cherchant à se déresponsabiliser face à des héritages négatifs d’expériences politiques antérieures et des barrières érigées par les adversaires. Elle cherche également à faire accepter ce qui est vu comme « mauvais » par rapport à ce qui est présenté comme « pire ». Il s’agit de toute une stratégie planifiée avec l’appui du lobbyiste espagnol Antonio Sola, président de la Fondation Liderar con Sense Común[20]. Les modalités de cette propagande s’opèrent dans un contexte de crise exacerbée de légitimité des pouvoirs publics (crise exprimée principalement par la contestation de l’amplification de la corruption et des inégalités sociales) et s’étayent sur des perceptions et significations imaginaires sociales du politique, dominantes dans la société haïtienne. Ces perceptions et significations imaginaires sociales sont étudiées à la prochaine sous-section.  

 

3. Perceptions et imaginaire du politique en Haïti : supports d’étayage de la propagande du bouc émissaire et de la double faute

 

Pour étudier les perceptions du politique en Haïti, nous avons recouru à deux modalités d’accès : le discours et les comportements électoraux. Commençons par le second. Depuis les élections du 16 décembre 1990, le taux de participation du peuple aux processus électoraux est de plus en plus faible : la participation électorale est passée de 50,16% en 1990 à 27,33% en 1995. Elle a crû à 43,72% en 2006 pour régresser à 22,79 % en 2010 (Franklin Midy, 2014: 79). Le taux de participation était de moins de 30% aux élections législatives de 2015 (Mission d’observation électorale Union Européenne, 2015: 4) et 21%[21] aux élections présidentielles de 2016. Cette tendance à la baisse traduit un manque d’intérêt pour les élections.

 

Quant au discours, il reste notre voie d’accès privilégiée aux perceptions du politique. Il s’agit ici de discours portant sur les pouvoirs publics et les partis politiques. Les aversions contre le parlement ces derniers jours s’expriment à travers des discours dans l’espace public (dans les manifestations publiques ainsi que les médias socio-numériques et traditionnels). Ces discours présentent le parlement comme un espace où des mafieux et narcotrafiquants viennent se cacher sous couvert de l’immunité. Par ailleurs, presque toutes les propositions de sorties de crise à la fin de novembre de 2018 ont exigé la démission des parlementaires comme celle du président.

 

Des « enquêtes-sondage » menées par Laënnec Hurbon auprès d’un échantillon constitué de toutes les catégories sociales de trois villes de province (Cap-Haïtien, Gonaïves et Jacmel), complétées par des entretiens avec des « leaders d’opinion » à Port-au-Prince ont permis d’explorer des indices à approfondir sur la perception des partis politiques en Haïti. Les partis sont perçus comme porteurs d’aide aux « malheureux » (Hurbon, 2014, 113). Leur manque de ressources, de crédibilité et de vision a été également souligné. Le pullulement des partis a été critiqué et des propositions de rassemblement de forces, de regroupement ont été formulées sans aucune considération sur les orientations idéologiques (Ibid. : 114).

 

Mais au-delà des perceptions, des représentations conscientes, il faut tenir compte de l’imaginaire du politique qui inclut des fantasmes, des processus psychiques d’ordre inconscient (Cornélinus Castoriadis, 2014, 211–212). Les significations imaginaires sociales sont souvent apprises par transmission intergénérationnelle inconsciente, si bien que leur origine peut paraître difficilement repérable. Mais, elles émergent à partir d’expériences concrètes et des vécus à un moment donné d’une société. Elles constituent un magma particulier de sens institué au moyen d’une socialisation particulière de la psyché (Ibid. : 485). C’est pourquoi, nous ne partageons pas l’idée d’un imaginaire radical caractérisé principalement par une marge d’indétermination (Ibid. : 219-220), tout en nous inspirant de la richesse du contenu du concept des significations imaginaires sociales chez Castoriadis. Ces dernières constituent une création qui agit en tant qu’organisateur de sens dans la pratique et le faire d’une société et ce indépendamment d’une prise de conscience sur l’existence de cette création (Ibid. : 213). D’où la nécessité d’explorer l’imaginaire du politique en Haïti.

 

Notons que les significations imaginaires d’une société donnée sont instituées, pour une partie considérable d’entre elles, dans et par le langage (Ibid. : 351) et s’expriment à travers le langage (Ibid. : 351–352). Le langage proverbial, en tant qu’indicateur d’usages courants, de pratiques et de toute une histoire sociale (Michel De Certeau, 1990, 39) se révèle alors particulièrement intéressante à explorer comme voie d’accès aux significations imaginaires sociales. Partant de ces considérations, analysons un dicton courant du créole haïtien portant sur le pouvoir d’État : « Leta se chwal papa » (littéralement, l’État est le cheval du père). Ce dicton est porteur de sens à la fois descriptif et normatif. Il décrit et justifie un usage privé de ressources publiques. Les ressources de l’État faisant partie de la sphère publique sont utilisées comme le cheval du père qui appartient à la sphère privée. Si les ressources personnelles d’un père n’appartiennent pas à ses enfants, dans le fonctionnement courant des familles haïtiennes notamment en milieux populaires, il est généralement admis que les enfants exercent les attributs du droit de propriété sur le patrimoine des parents. Ce dernier aspect doit être pris en compte pour comprendre la profondeur du dicton « Leta se chwal papa ».

 

Avec ces perceptions et significations imaginaires sociales du politique, explorées rapidement, la stratégie de propagande du PHTK qui consiste à banaliser les actions contre la corruption menées par ses adversaires politiques, notamment les leaders ayant exercé le pouvoir d’État, peut trouver facilement écho particulièrement chez les citoyens et citoyennes non-impliqués/es dans un projet partisan. Lorsque le régime au pouvoir mobilise le passif politique de certaines figures des forces politiques opposantes, cela peut sans grande difficulté trouver écho dans une société où les ressources de l’État sont vues et vécues, par des segments importants, comme faisant constamment l’objet d’un usage privé. Par ailleurs, la justification des performances médiocres du régime en mettant en avant les maigres ressources du trésor public héritées de gouvernements antérieurs, devient recevable quand l’État est vu et vécu comme une source historique d’enrichissement personnel. Ainsi, la propagande du bouc émissaire et de la double faute organisée par le régime du PHTK s’étaye sur les perceptions et significations imaginaires sociales du politique et les renforcent en retour. Cet étayage est possible surtout dans le contexte d’une crise aiguisée de la légitimité des pouvoirs publics en Haïti au-delà de l’illégitimité spécifique du régime du PHTK. D’où la nécessité d’étudier cette propagande dans sa multi-détermination.  

Cette propagande renforcée depuis plus d’un an n’est pas sans incidence sur les luttes contre la corruption et pour la reddition de compte. L’avenir de ces luttes, déclenchées massivement en 2018 et témoignant d’un élan citoyen vers la remise en cause de la démocratie représentative en expérimentation en Haïti depuis trois décennies, constitue l’enjeu principal cette étude. Cet enjeu est analysé dans la prochaine et dernière section.   

 

4. Incidences politiques de la propagande du bouc émissaire et de la double faute

 

Cherchant à capitaliser sur le passif de ses adversaires politiques pour se déresponsabiliser de ses performances médiocres et faire accepter ce qui est vu comme « mauvais » par rapport à ce qui est présenté comme « pire », la propagande du bouc émissaire et de la double faute contribue à renforcer une image négative du politique dans un pays où les perceptions et significations imaginaires sociales du politique se révèlent déjà dévalorisantes. Cette propagande participe donc à un processus de figuration obscène du politique où tous les sujets politiques sont vus comme étant vénaux.

 

Une première expression concrète de l’incidence de la propagande du bouc émissaire et de la double faute est la baisse de la participation citoyenne aux mouvements de contestation de la corruption et de l’ordre social établi. Comparativement aux immenses foules ayant gagné les rues ainsi que leur constance en 2019, les mouvements de contestation de 2020 sont plus timides. Évidemment, d’autres facteurs contribuent à cette diminution : la terreur de gangs armés en connivence avec le régime au pouvoir, la répression exercée par la police, la peur de la propagation de la pandémie Covid-19. Il s’agit d’une combinaison de facteurs. Dans cette combinaison, la propagande du bouc émissaire et de la double faute semble apporter une certaine contribution. En effet, à la fin de 2019, une campagne de dénigrement a été mise en place contre une tactique de lutte massivement utilisée en Haïti depuis juillet 2018 et appelée couramment pays lock (blocage systématique de rues par l’usage de barricades). Les organisateurs et organisatrices des barricades sont présentés/es par les propagandistes du PHTK comme étant des rançonneurs/rançonneuses des passagers/passagères et travaillant pour le compte de politiciens qui ne visent qu’à accaparer le  pouvoir d’État à travers des gouvernements provisoires. Les propagandistes du PHTK dont le président Jovenel Moïse affirment systématiquement que les gouvernements provisoires, appelés abusivement « gouvernements de transition », sont les principaux responsables du gaspillage de ressources en signant les contrats administratifs les plus défavorables aux intérêts des secteurs majoritaires et populaires.  

 

Cette propagande trouve un certain écho chez les contestataires les plus prudents vis-à-vis de certaines forces politiques très actives dans la contestation anti-PHTK, mais entachées de lourds passifs politiques. Les principales expressions d’une telle prudence sont : 1- l’exigence systématique de dispositions organisationnelles en faveur d’un véritable gouvernement de transition vers une société juste et démocratique, 2- les grandes difficultés à surmonter dans les démarches visant la signature d’un accord politique sur le mandat et l’organisation d’un gouvernement de transition. Mais il s’agit jusque-là d’effets immédiats qui ne s’annoncent pas forcément persistants. Cependant, même les effets les plus immédiats peuvent entrainer des incidences sur le long terme dans la mesure où ces derniers sont consolidés par l’intensification de la propagande jusqu’à contribuer à l’échec de l’élan de subjectivation politique enclenché en 2018. C’est ici que se pose l’enjeu majeur de la propagande du bouc émissaire et de la double faute.

L’un des effets escomptés par cette propagande est la résignation, faute d’alternative. Donc, elle vise à détruire la capacité à projeter et construire les possibles à partir bien sûr de la compréhension de l’existant constitué de contradictions. L’incapacité de penser d’autres mondes possibles (d’autres manières d’organiser et d’exercer le pouvoir d’État, d’autres rapports entre gouvernants/es et gouvernés/es, d’autres rapports aux ressources et à la production de biens et services), comme le veut la propagande du bouc émissaire et de la double faute, est l’effet inverse du processus de subjectivation politique qui est une reconfiguration du rapport à soi engageant une autonomie vis-à-vis des ancrages sociaux et supposant la genèse d’un collectif porteur de conflit (Frederico Tarragoni, 2016: 127). D’où une confrontation invisible entre, d’une part, l’élan de subjectivation politique exprimé au travers des dernières luttes contre la corruption et les inégalités sociales et, d’autre part, la propagande du bouc émissaire et de la double faute. Une question se pose donc : qu’est-ce qui l’emportera dans cette confrontation ?     

 

L’un des effets possibles de la propagande est la peur d’encourir le risque de « se soumettre, sans le savoir, à une parole d’autrui manipulatrice, ou, pis peut-être, d’en être soi-même l’auteur » (Breton, 2000, 157). On est alors en face d’une possibilité de repli sur soi, un individualisme qui est destructeur de lien social parce qu’on est méfiant vis-à-vis de la parole de l’autre (Ibid.). Il s’agit, dans le cas qui nous concerne, d’une parole bien spécifique : la parole des politiques, donc les programmes politiques et les prises de positions sur les conjonctures politiques entre autres. Un tel effet serait défavorable au jeu d’alliances qui est une caractéristique fondamentale du politique. D’ailleurs, les sujets politiques ne peuvent penser les possibles dans l’isolement. Dans le cas qui nous concerne, nous ne disposons pas pour l’instant de matériaux dont l’analyse pourrait permettre d’explorer cet effet possible. 

 

Notons que la propagande du bouc émissaire et de la double faute, comme tout autre phénomène, est porteuse de contradiction. Elle pourrait alors provoquer, sans le vouloir, une situation contraire aux effets escomptés. D’ailleurs, en tant que forme de communication, la réception et l’appropriation des messages qu’elle véhicule dépendent en partie du public visé, un public très hétérogène. Ainsi, l’une des incidences possibles de cette propagande est l’amplification de l’indignation et de l’élan de participation citoyenne pour dire jamais, plus jamais de déni de responsabilité et de la banalisation de la décence publique. En effet, la propagande du bouc émissaire et de la double faute constitue un déni de responsabilité et une banalisation de la décence publique, étant donné ses modalités : se déresponsabiliser face à des héritages négatifs et des barrières érigées par ses adversaires, faire accepter ce qui est vu comme « mauvais » par rapport à ce qui est présenté comme « pire ». Cette éventuelle incidence représente un enjeu important pour la longue lutte vers une Haïti juste et démocratique. Certes, la grande contestation sociale déclenchée en 2018 n’est pas engagée par la grande majorité des protagonistes contre l’ordre social établi. Mais elle demeure un enjeu de lutte mobilisable dans un processus de transformation radicale. Ce que, entre autres, la propagande du bouc émissaire et de la double faute cherche à atténuer.

 

Un autre enjeu important de l’étude des incidences politiques de la propagande du bouc émissaire et de la double faute à l’œuvre en Haïti, est le risque d’occultation des dimensions idéologiques et géopolitiques de l’accord Petrocaribe. Il s’agit d’un accord proposé par un pays se revendiquant du socialisme du 21e siècle et qui implique l’accès à un fonds différent, de par ses conditions, aux prêts des institutions financières internationales (FMI, BM, BID…), d’autant que cet accord est proposé à des pays d’une région où règne l’influence des États-Unis. Si la propagande du bouc émissaire et de la double faute réussit à impacter négativement l’élan de la lutte contre la corruption en Haïti particulièrement contre la dilapidation du fonds Petrocaribe, elle contribuera à neutraliser les prises de parole dans l’espace public sur ce que ce fonds, avec tous ses soubassements idéologiques et géopolitiques, pourrait permettre de réaliser dans le pays par une gestion transparente. 

 

 

 

 

Conclusion

 

En somme, la propagande du bouc émissaire et de la double faute est organisée par le régime du PHTK, très contesté en Haïti, en vue de la recherche de la légitimité politique parallèlement à une stratégie de répression de la contestation par la violence. Cette propagande procède par l’usage de figures imprécises et diffuses pour désigner des forces politiques adverses, cherchant d’une part à se déresponsabiliser de ses performances médiocres en mettant en avant des héritages négatifs et des barrières érigées par ses adversaires et, d’autre part, à faire accepter ce qui est vu comme « mauvais » par rapport à ce qui est présenté comme « pire ». La relative efficacité de ces modalités s’étaye sur des perceptions et significations imaginaires dévalorisantes du politique.   

 

Une telle propagande semble produire dans l’immédiat un certain effet démobilisateur sur la grande contestation de la corruption et des inégalités sociales. Mais l’enjeu majeur de cette propagande est l’incidence à long terme sur l’élan de participation citoyenne au contrôle des ressources publiques ; un élan qui indique un processus de subjectivation politique enclenché depuis 2018. Cet enjeu est d’autant plus important qu’il implique des discours dans l’espace public autour de la gestion d’un fonds dont les soubassements idéologiques et géopolitiques sont à l’opposé de l’influence des États-Unis dans la région de l’Amérique latine et des Caraïbes.

 

L’analyse des incidences de la propagande du bouc émissaire et de la double faute sur l’image du politique et la participation citoyenne en Haïti s’est révélée très limitée et mérite d’être approfondie à partir d’une enquête d’envergure sur la longue durée. Ces incidences doivent être étudiées dans leur potentiel contradictoire, c’est-à-dire tant dans leur capacité à susciter davantage d'indifférence vis-à-vis du politique que leur capacité à provoquer de l’indignation mobilisable dans le sens de la participation citoyenne. Une étude approfondie de ces incidences pourra, à partir de l’interprétation de matériaux empiriques plus riches que ceux dont nous disposons pour l’instant, mieux déterminer le terme dominant de la contradiction.  

 

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[1]. Littéralement, cela veut dire « Parti haïtien crâne rasé ». Cette appellation fait référence à la coiffure habituelle (crâne rasé) du président Joseph Michel Martelly (mai 2011-février 2016). Durant sa campagne électorale en 2010, Michel Martelly a été identifié par ses partisans sous le nom de Tèt kale (crâne rasé) et s’est lui-même identifié en tant que tel. Au cours de sa présidence, plus précisément en 2012, il a fondé le Parti haïtien Tèt Kale. Il s’agit donc d’un parti politique fondé sur le culte de la personnalité et la banalisation de la chose publique.

[2]. Dans un article publié en été 2012, Tony Cantave caractérise l’administration publique haïtienne par les traits suivants : « absence de coordination de l’action gouvernementale ; fonctionnement des institutions administratives à l’encontre des missions fixées dans le cadre légal en vigueur ; services publics généralement inadéquats, insuffisants et de mauvaise qualité ; tandis que certains besoins de la population, particulièrement en milieu rural et dans les bidonvilles, ne sont pas pris en compte ; politique de décentralisation dans l’impasse : elle n’a jamais constitué une priorité gouvernementale et depuis 25 n’a connu aucune avancée significative ; processus de déconcentration des servis publics tronqué, inégal, parce que dépendant de visions étroitement sectorielles d’entités publiques isolées » (Cantave, 2012: 68).

[3]. Selon un rapport préparé conjointement par l’Observatoire national de la pauvreté et de l’exclusion sociale (ONPES) et la Banque mondiale (BM) en 2014, le quintile « supérieur » de la population concentre plus de 60% des richesses nationales. Selon ce même rapport, « 1% de la tranche supérieure de la population dispose d’un budget 50 fois supérieur à celui des 10% de la tranche inférieure de la population ». Ce qui fait d’Haïti le pays le plus inégalitaire de l’Amérique latine et des Caraïbes (ONPES et Banque Mondiale, 2014: 52–53). 

[4]. Il s’agit d’un accord instauré en 2005 par l'État bolivarien du Venezuela sous l’administration du président Hugo Chavez. Haïti a rejoint cette alliance en mai 2006 sous la présidence de René Garcia Préval. L'accord permet aux 18 pays caribéens signataires de bénéficier du pétrole à des conditions préférentielles : remboursement sur vingt-cinq (25) ans, avec un taux d'intérêt de 1% et deux (2) de sursis avant le premier versement. Voir en ce sens https://www.exemplaire.com.ulaval.ca/international/comprendre-petrocaribe-lalliance-petroliere-au-coeur-de-la-crise-en-haiti/

[5]. C’est un terme du créole haïtien qui désigne une grande pluie torrentielle transportant tout ce qu’elle rencontre sur son chemin. Il peut se traduire par le mot français « avalanche ».

[11]. C’est le nom d’un regroupement en Haïti composé de la Représentante spéciale des Nations Unies, du Représentant spécial de l’Organisation des États américains, des Ambassadeurs des États-Unis, de la France, du Canada, de l’Union Européenne, de l’Allemagne, de l’Espagne et du Brésil. 

[12].

[13] Voir le rapport de l’EDF (2016). Voir aussi : https://www.google.fr/amp/s/lenouvelliste.com/article/172266/jovenel-moise-promet-delectrifier-haiti-24-sur-24-en-24-mois/amp

[15]. Haïti affiche le plus grand score d’inégalités sociales dans la région de l’Amérique latine et des Caraïbes, selon la Banque Mondiale. https://www.banquemondiale.org/fr/topic/poverty/publication/beyond-poverty-haiti

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