N°38 / La propagande politique Janvier 2021

Argument de la peur et sémio-discursivité de quelques représentations collectives de Donald Trump

Dorgelès Houessou

Résumé

Cette contribution est à l’articulation de trois champs disciplinaires que sont l’argumentation dans le discours (Amossy, 2000), la sémiologie de l’image fixe (Joly, 2011 & Saint-Martin, 2007) et la stylistique (Molinié, 2011 & Herschberg Pierrot, 2003). Il s’agit d’y poser le discours social comme modalité du discours politique au sens où le définit Charaudeau (2005). L’un, le discours social, se présente comme une nébuleuse incluant les stéréotypes, la doxa, les imaginaires mythologiques et narratifs de diverses natures, bref le monde de significations du surmoi social ; et l’autre, le discours politique, se définit comme la résultante de l’interaction des instances politico-administrative, adverse, médiatique et citoyenne (Charaudeau, 2005, p. 42). Ces différents espaces sémiodiscursifs constituent un « moment discursif » (Moirand, 2002, p. 389) dès lors qu’ils traitent de la même topique. C’est le cas aux États-Unis où, dès l’annonce de sa candidature pour la présidence américaine, Donald Trump a essuyé une levée de boucliers occasionnant un usage intensif de l’argument ad metum (Plantin, 2016, p. 77) ou argument de la peur constituant un puissant moyen de déconstruction de l’adversaire par la propagande.

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DOSSIER : LA PROPAGANDE POLITIQUE AU 21e SIECLE

ARGUMENT DE LA PEUR ET SÉMIO-DISCURSIVITÉ DE QUELQUES REPRÉSENTATIONS COLLECTIVES DE DONALD TRUMP

 

Dorgelès Houessou, enseigne à l’université Alassane Ouattara, Bouaké, Côte d’Ivoire. Il a publié récemment : La mémoire, l’imaginaire et la manipulation en discours : autour de quelques mythes clés de la nation ivoirienne en débat sur les réseaux sociaux dans Communication & langages 2020/3 (N° 205)

 

Résumé :

 

Cette contribution est à l’articulation de trois champs disciplinaires que sont l’argumentation dans le discours (Amossy, 2000), la sémiologie de l’image fixe (Joly, 2011 & Saint-Martin, 2007) et la stylistique (Molinié, 2011 & Herschberg Pierrot, 2003). Il s’agit d’y poser le discours social comme modalité du discours politique au sens où le définit Charaudeau (2005). L’un, le discours social, se présente comme une nébuleuse incluant les stéréotypes, la doxa, les imaginaires mythologiques et narratifs de diverses natures, bref le monde de significations du surmoi social ; et l’autre, le discours politique, se définit comme la résultante de l’interaction des instances politico-administrative, adverse, médiatique et citoyenne (Charaudeau, 2005, p. 42). Ces différents espaces sémiodiscursifs constituent un « moment discursif » (Moirand, 2002, p. 389) dès lors qu’ils traitent de la même topique. C’est le cas aux États-Unis où, dès l’annonce de sa candidature pour la présidence américaine, Donald Trump a essuyé une levée de boucliers occasionnant un usage intensif de l’argument ad metum (Plantin, 2016, p. 77) ou argument de la peur constituant un puissant moyen de déconstruction de l’adversaire par la propagande.

 

Mots clés : Argument de la peur ; Moment discursif ; dévalorisation de l’adversaire ; imaginaire sociodiscursif ; propagande.

 

1. Approche conceptuelle                

1.1. Argumentation pathémique et intersubjectivation émotionnelle

1.2. Moment discursif et hétérogénéité discursive

1.3. L’argumentum ad metum et l’imaginaire sociodiscursif de la peur

2. L’argumentum ad metum contre Trump : typologie expressive

3.  Le lexique de l’argumentum ad metum contre Trump

3.1. Le lexique titulaire

3.2. Le lexique surnominal

3.3. Le paradigme artistique

4. Les représentations sémiologiques de l’argumentum ad metum contre Trump

4.1. Les représentations unaires et caricaturales

4.2. Les représentations du paratexte illustratif

4.3. Les photomontages sur les réseaux sociaux

Conclusion

 

 

 

Introduction

 

L’univers politique américain a été le théâtre en 2016 d’un affrontement verbal sacrifiant au rituel discursif d’une campagne électorale faite à la fois de valorisation de l’image de soi et de dévalorisation de l’image de l’adversaire. Au nombre des stratégies mobilisées par les candidats Donald Trump et Hilary Clinton, l’épidictique de blâme, c’est à dire le discours axiologique porté sur la condamnation de l’autre, s’est vu corrélé à l’argument de la peur. Trump, le premier a traité son adversaire de monstre dont l’élection serait catastrophique pour la planète. La seconde a repris le même qualificatif avec un degré de réussite perlocutoire si élevé que la psychose créée dans l’imaginaire des opposants à Donald Trump continue de s’amplifier à l’échelle mondiale.

 

Ainsi, sur le plan interne, il essuie deux procès. L’un, visant à aboutir à sa révocation pour collusion avec la Russie dans l’affaire baptisée Russiagate en 2016, aboutit à un non-lieu ; et l’autre, mené par des législateurs opposants en vue de le destituer, en décembre 2019, s’achève seulement en février 2020 avec son acquittement. Un troisième procès annoncé en février 2021 vise à le juger pour « incitation à l'insurrection ». Bien qu’il ne soit plus président en exercice, ce procès en destitution aura pour conséquence, si Donald Trump était déclaré coupable, de le rendre inéligible à la présidentielle de 2024. Ces actions judiciaires sont inédites dans l’histoire de la démocratie américaine. C’est dire la crainte inspirée par Trump à ses adversaires. Car s’il déchaine autant de passion, c’est moins en raison d’un atypisme politique revendiqué par lui, que de la prospérité de la représentation négative construite contre lui à coups de campagnes populaires diffusant de lui l’incarnation maléfique des pires terreurs apocalyptiques.

 

Le corpus analysé prend en compte des déclarations émanant de personnalités politiques, des articles et tribunes de presses, des images illustratives de journaux, essais  et magazines, et des images plus officieuses relevant de la sphère des réseaux sociaux numériques. Il relève donc d’un genre discursif composite. Celui du discours social articulé au discours politique. Le traitement qui en est proposé relève aussi d’une double catégorisation, à savoir celle du genre démonstratif en sa déclinaison épidictique portant sur le blâme (l’abject, le laid et le Mal en sont les antivaleurs constitutives) ; et celle du type spécifique d’argument qu’est l’argument de la peur (argumentum ad metum) ou encore argument de l’appel à la terreur (argumentum in terrorem). Une telle stratégie argumentative a partie liée à l’émotion ou à la topique pathémique (Charaudeau, 2019), à l’intersubjectivation émotionnelle (Cislaru, 2008), et se construit comme indice de persuasion aussi bien en registre politique (Ballet, 2012) que dans le domaine publicitaire (Gallopel-Morvan, 2000 & 2006) en raison de son fort potentiel de persuasion.

 

La présente réflexion interrogera, d’abord, les concepts en vigueur dans ce type de stratégie, à savoir l’argumentation pathémique, l’intersubjectivation émotionnelle de la peur et le moment discursif. On élaborera ensuite un relevé typologique de l’expressivité argumentative de l’argument de la peur, et d’évaluer les usages lexicaux de l’argumentum ad metum contre Trump dans les titres de presse ou d’essais, dans la surnomination qui lui est destinée ainsi que dans les créations artistiques que sont la bande dessinée Spider-Gwen des comics Marvel et la chanson Campaign Speech du rappeur Eminem. Enfin, on passera en revue quelques-unes des représentations sémiologiques de l’argumentum ad metum contre le président américain dans les genres unaires et caricaturaux, dans le paratexte illustratif de quelques ouvrages et dans des photomontages sur les réseaux sociaux.

 

I- Approche conceptuelle                

 

L’argument de la peur ou argumentum ad metum brasse les concepts d’argumentation pathémique et d’intersubjectivation émotionnelle de la peur. Notre approche y associe aussi bien ceux de moment discursif et d’hétérogénéité discursive que celui de l’imaginaire sociodiscursif comme considérant de discours social.

 

1.1. Argumentation pathémique et intersubjectivation émotionnelle

 

L’argumentation est, en soi, la mobilisation de ressources langagières (linguistique, iconique et mimo-gestuelle) en vue d’influencer le point de vue d’un auditoire. Tout projet argumentatif est donc nécessairement interrelationnel. Plantin (1996, p. 4) rappelle : « le catéchisme rhétorique nous apprend que la persuasion complète est obtenue par la conjonction de trois "opérations discursives". Le discours doit enseigner, plaire, toucher (docere, delectare, movere) : car la voie intellectuelle ne suffit pas à déclencher l’action ». D’où la réunification des orientations rhétoriques dont Amossy (2016, p. 211) rappelle que la division avait « donné naissance au doublet « convaincre-persuader », le premier s’adressant aux facultés intellectuelles, le second au cœur ».

 

La prise en compte de l’énonciataire comme destinataire à la fois d’un discours et d’une émotion donnée est donc au coeur de l’argumentation pathémique. C’est en cela que réside précisément l’intersubjectivation. Pour Cislaru, c’est l’« intersubjectivation qui configure sémantiquement le discours en lui conférant une cohérence pragmatique » (2008 : en ligne). C’est donc le va-et-vient entre les subjectivités qui donne sens au discours et induit la communication comme en témoigne la théorie des « face threatening acts »[1]. Ainsi, le langage serait la résultante d’une subjectivité négociant la congruence d’autres subjectivités du moment qu’il « permet l’expression des états les plus complexes car copropriété, cognition, désir et interaction sociale s’y condensent » (Channouf & Rouan, 2002, p. 35). L’émotion argumentée est donc un maillon essentiel de la construction du discours fondateur du lien social, à savoir le discours social.

 

1.2. Moment discursif et hétérogénéité discursive

 

Le concept de moment discursif donne lieu à un article définitoire signé par Sophie Moirand dans le Dictionnaire d’Analyse du discours dirigé par Charaudeau et Maingueneau. Ainsi cette expression désignera « le surgissement dans les médias d’une production discursive intense et diversifiée à propos d’un même évènement (…Coupe du monde de football, Festival de Cannes, crise de la vache folle...), et qui se caractérise par une hétérogénéité multiforme (sémiotique, textuelle, énonciative) » (Charaudeau & Maingueneau, 2002, p. 389). Le moment discursif apparaît donc comme le pendant argumentatif du trans-sémiotique.[2] Il nait de la congruence qui fonde, au delà de la diversité des voix (locuteurs/narrateurs) et de la pluralité des voies entre supports et langages (médias/sémioses), une unité discursive d’un point de vue topique.

 

En clair :

 

Un moment discursif permet de constituer des corpus sur d’autres bases que des caractéristiques sociologiques et de recueillir une grande diversité de genres discursifs (Moirand 1999 b : 148) afin d’étudier, par exemple, la diffusion de certaines expressions ou de certains termes du discours politico-médiatique (épuration ethnique, génocide...) ou scientifico-politique (traçabilité, principe de précaution...), les différents sous-genres convoqués dans l’hyperstructure que constitue une double page d’un quotidien consacrée à ce moment (Adam et Lugrin 2000) (Moirand, Charaudeau & Maingueneau, 2002, p. 389).

 

L’image de Donald Trump constitue un moment discursif hyperstructural à travers la campagne électorale pour la présidence américaine de 2016, les différents procès essuyés par lui et son approche de l’actualité. Le rendement de l’argumentum ad metum dans l’interdiscours (production discursive) et l’intertexte (genre sémiotique) induit de prendre en compte le concept d’hétérogénéité comme continuum coénonciatif.

 

1.3. L’argumentum ad metum et l’imaginaire sociodiscursif de la peur

 

L’argumentum ad metum fait partie de la catégorie des arguments ad passiones définis par Plantin dans son dictionnaire de l’argumentation (2016, p. 438) : « Il y a argumentum ad passiones, appel aux émotions, aussi bien à des émotions négatives (la peur, la haine) qu’à des émotions positives comme l’enthousiasme, toutes les fois que l’analyste considère que “l’émotion se substitue au raisonnement” ». Il précise cependant qu’une taxinomie antérieure à la sienne fait coïncider argumentum ad metum et « appel au peuple »[3] comme pour accentuer le caractère populaire voire roturier de ce procédé.

 

Or, à en croire André (2004, p. 12) « la peur fonctionne comme un signal d’alarme, dont la fonction, comme tous les signaux d’alarme, est d’attirer notre attention sur un danger, pour nous permettre d’y faire face au mieux ». Il s’agit donc d’une émotion axiologiquement positive dans l’absolu, et qui ne saurait relever seulement d’un défaut d’éducation ou de finesse d’esprit dont la masse est coutumière. Comme le révèle Aristote, « ceux qui ont le souci de la constitution ont le devoir d’entretenir des sujets d’inquiétude, pour que les citoyens, pareils à des sentinelles de nuit, se tiennent sur leurs gardes et ne se relâchent pas de leur vigilance en faveur de la constitution ; et à cet effet ils présenteront comme imminents les dangers éloignés » (1970, p. 379).

 

Cette conception que l’imaginaire sociodiscursif donne de la peur est toutefois inopérante dans l’argumentation où l’appel à l’émotion phobique fait figure de stratégie, et est polarisée négativement d’un point de vue axiologique. Nelson révèle (Lilleker et al. 2016, p. 45) ainsi que la peur, l’incrédulité et l’horreur sont vécues comme une obsession tragique par une partie du public américain, tandis que l’autre partie reste jubilatoire à l’idée d’être en droit d’exprimer plus ouvertement ses préjugés et sa haine d’autrui. Il y a donc une actantialité de la peur qui se déploie entre un pôle menaçant et un pôle menacé. Dans un tel contexte des représentations collectives liées à cette émotion, l’appel à la peur a partie liée avec la pédagogie du contre-exemple à partir de laquelle, plutôt que d’orienter son argumentation vers un idéal incarné par le locuteur, il est question de faire entrevoir le désastre que représenterait l’adversaire.

 

Comme le note Kahn « chez l’Homme, ce sentiment de peur va recouvrir toute une série d’états psychologiques et leurs conséquences physiologiques, liées à la perception, à la prise de conscience d’un danger, qu’il soit réel ou imaginaire » (Dillens 2006, p. 106). Ainsi, le fait que la peur puisse provenir d’un sujet non réel (imaginaire) en accroit la portée manipulatoire. La société américaine est l’une des plus marquées par cette pratique, et mérite selon Howley (Lilleker et al., 2016) le qualificatif de « société du risque » tant les tensions liées à la crainte d’une catastrophe imminente y favorisent une fragmentation sociale, qui apparait comme une dynamique psychosociale et politique observable surtout en période de campagne. Cela est d’autant plus plausible que si on se réfère à « la campagne électorale présidentielle américaine et à sa couverture médiatique, où l’anxiété généralisée au sujet du risque a été traitée à travers les mécanismes défensifs de division des candidats en « bons et mauvais » et en leur projetant des peurs et des angoisses » (Ibid., p. 55), il apparait évident que l’usage de l’argumentum ad metum est en terrain propice dans l’imaginaire américain.

 

2. L’argumentum ad metum contre Trump : typologie expressive

 

Le discours social mobilisant l’argument de la peur contre Donald Trump procède d’une diversité sémiotique mais aussi d’un ensemble expressif dont l’argumentativité obéit à la typologie établie par Ruth Amossy (2016 : 226) au sujet de l’argumentation ad passiones. On peut ainsi observer les modalités locutoires suivantes :

 

- Émotion non formulée, non justifiée explicitement, induite d’une topique :

 

Dans ce cas de figure, la peur n’est pas explicitement présente en discours. Elle est subtilement encodée comme implicitement, et minorée par une autre modalité expressive. C’est le cas dans le traitement de l’information de la rencontre entre les présidents américain et nord-coréen à travers deux images. La première concerne la caricature de Plantu dans Le Monde. Les deux présidents sont représentés assis sur des missiles, le doigt sur le déclencheur et échangeant des tweets (Fig. 1). La seconde est un photomontage combinant les images du leader nord-coréen et du président américain (Fig. 2) et constituant la Une de Libération.

(Figures 1 et 2 : caricature et photomontages de Trump et de Kim)

L’émotion de la peur n’est pas directement formulée ni explicitement justifiée. Elle sourd sous la modalité humoristique visant à présenter la topique de l’immaturité politique des sujets concernés. Avec l’immaturité, ce sont les dérivés connotatifs brassant les sèmes /bêtise/, /infantile/, /puéril/ qui leur sont associés.

 

- Émotion non formulée, justifiée explicitement en relation avec une topique :

 

La peur n’est pas formellement encodée dans cette modalité mais elle se perçoit d’un double point de vue causal et thématique. C’est le cas dans les deux Unes du Time ci-dessous.

(Figures 3 et 4 : caricature de trump et photomontage de Trump & Hitler en Une du Time)

 

La première présente un dessin de Donald Trump à partir d’un grossissement caricatural de sa chevelure polarisée sous forme de flamme (Fig. 3). La seconde est un photomontage combinant les images d’Adolphe Hitler et du président américain (Fig. 4). Si l’appel à la peur n’est pas effectif, il se justifie par la présence du sème de la dangerosité dans l’illustration du syntagme “tout feu tout flamme” (Fig. 3) et dans la référence historique à l’un des idéologues les plus dangereux de l’histoire, et qui fut directement responsable de l’extermination de dizaines de millions de personnes.

 

- Émotion formulée, non justifiée explicitement, s’appuyant sur une topique :

 

Cette modalité correspond à une existence locutoire explicite de l’argument ad metum, mais à sa non justification discursive. On en retrouve un cas lorsque le 2 février 2020 le site de presse du groupe CNN titre : « Stelter: Fear of Trump is infecting government institutions »[4]. L’éditorialiste y commente comment la peur de Trump nuit-elle à l’efficacité des agences gouvernementales. Si le lexème « peur » est employé en rapport avec la gouvernance de Trump, celui-ci n’est pas justifié et l’énonciataire échafaude un ensemble de justificatifs en vue de sa participation à la co-énonciation de l’argument concerné.

(Figures 5 et 6 : couvertures des essais de Woodward et Marcotte)

 

On en retrouve un exemple avec le titre de l’essai de Woodward : (Peur : Trump à la maison blanche). L’appel à la peur y est évoqué explicitement mais non justifié, car le sous-titre construit par glissement de causalité (ayez peur parce que Trump est à la maison blanche) ne constitue pas discursivement une cause suffisante. Le lecteur doit faire appel à un implicite doxique en vue d’en saisir la portée sémantique.

 

- Émotion formulée, justifiée explicitement en relation avec une topique :

 

Cette modalité contient l’énonciation directe de l’argument ad passiones et sa justification discursive. Avec le titre du livre de Marcotte, le lecteur découvre l’expression de l’argumentum ad metum (Troll Nation/Nation de Troll). Dans la mythologie scandinave le Troll est un être maléfique et malveillant, de grande laideur, et habitant des cavernes dans les montagnes ou les forêts. Il est donc objet d’épouvante. Le sous-titre (Comment la Droite est devenue un parti de monstres adorateurs de Trump ayant pris le dessus sur les libéraux, sur l’Amérique et sur la vérité elle-même) s’avère une justification explicite de l’argumentum ad metum encodé dans le titre.

 

Cette typologie révèle la diversité des modalités énonciatives de l’argument de la peur contre Trump. Dans tous les cas observés, cet argument repose sur un environnement doxique qui consolide l’imaginaire sociodiscursif sur la topique de la peur au sujet de laquelle le citoyen américain lambda élabore une narration obsessionnelle (Lilleker et al. 2016, p. 55).

 

3. Le lexique de l’argumentum ad metum contre Trump

 

Le lexique de la peur dans l’argumentation ad metum dans les représentations collectives de Trump sera envisagé dans l’actualisation des sémioses titulaire, surnominale et artistisée.

 

3.1. Le lexique titulaire

 

Le tableau ci-après reprend les titres de quelques essais politiques que nous traduisons :

 

Auteurs – date de parution

Titres originaux

Traduction en français

Rick Wilson –

7 août 2018

 

Everything Trump Touches Dies : A Republican Strategist Gets Real About the Worst President Ever

Tout ce que Trump touche meurt : un stratège républicain se confie au sujet du pire président de tous les temps

Pascal Boniface  – 17 janvier 2019

 

Requiem pour le monde occidental: Relever le défi Trump (Essais)

Craig Unger –

2 mai 2019

House of Trump, House of Putin : The Untold Story of Donald Trump and the Russian Mafia

Clan Trump, Clan Poutine : l’histoire inédite de Donald Trump et de la mafia russe

Rick Wilson – 14 janvier 2020

 

Running Against the Devil : A Plot to Save America from Trump-and Democrats from Themselves

Course contre le diable : un complot pour sauver l’Amérique de Trump et des démocrates d’eux-mêmes

Guillaume Debré –

22 janvier 2020

 

Je twitte donc je suis : L’art de gouverner selon Donald Trump

David Enrich – 18 février 2020

Dark Towers : Deutsche Bank, Donald Trump, and an Epic Trail of Destruction

Les tours sombres : La Deutsche Bank, Donald Trump et l’épique chemin de la destruction

Sarah Kendzior – 7 avril 2020

Hiding in Plain Sight : The Invention of Donald Trump and the Erosion of America

Se dissimuler au grand jour : l’invention de Donald Trump et l’érosion de l’Amérique

de Jr. Pitney et John J. – 28 avril 2020

Un-American : The Fake Patriotism of Donald J. Trump

L’Anti-américain ou le patriotisme mensonger de Donald J.Trump

Ronald J. Sider  – 1 juin 2020

The Spiritual Danger of Donald Trump: 30 Evangelical Christians on Justice, Truth, and Moral Integrity

Donald Trump, un danger spirituel : 30 chrétiens évangéliques au sujet de la justice, la vérité et l’intégrité morale

Bob Gatty et C J Waldron – 25 juin 2020

Hijacked Nation: Donald Trump’s attack on America’s Greatness. From the pages of Not Fake News.biz

La nation piratée : l’attaque de Donald Trump contre la grandeur de l’Amérique. À partir des pages de Not Fake News.biz

Jennifer Mercieca –

7 juillet 2020

Demagogue for President: The Rhetorical Genius of Donald Trump

Un Démagogue pour président : le génie rhétorique de Donald Trump

Mary Trump – 14 juillet 2020

Too Much and Never Enough : How My Family Created the World’s Most Dangerous Man

Trop et jamais assez : comment ma famille a créé l’homme le plus dangereux du monde

Coleman Lauderdale et Sahundale Rena – 18 juillet 2020

Racism Anonymous : America Finally Tells The Trump

Racisme anonyme : l’Amérique s’exprime enfin sur le Trump

Jeffrey Toobin  – 4 août 2020

True Crimes and Misdemeanors : The Investigation of Donald Trump

Vrais crimes et délits : l’enquête sur Donald Trump

Brian Stelter – 25 août 2020

Hoax : Donald Trump, Fox News, and the Dangerous Distortion of Truth

Canular : Donald Trump, Fox News et la dangereuse distorsion de la vérité

 

On observe, sur un total de quinze titres d’essais politiques, la saillance d’une isotopie de la peur selon les sous-ensembles thématiques de i) la diabolisation et l’incarnation du Mal (/diable/; /tours sombres/; /danger spirituel/; /l’homme le plus dangereux du monde/; /pire président de tous les temps/), ii) du crime et de la haine (/nation piratée/; /mafia/; /crimes/; /délits/; /Racisme/; /Anti-américain/), iii) de la catastrophe (/Tout ce que Trump touche meurt/; /Requiem/; /destruction/; /érosion de l’Amérique/), vi) du mensonge et de la manipulation (/Démagogue/;/Canular/; /dangereuse/; /distorsion de la vérité/; /patriotisme mensonger/). Une occurrence de caractérisation substantivale apparait dans le syntagme “le Trump” où l’adjonction de l’article au nom propre peut aussi connoter la démonisation du concerné ainsi élevé au rang d’entité maléfique.

 

3.2. Le lexique surnominal

 

Les Unes du magazine American Rage du mois de février 2016 et du quotidien Libération du 9 novembre 2016 encodent des appellatifs de Donald Trump à valeur surnominale. Ce sont les syntagmes « Hater in chief » et « Trumpocalypse ». Le premier, qui se traduit par « Haineux en chef » est construit par détournement de « Commander in Chief/commandeur en chef », et désigne le chef suprême des armées. Le second est construit par néologisme et constitue un mot-valise associant le patronyme « Trump » et le lexème « apocalypse ». Si le surnom « Hater in chief » associe à la toute-puissance du chef des armées américaines le danger pour la stabilité mondiale que peut représenter la haine, le second s’avère plus expressif en suscitant la psychose apocalyptique qui constitue un considérant de topicité fondamentale dans l’argument ad metum.

(Figures 7 et 8 : American Rage 02.2016 & Libération du 9.11.2016)

 

Le surnom de Voldemort est l’un des plus célèbres pour désigner Trump. Il désigne le personnage de Tom Elvis Jedusor, également appelé « Lord Voldemort », ou encore le "Seigneur des Ténèbres", dont le désir d’éliminer tous les sangs dits impurs n’est pas étranger à la volonté de Trump d’interdire l’entrée des musulmans sur le continent américain. Principal antagoniste opposant au jeune Harry Potter dans la saga éponyme écrite par J. K. Rowling, il représente un sorcier puissant et malfaisant désireux de dominer le monde. De nombreux medias ont repris le parallèle surnominal dans une optique d’argumentation pathémique ad metum. Ainsi, le groupe de presses BBC poste le tweet suivant : « Voilà pourquoi les gens appellent le businessman américain, Donald Trump, Lord Voldemort ». L’auteure J. K. Rowling reprenant ce tweet y ajoute le commentaire ci-après : « Quelle horreur. Voldemort était loin d’être aussi mauvais » que Donald Trump.

(Figures 9, 10 et 11 : Tweet de J. K. Rowling / photomontages de Vanityfair & Huffpost)

 

Le surnom de « monstre » ou de « monstre orange » est le plus couramment utilisé pour désigner Trump comme le montre le relevé ci-dessous qui reprend des énoncés titulaires d’articles de presse :

- Pour Amy Schumer, Donald Trump est un « monstre orange et pervers sexuel »[5]

- Victoire de Donald Trump aux Etats-Unis : « Comment ce monstre a-t-il pu gagner ? »[6]

- Donald Trump : comment l’Amérique a engendré un monstre ?[7]

- Donald Trump, la créature monstrueuse née avec l’explosion des inégalités[8]

- Une élue démocrate traite Trump de ''monstre''[9]

- Michael Moore : “Trump, ce monstre, est notre œuvre à nous, ses Dr. Frankenstein”[10]

- "Donald Trump est un monstre d’insécurité affective"[11]

Si le sème connotatif du lexème « monstre » en lien avec la phénoménalité et l’excessivité apparaît à la dernière occurrence, les six premières renvoient au signifié de dénotation immédiat de /créature maléfique/, /être dangereux/, /personne cruelle et extrêmement laide/, /bête belliqueuse et effrayante/ etc. L’axiologie reste fondamentalement dévalorisante et vise à terroriser les lecteurs relevant d’un auditoire non encore acquis à l’homme politique.

 

3.3. Le paradigme artistique

 

Campaign Speech (Discours de campagne) est une chanson du rappeur américain Eminem sortie le 19 octobre 2016 sur les comptes Twitter et Facebook de l’artiste. Il s’y prend à Donald Trump alors candidat à l’élection présidentielle américaine. Le lexique de la peur (que nous soulignons) y est employé pour mettre en évidence le danger d’avoir pour chef de l’exécutif un adepte de la guerre dont la richesse est un gage d’insoumission aux lois :

 

Considérez-moi comme un homme dangereux mais vous devriez être terrifiés par ce maudit candidat / Vous dites que Trump n’est pas un lèche-cul comme une marionnette / Parce qu’il finance sa campagne lui-même / Et c’est ce que vous vouliez / Un putain de mec imprévisible qui a la main sur la gâchette / Qui n’a à répondre à personne / Grande idée.

 

À en croire Thompson et Yates, « la misogynie de Trump, bien documentée, et son acceptation apparente par certains commentateurs comme « plaisanterie », représente un risque réel (...). À Trump-land, le rétro-sexisme se normalise, les femmes et leur corps étant définis comme des objets risqués de désir ou de dégoût » (Lilleker et al., 2016, 55). Ainsi, dans l’extrait suivant, Trump est décrit comme un prédateur sexuel dont il faut craindre l’obsession charnelle en raison de ses déclarations sexistes et des plaintes portées contre lui pour abus sexuel[12] :

 

Voilà donc l’origine du cavalier sans tête / Né avec les endorphines d’un orphelin pathétique / Source et réservoir infini / Des rallonges dans les tiroirs de commode / Et des verrous sur la porte des chambres / Et des kits de torture sexuelle gardés dans des bacs de rangement séparés (…) Un prédateur, je me suis dirigé vers les concurrents / Mieux vaut les avertir qu'il me manque du tact et de la moralité / Je me rattrape sur les métaphores comme un magasin de cosmétiques

 

Les déviances posées (« torture sexuelle ») étant le signe d’un déséquilibre psychologique, ce discours en appelle à la terreur contre Trump en exploitant l’intertexte médiatique au sujet de ses frasques. L’énonciateur évoque aussi la violence et l’obsession guerrière « Dans ma forme actuelle, je suis Tempête du désert / Appétit pour la destruction, il n’y a pas d’inhibiteur pour / L’agressif, le puissant et sans aucun regret dans chaque bouchée / Désagréable, horrible », qui justifient de considérer Trump comme un affreux diable (« Le rebelle avec des cornes de diable ») infantile avec un égo d’écolier (« juste tombé du petit bus jaune »), et obsédé par son apparence physique.

 

Dans le domaine de la bande dessinée, des concepteurs de super-héros ont aussi contribué à la diabolisation de Trump. Ainsi Marvel a mis sous presse une série relatant les aventures d’un super-vilain dénommé MODAAK. Nom acronymique pour Mental Organism Designed As America’s King (Organisme Mental Désigné Roi de l’Amérique)[13].  En réalité le personnage de MODOC dans la bande dessinée écrite par Jason Latour en 2016 résulte d’un détournement du personnage de MODOC (Mobile/Mental Organism Designer Only for Computting – Organisme Mental/Mobile Conçu Uniquement pour l’Informatique) aussi appelé MODOK (Mobile/Mental Organism Designed Only for Killing – Organisme Mental/Mobile Conçu Uniquement pour Tuer).

(Figures 12 et 13 : MODAAK / Figure 14 : MODOC ou MODOK)

 

Également appelé Gerlach, Damoclès Rivas, le Saint, ou encore le Scientifique suprême, MODOK fait sa première apparition dans Tales of Suspense (vol.1) n° 94 d’octobre 1967, réalisé par Stan Lee et Jack Kirby. Sa ressemblance avec MODAAK (Donald Trump) dépasse le seul cadre paronymique (MODAAK / MODOK) car le lien établi entre ledit personnage et le président américain prend en compte certains traits communs qu’on pourrait résumer à cinq unités.

i) MODOK est un génie de l’informatique, ses compétences et son addiction au numérique sont implicitement mises en parallèle avec d’une part, la tendance compulsive de Trump au tweet, et, d’autre part la création d’un algorithme de manipulation informatique censé, selon des accusations persistantes de l’opposition, avoir permis à Trump de falsifier les votes électroniques en 2016 ; ii) MODOK fut contacté par le Lama Noir, un « monarque extradimensionnel originaire de la Terre-7511 »[14] désireux de régner sur le monde et que l’imaginaire collectif associe à Poutine dont les liens supposés avec Trump ont donné lieu à un procès de destitution pour collusion avec l’ennemi ; iii) MODOK fit de l’Advanced Idea Mechanics (AIM) une entreprise en apparence légale, dénommée Advanced Corp et qui, en collaboration secrète avec le Fantôme, un terroriste industriel notoire, vise à s’arroger le monopole du marché en provoquant la faillite de ses rivaux financiers ; un épisode qui rappelle que Trump est traité d’affairiste chaque fois qu’il affirme la nécessité d’administrer le gouvernement comme une entreprise, et d’où découle ce que les médias américain nomment « Trump’s Mister-Business-Goes-to-Washington rhetoric »[15] (la rhétorique de l’homme-d'affaire-à-la-présidence) ; iv) MODOK manipule la haine raciale en accroissant le harcèlement des minorités surtout dans les quartiers pauvres, tandis que Trump régulièrement traité de raciste ne cache pas sa volonté d’utiliser les tensions raciales entre communautés pour accroitre sa popularité.

 

4. Les représentations sémiologiques de l’argumentum ad metum contre Trump

 

L’encodage métaphorique est le plus usité des figures iconiques associant l’argument ad metum à la déconstruction de l’image de Trump. Son expressivité transcende les représentations unaires et caricaturales, le paratexte illustratif de même que les photomontages sur les réseaux sociaux.

 

4.1. Les représentations unaires et caricaturales

 

Certaines illustrations unaires exploitent l’argument ad metum à l’encontre de Trump. La construction iconique se résume à une énonciation figurale comme dans les quatre occurrences ci-dessous :

(Figures 15, 16, 17 et 18 : Unes apocalyptiques de The Atlantic et Der Spiegel)

Les deux premières occurrences (fig. 15 & 16) exploitent la métaphore aquatique comme indice apocalyptique. La maison blanche, symbole du pouvoir américain et de la fierté nationale coule pour la raison évidente que tel un navire chavirant, avec Trump à la barre, elle aura manqué d’avoir à la manoeuvre un capitaine qui soit à la hauteur (fig. 15). De cette configuration résultative in absentia car Trump n’est désigné iconiquement que par le truchement de la métonymie du lieu pour le pouvoir qu’il abrite, on aboutit à une construction processuelle in praesentia dans la seconde image (fig. 16). Celle-ci représente le phore apocalyptique diluvien, en la personne de Trump, engloutissant tous les édifices fondamentaux et symboliques de la démocratie américaine (le Lincoln Memorial, le capitole, le Washington Monument et la maison blanche).

 

Sur l’image d’après (fig. 17), le personnage représenté par les motifs stéréotypiques qui le définissent iconiquement (costume sombre, cravate rouge, chemise blanche, chevelure abondante et jaune, et enfin bouche ouverte), se tient debout. Il brandit de la main gauche un couteau dégoulinant de sang, et de la main droite, une tête tout aussi ensanglantée et reconnaissable comme celle de la statue de la liberté. La décapitation de cet autre symbole de la fierté américaine, par le politique implicitement projeté en tant que djihadiste ici, interroge le lien entre le concerné et le danger qu’il fait courir aux libertés fondamentales de ses administrés. La représentation iconique de l’argument ad metum qui clôt cette série (fig. 18) relève d’une construction in praesentia de la métaphore apocalyptique. Le phore astéroidien dont la collusion serait fatale à la planète terre est une boule feu dans laquelle est reconnaissable le visage de Trump, les cheveux enflammés et la bouche ouverte insinuant qu’il ne fera littéralement qu’une bouchée de la planète bleue. Le motif de la bouche ouverte symbolise les propos incendiaires de l’individu concernant des sujets tel que l’immigration.

 

Des caricatures participent aussi à cette diabolisation :

(Figures 19, 20 et 21 : Caricatures de Trump en diable à ressort / Joker)

 

Les caricatures de Rodho et Chappatte au sujet du moment discursif de l’élection de Trump utilisent toutes deux la métaphore du diable en boîte. Également appelé diable à ressort, il s’agit d’un jouet réalisé à partir d’une boîte mécanisée qui s’ouvre brusquement et toute seule une fois le levier de commande programmé. Il en jaillit alors subitement soit une créature qui représente soit un diable, soit un clown, le but principal étant de provoquer un brutal effroi chez le destinataire. Le premier (fig. 19) figure un buste sur le ressort qui est celui de Trump et s’enrichit d’indices gravitationnels représentant respectivement : i) un capirote blanc, symbole du Ku Klux Klan, secte suprémaciste attaché à Trump depuis que son adversaire, Hillary Clinton, l’y a associé[16]; ii) un Sombrero (Chapeau mexicain) pour rappeler sa volonté de construire un mur à la frontière du Mexique en vue d’inhiber l’immigration ; iii) un masque d’halloween par allusion à son surnom de « monstre » ; iv) une cannette en rapport avec son addiction car il avait déclaré consommer en moyenne douze canettes de Coca par jour[17] ; v) un chapeau de cowboy qu’il affectionne porter comme symbole identitaire d’américanité et de virilité ; vi) un bâillon-boule, plus communément appelé “gag ball”, pour un effet de domination, de soumission et d’humiliation lors de pratiques sado-masochistes, pour faire allusion à ses déboires judiciaires pour harcèlement ; et enfin vii) une arme à feu, symbole de son penchant supposé pour l’extermination.

 

La seconde caricature (fig. 20) reprend le schème métaphorique du diable en boîte sur une mappemonde. Le personnage central en supplante sept autres dont un seul arborant le drapeau américain est coloré et heureux de l’ouverture de la boite à ressort. Les six autres personnages épars, de part et d’autre du globe terrestre, sont non colorés (indice sémiotique contextuelle de péjoration) et ont la mine effarée. Le sentiment de peur mêlé de surprise aboutit perlocutoirement à ce que le personnage-spectateur le plus excentré vers la droite prenne la fuite. La référence intertextuelle de ce diable  à ressort consiste en la reprise du personnage de Joker[18], un super-vilain des comic books de DC Comics, ici affublé de la coiffure de Trump et dont la première apparition remonte au premier numéro de la bande dessinée consacrée à Batman, au printemps 1940. Créé par Jerry Robinson, Bill Finger et Bob Kane, ce criminel chevronné sociopathe doté d’un sens sadique de l’humour est le pire ennemi de Batman.

 

4.2. Les représentations du paratexte illustratif

 

Le paratexte illustratif de certains essais destinés à dépeindre négativement Trump mobilise aussi l’argument ad metum. Il s’agit d’initier une énonciation réduplicative de l’expressivité titulaire en rapport avec l’axiologie dépréciative au sujet du concerné.  La métaphore iconique qui est mobilisée alterne les modalités présentielle et non présentielle du phore afin de compléter efficacement l’énoncé titulaire. La peur suscitée est donc d’emblée justifiée iconiquement à travers la présentation formelle de l’essai.

(Figures 5, 22 et 23 : Le paratexte illustratif d’essais diabolisant Trump)

La première couverture (fig. 5) est constituée d’un très gros plan du visage de Trump (thème) sous un surlignage écarlate allusif du phore sanguin. Il est donc question d’une métaphore iconique in absentia mobilisant la peur chez le lecteur en insinuant que le personnage concerné est un sanguinaire notoire. La seconde couverture (fig. 22) est à l’inverse une métaphore in praesentia qui diabolise littéralement Trump à travers un double codage sémiotique. Le premier est une photographie affichant la silhouette de Trump. Le second consiste en l’ajout d’un dessin à cette photographie initiale réalisant des appendices (cornes et queue).  La troisième couverture (fig. 23) met en scène une double métaphore. D’une part, une métaphore iconique in praesentia associant la terre (thème) à une bombe amorcée (phore), et, d’autre part une métaphore iconique in absentia assimilant le président américain à un poseur de bombe désireux de détruire le globe terrestre.

 

4.3. Les photomontages sur les réseaux sociaux

 

Les réseaux sociaux numériques constituent un terreau favorable au discours social. L’argument ad metum contre Trump s’y enrichit d’un vaste répertoire de photomontages :

(Figures 24 et 25  : Photomontages sur les réseaux sociaux diabolisant Trump)

 

La première image (fig. 24) concerne un détournement iconique de Thanos. Il tire son origine de ce que Stephen Colbert ait demandé, au cours de l’émission télévisée nommée Late Show du 20 juin 2018, à l’acteur Josh Brolin, de lire quelques tweets de Trump avec sa voix de méchant dans le film Avengers : Infinity War.[19] Thanos est un super-vilain des Marvel Comics press. Surnommé « le Titan fou » (The Mad Titan), il est désireux de mettre fin à la moitié de toute vie dans l’univers afin d’en préserver l’équilibre. La seconde image (fig. 25) consiste en une personnification iconique du champignon atomique en la personne de Trump. Le motif de la bouche ouverte porte encore ici le sème de l’incendie (nucléaire) dont seraient capables ses mots présentés comme haineux. Ces deux détournements iconiques participent à la contruiction d’une image de destructeur du monde dont Trump ne peut se départir.

 

Le stéréotype du crapaud venimeux ou de la grenouille apocalyptique dont Trump se trouve affublé, relève d’une énonciation à la fois élocutive et allocutive dans la pratique du photomontage sur les réseaux sociaux.

(Figures 26, 27 et 28  : Photomontages sur les réseaux sociaux diabolisant Trump)

 

D’un point de vue élocutif, c’est Trump lui-même qui publie un dessin de lui en grenouille en octobre 2015 (fig. 26). Il ne faut pas beaucoup de temps aux internautes pour réaliser qu’il s’agit du personnage de Pepe, une grenouille, apparue dans une bande dessinée dans les années 2000. Mais le personnage est déjà célèbre pour ses répliques décalées. Ainsi, alors qu’un reporter de Politico s’interrogeait sur l’identité de ce personnage et les raisons de son association aux fans de Trump, un internaute lui a répondu : « ton pire cauchemar ». Le jeu de mots est subtil qui laisse entrevoir Pepe en lieu et place de Trump comme cauchemar de ses adversaires. D’où les photomontages à effet dysphoriques observés qui condamnent le personnage de Pepe en tant que symbole de la haine et du suprématisme blanc.[20]

 

Conclusion

 

L’imaginaire sociodiscursif peut s’accommoder des traumatismes et de la paranoïa inhérents aux drames collectifs vécus.  La société américaine est, à cet effet, des plus enclines à l’appel à la peur, sans doute en raison d’une rhétorique de l’argumentum in terrorem à laquelle elle est coutumière depuis que les États-Unis ont entrepris de camper le statut de “gendarme du monde libre”, et que des drames tels ceux des attentats terroristes ont préparé le terrain d’une propagande politique basée sur la peur. Ainsi, pour Gert (2016, p.1) la société américaine a fait l’objet de recherches qui ont démontré que « le terme « peur » est maintenant utilisé dans les reportages à un rythme significativement plus élevé que ce qui était autrefois la norme et on peut affirmer que la « peur » est devenue « un cadre discursif d’attentes et de sens dans lequel les problèmes sont exprimés ». Comme le rappellent Gallopel-Morvan et Petr (2000, p. 3), à la différence de la société française qui est plus sensible au discours informatif ou humoristique, le contexte socioculturel américain répond mieux au discours traumatisant où le choc et l’émotion phobique correspondent mieux à l’émergence d’un responsable politique comme « Donald Trump [qui] est un croisement entre les peurs de l’Amérique profonde, la sous-culture de la télévision et l’obsession de la célébrité. »[21]

 

Dans l’histoire de cette démocratie, Trump constitue donc un moment discursif des plus controversés en raison du personnage qu’il a construit à partir de déclarations explosives. La propagande qu’il initie depuis 2015 s’enracine dans l’argumentation pathémique en tant qu’elle initie une intersubjectivation émotionnelle de la peur. Ses adversaires ayant réorienté cette propension psychotique à son désavantage, celle-ci est visible d’un point de vue lexical et iconographique à travers les paradigmes informatif (presse, essai) et artistique (chanson, Bande Dessinée), ou encore ludique par le biais de détournements sur les réseaux sociaux. Les représentations discursives et sémiologiques de l’argumentum ad metum mettent à contribution un ensemble de constructions tropiques qui, même par le détour de l’absurde humoristique, n’en sont pas moins des conducteurs pathémiques susceptibles de susciter les drames les plus fulgurants.

 

Bibliographie

 

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[1] Cette théorie de Penelope Brown et Stephen Levinson (1978) inspirés du sociologue Erving Goffman (1973) pose une échelle axiologique des actes de langage en rapport avec la face (la subjectivité) des interactants.

[2] Pour Georges Molinié, il est possible de concevoir une trans-sémiotique qui consisterait en un travail de sémiose qui s’actualise lorsque s’agrègent des mondanisations différentes autour d’une seule et même topique : « On pourra admettre que, de temps en temps, grosso-modo, des mondanisations différentes opèrent vis-à- vis de mêmes subjectivités. Et dans ce genre de situation, il est intéressant d’étudier comment des sémioses, des langages différents traitent du même « mondain » : c’est très rigoureusement ce que j’appelle un travail de trans-sémiotique ». (Molinié, 2005 : 117)

[3] « La classe des sophismes ad passiones est une création moderne. La Logick de Watts (1725) la mentionne : « Pour conclure, j’ajoute que lorsqu’un argument est tiré d’un thème [Topic] susceptible de rallier à l’orateur les inclinations et les passions des auditeurs plutôt que de convaincre leur jugement, c’est un argumentum ad passiones, un appel aux passions [an adress to the passions] ; et, si cela se passe en public, c’est un appel au peuple [an appeal to the people]. » (I. Watts, Logick, 1725 ; cité in Hamblin 1970, p. 164) (Plantin, 2016, p. 438).

[4] CNN's Brian Stelter provides commentary on how a fear of Trump is harming government agencies, including the National Oceanic and Atmospheric Administration. https://edition.cnn.com/videos/politics/2020/02/02/fear-of-trump-government-agencies-stelter-rs-vpx.cnn

[11] Par Nicolas Colin, Publié le 20 mars 2018 à 10h43 Mis à jour le 24 mars 2018,  https://www.nouvelobs.com/chroniques/20180320.OBS3881/donald-trump-est-un-monstre-d-insecurite-affective.html

[12] « Toutes les femmes qui accusent Donald Trump d'agressions sexuelles : Avec les nouvelles accusations de Summer Zervos et Kristin Anderson ce vendredi, ce sont, au total, une dizaine de femmes qui accusent publiquement Donald Trump de les avoir agressées. » Par Renaud Février, Le Nouvel Observateur du 15 octobre 2016, https://www.nouvelobs.com/monde/elections-americaines/20161015.OBS9886/toutes-les-femmes-qui-accusent-donald-trump-d-agressions-sexuelles.html

[13] « Chez Marvel, on a de l’humour, et on ne se prive pas de le faire savoir : dans le dernier volume de Spider-Gwen, un nouveau super-vilain vient de faire son apparition : MODAAK (…) assez étrangement ressemblant avec Donald Trump. Et surtout, ses intentions sont de détruire le monde (...) La chose est d’autant plus intéressante que Donald Trump a reçu, à titre personnel, la petite somme d’un million de dollars en guise de soutien pour sa campagne. Et que l’argent venait ni plus ni moins que du PDG de Marvel Entertainement. Preuve que l’on a vraiment le sens de l’humour chez Marvel ?» Cécile Mazin, « Un comics bien satirique chez Marvel : Donald Trump est MODAAK », 04.07.2016, https://www.actualitte.com/article/bd-manga-comics/un-comics-bien-satirique-chez-marvel-donald-trump-est-modaak/65815

[14] Le site http://www.marvel-world.com constitue une encyclopédie globale des personnages Marvel. Les informations concernant MODOK y sont consignées : http://www.marvel-world.com/encyclopedie-327-fiche-modok-biographie.html

[16] « Présidentielle américaine: Hillary Clinton associe Donald Trump au Ku Klux Klan ; ÉTATS-UNIS Le ton monte entre les deux candidats, à un peu plus de deux mois de l’élection... » P.B. avec AFP, Publié le 26/08/16, https://www.20minutes.fr/monde/1913551-20160826-video-presidentielle-americaine-hillary-clinton-associe-donald-trump-ku-klux-klan

[17] « 12 canettes de Coca par jour pour Donald Trump : quelles conséquences ? » Par Lanutrition.fr Publié le 12/12/2017, https://www.lanutrition.fr/12-canettes-de-coca-par-jour-pour-donald-trump-quelles-consequences

[18] « Peau blanche, rictus glaçant, complet violet, gaz mortel. Dès le début, les contours du Joker sont fixés », https://www.letemps.ch/culture/joker-folie; « Le Joker pourrait à nouveau changer de visage dans “Batman” », Par Etienne Froment - 9 juin 2020, https://geeko.lesoir.be

[19] « Il faut dire qu’entendre Trump lu par Thanos, ça explique beaucoup de l’état d’esprit de l’auteur de ces tweets souvent plein de poésie ». Des tweets de Donald Trump lus par Thanos, Eve,  juillet 2018, https://manofthemonth.fr/des-tweets-de-donald-trump-lus-par-thanos/

[20] « Le site The Daily Dot démarrait un papier consacré à la grenouille ainsi : « Pepe the Frog a été pris en otage par l’alt-right. Celui qui fut un noble mème est maintenant une icône du suprématisme blanc […] » La question de l’utilisation de Pepe est tellement importante aux Etats-Unis que CNN consacrait également un sujet à sa récupération par le camp Trump ». "Pepe la grenouille est devenu un symbole de l’ultradroite américaine, DETOURNEMENT Le célèbre mème a été classé comme symbole haineux par une ONG américaine…" O. P.-V., Publié le 28/09/16, https://www.20minutes.fr/insolite/1932531-20160928-pepe-grenouille-devenu-symbole-ultradroite-americaine

« Pepe fait partie de la centaine de « symboles de haine » répertoriés par l’Anti-Defamation League, une organisation américaine de lutte contre l’antisémitisme. Il est devenu la coqueluche d’une partie des partisans de Donald Trump ». Pepe, l’histoire d’une grenouille devenue la mascotte de l’extrême droite sur Internet, Par Lucie Ronfaut, https://www.lefigaro.fr/secteur/high-tech/2017/01/18/32001-20170118ARTFIG00014-pepe-l-histoire-d-une-grenouille-devenue-la-mascotte-de-l-extreme-droite-sur-internet.php

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