Dorgelès Houessou, enseigne à l’université Alassane Ouattara, Bouaké, Côte d’Ivoire. Il a publié récemment : La mémoire, l’imaginaire et la manipulation en discours : autour de quelques mythes clés de la nation ivoirienne en débat sur les réseaux sociaux dans Communication & langages 2020/3 (N° 205)
Introduction
Le discours d’investiture est un genre discursif dominé par la parole de promesse (Houessou, 2013). Or celle-ci, dans le cadre d’un discours d’investiture, tient pour condition d’existence performative l’expression d’un éthos, c’est-à-dire d’une image du locuteur qui non seulement fait coïncider l’identité de statut et l’identité de rôle du locuteur, mais aussi constitue un adjuvant au sentiment d’identification par lequel l’auditoire manifeste sa solidarité au sujet investi. Cette identification est la clé de voute du sentiment empathique. Si dans l’absolu « empathie » n’est pas synonyme d’« identification », car, bien que pénétrant dans l’univers mental d’autrui en pensée, il n’y a pas de confusion entre soi-même et l’autre » (Cosnier, 2016, en ligne), certains considérants posent cette identification comme objet de discours. C’est le cas du discours d’investiture et des recours qu’il impose au corps social posé comme unifié et comme unité agissante (le peuple choisit son souverain).
Ce souverain, parce qu’il est locuteur, précisément, est discursivement conduit à construire sa nouvelle identité de porteur du skeptron. L’investiture, qu’il accepte et dont il déploie la conversion en promesse d’actions, joue aussi comme opérateur d’individualisation (Ricoeur, 1990) dans la mesure où elle est construite comme marqueur de légitimité rejetant toute contestation du pouvoir qu’elle établit et ancre dans le rituel performatif de l’accès à la parole autorisée. L’investiture est donc un constituant de « la Tradition en tant qu’autorité anti-argumentative » (ibid., 333). S’il est vrai que « l’argument a la prétention d’être logique, et non psychologique » (ibid., 81), faut-il parler d’arguments pathémiques au nombre desquels situer l’argument empathique ? Le cérémoniel et le faste constitutifs des festivités liées au discours d’investiture y sont invariablement des prêts à penser, corollaires de persuasion et constituants des cadres formels où l’argumentation logique est secondaire et le cède à l’expression du pathos.
A priori, et à en croire Cosnier (2016, en ligne), « l’empathie est généralement conçue comme « prise de rôle » (role taking) : aptitude à se mettre à la place d’autrui, à inférer ainsi en imagination ses pensées, ses sentiments et ses actions. L’empathie est aussi un « partage de perspective » (perspective taking), qui consiste à imaginer ce que l’on percevrait à la place d’autrui ». Dans ce contexte, l’empathie apparait comme le sentiment de l’altérité et l’expérience de l’autre comme soi-même. Elle est de ce point de vue utile à l’éclosion du sentiment communautaire et de l’identité nationale. Elle est donc montrée par le locuteur en tant que « Fürsorge (sollicitude ou souci des personnes) » (Ricoeur, 1990 : 359), ou supposée exprimée par le suffrage dont le locuteur se prévaut avec une intensité plus grande dans le cadre du discours d’investiture.
Le discours d’investiture d’Emmanuel Macron est un exemple du genre. L’empathie discursivement exprimée par le "je" locuteur y côtoie celle qui est implicitement attribuée aux énonciataires. Entre psychologie politique et sociopolitique, l’agir communicationnel de l’investiture invite à refonder le contrat social. Il s’agit en somme de montrer dans cette étude que le discours d’investiture réduit, en son principe fonctionnel, l’opposition suscitée par la notion ricoeurienne d’identité narrative « entre le caractère (nous-même comme idem) et la constance morale illustrée par la promesse (nous-même comme ipse) » (Ricoeur, 1990 : 359), à partir de l’élection comme "épisode émotionnel" (Cosnier, 2015 : 8). On s’y intéressera notamment à des procédés langagiers et argumentatifs tels que l’ethos collectif, le recours au récit fondateur ou l’exemple historique, l’ethos de solidarité, l’expression lexicale du changement (indicateur de promesse), qui configurent le topos empathique dans le projet discursif proposé à l’assentiment des citoyens français.
1. Ancrage théorique
1.1. Du discours d’investiture comme discours politique
Dans une perspective institutionnelle le discours politique se définira comme activité discursive située au confluent d’un espace de discussion, d’un espace d’action et d’un espace de persuasion et par laquelle ceux qui ont la charge de l’État et du pouvoir exercent leur autorité. Partant d’un tel point de vue, il est possible de postuler que le discours d’investiture relève de l’espace de l’action dans la mesure où il constitue un exemple de la distribution des tâches dont Durkheim estimait qu’elles étaient à l’origine de l’État. En conférant à un individu un titre, une dignité, une fonction nouvelle, l’État, par le biais de ceux qui en ont la gestion et qui sont parfois désignés par la dénomination évocatrice d’homme d’État, engage son autorité et sa souveraineté, il mobilise ainsi des forces tendant à rendre irréfutable le choix opéré d’investir tel individu ou telle entité. Le discours d’investiture relève aussi de l’espace de persuasion car il s’attache à persuader ses destinataires de la compétence personnelle du sujet de l’investiture. A cette compétence personnelle, s’ajoute une compétence institutionnelle c'est-à-dire liée aux attributions nouvelles et intrinsèques à la charge dont le sujet se trouve investi. Discours de persuasion donc car le discours d’investiture a pour finalité perlocutoire outre de créer un changement dans la donnée d’un fait institutionnel, de susciter l’allégeance de ceux qui en sont les destinataires directs (citoyens dans le cas du discours d’investiture présidentiel) et la reconnaissance de ses destinataires indirects… (homologues chefs d’État dans le même cas).
En considérant que la politique relève à la fois du pouvoir et de l’État, Charaudeau (2005 : 20-21) a pu soutenir ceci :
la politique était née d’un désir d’organiser la vie sociale des individus vivant en communauté, il en résulte, qu’elle prend corps à travers un certain nombre d’activités de régulation sociale : réguler les rapports de force en vue de maintenir ou d’aplanir certaines situations de domination ou de conflit, et même tenter d’établir des rapports égalitaires entre les individus ; légiférer pour orienter, à travers la promulgation de lois et de sanctions, les comportements des individus pour préserver le bien commun ; distribuer et répartir les tâches, les rôles et les responsabilités des uns et des autres à travers la mise en place d’un système de délégation et de représentation plus ou moins hiérarchisé (par nomination ou par élection).
Charaudeau conçoit donc la régulation des relations humaines comme finalité de l’activité politique et par ricochet du discours politique. Le principe de cette régulation fonde le transfert de pouvoir qui, comme pratique sociale, est à l’origine de la cérémonie et du discours d’investiture. Il en résulte que le discours d’investiture, en tant que discours politique, relève de la constitution de l’État et témoigne du nécessaire transfert d’autorité qui fonde la pratique du pouvoir politique à la différence du pouvoir autocratique ou militaire. Comme l’évoque Arendt (1961/1972 : 153) : « lorsque nous déclarons que quelqu’un est au pouvoir, nous entendons par là qu’il a reçu d’un certain nombre de personnes le pouvoir d’agir en leur nom ». La délégation de pouvoir est donc le fondement de toute action politique. Les modalités de cette délégation sont inscrites dans le dispositif législatif qui constitue la première source institutionnelle du pouvoir et de la légitimité. Le discours d’investiture peut ainsi se définir comme la mise en mots d’un acte législatif dans la mesure où la conformité de l’investiture aux textes de lois confère force de droit à l’autorité nouvellement investie et à son discours. D’ailleurs, au regard du dispositif dialogal qui le constitue dans les faits, le discours d’investiture est composé de celui du sujet investi que nous appelons discours investi, et qui n’est qu’un acte responsif au discours conférant l’investiture ou discours investissant. C’est ce dernier qui en changeant un état des choses, instaure le sentiment d’un renouvellement de la loi.
L’espace social qui régit le politique se subdivise en quatre secteurs principaux que Charaudeau distingue comme étant : le juridique, l’économique, le médiatique et le politique. Ces secteurs indiquent la nécessaire régulation sans laquelle l’espace social ne résisterait pas au désordre. Le discours d’investiture côtoie le juridique et le politique en ce que son avènement s’appuie sur le droit en tant qu’il est le prolongement d’une formule sacramentelle proférée par un homme de loi. Il s’appuie aussi sur l’obligation politique du transfert d’autorité qui régit toute société. Il investit le médiatique en s’imposant comme un événement d’envergure nationale par exemple dans le cas du discours d’investiture présidentiel. Il touche donc à la quasi-totalité des domaines du politique.
En cela, il est possible de considérer le discours politique et plus précisément le discours d’investiture comme relevant des exigences d’autorité et de structuration sociale au cœur des communautés humaines. Discours d’autorité et destiné à structurer le social, c’est dans l’ordre de la nécessité politique au sens des rapports de force et d’un point de vue institutionnel et normatif que le discours d’investiture tire presque essentiellement sa légitimité. Ainsi, pour Salavastru (2003, en ligne) :
la légitimité du pouvoir est un problème de discursivité. L’acte de légitimation du pouvoir pour un groupe politique est le résultat d’une activité discursive d’une grande amplitude déroulée sous des formes diverses, avec des intentions différentes et usant de canaux de communication très diversifiés. D’où cette préoccupation obsessive des groupes politiques pour chercher des formes de discours capables d’avoir un impact profond et tout à fait persuasif sur l’auditoire.
1.2. L’empathie en question
Pour Attigui & Cukier (2011 : 11), le lien entre l’empathie et l’imaginaire politique tire son fondement de l’utilité pathémique du lien social :
L’empathie s’est en effet aujourd’hui imposée comme le type psychologique commun d’interactions sociales quotidiennes diverses. À la lumière de l’empathie, des phénomènes apparemment aussi différents que le dialogue, la saisie des expressions, intentions et sentiments d’autrui, la compétition ou la coopération, la reconnaissance et l’identification sociale, et même la constitution de l’imaginaire politique, semblent pouvoir émerger — et être expliqués à partir — d’une même dialectique complexe (qu’on dira alors « empathique ») entre partage affectif et représentation sociale.
La question de la représentation dont ils font mention implique l’usage de l’identité du représentant social par excellence. Le détenteur du skeptron, c’est-à-dire du pouvoir politique, le porte-parole de l’ordre social, dont le plus haut degré s’exprime dans la fonction de Président de la république, constitue le premier maillon de la chaine des représentations. Son discours inaugural consacre cette représentation dans une double perspective. Elle rend non seulement performative son accession à l’identité de représentant, mais aussi, elle met en scène un imaginaire politique qui charrie l’idéal social constituant l’horizon d’attente démocratique. La dialectique empathique, qui correspond précisément à l’identité narrative ricoeurienne, est donc perceptible, d’une part, en matière d’identification (caractère du sentiment national ou le "nous-même comme idem"), et d’autre part, en termes d’identité (l’autorité investie l’est de fait et droit, d’où la solidarité du citoyen à son endroit puisqu’il est attaché à la fonction statutaire, même s’il n’a pas été électeur du sujet investi). Ladite solidarité comme effet d’identité constitue en partie la condition de réussite performative de la parole de promesse du représentant collectif du "nous-même comme ipse" ricoeurien.
2. Exploration en corpus
La présente lecture analytique du discours d’investiture d’Emmannuel Macron concernera l’usage de l’ethos, le recours au récit fondateur, et l’expression du changement comme indicateur de promesse.
2.1. L’exploitation ethotique
Les ethos Mobilisés par Emmannuel Macron dans son discours d’investiture sont de trois ordres principaux. Il s’agit de l’ethos collectif, de l’ethos de solidarité, de l’ethos d’humanité et de l’ethos de puissance.
- L’ethos collectif
Cette expression ethotique concerne, dans le cadre d’un discours collectif, la mise en discours de la fonction de porteur de skeptron. L’identité comme identification à autrui en est le fondement : « Le « nous » mène à s’interroger sur la construction identitaire dans son rapport au groupe : il appelle à développer la notion d’ethos collectif pour rendre compte de la façon dont une collectivité établit ou consolide son identité » (Amossy, 2010). C’est le cas dans cet extrait :
La confiance que les françaises et les français m'ont témoignée, m'emplit d'une immense énergie. La certitude intime que nous pouvons ensemble écrire une des plus belles pages de notre histoire portera mon action. Dans ces instants où tout peut basculer, le peuple français a toujours su trouver l'énergie, le discernement, l'esprit de concorde pour construire le changement profond. Nous en sommes là, c'est pour cette mission, qu'humblement je servirai notre peuple.
Il s’agit ici de la clausule du discours d’investiture d’Emmannuel Macron. Le jeu de négociation entre l’identité de rôle et l’identité collective passe, d’une part, par une alternance pronominale entre le soi (me/mon/je) et le moi inclusif (Nous/notre), et, d’autre part, par la désignation syntagmatique de l’altérité franche (les françaises et les français/ le peuple français). En considérant avec Amossy que « l’essentiel est, en l’occurrence, que l’ethos se construit à partir d’une représentation préexistante qui fait partie d’un imaginaire collectif » (2010 : 29), on déduira que l’imaginaire du corps mystique du souverain[1] est à l’œuvre dans cet extrait. La répétition du lexème « énergie », dans les phrases « La confiance que les françaises et les français m'ont témoignée, m'emplit d'une immense énergie. / le peuple français a toujours su trouver l'énergie… » évoque implicitement cette mystique à relents empathique du corps du souverain drainant l’énergie collective.
On remarquera aussi le choix amphibologique de l’ethos collectif comme horizontalité et verticalité dans l’énoncé : « La certitude intime que nous pouvons ensemble écrire une des plus belles pages de notre histoire portera mon action. » Le verbe « porter » admettant à la fois un sujet grammatical (la certitude) et un sujet sylleptique (le collectif en action), renvoie ici, en effet, aussi bien à l’idée de soutenir collectivement le lien social et de maintenir le porte-parole en vue de veiller à la réussite de sa mission (acception verticale), qu’à celle de responsabilité dont l’étymologie du mot « investiture » à savoir vestis (vêtement), actualise l’acception horizontale.
- L’ethos de solidarité et d’humanité
L’identification est le processus par lequel un citoyen, membre d’une communauté, laisse son identité à l’aliénation de celle de l’homme politique en tant qu’il incarne une identité collective ou toutes les particularités identitaires se fondent. Ce processus passe par une implication discursive dans l’affect social par la construction d’imaginaires capables de fédérer un très grand nombre de citoyens. Cette raison pousse, selon Charaudeau, les hommes politiques en quête de légitimité, dans l’espoir qu’une grande majorité de citoyens se reconnaitront en eux, à revendiquer des valeurs parfois contradictoires comme les couples : traditionalisme / modernisme, sincérité / ruse, puissance / modestie, élitisme / populisme etc. L’identification passe par la construction des éthos de « puissance », de « caractère », d’«intelligence», d’« humanité », de « chef » et de « solidarité ». On s’intéressera aux figures du rassembleur, du guide de l’Europe et du gendarme du monde que Macron campe dans son discours d’investiture.
La figure du rassembleur
La force d’un guide étant de rassembler les siens, cette figure est un lieu commun du discours d’investiture. De manière évidente le locuteur l’exprime à travers l’argument par la volonté d’agir, et ce, notamment quand il déclare : « J'aurai dans le même temps la volonté constante de réconcilier et rassembler l'ensemble des français. » Le fondement empathique de cette figure du rassembleur réside dans le fait que l’unité suppose la justice et l’égalité, c’est-à-dire le bannissement des discriminations et des considérants de division qui sapent la cohésion nationale.
Macron actualise aussi la parole de promesse à travers la référence empathique à ses prédécesseurs :
Les efforts de mes prédécesseurs en ce sens ont été remarquables et je veux ici les saluer. Je songe au Général De Gaulle qui œuvra pour redresser la France et lui rendre son rang dans le concert des nations. Je songe à Georges Pompidou qui fît de la France une force industrielle majeure, à Valérie Giscard d'Estaing qui su faire rentrer la France et sa société dans la modernité. A François Mitterrand qui accompagna la réconciliation du rêve Français et du rêve Européen. A Jacques Chirac nous donnant le rang d'une nation sachant dire non aux prétentions des va-t-en guerre. A Nicolas Sarkozy, ne comptant pas son énergie pour résoudre la crise financière qui avait si violemment frappé le monde et je songe bien sûr à François Hollande faisant œuvre de précurseur avec l'accord de Paris sur le climat et protégeant les Français dans un monde frappé par le terrorisme. Leur œuvre surtout ces dernières décennies s'est trop souvent vu empêchée par un climat intérieur délétère. Par le découragement de françaises et de français s'estimant injustement défavorisés, déclassés ou oubliés. Ce que la France avait à dire au monde s'est parfois trouvé affaibli par une situation nationale percluse d'inquiétude voire de défiance.
Ce choix argumentatif est d’abord celui de l’argumentation par l’autorité de l’autre. Les prédécesseurs cités bénéficiant d’un capital empathique profond chez de nombreux français, l’appel à leur autorité conforte la figure du rassembleur chez l’énonciateur. Ensuite, il s’agit institutionnellement de se poser comme le continuateur de l’action étatique dont le succès nécessite une union franche et un rassemblement sans compromis du peuple français. A cela s’ajoute un déni qui se donne à lire comme une expression empathique. En évoquant ces concitoyens, ceux dont il affirme qu’ils se sont sentis oubliés par la République, le locuteur entend leur exprimer la solidarité séculaire des gouvernants dont il fait à présent partie. Enfin, en se montrant solidaire des difficultés rencontrées par ses prédécesseurs, le locuteur anticipe sur les reproches dont il pourrait être victime. Il s’agit d’un implicite proleptique qui lui garantit le soutien de l’auditoire.
La figure du guide de l’Europe et du gendarme du monde
L’expression empathique comme modalité de la parole de promesse se perçoit dans la double figure du guide de l’Europe et du gendarme du monde. Les références de cette prise à témoin des citoyens français quant à leur rôle dans la destinée mondiale sont nombreuses dans le discours d’investiture d’Emmanuel Macron. En voici trois extraits :
Extrait 1 : Le monde et l’Europe ont aujourd’hui plus que jamais besoin de la France. Ils ont besoin d’une France forte et sûre de son destin. Ils ont besoin d’une France qui porte haut la voix de la liberté et de la solidarité. Ils ont besoin d’une France qui sache inventer l’avenir. Le monde a besoin de ce que les français et les françaises lui ont toujours enseigné. L’audace de la liberté, l’exigence de la légalité, la volonté de la fraternité.
Extrait 2 : Aujourd’hui mesdames et messieurs, le temps est venu pour la France de se hisser à la hauteur du moment. La division et les fractures qui parcourent notre société doivent être surmontées. Qu'elles soient économiques, sociales, politiques ou morales car le monde attend de nous que nous soyons forts, solides et clairvoyant. La mission de la France dans le monde est éminente. Nous prendrons toutes nos responsabilités pour apporter chaque fois que cela sera nécessaire une réponse pertinente aux grandes crises contemporaines. Qu’il s’agisse de la crise migratoire, du défi climatique des dérives autoritaires, des excès du capitalisme mondial et bien sûr du terrorisme. Plus rien désormais ne frappe les uns en épargnant les autres. Nous sommes tous interdépendants. Nous sommes tous voisins.
Extrait 3 : La France veillera toujours à être aux côtés de la liberté des droits de l’homme, mais toujours pour construire la paix dans la durée. Nous avons un rôle immense. Corriger les excès du cours du monde et veiller à la défense de la liberté. C’est là notre vocation.
Le premier extrait de cette séquence porte sur une triple construction stylistique qui en garantit l’expressivité : i) il s’agit d’abord d’une anaphore ou répétition lexicale/syntaxique en début de proposition. Elle y compte quatre occurrences (dont trois pronominales et une nominale) qui met en évidence le besoin que l’Europe et le monde ont de la France ; ii) il s’agit ensuite d’une accumulation triplement occurrente (L’audace de la liberté, l’exigence de la légalité, la volonté de la fraternité) ; iii) et enfin d’une homéotéleute, c’est-à-dire d’une utilisation, à intervalles rapprochés, de mots présentant des syllabes finales identiques. Dans ce contexte, l’homophonie finale des mots « liberté (…) légalité (…) volonté (…) fraternité », insiste sur les valeurs constitutives de la devise française.
Le second extrait fait état d’un ethos collectif de nation empathique, solidaire des fractures du monde et dont la mission et le rôle de nation leader ne saurait souffrir de fractures internes. Un argument de la cause supérieure, en somme, impose que le peuple français taise ses souffrances pour être à même de contribuer à soulager les peuples qui sont plus affligés que lui. À cet effet, l’énumération des crises mondiales s’avère rentable d’un point de vue rhétorique (du défi climatique des dérives autoritaires, des excès du capitalisme mondial et bien sûr du terrorisme). Elle postule que des difficultés plus importantes imposent à la nation française et aux citoyens français de se transcender.
Le troisième extrait évoque euphémiquement l’engagement militaire français dans le monde car les actions internationales énoncées, pour « Corriger les excès du cours du monde et veiller à la défense de la liberté », passent par l’usage de la force militaire. Cette réalité que le locuteur n’évoque pas explicitement en en développant les actions concrètes, il la colore d’humanisme par l’évocation des causes philanthropiques sous-jacentes.
- L’éthos de puissance
En définissant ce type d’éthos Charaudeau se garde d’un amalgame et précise qu’il est distinct d’un imaginaire lié au pouvoir. Il précise ainsi :
l’éthos de puissance est vu comme une énergie physique qui sourd des profondeurs terrestres, anime et propulse le corps dans l’action. Il nous renvoie l’image d’une « force de la nature », force tellurique contre laquelle on ne peut pas grand-chose. Cet imaginaire ne doit pas être confondu avec celui du pouvoir ; ce dernier résulte d’une action coordonnée ayant pour finalité l’organisation de la vie collective (…) alors que la puissance est relative à l’individu.
Notre conception de l’éthos de puissance englobe à la fois ces caractères de virilité sexuelle et de vigueur masculine définis par Charaudeau mais aussi celui lié au pouvoir. La distinction de Charaudeau repose en effet sur cette observation de Arendt pour qui « le pouvoir n’est jamais une propriété individuelle il appartient à un groupe et continue de lui appartenir aussi longtemps que ce groupe n’est pas divisé ». Cette conception du pouvoir est en porte à faux avec celle qui est inhérente à la logique de l’investiture. Celle-ci, en effet, suppose qu’un individu se voit investi par délégation. La fonction à laquelle il est proposé lui procure de facto une identité institutionnelle qui associe son image et sa personne au pouvoir. Il donne ainsi corps à un concept abstrait et sa personne est indissociable de l’institution qu’il incarne. A ce titre, ce n’est pas en principe, un groupe, en l’occurrence un parti politique, qui est investi mais un individu qui, s’il n’en est pas le détenteur au motif que le pouvoir appartient au peuple ou à l’ensemble de la communauté électrice, est bel et bien et dans la réalité des faits, le possesseur quoique temporairement du pouvoir. L’éthos de puissance est d’ailleurs d’autant plus lié au pouvoir que son inclination longtemps perçue comme étant essentiellement masculine est un indice de l’extériorisation même du pouvoir. Le cadre du discours d’investiture offre ainsi un témoignage vibrant de l’éthos de puissance. Le faste et le gigantisme qui se dégagent de la cérémonie renforcent au plus haut point l’idée que le sujet investi est doté de cet éthos dans une mesure qui soit à la hauteur de la célébration qui en voit l’actualisation. Cet extrait du discours d’investiture de Macron en est constitutif.
Il m'appartiendra de convaincre que les françaises et les français que notre pays qui aujourd'hui semble mis à mal par les vents contraires du cours du monde porte en son sein toutes les ressources pour figurer au premier rang des nations. Je convaincrai nos compatriotes que la puissance de la France n'est pas déclinante mais que nous sommes à l'orée d'une extraordinaire renaissance parce que nous tenons entre nos mains tous les atouts qui feront et qui font les grandes puissances du XXIème siècle.
Cette promesse empathique vise à vivifier l’imaginaire d’une destinée collective de puissance faisant de la France une nation présidant aux destinées du monde et dont les citoyens peuvent être fiers de l’action internationale. Mais l’ethos de puissance ici exprimée n’élude en rien l’ethos d’humilité dont le locuteur de discours d’investiture a l’obligation de faire preuve : « je sais que les françaises et les français en cette heure attendent beaucoup de moi. Ils ont raison. Car le mandat qu'ils me confient leur donne sur moi le droit d'une exigence absolue. J'en suis pleinement conscient. » Ainsi dans cet extrait le locuteur exprime la verticalité de son pouvoir en tant qu’il est l’obligé de ses concitoyens.
2.2. Le récit fondateur et l’appel aux valeurs
Le discours d’investiture mobilise le récit fondateur et l’imaginaire qui lui est connexe autant que l’appel aux valeurs qu’il est susceptible de fonder lui-même. Comme le note A LA Guillaume (2000 : 99) : « Les discours d’investiture ne se contentent pas du rappel des mythes fondateurs. Par delà leur apparence constative apparait leur rôle performatif de création des valeurs. Le travail de fabrication du consensus dépend des circonstances et du rapport de forces. » Autrement dit, seules les contingences historiques du moment peuvent déterminer pour le nouveau président le choix de restaurer les valeurs traditionnelles chères à la communauté ou d’en instituer de nouvelles. Emmanuel Macron opte pour ces deux options dans son discours d’investiture. L’extrait suivant est un indice du rappel du récit fondateur :
Le monde entier a regardé notre élection présidentielle. Partout on se demandait si les français allaient décider à leur tour de se replier sur le passé illusoire, s'ils allaient rompre avec la marche du monde, quitter la scène de l'histoire, céder à la défiance démocratique, l'esprit de division et tourner le dos aux lumières ou si au contraire ils allaient embrasser l'avenir, se donner collectivement un nouvel élan, réaffirmer leur foi dans les valeurs qui ont fait d'eux un grand peuple. Le 7 mai, les français ont choisi. Qu'ils en soient aussi remerciés. La responsabilité qu'ils m'ont confiée est un honneur dont je mesure la gravité.
Le locuteur choisit d’entrée de jeu d’inscrire son allocution dans une perspective historique. Il s’agit pour lui de faire référence au siècle des lumières qui constitue l’âge d’or de la gloire scientifique de la France. C’est donc le recours à l’histoire de la grandeur française qui constitue ici l’ancrage argumentatif du discours d’Emmanuel Macron. Le glissement entre cet âge d’or du leadership français et sa mandature constitue aussi l’expression d’un ethos de puissance. Le choix du lexème « foi » pour faire référence aux valeurs n’est pas fortuit dans la mesure où il cristallise une dimension mystique voire ésotérique de la croyance. Le contraste est d’ailleurs saisissant entre la description de l’état actuel de la France et son passé glorieux. Cet extrait en est révélateur :
depuis des décennies la France doute d'elle-même, elle se sent menacée dans sa culture, dans son modèle social, dans ses croyances profondes, elle doute de ce qui l'a faite. Voilà pourquoi mon mandat sera guidé par deux exigences. La première sera de rendre aux français cette confiance en eux depuis trop longtemps affaiblie.
Le locuteur insiste donc sur les turpitudes actuelles de la France pour mieux envisager, à travers son passé glorieux, son leadership mondial dont il se présente comme l’incarnation à la faveur de son investiture. L’expression empathique est ici double car elle concerne d’une part la solidarité du locuteur à la nation française dont il souhaite redorer le blason, et, d’autre part, les victimes du terrorisme qui s’en est pris au modèle social de la vie du citoyen français à travers maints attentats. Le recours au passé relève aussi de la dialectique la tradition et de la modernité, sauf que pour le locuteur la noblesse et la puissance de la France dans le concert des nations est une longue tradition il a pour ambition de restaurer amplement. Il y va alors de la perpétuation des valeurs traditionnelles chères à la France comme l’affirme ici l’énonciateur : « Parce que nous aurons su dépasser ensemble nos craintes et nos angoisses, nous donnerons ensemble l'exemple d'un peuple sachant affirmer ses valeurs et ses principes qui sont ceux de la démocratie et de la république ».
2.3. L’expression lexicale du changement et la parole de promesse
L’expression du changement annoncé se perçoit dans les extraits suivants :
- Nous avons à construire le monde que notre jeunesse mérite.
- (…) le peuple français a toujours su trouver l'énergie, le discernement, l'esprit de concorde pour construire le changement profond
- Les français ont choisi l'espoir et l'esprit de conquête
Le verbal « construire » et le déverbal « conquête » assurent d’un point de vue paradigmatique le rapport entre le contenu énonciatif et la convocation d’un état de changement. Il porte en germe le contenu résultatif du syntagme « changement profond » que le locuteur emploie en vue de traduire non seulement la nécessité du changement mais aussi la qualité à la fois laborieuse et fondamentale du changement escompté. Aussi, le promissif comme acte de langage constitue un lieu commun du discours d’investiture. S’il est par excellence l’expression lexicale de la volonté de changement la plus aboutie, il atteint contextuellement des sommets de réussite perlocutoire étant donné le cérémonial participant de la crédibilité du locuteur concerné. La parole de promesse est d’ailleurs la dominante du discours d’Emmanuel Macron. Son usage abondant inscrit le projet du locuteur dans une perspective prophétique tant le recours au futur de l’indicatif est abondant. Soit les extraits ci-après :
Tout ce qui concours à la vigueur de la France et à sa prospérité sera mis en oeuvre. Le travail sera libéré, les entreprises seront soutenues, l'initiative sera encouragée, la culture et l'éducation par lesquels se construit l'émancipation. La création et l'innovation seront au coeur de mon action. Les françaises et les français qui se sentent oubliés par ce vaste mouvement du monde vont se voir mieux protégés. Tout ce qui forge notre solidarité nationale sera refondé, réinventé, fortifié. L'égalité face aux accidents de la vie sera renforcée. Tout ce qui fait de la France un pays sûr ou l'on peut vivre sans avoir peur sera amplifié. La laïcité républicaine sera défendue. Nos forces de l'ordre, notre renseignement, notre armée seront réconfortés. L'Europe dont nous avons besoin sera refondée et relancée car elle nous protège et nous permet de porter dans le monde nos valeurs. Nos institutions décriées par certain doivent retrouver aux yeux des français l'efficacité qui en garantit la pérennité. Car je crois aux institutions de la cinquième république et ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour qu'elles fonctionnent selon l'esprit qui les a fait naître. Pour cela je veillerai à ce que notre pays connaisse un regain de vitalité démocratique. Les citoyens auront voix au chapitre, ils seront écoutés.
On note dans cet extrait une longue énumération comptant seize topoï promissifs. On en croirait presque un chapelet de promesses qui s’il peut paraître rébarbatif offre surtout au locuteur la possibilité d’égrener les principaux secteurs de la société cristallisant les attentes des citoyens français. On note aussi sur cette séquence quinze occurrences du futur simple et une occurrence du futur proche. Cette configuration donne au discours d’investiture une structuration programmatique qui en fait le prolongement du discours de campagne. Sauf qu’à la différence du discours de campagne il ne s’agit plus de promesses d’un candidat mais de paroles statutaires et de promesses faites par le porte-parole désigné par la communauté pour la gouverner.
Outre le futur, la parole de promesse s’exprime aussi à partir de diverses modalités dont l’exemple ci-après donne quelques occurrences :
Nous devons retrouver le sens profond, la dignité de ce qui aujourd'hui nous rassemble. Agir de manière juste et efficace pour notre peuple. La France n’est forte que si elle est prospère. La France n'est un modèle pour le monde que si elle est exemplaire et c'est là ma seconde exigence. Parce que nous aurons rendu aux français le goût de l'avenir et la fierté de ce qu'ils sont, le monde entier sera attentif à la parole de la France.
Rien ne sera concédé à la facilité ni au compromis. Rien n'affaiblira ma détermination. Rien ne me fera renoncer à défendre en tout temps et en tout lieu les intérêts supérieurs de la France.
Dans un premier temps la modalité du devoir est mise à contribution pour exprimer la parole de promesse lorsque le locuteur associe par l’entremise du « nous » inclusif, l’ensemble des citoyens français à cette modalité du devoir. Dans un second temps, le détour métonymique « le monde entier sera attentif à la parole de la France » constitue un gage de ce que le peuple français a affaire à un président qui est un homme de parole et dont le monde ne douterait pas, a fortiori la France. La triple construction anaphorique de la dénégation de l’échec comme probabilité renforce l’image du locuteur comme sujet déterminé.
Conclusion
Le discours d’investiture est un épisode clé dans le processus de construction démocratique des nations modernes. Au nombre des lieux communs qu’il charrie, les figures éthotiques du guide et du rassembleur, de même que celle de solidarité et d’humanisme, le recours au récit fondateur, l’appel aux valeurs fondant un ethos collectif sur lequel se sédimentent les constituants de l’identité nationale, sont autant de modalités qui configurent la parole de promesse dont le discours d’investiture est le théâtre. Le cas d’Emmanuel Macron, dont l’allocution inaugurale dans les fonctions de président de la république française a servi de support à la présente étude, conforte ces topiques fondamentales au genre étudié, d’une part, et ouvre la perspective d’un ancrage empathique qui assure au mieux l’actualisation de sa posture de porte-parole. Car le pouvoir est un langage autorisé dont l’exercice en régime démocratique impose une double identification. Il s’agit, d’un côté, de l’identification des citoyens, si ce n’est à la personne du souverain dont le corps est celui du corps social, à l’institution présidentielle, et de l’autre, de celle du sujet investi comme porte-parole à l’endroit de ses concitoyens envers lesquels il a une obligation morale et statutaire de compassion et de solidarité. Mais si la condition empathique peut-être feinte dans un dessein manipulatoire, le rituel s’invite au secours de la recevabilité de l’investiture, dès lors que la prestation de serment, imitant la sacralité religieuse, confère à la cérémonie qui voit l’actualisation du discours d’investiture un capital apotropaïque et propitiatoire.
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[1] La théorie d’Ernst Kantorowicz relative aux deux corps du roi postule que le souverain réunit en sa seule personne, un corps physique et un corps mystique, symbolisant lui-même l’homogénéité corporelle de la nation.