LE MYTHE ÉTYMONIAL DU FRANÇAIS IVOIRIEN DANS LES SOLEILS DES INDÉPENDANCES :
LA BÂTARDISE LINGUISTIQUE ENTRE STYLÉMATIQUE ET TOPICITÉ LITTÉRAIRE
Dorgelès Houessou enseigne à l'université Alassane Ouattara, Bouaké, Côte d’Ivoire. Il est docteur en stylistique et analyse du discours, diplômé de l’Université Félix Houphouët Boigny d’Abidjan-Cocody à la suite d’une thèse portant sur la catégorisation générique du discours d’investiture, soutenue publiquement le 3 décembre 2013. Il est enseignant de stylistique française au Département de Lettres Modernes et Contemporaines de l’UFR Communication, Milieu et Société (CMS) de l’Université Alassane Ouattara de Bouaké (Côte d’Ivoire). Ses recherches s’inscrivent dans une perspective pluridisciplinaire et allient les domaines de la stylistique et de l’analyse du discours. Auteur d’une trentaine de publications dans des ouvrages collectifs, actes de colloques et revues internationales, il est membre du laboratoire des Sciences du Langage Appliqué au Discours d’Invention (SLADI), du Réseau Africain d’Analyse du Discours (R2AD) et membre du comité exécutif de l’Observatoire National de la Vie et du Discours Politiques (ONVDP).
Introduction
En s’interrogeant sur les raisons de l’extension et de la pérennisation du nouchi, Kouadio Jérémie estime qu’on peut envisager « le style très particulier du romancier ivoirien Ahmadou Kourouma qui est passé maître dans l’art de « mélanger » le français à sa convenance » (Kouadio 2006 : 178) comme un point de départ significatif. De l’aveu même de l’auteur, son style a fait de lui l’un des initiateurs du mouvement de l’adaptation du français aux réalités sociologiques africaines. La naissance de ce style coïncide nécessairement avec la publication de son premier roman Les Soleils des indépendances, et le refus des éditeurs classiques de mettre sous presse ce qu’ils trouvèrent convenu d’appeler un navet a longtemps peiné l’auteur avant de lui arracher des souvenirs rieurs une fois ces déboires passés.
De nombreux auteurs africains s’inscriront dans cette veine iconoclaste, rompant en visière avec l’injonction du « français de France » dans leurs écrits. L’exégèse y afférent conçoit alors légitime d’y traiter la problématique d’une quête identitaire aux nombreuses péripéties, ou encore, pour un auteur noir, celle de l’appropriation de sa culture, voire de son « moi ». Kourouma ne se contente pas seulement d’en revendiquer le statut de précurseur ; car cette « hybridation langagière » (Delbart 2005), il en fait une marque distinctive, donc un style singulier dans toutes ses œuvres, comme pour maintenir haut ce skeptron, cette marque distinctive légitimant justement sa voix multimodale d’écrivain aux sources d’influence multiples.
Le présent article interroge les raisons objectives et subjectives de la réception du premier roman de Kourouma comme acte mythogénétique du parler ivoirien dont le nouchi est une modalité fondamentale. Cette problématique prend le parti de mettre en interrelation aussi bien l’objectivité du discours et de l’interdiscours, au sujet de l’influence de cette œuvre, que la subjectivité inhérente au régime d’artistisation co-occurrent à sa réception. La bi-articulation du corpus implique de proposer une lecture conceptuelle de cette projection mythogénétique des Soleils des indépendances à partir la mythocritique, d’une part, à travers l’ethos et l’argumentation intertextuelle comme mythèmes, et la stylistique, d’autre part, en tenant compte des considérants topiques et d’expressivité langagière comme stylèmes constitutifs du langagier littérarisable qu’est l’ivoirisme. L’étude s’achèvera avec une mise en abyme du double mythe Kouroumaien au sujet de son œuvre génésiaque et de son style.
1. Déblayage conceptuel
Un parcours définitionnel des méthodes et outils clés impose de circonscrire la démarche conceptuelle de cette étude. Il s’agit d’une part de la mythocritique et de la paratextualité et, d’autre part, de la stylistique des topiques.
1.1. Mythocritique et transtextualité
Selon Durand « la mythocritique s’interroge en dernière analyse sur le mythe primordial, tout imprégné d’héritages culturels, qui vient intégrer les obsessions et le mythe personnel lui-même » (Durand, 1992b, 169). L’objet prééminent de cette discipline est donc de scruter le mythe non seulement en sa dimension globale, c’est-à-dire dans la structure archétypale de l’impensé collectif, mais aussi à l’aune de la psyché profonde du moi social considéré dans le processus de son individuation. Objet majeur de l’actualisation du mythe, le mythème constitue alors « la plus petite unité de discours mythiquement significatif » (Durand, 1992b, 344). En narratologie, plus spécifiquement, la mythocritique se définit comme l’étude du mécanisme des schèmes, des symboles et des archétypes aux origines de la narration. Comme le laissent entendre Vahid & Mathieu-Job (2016 : 114), c’est à partir de l’analyse mythocritique que les couches infrastructurelles et sémiotiques du texte dévoilent aussi bien la dynamique de l’imagination auctoriale que celle présidant à l’expression des relents doxiques du moi social. La référence au mythe déborde donc du palier textuel et induit un recours explicite aux données transtextuelles. Celles-ci impliquent de considérer le hors-texte et ses strates constitutives dans l’émergence du sens recherché. Une étude sur la portée sociale (linguistique et littéraire) des Soleils et l’érection de cette œuvre au statut de mythe implique donc de recourir au dipôle mythocritique et transtextualité.
1.2. Stylistique, topique et stylématique
La stylistique est entendue, depuis son repli théorique dans le champ littéraire, comme une praxis scrutant les faits de langage occurrents en situation de littérarité textuelle. Ainsi définie, elle a partie liée avec tous les procédés langagiers propices à indiquer un événement ou encore une saillance expressive. La langue et les jeux de divergence codique, d’hybridation, et de variations qui la constitue en situation d’écriture en est un objet privilégié. Une stylistique des topiques, selon Molinié (2000), prend pour point de départ « une topicité principielle » portant le projet du caractère doxique de la littérature comme lieu et pratique codifiée, et aboutit à une topicité expérientielle du sujet-lecteur évaluant la recevabilité du fait littéraire comme tel dans une acception moins générale que le principe ; c’est à dire dans son ipséité. Entre ces deux ordres, se déploie la topicité actantielle qui, elle, relève de l’actualisation d’une modalité auctoriale. On perçoit sans grand peine dans cette triple configuration de la topicité, les sources de la tripartition des types de littérarité en littérarité générale, littérarité générique et littérarité singulière, comme autant de lieux d’où se déploie le littéraire. Ainsi envisagée, la topicité n’est perceptible qu’à travers la stylématique, c’est-à-dire une possible détermination combinatoire de stylèmes de littérarité solidaires du fait expressif et porteurs de l’intransitivité au sens moliniéen du terme.
2. Rhétorique transtextuelle et mythogenèse de la bâtardise linguistique
2.1. L’ethos de précurseur
Le concept de bâtardise linguistique est revendiqué par Kourouma dès la publication de son premier roman. Il entreprend alors de se construire une image d’auteur iconoclaste en porte à faux avec la norme langagière relevant du politiquement correct. Il expose en ces termes, dans le métatexte que constitue l’article intitulé « Écrire en français, penser dans sa langue maternelle », l’essence de son projet scripturaire : « Je cherche à écrire le français tout en continuant à penser dans ma langue maternelle, le malinké » (Kourouma, 1997: 117). Ce propos pose d’emblée l’importance de la question de la langue dans la mise en œuvre du processus de création littéraire chez Kourouma. D’ailleurs à la question de savoir pourquoi et comment il abordait la langue française, l’auteur répondra ceci :
« Mon problème d’écrivain francophone est de transposer en français des paroles créées dans une langue orale négroafricaine, des œuvres qui ont été préparées pour être produites, pour être dites oralement. Je me heurte à des difficultés. La langue française m’apparaît linéaire. Je m’y sens à l’étroit. Il me manque le lexique, la grammaticalisation, les nuances et même les procédés littéraires pour lesquels la fiction avait été préparée. La langue française est planifiée, agencée. Les personnages, les scènes cessent d’avoir le relief qu’ils avaient dans la parole africaine. Leurs interventions ne produisent plus les échos qui les suivaient dans la langue originelle » (Kourouma, 1997 : 116-117).
Cette image autogénérée, méliorative en son principe axiologique et de nature à induire une posture valorisante pour l’énonciateur, c’est l’ethos. Celui que revendique Kourouma en ces termes passe par les postures de l’authenticité culturelle et de la spécificité négroafricaine dans la création artistique en général et littéraire en particulier. Il soutient ainsi :
Je dois repenser, reprendre et reconcevoir la fiction dans le français dans lequel elle doit être produite, soit « africaniser » le français pour que l'œuvre conserve l’essentiel de ses qualités. Beaucoup d’écrivains adoptent la première méthode ; ou disons simplement que beaucoup d’Africains renoncent à penser dans leur langue natale, conçoivent leurs œuvres en français. Ils renoncent à leur africanité et ne connaissent donc que les difficultés auxquelles se heurte l’écrivain dont la langue maternelle est le français. Ceux qui en revanche créent et pensent dans leur langue natale rencontrent d’autres difficultés à s’exprimer, ils ont recours au processus appelé « africanisation » du français (Kourouma, 1997 : 117).
Cet ethos d’africaniste est au cœur de l’ambition esthétique de Kourouma. À l’échelle de ce passage par exemple, une polyptote distributive lève le coin du voile sur sa stature d’africaniste (« africaniser - africanité - africanisation »). L’énonciateur mêle au début de cet extrait la valeur réduplicative du morphème préfixal « re » à la portée d’insistance de l’accumulation synonymique en emploi d’expolition (« repenser, reprendre et reconcevoir). La figure de l’africaniste se dédouble ainsi de celle de précurseur, de concepteur et d’instigateur de la pensée africaniste. Cet ethos transparait plus tôt et encore beaucoup plus clairement dans le métatexte que constitue l’interview publiée dans le numéro 7 de la revue Diagonales :
« les Africains, ayant adopté le français doivent maintenant l’adapter et le changer pour s’y retrouver à l’aise, ils y introduisent des mots, des expressions, une syntaxe, un rythme nouveaux. Quand on a des habits, on s’essaie toujours à les coudre pour qu’ils moulent bien, c’est ce que vont faire et font déjà les Africains du français. Si on parle de moi, c’est parce que je suis l’un des initiateurs de ce mouvement » (Zalessky, 1988 : 4-5)
L’argumentation dans cet extrait est riche de combiner la modalité déontique cristallisée dans le verbe "devoir", à la force évocative de l’énumération gradationnelle à inflexion ascendante ("des mots, des expressions, une syntaxe, un rythme nouveaux") dont le mouvement croissant épouse l’ampleur du devoir mentionné : celui d’infléchir la langue officielle aux biais culturels de chaque peuple d’Afrique ayant le français en héritage colonial. À ce double ancrage argumentatif, s’ajoute la métaphore humoristique du vêtement moulant à travers laquelle Kourouma convoque les sèmes du besoin de s’exprimer (nécessité vitale du vêtement) et du style (élégance vestimentaire). Au moyen d’une double occurrence de l’argument par la généralisation ("les Africains"), l’énonciateur configure un ethos de rassembleur dont la clausule syntagmatique ("je suis l’un des initiateurs de ce mouvement") décuple la portée. Kourouma se pose ainsi en chef de file du "mouvement" de l’africanisation de l’écriture en langue française.
2.2. L’intertexte
« L’intertexte est l’ensemble des textes que l’on peut rapprocher de celui que l’on a sous les yeux, l’ensemble des textes que l’on retrouve dans sa mémoire à la lecture d’un passage donné. L’intertexte est donc un corpus indéfini » (Riffaterre, 1981 : 4). Comme considérant de la transtextualité, l’intertexte des Soleils prend en compte l’immense exégèse qu’a généré cette œuvre. Celle-ci reconnait quasi unanimement le statut de précurseur de Kourouma en matière de réappropriation et de déstructuration linguistique. De l’avis de Maurice Houis par exemple, le français, « se singularise à l’intérieur de l’œuvre de Kourouma par une tentative de rupture d’avec le français classique. Une création linguistique par laquelle Kourouma parvient à restituer toute une atmosphère propre à la culture malinké » (Houis 1977 : 68). Si de telles réflexions abondent de la part de divers spécialistes, ils s’enrichissent souvent d’une confluence qui leur garantit une crédibilité qui soit gage de recevabilité. Dans une interview à Jean Ouédraogo, Kourouma, laisse ainsi entendre que : « [l]es libertés linguistiques prononcées et le caractère éminemment politique du récit, quelque peu expurgé des références les plus acerbes comme le texte l’était à sa première parution, avait choqué maints éditeurs parisiens et membres de l’intelligentsia politico-littéraire africaine » (Ouédraogo & Kourouma, 2001 : 774). Il ressort de ce constat que le choc occasionné alors est inhérent au caractère inédit et au style sans précédent des Soleils à leur parution. D’où la mise en évidence de la figure de précurseur de Kourouma qui, par cette œuvre, innova en renouvelant la perception que les éditeurs devaient avoir du parler ivoirien.
3. Les soleils… Aux origines textuelles de l’ivoirisme
Cette étude prend le parti de distinguer entre le français ivoirien, ensemble d’expressions idiomatiques résultant du parler populaire en Côte d’Ivoire et le nouchi qui, comme version singulière du français ivoirien, est un parler plus complexe et cryptique né en Côte d’Ivoire mais dont le champ d’influence dépasse de loin les frontières ivoiriennes.
3.1. Le français ivoirien dans Les soleils…
Certains ivoirismes ont été retranscrits pour la première fois dans Les Soleils. Ils se sont ainsi vulgarisés à partir de leur usage artistisé. D’autres y ont trouvé leur étymon et se sont constitués au fil des usages. L’analyse qui suit part de certains extraits du corpus mettant en exergue des emplois primitifs ou étymons de quelques expressions consacrées dans le parler ivoirien et concurremment, lesdites expressions d’origine ou dérivée.
Extrait des Soleils |
Ivoirismes d’origine ou dérivé et sens ou usage
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Extrait 1:
« Non ! c’est un harmattan malingre, famélique, un avorton d’harmattan. Les grands harmattans, les vrais harmattans ont été définitivement enterrés avec les grandes chasses ». (p. 83) |
Être mince ou être un bébé : S’emploie pour désigner un être, une chose ou un phénomène de moindre importance.
Déterminant + Vrai + substantif : pour désigner un être, une chose ou un phénomène de grande qualité (ex: une vraie chaussure, un vrai garçon, de vrais vêtements etc…)
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Extrait 2: « Et ça continuera. Une atmosphère irrespirable. La querelle, la colère, le ménage mélangé. Des injures aujourd’hui, des baffes demain : impossible de tenir, comme sur une bande de magnas ». Un jour il faudra couper ». (p. 64)
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Mélanger qqch : Expression issue du Malinké Gnangami = saccager / bouleverser / détruire ou mettre sens dessus-dessous.
Couper : altération élidée de l’expression « couper igname » = se séparer / rompre (en parlant des relations amicales, amoureuses ou familiales en cas de reniement). |
Extrait 3: « Parce que Fama se résigna à la stérilité sans remède de Salimata. Il alla chercher des fécondes et essaya (ô honte !) des femmes sans honneur de la capitale ». (p. 39)
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L’expression « ô honte ! » et sa variante « né(e) avant la honte » sont en usage dans le parler ivoirien pour discréditer un tiers. Son érection au rang d’expression sociolectale relève de son emploi par l’ex-première dame ivoirienne Simone Gbagbo dans un discours où elle fustigeait l’opposition d’alors.
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Extrait 4: « Et après chaque nuit les douleurs qui circulent dans les reins et les côtes… Ensuite parce que c’était à l’époque où les affaires périclitaient, où la politique l’accaparait. Bref, Fama avait refusé Mariam parce qu’il n’avait ni les reins ni l’argent » (p. 62). |
L’expression « avoir les reins » est un usage élidé de la locution « avoir les reins solides ». Cette dernière locution attestée en français signifie avoir suffisamment de ressources soit financières, soit physiques ou mentales pour surmonter une épreuve ou mener à bien un projet difficile. En tant qu’ivoirisme, comme le montre l’extrait des Soleils, l’expression est réduite à désigner la performance érectile masculine. |
Extrait 5:
« Le Coran dit qu’un décédé est un appelé par Allah, un fini ». (p. 72) |
L’emploi nominal de « fini » est aussi attesté en usage épithétique (un homme fini) ou attributif (cet homme est fini) pour désigner, en français populaire ivoirien quelqu’un de désœuvré ou une personne décédée ou encore celui qui jouissant d’une fortune et d’un prestige social admiré, se retrouve ruiné et sans la moindre influence. |
Extrait 6:
« — C’est ça ! c’est ça la vérité ! s’écria-t-il, et il déballa les feuillets jaunis, lut quelques lignes et enjoignit à Salimata : Mire-toi, mire-toi dans la calebasse d’eau ! mire, mire ! (…)
— Dis-moi, que vois-tu dans la calebasse d’eau ? regarde fort ! fort ! que vois-tu ? » (p. 48)
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Le verbe mirer, en sa seconde occurrence épanaleptique est, selon Boutin, à mettre au compte des « emplois absolus considérés ici, c’est-à-dire avec une interprétation « générique » du procès, ils sont attestés dans la variété de langue qui se présente comme le modèle de langue en Côte d’Ivoire » (Boutin, 170). De même, l’adjectif en emploi réduplicatif « fort », traduit une expression intensive par la double occurrence et le glissement connotatif du mot. Dans le parler ivoirien, il traduit ainsi l’intensité d’une action qu’elle soit active ou passive (écouter/regarder etc. fort).
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Extrait 7: « Ton mari, je te le dis d’un intérieur et d’une bouche clairs, ne fécondera pas les femmes. Il est stérile comme le roc, comme la poussière et l’harmattan. Voilà la vérité, la seule ». (p. 53)
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L’expression « bouche claire » qui traduit par dérivation métonymique l’effet (parole) pour la cause (bouche), est en usage dans les habitus langagiers en Côte d’Ivoire. Sa variante antinomique « bouche sale » traduit, par le même mécanisme, l’incongruité morale et la nature outrageante des propos d’un tiers désigné. Quant à la locution « Voilà la vérité » dont la variante est « c’est ça la vérité »/« c’est ça qui est la vérité », elle est en usage dans le parler ivoirien pour marquer l’insistance argumentative du locuteur sur un sujet donné. Elle a, comme l’expression plus haut (ô honte), longtemps animé les joutes verbales du débat politique en Côte d’Ivoire avec notamment le leader d’opinion Charles Blé Goudé qui en a fait un usage régulier durant les campagnes qu’il a menées entre 2004 et 2010. |
3.2. Le nouchi dans Les soleils…
Selon Kouadio (1992 :178), le nouchi est né au début des années 80. Le premier endroit de prédilection de ce parler populaire est la rue et ses usagers sont principalement les jeunes déscolarisés en manque de repère identitaire. Cependant, loin de cette configuration initiale, « aujourd’hui le nouchi n’est plus l’apanage des jeunes de la rue, il est aussi présent dans les lycées et collèges et même à l’université (…) Désormais, on parle le nouchi dans les rues d’Abidjan, mais aussi les murs en portent témoignage » (Kouadio, 2006 : 178-179). Au nombre des raisons qui ont favorisé ce fulgurant essaimage du nouchi, le rôle des artistes est relevé par l’exégèse. On découvre ainsi que « ce sont surtout les textes des musiques reggæ, notamment ceux d’Ismael Isaac, Serges Kassy, et du Zouglou avec Yodé et Siro, Magic System, Petit Denis, etc. et ceux du rap avec Nash22 qui finiront par restaurer le nouchi et l’imposer finalement comme un outil fédérateur des populations ivoiriennes » (Ouattara, 2014 : 220). L’hypothèse ici formulée est de considérer que l’art musical a certes promu officiellement le nouchi et l’a popularisé, mais l’artistisation littéraire n’est pas en reste quant à cette vulgarisation du nouchi. Les Soleils constituent à cet effet une source importante de mots et d’expressions réinvestis en nouchi par les élèves (car l’œuvre jouit d’une longévité inégalée au programme de français des lycées en Côte d’Ivoire), séduits par la créativité lexicale de Kourouma; et dont bon nombre embrassera d’ailleurs une carrière d’artiste-chanteur. L’analyse des quelques extraits ci-dessous montrera que Les Soleils ont certainement influencé des artistes zouglous et, au-delà, la créativité langagière en contexte ivoirien.
Extrait 1: Dans Les Soleils, la phrase « Toutes les mamans Doumbouya versaient des libations » (p. 61), introduit le verbe « verser » dans une suspension connotative où il acquiert le signifié de dénotation des verbes « donner » + « abonder ». Les expressions nouchi « verser les douhahous » pour « bénir abondamment », « c’est versé » pour « cela coule à flots » ou encore « je suis versé(e) » pour « je suis mort(e) de rire », pourraient être inspirées de ce passage où le verbe « verser » est porteur du sème de /quantité excessive/.
Extrait 2: Dans la phrase suivante : « Oui, le marché a été favorable. Et toi ? Dis-moi ! Resteras-tu tout le long de ce grand soleil dispersé comme ça sur la chaise ? » (p. 39) on remarquera que l’adjectif-attribut « dispersé » connote le même rendement sémantique que le verbe « verser » c’est à dire flasque et oisif, sans la moindre consistance et dans un état où le sujet ne peut rien contrôler. En nouchi, « être versé », « se verser » etc. signifient aussi être saoul, étendu, évanoui ou se coucher, s’endormir ; toute chose qui renvoie à un état d’impuissance et d’asthénie
Extrait 3: « Que tombent sur vous les grandes bénédictions d’Allah ! » (p. 75). La locution verbale « tomber sur quelqu’un » est attestée en nouchi pour signifier soit le fait de surprendre une personne, soit celui de la dominer physiquement au cours d’une rixe. Dans les deux cas de figure, on retrouve le sème de la quantité différentielle (débordement d’étonnement ou force physique). C’est cependant ce sème qui transparait dans l’extrait des Soleils où il rend compte de la promptitude exacerbée des bénédictions annoncées.
Extrait 4: Soit le passage suivant : « Bamba ! (ainsi se nommait celui qui défiait) Bamba ! s’égosillait-il ; refroidissez le cœur ! » (p. 13). Cette expression finale est en usage en nouchi avec pour variantes « glacer le cœur » ou encore « verser de l’eau sur le cœur ». Elle signifie calmer ou encore apaiser quelqu’un qui est en colère. Les expressions contraires sont construites à partir de la même configuration sémantique. Ce sont « chauffer le cœur » ou encore « chauffer le rognon » qui signifient « énerver ».
Extrait 5: Dans l’extrait suivant des Soleils, apparait une variante sémantiquement divergente de l’expression « refroidissez le cœur », également attestée en nouchi : « Des mains tremblantes se tendaient mais les chants nasillards, les moignons, les yeux puants, les oreilles et nez coupés, sans parler des odeurs particulières, refroidissaient le cœur de Fama » (p. 20).
L’énumération de termes dépréciatifs, longue d’une quintuple occurrence concaténée à l’adversatif « mais », oriente la réception de la locution. Il s’agit d’exprimer le découragement et l’abattement ; la démotivation de celui qui, sur le point d’accomplir une action pour laquelle il se trouvait bien disposé, en est détourné par un motif quelconque. Une variante de cette expression est le syntagme locutif « glacer quelqu'un » qui signifie aussi selon le contexte « amadouer », « flatter » etc.
Extrait 6: L’expression « Le matin était patate douce » (p. 108) que l’on retrouve dans Les Soleils pour désigner la douceur matinale est le mythème étymonial de l’expression nouchi « c’est maïs » qui traduit l’inoffensivité d’une personne ou d’un animal prétendument à craindre ou encore la vanité d’une situation présentée comme périlleuse. La comestibilité et la succulence de l’une ou de l’autre prenant le contrepoids du péril annoncé, la substitution métaphorique visant à minimiser le danger n’en est que plus radicale. Cette expression a aussi fait sensation dans les joutes électorales en Côte d’Ivoire où elle avait pour fonction argumentative de minimiser voire ridiculiser les adversaires du régime de Laurent Gbagbo.
Extrait 7: On retrouve dans Les Soleils l’extrait-ci : « Menteries. Aiu ! Aiu ! » (p. 76). « Aiu » y est l’altération orthographique de l’interjection « Aïe », qui traduit la douleur en français, et a donné dans le parler ivoirien le syntagme interjectif « Ahii » qui exprime non plus la douleur mais l’étonnement du locuteur. La graphie « Ayuu », souvent utilisée pour retranscrire cette dernière interjection en nouchi, doit à cet extrait des Soleils son originalité nouvelle. Sémantiquement, il s’agit, avec cette dernière graphie, de marquer une intensité plus grande, dans l’étonnement exprimé, qu’avec la graphie classique « Ahii ».
Extrait 8: Dans l’extrait suivant, transpire aussi l’étymon stylématique d’une expression nouchi :
« Que n’a-t-il pas fait pour être coopté ? Prier Allah nuit et jour, tuer des sacrifices de toutes sortes, même un chat noir dans un puits ; et ça se justifiait ! Les deux plus viandés et gras morceaux des Indépendances sont sûrement le secrétariat général et la direction d’une coopérative… » (p. 19).
L’adjectif « viandé » attesté en français s’applique à désigner un individu « bien en chair ; gras, gros ». En emploi contextuel, Kourouma lui conserve le même rendu sémantique mais l’applique métonymiquement à un emploi, un poste ou une fonction administrative dont les avantages matériels subséquents sont considérables. Réorienté en nouchi, l’épithète s’est nominalisée et le substantif « viande » désigne un individu de sexe féminin au charme irrésistible ou un homme désirable. D’une valence axiologique négative en français, l’épithète a fini par désigner une situation de profit et la désidérabilité d’un(e) partenaire érotique potentiel(le) voire de l’appareil génital féminin plus spécifiquement. Ainsi le groupe zouglou « Les Garagistes » relève cet état de fait dans la chanson intitulée Sanouman. Celle-ci met en scène les protagonistes que sont une fille de joie et son client. Ce dernier s’avérant insatiable, la courtisane lui rétorque dans un parler mimant celui des ressortissants du Ghana en Côte d’Ivoire : « missié mince là cé travailler comme machine ! je dis c’est mon la viande! ». Ce disant, la dénommée Affiba attire l’attention du client indélicat sur le fait que son appareil génital n’est pas fait d’acier (métaphore de la machine) mais de chair. Ce détour, par l’ironie de son occurrence en chanson, vient attester de l’évolution du lexème « viande » dans le parler ivoirien depuis son usage épithétique par Kourouma dans Les Soleils.
Extrait 9: Dans ce passage-ci l’emploi d’un terme malinké, caractéristique des variations et alternance codiques chez Kourouma, interpelle le lecteur : « Une danse, un n’goni de chasseurs sans sang, disons-le, c’était décevant. Décevants aussi les boum-boum des fusils de traite » (p. 98).
Le substantif « n’goni » désigne en malinké la guitare traditionnelle. Cet instrument à cordes pincées est aussi appelé « dozo n’goni » ou « doussou n’goni » qui signifie « instrument des chasseurs ». Le substantif « danse » qui le précède dans le propos de Kourouma est un indicateur de lecture visant à considérer non pas l’instrument en soi, mais plutôt, par généralisation métonymique, les festivités au cours desquelles il est exécuté par une assemblée, un groupe de chasseurs traditionnels. De ce sème de l’agrégation, dans l’emploi que Kourouma a ainsi fait du terme, découle le terme nouchi « gbonhi » qui signifie groupe d’individus, bande d’ami(e)s et de complices ou encore une foule compacte.
Les extraits étudiés montrent le va et vient entre le français ivoirien d’une part, dont le nouchi est une modalité fondamentale, et, d’autre part, l’œuvre culte de Kourouma. Si l’auteur a considérablement enrichi son livre de mots et d’expressions empruntés au parler de l’ivoirien lambda, l’œuvre a fini, elle-même, par s’ériger en macrocontexte étymonial du parler ivoirien. Le nouchi notamment, à mesure qu’il s’infiltrait dans les habitus langagiers des jeunes, élèves des lycées et collèges, et étudiants, a été fortement influencé par ces derniers qui avaient obligatoirement lu Kourouma et avaient retenu, frappés par le style et la langue des Soleils, le processus de création lexicale utilisé dans ce texte. Il y aurait fort à parier qu’ils ont alors, nécessairement, résolu d’en être les imitateurs dans le procédé néologique du nouchi. En cela, la stylématique mise en œuvre dans Les Soleils s’avère de grande portée littéraire. Si tant est que la réception d’un texte en détermine la littérarité, celui de Kourouma peut se féliciter de combiner les stylèmes de la création lexicale, faits d’emprunts, d’allusions et de glissements tropiques, à la forme sous laquelle la diégèse se déploie. D’où le questionnement de cette topique littéraire dans la singularité du style d’auteur et du style générique.
4. Entre style d’auteur et style générique : le mythe Kourouma
L’œuvre de Kourouma est riche de traits stylistiques qui en configurent la singularité et introduisent sa réception comme livre mythique. De là, la singularité esthétique de Kourouma s’est substantiellement ouverte à la critique comme un canon esthétique du genre romanesque dont les traits majeurs sont d’une part réduplication, obscénité et africanisation du français, et, d’autre part, liberté scripturaire et oralité.
4.1. Réduplication, obscénité et bâtardise linguistique : mythogenèse du style d’auteur
Le style de Kourouma en tant que style d’auteur marqueur de singularité dans Les Soleils est le fait de certaines particularités dont il assume le statut de précurseur. Soit l’extrait ci-dessous :
Lui Balla n’était pas un salueur, un étranger, mais un de la famille Doumbouya, un affranchi qui était resté attaché à ses maîtres, à la libération. On lui reprocha le retard. Il n’entendait rien. On cria plus fort. Il happa les mots, les rumina, tira les pommettes (c’était le sourire) et parla d’abord lentement et calmement, puis de plus en plus vite, de plus en plus haut, jusqu’à s’étouffer. Le retard… Euh ! le retard, c’est que Balla avait œuvré, consulté et adoré les fétiches, et puis tué, tué les sacrifices pour Fama (p. 78).
Ce passage est caractéristique du style de Kourouma avec un fort accent réduplicatif. Ainsi, dans la première phrase, la réduplication du poste fonctionnel du COD est quadri-occurrente (1- un salueur, 2- un étranger, 3-un de la famille Doumbouya, 4- un affranchi) et donne suite à une double occurrence du poste fonctionnel du COI (1-attaché à ses maîtres, 2-à la libération). Suite à cette phrase d’ampleur considérable étant donné la segmentation relative à la sextuple réduplication et la subordination d’une relative à la phrase nucléaire, le rythme chute brutalement avec trois phrases simples, liées et brèves (1-On lui reprocha le retard. 2-Il n’entendait rien. 3-On cria plus fort.) Ces trois phrases induisent un rythme ternaire qui aboutit à une autre phrase réduplicative et de grande ampleur. On y retrouve une quadruple réduplication du verbe (1-happa, 2-rumina, 3-tira, 4-parla) et une quintuple occurrence du complément de manière (1-lentement, 2-calmement, 3-de plus en plus vite, 4-de plus en plus haut, 5-jusqu’à s’étouffer).
Soit cet autre extrait : « Cela ne se réalisa pas. D’abord à cause des sarcasmes de Salimata. « Fama, Fama, disait-elle, réfléchis, regarde-toi. Te sens-tu capable d’en chevaucher deux ? Avec moi, c’est aussi difficile que tirer l’eau d’une montagne » (p. 62).
Cette dernière comparaison a sans doute donné, par altération, la locution nouchi « tirer dans l’eau » dont la variante est « tirer à terre ». Cette locution implique l’échec annoncé d’une action en raison d’une impossibilité consubstantielle à son déploiement. La métaphore du chevauchement pour la consommation nuptiale est un classique de l’obscène Kouroumaïen. Les jurons, l’injure directe ou encore l’allusion injurieuse comme dans l’extrait suivant y participent aussi fortement : « Fama s’était débarrassé de tout : négoces, amitiés, femmes pour user les nuits, les jours, l’argent et la colère à injurier la France, le père, la mère de la France. Il avait à venger cinquante ans de domination et une spoliation » (p. 18). L’allusion aux injures faites au père et à la mère de la France constitue une modalité de l’obscène chez Kourouma qui aborde avec légèreté une thématique aussi sérieuse dans la société Malinké que peut l’être la profanation parentale. Si cette injure s’applique en propre à des humains, son usage métonymique pour un pays est hyperbolique et constitue un marqueur intensif.
L’extrait suivant est révélateur de l’aisance de Kourouma à jouer avec les paliers de la tonalité :
« Un bâtard, un vrai, un déhonté de rejeton de la forêt et d’une maman qui n’a sûrement connu ni la moindre bande de tissu, ni la dignité du mariage, osa, debout sur ses deux testicules, sortir de sa bouche que Fama étranger ne pouvait pas traverser sans carte d’identité » (p. 69).
Dans ce passage, on remarquera l’emploi alterné des registres obscènes et décent. Ainsi, une accumulation d’injures (« Un bâtard, un vrai, un déhonté de rejeton de la forêt ») laisse suite à une métonymie euphémique (« une maman qui n’a sûrement connu la moindre bande de tissu ») pour désigner l’absence de dot et, par ricochet, le dévergondage de cette mère indigne de s’être prostituée ; ce passage s’achève par le retour à l’obscène à travers l’expression « debout sur ses deux testicules » où le noyau syntagmatique est aussi bien métonymiquement que métaphoriquement associé aux jambes. D’une part, métonymiquement s’entend, l’aisance de la station debout est fortement compromise en cas de troubles et douleurs liées aux gonades ; et d’autre part, métaphoriquement cette fois, dans l’imaginaire collectif, le sème de la santé sexuelle transpire dans la validité de l’homme dont la position verticale atteste de l’effectivité. De là découle par exemple la symbolique spatiale de l’esclavage (couché) et de la liberté (debout).
4.2. Liberté scripturaire et oralité : mythogenèse du style générique
Le style truculent de Kourouma n’est pas sans rappeler celui des conteurs traditionnels. D’ailleurs, il finira par identifier son œuvre à ceux relevant du genre pratiqué par les chasseurs Dozo du nord de la Côte d’Ivoire, le « donsoya ». Dans cet extrait par exemple, on en retrouve les ingrédients fondamentaux :
« Avant les soleils des Indépendances et les soleils des colonisations, le quarantième jour d’un grand Malinké faisait déferler des marigots de sang. Mais maintenant avec le parti unique, l’indépendance, le manque, les famines et les épidémies, aux funérailles des plus grands enterrés on tue au mieux un bouc. Et quelle sorte de bouc ? Très souvent un bouc famélique gouttant moins de sang qu’une carpe. Et quelle qualité de sang ? Du sang aussi pauvre que les menstrues d’une vieille fille sèche C’était pour ces raisons que Balla aimait affirmer que tous les morts des soleils des Indépendances vivaient au serré dans l’au-delà pour avoir été tous mal accueillis par leurs devanciers » (p. 94).
Dans ce passage l’anadiplose oratoire introduit un jeu de progression linéaire donnant une forte connotation orale au discours. Les questions que se pose le narrateur aux allures de conteur accentuent aussi la tonalité humoristique de l’extrait cristallisée dans la présentation descriptive de l’animal expiatoire qu’est le bouc, en lieu et place des taureaux et des béliers. La description du bouc joue ainsi sur l’étymologie de l’expression « bouc émissaire » qui a trait à cet usage sacrificiel. L’humour tient aussi dans ce passage à la comparaison antithétique entre le sang du bouc, censé purifier le défunt, et celui des menstrues (doxiquement impur) d’une « vieille fille sèche » (épithète dont on devine que la diachronie dans le parler ivoirien a évolué du référent de vieille à celui de laide. En nouchi être frais ou fraiche, c’est être beau ou belle). On remarquera l’expression « vivre au serré » dans la dernière phrase du passage. Celle-ci signifie toujours dans le parler ivoirien vivre chichement / mener une vie de privation. Elle a cependant évolué connotativement depuis la publication des Soleils pour désigner l’obligation (je suis serré de toi / je suis au serré pour toi = je suis amoureux de toi / je suis ton obligé).
La quintuple énumération des fléaux sociaux entreprise par le narrateur n’est pas non plus fortuite dans la mesure où elle établit un rapport de contiguïté entre les différents éléments cités : « le parti unique, l’indépendance, le manque, les famines et les épidémies ». Il apparait implicitement que cette contiguïté même est liée à la chronologie de la cause pour l’effet. Ce serait donc « le parti unique » qui aurait engendré « l’indépendance » et à son tour « le manque » qui engendra « les famines » et à leur tour « les épidémies ». Sous les traits humoristiques ainsi annoncés, Kourouma entreprend cependant une violente satire de la gouvernance des hommes d’État après les indépendances. Il y retranscrit un raisonnement par l’absurde au nom duquel la misère fait des victimes sur terre et a fortiori dans l’au-delà. Une chanson Zouglou du groupe ivoirien Espoir 2000 intitulée « Ivoirien » est d’ailleurs fortement inspirée de ce passage et rend compte de cette réalité en ces termes : « Ivoirien est chrétien parce que y’a plus l’argent pour payer les moutons, les cabris de sacrifice ».
La réception de ce style à valeur de mythème fait sourire l’auteur quelques années après la publication de son livre et le sacre qu’il connait. Étant donné qu’il cassait les codes de l’écriture usuelle et des canons en vigueur, il a essuyé maints quolibets comme il en témoigne en ces termes :
La première chose qu’on fait c’est de prendre contact avec des éditeurs africains. Ils m’ont répondu que ce n’était pas rédigé en bon français, qu’il fallait d’abord que j’apprenne à écrire dans cette langue [rires]. [Présence africaine commençait à être subventionné par les États africains…] Mon livre, dans une partie expurgée, comportait beaucoup d’allusions à peine voilées, à la politique en Côte d’Ivoire, au régime, aux tortures. Alors évidemment Présence africaine m’a dit, « Avant de critiquer les États africains, avant d’attaquer le président, apprenez donc à écrire en français » [rires]. (Kourouma, 1991)
Manifestement, l’objectif de Kourouma fut atteint dès lors que son œuvre était reconnue comme n’étant pas écrite en français. Il impose au lecteur un effort supplémentaire au décodage. Celui de prendre en compte sa culture et son identité hybride de malinké-ivoirien et francophone. Au sujet de l’inscription mythologique du style de Kourouma, on se remémorera ce propos de Corcoran qui soutient que :
La véritable genèse de Kourouma écrivain s’inscrit dans une pratique de l’écriture et se déploie sous une double contrainte : linguistique, d’abord, puisque sa naissance à l’écriture s’apparente à une lutte intense pour faire émerger une langue idiolectale nourrie de sa double appartenance aux cultures malinké et français ; politico-culturelle ensuite, parce que son statut d’écrivain francophone postcolonial représente un deuxième obstacle à ses tentatives de faire entendre sa voix. Il a fallu l’effort de toute une vie pour surmonter ces difficultés. Le « devenir écrivain » de Kourouma n’est au fond donc rien d’autre qu’un synonyme de la façon toute personnelle qu’il a choisie pour s’engager dans cette lutte (Corcoran, 2018 : 13).
Ainsi, à l’en croire, Kourouma, que la critique a longtemps perçu comme n’étant que l’homme d’un seul livre, a fait corps avec sa première œuvre. Celle-ci a généré aussi bien un projet politique qu’un projet esthétique auquel l’auteur s’est identifié au point de se voir réduit à un style, celui des Soleils, fait d’iconoclastie langagière et d’indépendance scripturaire. De ce point de vue, autant les considérants expressifs (faits de langage) constituent des mythèmes édifiant l’ossature mythologique des Soleils, autant cette œuvre même constitue un mythème qui, avec des indices transtextuels de diverses natures et d’origine auctoriale ou exégétique, construisent le mythe personnel de Kourouma comme influenceur pionnier de l’esthétique langagière de l’africanisation, et de l’émancipation du parler ivoirien en régime d’artistisation.
Conclusion
Les mythèmes, envisagés comme autant de stylèmes dans cette étude, mettent en lumière la constance de l’influence des Soleils, et par ricochet celle de Kourouma aussi bien sur la société ivoirienne en particulier, que celle plus générale de la société des Lettres. Si le projet de l’auteur a longtemps été perçu comme essentiellement politique, il est utile de rappeler la bipolarité de cette ambition iconoclaste qui visait sous le couvert de la déstructuration du français correct, celle de la contestation de la monarchie-républicaine. C’est donc au détour d’une subtile mise en abyme que Salimata y incarne la culture africaine (langagière surtout) amputée, violée et jugée stérile par un impérialisme occidental sans scrupule et, de surcroit, doublement incarné par le pouvoir politique (le parti) et le pouvoir mystique (Tiécoura). Dans cette approche herméneutique nourrie par le symbolisme, Fama n’incarne plus l’Afrique traditionnelle, qui meurt faute de pouvoir s’adapter aux indépendances, mais plutôt la projection espérée du pouvoir politique noir, nourri aux mamelles du capitalisme occidental, illégitime parce qu’imposé à l’Afrique, et dont l’indignité le condamne à mourir du fait de son incapacité à s’adapter vraiment à la civilisation noire. C’est tout le sens d’un autre mythe illustre dans Les Soleils : celui de la bâtardise ; de la bâtardise politique, de la bâtardise linguistique et de la bâtardise générique.
Peut-on alors parler d’un « genre Kourouma » ? Vraisemblablement oui, en raison de ce que l’auteur a initié une pratique langagière et scripturaire d’où s’originent aussi bien un mode d’expression spécifique au continuum culturel ivoirien, qu’une ossature formelle et canonique de l’écriture négro-africaine. Les écueils rencontrés avant la publication des Soleils, le grand succès qui en a découlé par la suite, au point de définir Kourouma pendant longtemps comme l’homme d’un seul roman, l’immensité des recensions qui lui ont été accordées, et dont le couronnement s’est traduit par les divers prix engrangés… Tout cela définit avec précision la carrure de cet auteur, son ethos de pionnier et de légitimité quant à mettre au diapason de la création romanesque, l’imaginaire socio-discursif en circulation dans la société postcoloniale d’Afrique noire. Le génie de Kourouma aura donc été d’opérer, dans cette œuvre culte, une triple révolution de nature linguistique, stylistique et politique. Si l’iconoclastie qu’il a ainsi érigée en principe d’artistisation, voire en mode d’expression, a été perçue comme un acte de défiance et de rébellion contre une classe politique quasi sadique, nombreux exégètes ont passé sous silence l’évidence selon laquelle Les Soleils constituent résolument le produit d’une affirmation identitaire plutôt que celui d’une quête de l’identité. Ainsi, la langue et le style de Kourouma, encore vifs dans les habitus langagiers ivoiriens et négro-africains, ne se sont jamais cherché une quelconque légitimité mais, bien au contraire, ont toujours légitimé cette œuvre dont la contemporanéité s’actualise, toujours si intensément, quarante ans après.
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