N°45 / Normes et normalités - Juillet 2024

Pour une rupture de la norme patriarcale en politique africaine

Dorgelès Houessou

Résumé

Dans les pays africains colonisés pour la plupart, l’autoritarisme comme mode de gouvernance est une constance. Certainement en raison du monarchisme antérieur à la colonisation, d’une part, et en raison de la réduplication du modèle colonial entièrement fait de privation de libertés, d’autre part, cet autoritarisme est intégralement patriarcal, et peu de femmes accèdent à des postes de gouvernance (Barry, 2007). Là où on n’envisage d’associer le pouvoir à la femme que par le biais de l’économie alimentaire (Mianda, 2000), oser parler de gouvernance féminine est tabou. Simone Ehivet Gbagbo, ex-première dame ivoirienne brise ce tabou dans un bras de fer à distance avec son ex-époux. Ce faisant, elle rompt en visière avec une norme patriarcale en politique dont les manifestations sont liées à un engagement des femmes sous le mentorat et l’autorité des hommes. Les théories de l’argumentation dans le discours (Amossy, 2000), du discours social (Angenot, 2006 ; Houessou, 2018) et de l’ethos (Amossy, 2000 & Maingueneau, 2022) ont permis de montrer que la construction de l’ethos féministe chez Simone Gbagbo s’affirme par le renversement du dogme patriarcal.

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POUR UNE RUPTURE DE LA NORME PATRIARCALE EN POLITIQUE AFRICAINE : CAS DE L'ETHOS FÉMINISTE CHEZ SIMONE GBAGBO AU PRISME DE LA GUERRE DES PAGNES "EHIVET CAPABLE" VS "PAGNE DE LA PAIX"

 

Dorgeles Houessou est docteur en stylistique et analyse du discours. il enseigne au département de lettres modernes et contemporaine de l'université Alassane Ouattara de Bouaké en Côte d'Ivoire. Il est membre du laboratoire des Sciences du Langage Appliquée au Discours d'Invention (SLADI), du Réseau Africain d'Analyse du Discours (R2AD) et membre du comité exécutif de l'Observatoire Nationale de la Vie et du Discours Polituques (ONVDP).

 

Introduction

A en croire Fogou, « le PATRIMONIALISME et la personnalisation excessive de l’autorité sont souvent posés comme étant les socles constitutifs de l’État africain post-colonial. » (Fogou, 2012 : 67) Si le constat s’avère pertinent pour la quasi-majorité des pays africains, le corollaire de ce triptyque (patrimonialisme - personnalisation du pouvoir - autoritarisme), consiste en un ancrage patriarcal du pouvoir. Le seul exemple d’Ellen Johnson Sirleaf, femme d'État, présidente de la République libérienne du 16 janvier 2006 au 22 janvier 2018, s’il a suscité de l’espoir pour l’engagement des femmes en politique, constitue un bilan bien maigre pour l’accession des femmes à la magistrature suprême sur le continent africain. Ses biographes rappellent régulièrement cependant qu’elle se marie avec James Sirleaf, un mari alcoolique et violent dont elle divorce après six ans de mariage, en 1961, après que son mari a pointé une arme à feu sur elle en présence d’un de leurs fils (Ndiaye, 2012).

Le cas d’Ellen Johnson Sirleaf rappelle donc aussi que les pesanteurs sociales de la condition féminine sont d’emblée hostiles à l’émergence de la femme non seulement en société, mais aussi et surtout en politique. Au nombre des pionnières africaines de l’engagement politique féminin, Simone Ehivet Gbagbo, ex-première dame ivoirienne constitue un cas d’école. Ses biographes mentionnent que la gauche lui doit la création du Front Populaire Ivoirien (FPI), parti politique dont Laurent Gbagbo, alors opposant clandestin à Félix Houphouet Boigny, a toujours représenté la figure. Des années de lutte, d’emprisonnement à plusieurs reprises, ont fini par la voir accéder au statut de première dame de Côte d’Ivoire. Sauf que contrairement à l’orthodoxie patriarcale qui conduit les premières dames à juste paraitre élégantes lors des diners galas et autres manifestations officielles, Simone Gbagbo continuera de siéger à l’Assemblée nationale en tant que député, en dépit de son statut de première dame et présidera même le groupe parlementaire de son parti politique le FPI.

La crise post-électorale de 2010 se solde par l’arrestation du couple présidentiel Gbagbo et Alassane Ouattara prend les rênes du pouvoir en Côte d’Ivoire. Laurent Gbagbo est Incarcéré au centre de détention de la Cour pénale internationale (CPI) à La Haye dont le tribunal l’acquitte en 2019. C’est en 2021 qu’il rentre en Côte d’Ivoire. Il quitte alors le FPI, où des tensions de leadership ont émergé, puis fonde le Parti des peuples africains – Côte d'Ivoire (PPA-CI). Son épouse, Simone Gbagbo est, quant à elle, condamnée par la justice ivoirienne à 20 ans d'emprisonnement pour atteinte à l'autorité et à la sûreté de l'État au terme d’un procès jugé inéquitable par ses avocats et des observateurs de la vie politique ivoirienne. Cette condamnation qui intervient quatre ans après son arrestation en 2011 est abrogée en 2018, à la faveur d'une loi d'amnistie signée par Alassane Ouattara.

À sa sortie de prison, elle entreprend de rassembler les militants et sympathisants de la gauche mais sa volonté de diriger le parti du FPI, se heurte alors au refus de Laurent Gbagbo qui n’envisage pas de se retirer de la vie politique. À cette tension politique, s’ajoute une tension conjugale qui acte la séparation des deux époux. Le discours social ivoirien s’empare alors de cette séparation sur fond de polémique et d’invectives de toutes sortes de la part des militants respectifs de chacun des ex-époux. Les médias aussi en font leur chou gras. Il advient alors un « moment discursif » notoire dans cette dynamique, à savoir celui de la guerre des pagnes. Le présent article consiste en une étude de ce moment discursif à partir de l’ancrage iconoclaste de Simone Gbagbo dont l’entreprise politique rompt en visière le dogme patriarcal de l’exclusivité masculine du pouvoir en Afrique.

Un balayage conceptuel sera, tout d’abord, le lieu de préciser les notions de moment discursif et d’ethos dans le contexte de cette étude. Il s’agira ensuite de montrer comment se configure l’ethos féministe de Simone Gbagbo qui se décline en ethos prédiscursif, en ethos discursif, et en ethos collectif au prisme duquel se déploie la guerre des pagnes qui a constitué un moment discursif polarisé dans l’univers politique ivoirien.

I- Précisions définitoires

1- Le moment discursif

Pour Moirand « un fait ou un événement ne constitue un moment discursif que s’il donne lieu à une abondante production médiatique et qu’il en reste également quelques traces à plus ou moins long terme dans les discours produits ultérieurement à propos d’autres événements » (Moirand, 2007 : 4). Toutefois la précision suivante déborde du cadre médiatique stricto sensu et élargit cette notion au discours social dans son ensemble :

Les corpus ainsi constitués se caractérisent par une hétérogénéité multiforme: sémiotique (dans la composition des émissions ou dans l’aire de la page), textuelle (présence de genres différents et de modes discursifs différenciés, tels le conseil, la description, l’explication, le récit) et énonciative (textes apparemment monologiques ou exhibant au contraire leur dialogicité au travers de dires rapportés, empruntés ou imaginés et produits par différents acteurs ou différentes communautés langagières impliqués dans l’événement). (Moirand, 2004 : 73)

Dans la présente étude, le corpus est constitué de productions médiatiques, et d’extraits issus des réseaux sociaux numériques. Il comporte des images autant que des textes. Cette hétérogénéité permet de proposer une lecture holistique de l’événement concerné.

2- L’ethos : précisions liminaires

On sait que l’ethos renvoie aux traits de caractère qu’un orateur désire montrer à l’auditoire pour le séduire. La sincérité n’étant pas contraignante, l’image de soi projetée dans ce souci de faire bonne impression peut être feinte. L’ethos est dit prédiscursif quand l’image projetée précède l’énonciation et concerne par exemple le genre, l’âge, l’origine ethnique, la beauté ou la laideur, etc. Ces constituants de l’ethos prédiscursif ne se résument pas, selon Amossy, « au statut et à la réputation », mais concerne « l’ensemble des données disponibles sur le locuteur au moment où il prend la parole » (Amossy 2010 : 73). De ce point de vue, « l’ethos ne se confond pas avec la réalité de la personne, mais consiste en la schématisation d’une réalité préexistante » (Amossy 2010 : 77).

Maingueneau montre aussi non seulement comment l’ethos « contribue à faire adhérer des sujets à un certain univers de sens », mais aussi comment « il façonne l’existence de vastes communautés de conviction », « assigne une identité aux individus et donne sens à leur existence » (Maingueneau, 2022 : 59). Opérateur argumentatif de grande portée, l’ethos « permet d’envelopper à la fois l’énonciateur, ses destinataires, l’activité énonciative et le monde configuré dans l’énoncé » (Maingueneau, 2022 : 68). Si pour Maingueneau il n’y a pas d’ethos strictement individuel en raison du fait que le locuteur projette toujours de lui une image conforme aux stéréotypes comme « représentations collectives figées », sur cette ouverture concernant « le monde configuré dans l’énoncé », Amossy soutient qu’

en dehors de tout modèle, le comportement individuel paraît incohérent, la mise en scène du moi reste opaque et sans effet. S’approprier l’image stéréotypée d’une catégorie sociale est donc indispensable aussi bien en termes de construction d’identité qu’en termes de communication efficace. Sans doute une représentation sociale peut-elle être plus ou moins rigide et comporter des variantes, des modulations, voire des transformations. Mais en dehors de toute figure ancrée dans l’imaginaire social, la présentation de soi ne peut être qu’aberrante, avec toutes les crises d’identité et les dérèglements qu’entraînerait semblable infraction. (Amossy 2010 : 44)

Cette configuration permet de mettre en lumière la fonction de représentation à travers laquelle les personnalités politiques aspirent à incarner une identité collective et à représenter un groupe donné. Maingueneau convoque ici l’ethos par le truchement de la mise en scène du corps des hommes politiques aspirant à des fonctions de représentation du collectif. Ce qu’il appelle alors l’ethos du porte-parole englobe non seulement l’incorporation de catégories de populations, mais aussi se décline à travers le corps du représentant dont la posture, la gestuelle, le ton de la voix, et même la tenue vestimentaire peuvent être un indice. C’est le cas du pagne dans la politique africaine. Pour Grassin notamment qui en étudie l’occurrence malawite « en période de campagne, le pagne envahit l’ensemble du paysage : il habille les minibus qui sillonnent le territoire, décore les tribunes officielles, flotte en étendard à la cime des arbres... »  (Grassin, 2016 : 95). Dans ce cas, le pagne apparait comme un caractérisant éthotique de première importance.

II- Ethos et rupture de la norme patriarcale chez Simone Gbagbo

1- Ethos prédiscursif chez Simone Gbagbo

Le discours social attribue à Simone Ehivet Gbagbo un ethos d’intelligence que conforte son niveau d’études. Major de sa promotion au concours d’entrée au Certificat d'Aptitude au Professorat de l'Enseignement du Second degré (CAPES), elle est non seulement titulaire d’une licence en linguistique africaine, mais aussi et surtout d’un doctorat de 3e cycle en littérature orale. On lui reconnait aussi un ethos de combattante et de féministe luttant non seulement pour le panafricanisme mais aussi et surtout contre la polygamie et pour les droits de la femme comme le relève cet extrait biographique publié par le magazine Jeune Afrique :

Elle inonde le campus des idées de Patrice Lumumba et de Nkwame Nkrumah, chantres du marxisme corrigé au goût du continent. À partir de 1972, sous le nom d’emprunt d’«Adèle», elle est la seule femme à participer aux réunions de « l’Organisation », un mouvement clandestin, embryon du futur FPI. L’année suivante, alors qu’elle a trois filles (Patricia, Marthe et Antoinette), elle rencontre « Petit Frère », nom de code de Laurent Gbagbo, divorce et épouse ce jeune professeur d’histoire. (…) Accusé d’activités subversives par le régime de Félix Houphouët-Boigny, Laurent est contraint de s’exiler en France, de 1982 à 1988. « Adèle » prend la direction du FPI, toujours clandestin, qu’elle cumule avec sa fonction de secrétaire générale adjointe du Syndicat national de la recherche et de l’enseignement supérieur (Synares) et son combat de féministe contre la polygamie et pour les droits de la femme.[1]

Le surnom de « dame de fer »[2] exagérant l’ethos de caractère qu’elle a souvent mis en avant lui colle à la peau depuis que les médias proches du parti d’Alassane Ouattara, le Rassemblement des Républicains (RDR), l’ont ouvertement accusée d’être à l’origine de la longévité de Laurent Gbagbo au pouvoir. Des affirmations reprises par des médias internationaux. Marwane Ben Yahmed par exemple, dans un article intitulé « Côte d’Ivoire : Simone Gbagbo ou l’ivresse des sommets », fait dire au secrétaire général des Nations unies de l’époque, Kofi Anan, après un énième sommet au chevet de la Côte d’Ivoire, en juillet 2004 à Accra : « Si les décisions arrêtées ici rencontrent des difficultés pour être appliquées, il nous faut envisager la prochaine fois d’inviter Mme Simone Gbagbo à nos travaux. Sa meilleure compréhension des solutions peut nous aider à les mettre vite en œuvre… »[3].

D’ailleurs, le mandat d'arrêt international à l'encontre de Simone Gbagbo pour des crimes contre l'humanité commis pendant la crise ivoirienne de 2010-2011 et émis par la Cour Pénale Internationale précise ceci : « Bien que n'étant pas élue, elle se comportait en alter ego de son mari, en exerçant le pouvoir de prendre des décisions d'État »[4]. Un ethos de puissance est associé à cette "dame de fer", un peu comme un reproche étant donné le caractère passif des premières dames successives l’ayant précédée. À la différence de ces dernières qui ne prenaient la parole en public qu’à l’occasion de cérémonies de dons et des prestations faites par leurs associations caritatives, Simone Ehivet Gbagbo est une femme politique de premier plan.

Avant d’être première dame, elle est élue députée et siège à l’hémicycle comme vice-présidente de la chambre des parlementaires. De même, en tant que première dame, elle continuera ses activités politiques et sera réélue à l’assemblée nationale. Loin du confort des dons et œuvres caritatives de ses prédécesseuses, elle arpente les rues animant les meetings des femmes et jeunes l’invitant pour des conférences et autres activités politiques. On lui reconnait aussi un ethos de croyante et de religieuse notoire que ses contempteurs ont érigé, dans une logique contre-argumentative, en stratégie de manipulation efficace. Un entourage de pasteurs et d’hommes d’église lui était quasi permanent durant la mandature de son époux, et les références à la Bible lors de ses discours sont également légion. Ses biographes insistent d’ailleurs sur le fait que le recours à Dieu a consisté, pour elle, le meilleur moyen de se protéger de la rébellion armée de 2002 car sans intervention divine, estime-t-elle régulièrement, son époux n’aurait jamais pu accéder au pouvoir ni s’y maintenir durant 10 ans. D’obédience évangélique, elle serait même celle qui a converti Laurent Gbagbo au protestantisme alors qu’il était catholique depuis l’enfance.

Une conversion à laquelle il a renoncé dès son retour en Côte d’Ivoire après sa libération de la prison de Scheveningen par la Cour Pénale Internationale. Son retour au catholicisme indiquant, dans le discours social, une rupture définitive avec son épouse légale de qui il finira par divorcer. Quant à Simone Gbagbo, les réseaux évangéliques continuent de la soutenir sans relâche.[5] Elle a même fait le tour des chaines de télévision chrétiennes évangéliques pour dire son témoignage de ses années d’emprisonnement qu’elle considère comme une épreuve divine.

2- Ethos discursif et affirmation de soi chez Simone Ehivet

La renomination/surnomination du pagne "Mon mari est capable"/"Mari capable"/ d’abord en "Femme capable", puis en "Ehivet capable", est le lieu de la réactualisation de ces différents ethos. Une réactualisation destinée à polir davantage cette image que ses adversaires politiques ont écorchée. Dans le tableau suivant nous adaptons la typologie des registres de valeurs de Heinich 2017 à la construction ethotique inhérente au discours du pagne "Ehivet capable".

 

Registre

Valeurs associées

Ethos correspondant chez Simone Evivet

Affectif

Attachement, sensibilité, émotion, amour…

Ethos d’identification : humanité et figure du pardon… 

« Frères et sœurs, aujourd’hui, le temps est favorable pour la manifestation de l’Amour avec grand A envers tous les concitoyens, peu importe leur ethnie, leur religion ou obédience politique. Le temps n’est plus aux imprécations ! Ne donnons donc aucune place à l’amertume, à la rancune, à la douleur, à la déception et à la colère. Levons-nous plutôt et avançons nos yeux fixés sur la vision. » Discours de Simone Ehivet Gbagbo, 5 juillet 2021

Civique

Responsabilité, patriotisme, souci de l’intérêt général…

Ethos de crédibilité : humilité, gratitude, engagement…

« Cette initiative est celle des dames qui sont à Paris, au Canada. Elles ont décidé de m'honorer. C'est une bonne initiative parce que les sentiments qui ont précédé sa création sont de bonnes pensées. Elles ont misé sur la compétence, la fidélité et elles ont aussi regardé ce qu'elles ont appelé humilité. Mais je ne veux pas m'arrêter à ça. Il ne faut pas que Ehivet Capable soit une dénominaton juste pour me célébrer, je reçois ça comme une grande responsabilité. » Discours de Simone Ehivet Gbagbo, jeudi 8 avril 2021 

Domestique

Proximité, lien, entraide, protection…

Ethos de croyante :

« Dieu veille, Il dirige tout, Il conduit tout. Ne quittons pas notre place, restons calme et gardons notre sang froid. L’essentiel est encore à venir. » Discours de Simone Ehivet Gbagbo, 5 juillet 2021

Économique

Coût, retombées, profitabilité…

Ethos de crédibilité : sérieux, pragmatisme…

« Je réaffirme ici que notre vision, c'est une Côte d’Ivoire forte, souveraine, réconciliée, moderne et prospère ». Discours de Simone Ehivet Gbagbo, samedi 25 septembre 2021 

Épistémique

Vérité, connaissance, savoir…

Ethos de crédibilité : connaissance

« Si on dit que je suis capable, ça veut dire que je dois démontrer que je suis capable » Discours de Simone Ehivet Gbagbo, jeudi 8 avril 2021 

Éthique

Respect de l’environnement, moralité, fraternité, précaution, solidarité…

Ethos d’identification : solidarité 

 « Je voudrais enfin, saisir l’opportunité de cette adresse pour vous exprimer toute ma joie, ma gratitude et ma reconnaissance pour l’attachement que vous avez manifesté à ma personne à l’occasion de la célébration de mon dernier anniversaire. » Discours de Simone Ehivet Gbagbo, 5 juillet 2021

Fonctionnel

Utilité, commodité, sécurité…

Ethos de crédibilité : figure du légaliste

« Ce retour (de Laurent Gbagbo NDLR), a aussi été le fruit de l’accord du Chef de l’Etat, M. Alassane Ouattara, de voir le Président Laurent Gbagbo, rentrer dans son pays. Je lui dis infiniment merci pour cela. Et je viens encore une fois, plaider pour qu’il continue à poser ces actes forts d’apaisement et de réconciliation que tout le peuple de Côte d’Ivoire attend. » Discours de Simone Ehivet Gbagbo, 5 juillet 2021

Juridique

Légalité, conformité aux règlements et normes…

Pur

Pureté, authenticité, propreté, intégrité, sincérité…

Ethos d’identification : caractère

« Et vous, Mouvement des générations capables, votre vision ne doit ni être Simone Ehivet ni un individu (…) La vision ce n'est pas un homme ». Discours de Simone Ehivet Gbagbo, samedi 25 septembre 2021 

Technique

Efficacité, performance, expertise…

Ethos de crédibilité : compétence

« Si on dit que je suis capable, ça veut dire que je dois démontrer que je suis capable » Discours de Simone Ehivet Gbagbo, jeudi 8 avril 2021 

 

Tableau 2. Adaptation de la typologie des registres de valeurs de Heinich aux ethos mobilisés par Simone Gbagbo dans le cadre de la renomination du pagne "Ehivet capable"

L’authenticité et la sincérité sont les valeurs qui font directement référence à une polarisation. Elles impliquent, en situation de contradiction ouverte, que l’adversaire n’est ni authentique, ni sincère, ou qu’il ne peut l’être que dans des proportions de très loin inférieures à soi. L’insistance quant à la dépersonnalisation du projet politique qu’elle mène au profit d’une vision ne constitue pas qu’un simple slogan. Quand elle déclare à ses filleuls lors du lancement du "Mouvement des générations capables": "Votre vision ne doit pas être un individu, mais la vision", elle lance, au moyen de l’implicite argumentatif à visée lexicale, une pique non seulement à son époux, qui l’a écartée de la direction du parti qu’elle a contribué à créer en souhaitant se maintenir à la tête de celui-ci dans le jeu politique, mais aussi au président de la république ivoirienne en exercice depuis 2011. Après trois mandats et totalisant 14 ans de pouvoir, sa candidature aux élections de 2025 se précise de plus en plus. Tous les deux font donc office de dinosaure indéboulonnable. Si la tentation est forte de ne pas lier cette séparation conjugale, quand Laurent Gbagbo demande le divorce, à une séparation politique, force est de reconnaitre que cet amalgame est impossible dans le discours social.

Certains analystes et biographes n’hésitent pas à rappeler que le divorce politique entre Laurent Gbagbo et Simone était nécessaire pour la raison suivante : « En 2001, elle accepte qu'il prenne pour seconde épouse Nadiana Bamba, de vingt ans plus jeune qu'elle et avec qui il se marie selon les rites malinkés. Celle-ci lui donne un fils, ce qui est vécu par Simone Gbagbo comme une humiliation (ensemble, ils auront deux filles NDLR), mais elle choisit de la tolérer, tout en évinçant les hauts fonctionnaires trop proches de la jeune femme ou en lui interdisant d'accéder à la résidence présidentielle » (Soudan, 2016). À en croire ce discours social, la coépouse éloignée du palais et des honneurs dorénavant en meilleure posture serait tentée d’écarter également celle dont le consentement était nécessaire il y a une vingtaine d’années pour qu’elle soit la coépouse de Laurent Gbagbo selon les rites traditionnels.

Le discours social évoque aussi le fait que le divorce politique entre les deux époux date de 2011. Laurent Gbagbo aurait consenti à rendre le pouvoir en reconnaissant sa défaite à l’élection présidentielle de 2010, sauf qu’il en aurait été empêché par son épouse. Plusieurs biographies non officielles évoquent cet état de fait. L’extrait suivant relève le fait que Simone Gbagbo soit coupable d’avoir : « persuadé son époux de ne pas respecter les résultats initiaux de l'élection, écartant les derniers soutiens du président qui lui enjoignaient de respecter le verdict, avec même des promesses d'immunité, de statut préservé et d'argent ».[6] Le contexte de circulation de tels propos éclaire quant à la charge polarisante du mot « vision » quand l’énonciatrice appelle à prioriser la vision sur l’homme indiquant implicitement que la charge du pouvoir a incombé à son époux durant dix ans. Une longévité qui, à l’instar de la carrière politique qu’a connue notamment Hillary Clinton après les deux mandats de son époux, aurait pu la légitimer à bénéficier du soutien de son époux dans son ambition de gouverner la nation ivoirienne.

Dans le contexte de la renomination/surnomination du pagne "Mon mari est capable"/"Mari capable"/ d’abord en "Femme capable", puis en "Ehivet capable", le registre épistémique relève de l’implicite. Sans doute que ce contexte n’est pas favorable à un tel angle d’approche. Mais s’il faut recourir à l’ethos prédiscursif d’intellectuel quand on sait son niveau d’étude et les livres qu’elle a produits[7]. L’ethos de compétence lié à l’efficacité et à la technique est aussi difficilement perceptible dans le même extrait : « Si on dit que je suis capable, ça veut dire que je dois démontrer que je suis capable ». Il semble à première vue qu’elle fasse aveu d’incompétence en disant qu’elle doit démontrer ce qu’on lui attribue comme qualité. Ce procédé discursif de dissociation entre l’apparence et la réalité a pour but de confondre les contempteurs.

Comme le relève Perelman, l’argumentation par dissociation a aussi pour but de tirer parti des dissociations déjà admises par l’auditoire. Or l’aveu apparent d’impuissance ou de manque de connaissance, au titre des couples philosophiques, renvoie ici à l’unité dialectique savoir/ignorance comme l’a démontré la maxime attribuée par Platon à Socrate : « Tout ce que je sais, c'est que je ne sais rien ».  C’est donc au détour d’une capitalisation de cette dissociation que Simone Ehivet Gbagbo fait preuve d’érudition et de technique oratoire.  La capabilité associée à son nom ne serait donc pas le fruit d’une métalepse rétrospective mais plutôt prospective, considérant que la preuve à faire de sa capabilité n’est pas acquise mais est à venir et à démontrer alors que précisément, elle s’appuie sur des preuves existantes liées notamment à son parcours de combattante et de militante accomplie.

3- Ethos collectif féministe au prisme du pagne "Ehivet capable" et guerre des pagnes

Simone Ehivet Gbagbo fédère premièrement des femmes autour de sa personne. Les initiatrices de ce challenge au sujet de la renomination/surnomination du pagne "Mon mari est capable"/"Mari capable"/ d’abord en "Femme capable", puis en "Ehivet capable", sont toutes des féministes ivoiriennes de premier plan. Ebène Bouaney aux États-Unis, Mahely Bah et Hanny Tchéley en Europe, sont celles qui exposent en détail, l’exemplarité de Simone Ehivet Gbagbo en matière de féminisme. Simone Ehivet Gbagbo parle très peu depuis sa sortie de prison en 2018. Cette stratégie du silence est inhabituelle mais réussie pour celle qui fait office de tribun et qui, aussi bien lors des meetings que dans l’hémicycle a toujours su donner de la voix. C’est donc avec une posture de femme laconique qu’elle évoque la mobilisation des femmes autour d’elle.

Par exemple lorsqu’elle fait de l’humour en déclarant : « Ce n’est pas une association de femmes, encore moins de femmes aigries ! »[8] Simone Gbagbo emploie, par le truchement de la négation, une réfutation à une thèse sexiste qui a été relayée par ses adversaires. Selon cette thèse sexiste, sauf pour nécessité de vengeance personnelle en raison de l’humiliation du divorce, une femme politique de sa stature ne peut prétendre à la création d’un parti politique. Un tel argument sexiste crée l’effet inverse escompté car, si des sympathisantes assument le lien évident de leur soutien à Simone Gbagbo à la cause féministe qu’elle incarne, d’autres se réclament engagées pour les idées de Simone Gbagbo. Initialement né de la fédération d’associations de femmes, le parti qu’elle crée intègre dorénavant des hommes sensibles au féminisme ou non. La réfutation employée ridiculise donc le raisonnement incriminé et ceux qui le portent.

Pour compenser sa posture laconique, Simone Gbagbo bénéficie d’un engagement sans faille de la part de jeunes femmes influentes sur les réseaux sociaux. Cette génération de filleules ayant décidé de la promouvoir constitue un adjuvant efficace dans la construction de l’ethos collectif de féministe. Au nombre de celle-ci, on citera la militante Hanny Tchelley (Annexe 3) qui réalise aussi une réfutation de l’argument visant à réduire l’expression de la sympathie à Simone Ehivet Gbagbo à une histoire de pagne. Des attaques ad hominem comme celle-ci ont été enregistrées sur les réseaux sociaux :

La troupe a limage de sa chef :ehivet INCAPABLE 2X divorcée donc ses suiveuses sont à son image :Ainsi il ya une Hanny Tchelley divorcée,jeanny beugre jamais été en couple,encore moins mariée. .. elle vit la chastété malgré elle depuis 2 decenies,EBÈNE BOUANEY separée depuis plus d une decenies et c est couagulation melangée au climat glacial de l Amerique du nord qui la rendu fausse et repugnante,sans compter le reste du troupeau essentiellement composé d eternelles maitresses,gnanhi,et consorts. ..Une association de femmes seules et desesperées...Ko,ehivet capable, lol mon oeil???? (Annexe 3)

Ce genre d’attaques perpétrées par des proches de l’ex-coépouse de Simone Ehivet Gbagbo a suscité des réactions en chaine de la part des allié(e)s de cette dernière. Dans ce cas d’espèce, l’énonciatrice reprend le surnom « Ehivet capable » en le transformant en « ehivet INCAPABLE 2X divorcée ». Elle reproche ainsi à Simone Ehivet Gbagbo et à ses filleules le fait d’avoir connu le divorce deux fois. En vrai, sa séparation d’avec Laurent Gbagbo est certes son second divorce, mais lorsqu’elle rencontre Laurent, ils sont tous les deux mariés et décident de divorcer chacun pour se mettre en couple. Ainsi, c’est bien après le divorce de Laurent Gbagbo d’avec sa première femme, Jacqueline Chamois, de nationalité française, que lui et Simone convolent en justes noces le 19 janvier 1989. Ce premier divorce n’est pas reproché à Laurent Gbagbo en raison des stéréotypes faisant du divorce une marque d’indignité féminine. L’énonciatrice attaque aussi la vie sexuelle de ces femmes sur fond de préjugés doxiques qui font croire qu’une femme non épanouie sexuellement est acariâtre. On note aussi des injures directes (« fausse et répugnante), une injure par métaphorisation animalière (« troupeau »), et une redéfinition par nomination périphrastique disqualifiante du Mouvement des Générations Capables en « Une association de femmes seules et désespérées ». A cette dernière boutade si récurrente, Simone Gbagbo répondra que s’agissant de son parti politique « Ce n’est pas une association de femmes, encore moins de femmes aigries ! »[9]

Contre ces tentatives visant à minimiser cette femme d’État, les médias ont perçu la détermination de Simone Gbagbo et son attachement à ses valeurs et à son engagement politique notamment à travers des unes comme celles-ci :

« Côte d'Ivoire : Simone Gbagbo crée son parti politique trois ans avant l'élection présidentielle » (France 24)[10]

« Côte d’Ivoire : Simone Gbagbo replonge dans l’arène » (Jeune Afrique)[11]

« Côte d’Ivoire/Simone Gbagbo : Un pagne et un challenge concourent à la création d’un parti politique » (237 infos)[12]

Il en résulte une constance dans le traitement médiatique de la création du Mouvement des Générations Capables. Celle de considérer ledit mouvement comme un parti politique en bonne et due forme et d’envisager celle qui en est à l’origine comme une candidate sérieuse à la présidence de la république ivoirienne, envers et contre les détracteurs qui le réduisent, moqueurs, à une association de femmes aigries parce que divorcées. Mais alors que le challenge Ehivet Capable est dénigré par ces attaques ad hominem, destinées à minimiser, d’une part, l’impact de cette campagne, et, d’autre part,  la recevabilité de la candidate comme légitime, il fut surprenant de voir des proches de Laurent Gbagbo initier aussi un challenge autour de pagnes confectionnés pour célébder son retour en Côte d’Ivoire (Annexe 4). Ce à quoi Hanny Tchelley a réagi par les propos suivants :

M. Assoa Adou, tant que Madame Simone Ehivet sera humiliée, nous continuerons à riposter. Personne n'en sortira grandi. Alors, faites-en sorte que cela s'arrête. Comment pouvez-vous confier la vente ici en Europe du retour du président Laurent Gbabgo à Arlette Zate, celle-là même qui humilie, profère des injures graves, grossières à l'encontre de Simone Ehivet Gbagbo depuis maintenant deux (2) ans. C'est dire que vous avez choisi votre camp.  Vous adhérez donc aux agissements de cette dernière ? Personne n'achètera ce pagne ici en Europe. Moi, Hanny Tchelley, je ne l'achèterai pas. Je demande à toutes ces femmes, à tous ces hommes qui ont été blessés, qui ont eu mal de voir Simone Ehivet Gbagbo humiliée, injuriiée sur la toile de ne pas acheter ce pagne. Le pagne que nous reconnaissons tous, que nous devons acheter, c'est le pagne " Ehivet capable" en hommage à l'ex-Première dame de la Côte d'Ivoire Simone Ehivet Gbagbo. Nous aimons tous le Président Laurent Gbabgo. Nous sommes contents qu'il regagne la Côte d'Ivoire. C'est dans son pays qu'il rentre. Il n'a donc pas besoin de pagne pour regagner sa terre natale". [13]

On perçoit la logique d’affrontement verbal au cœur de cette polémique, mais aussi et surtout la volonté de sacraliser Simone Ehivet Gbagbo contre qui de violentes oppositions ont fusé au sein du FPI sans aucun appel au calme et à la retenue du responsable et garant moral du parti qu’est alors son époux Laurent Gbagbo. Au nombre de ces filleules qui œuvreront à défendre et à restaurer l’image de Simone Ehivet Gbagbo, Mahely Bah, au cours d’une interview peu avant sa disparition, déclarait notamment ceci :

Lui dire merci de nous permettre de nous dire que ce n’est pas parce qu’on est femme, qu’on ne peut pas participer au développement d’un pays, à l’évolution d’une nation. La femme ne doit pas seulement être reléguée au second plan, elle peut donner des idées ; Simone Gbagbo l’a démontré. Elle était là, elle était mère, elle était épouse, mais elle était d’abord camarade de lutte. Et c’est dans la lutte que son mari et elle se sont rencontrés. C’est parce qu’ils ont vu qu’ils partageaient la même vision qu’ils se sont mis ensemble. Feu Aboudrahamane Sangaré l’a bien signifié. Il l’a dit, que c’est elle qui a eu l’idée de créer un parti politique (NDLR le FPI). C’est elle qui leur a soumis cela. Parce que, eux, manifestaient leur mécontentement contre Houphouët-Boigny sans penser un jour créer un parti politique qui soit légalisé pour être reconnu comme des opposants comme ils ont commencé à le faire depuis l’école. Donc, on peut être femme et donner ce genre d’idées qui puissent participer à l’évolution d’un pays. [14] 

Cet épidictique de louange construit nécessairement un ethos de féministe chez Simone Ehivet Gbagbo. Elle fait office de pionnière sur le plan de l’engagement politique des femmes dans l’opposition à une époque où la liberté d’expression et le multipartisme étaient absents du paysage politique en Côte d’Ivoire. Cette histoire qui la légitime en tant que personnalité politique fait partie du discours social qu’elle capitalise surtout pour l’auditoire plus jeune, nouvellement majeur, qui n’a pas vraiment connu Simone Ehivet Gbagbo ou qui ne sait d’elle que le fait qu’elle a été l’épouse de Laurent Gbagbo. Mahely Bah déclare à ce sujet :

Simone Gbagbo, ce n’est pas simplement l’épouse de Laurent Gbagbo. Elle a été plus que cela. Elle est plus que cela. Elle a permis à la femme de s’émanciper aussi comme l’ont fait les Winnie Mandela, les Marie Koré, la Reine Nzinga de l’Angola, les Amazones, ces femmes, gardes de corps de Kadhafi, sa garde rapprochée (…) Donc, je dis, on peut être femme et participer vraiment à un combat, robuste qu’il soit, la femme peut, si elle veut, elle peut. Et Simone Gbagbo s’est levée. Quand on regardait parmi les hommes, la seule femme qu’il y avait là-bas, c’était Simone Gbagbo. Elle était dedans et elle a subi des choses… (Ibid.)

Simone Gbagbo comme symbole d’émancipation féminine, cela reste une lecture crédible pour de nombreux partisans et féministes. L’épanadiplose a valeur de généralisation « la femme peut, si elle veut, elle peut », en plus de traduire avec insistance le pouvoir de la femme, apparait aussi comme implicite argumentatif à visée lexicale sous lequel sourd le dicton populaire « ce que femme veut, Dieu veut ! ». La référence aux amazones induit implicite argumentatif à visée sémantique. On sait par exemple que ces guerrières s’amputaient d’un sein pour être plus performante au tir à l’arc. Ce rapprochement traduit donc les sacrifices dont la femme en général, et Simone Gbagbo en particulier est capable en vue de se transcender pour l’intérêt collectif, pour l’intérêt supérieur d’un peuple cristallisé dans la personne du souverain.

On perçoit donc comment l’argument historique et celui par l’autorité de l’autre, non plus l’époux, mais des figures pionnières de la résistance noire et africaine, Winnie Mandela, Marie Koré, Reine Nzinga de l’Angola, Amazones du Dahomey… toutes combattantes et/ou femmes de pouvoir ayant sacrifié leur vie au profit d’une cause commune, est rentable non seulement dans l’absolu mais aussi et surtout en contexte de féminisme où elles sont des modèles de réussite sacralisées par leurs efforts.

Le parallèle le plus courant est celui qui assimile Simone Ehivet Gbagbo à Winnie Mandela. Les point de ressemblance sont tout de même nombreux entre les deux militantes. Toutes les deux rencontrent leurs époux dans le feu des revendications militantes ; elles s’engagent politiquement et sont élues députées (Simone sera même présidente du groupe du FPI à l’Assemblée Nationale) ; elles sont controversées car jugées trop radicales comparés à leurs époux dociles et prompts à des alliances perçues comme ayant valeur de compromission ; si le surnom le plus usuel de Winnie est "Mother of the Nation" (Mère de la Nation), Simone est considérée comme la "Mère du multipartisme" en Côte d’Ivoire en raison du fait que son époux soit, lui, désigné comme étant le "Père du multipartisme", leurs époux ne mentionnent pas leur participation dans leur combat pour la justice, la liberté et la démocratie ; toutes les deux finissent par être divorcées etc.

On constate donc une similarité du parcours entre ces deux combattantes qui sont des figures politiques majeures, en général certes, mais aussi et surtout particulièrement en ce qui concerne le panthéon féministe africain. Le thème de l’invisibilisation des femmes tout au long de l’histoire de l’humanité est révélateur de cette indignation féministe quand, bien souvent, les activistes politiques sont abandonnées par des hommes censés leur apporter soutien et motivation. À ce drame de la trahison et de l’abandon, il faut ajouter les travers physiques et sévices corporels de tous ordres que les femmes ressentent deux fois plus que les hommes en raison d’une constitution physique moins endurante. Simone Ehivet Gbagbo, la seule femme dans ce groupe d’hommes décrit par l’énonciatrice comme devant subir les affres de l’emprisonnement, n’a pas été épargnée.

Toutes les fois où elle a été emprisonnée, de l’opposition sous Houphouet Boigny à la chute du régime du FPI sous Alassane Ouattara, les sévices corporels ne lui ont pas été épargnés. C’est ce que révèle l’implicite euphémique par visée sémantique dans l’expression « elle a subi des choses… ». Le lexème « choses » traduit bien ici l’idée que l’énonciatrice ne souhaite pas appeler les choses par leur nom au risque de choquer l’auditoire. Mais alors que l’indignité qui frappe toutes celles et ceux qui subissent pareils sévices corporels devrait susciter de la compassion, surtout de la part de leurs  époux et épouses, aucune déclaration compatissante de la part de Laurent Gbagbo n’ayant été enregistrée dans les médias ou en privé, la ferveur collective des féministes à l’endroit de Simone Ehivet Gbagbo s’en est trouvée renforcée. Mahely Bah dira, comme pour avouer le fait que le pagne mis en avant ne l’a été que prétextuellement : « le monde verra que ce n’est pas une histoire de pagne. Moi, je veux qu’on parle d’elle de son vivant, je veux que le monde sache qui elle est ».

Conclusion

C’est une chanson de Tabu Ley Rochereau, sur l’album "Rochereau et l'African Fiesta 1968/1969", intitulée « Mon mari est capable » qui semble donner son nom au pagne Mari Capable. Il s’agit initialement d’un « pagne sur fond jaune qui abrite de petits dessins ressemblant aux formes de lèvres » (Blé, 2012 § 48). Il sera peu à peu décliné en différents coloris.[15] Il s’agit donc, à l’origine, d’un pagne fait à la gloire de l’époux ayant les moyens matériels de mettre son épouse dans des conditions de vie aisée. A sa sortie de prison en 2018, Simone Gbagbo revêt ce pagne sans doute de manière anodine pour reprendre à son compte le signifié de dénotation qu’il implique initialement, c’est-à-dire rendre hommage à son époux. Sauf que des militantes soucieuses de préserver sa dignité lorsque des attaques la vilipendent en raison de la volonté de Laurent Gbagbo de divorcer, décident de renommer ce pagne en « femme capable » et d’en faire l’uniforme de sa formation politique en gestation. La renomination du pagne "Mon mari est capable"/"Mari capable" en "Femme capable" relève donc d’une ambition de promouvoir l’égalité des sexes par une argumentation conséquentielle.

Diverses associations féminines de soutien à Simone Gbagbo se fédèrent lors de l’Assemblée générale constitutive du Mouvement des générations capables (MGC). La date du 19 août 2022 ouvrant le congrès où ledit mouvement associatif (MGC) devient un parti politique, le pagne « mari capable » rebaptisé « femme capable » fait encore l’objet d’une nouvelle renomination en « Ehivet capable », du nom de jeune fille de Simone Gbagbo. Comme on le voit, la référence à la capabilité est intégrée à la création du parti politique de l’ex-première dame ivoirienne au titre même de sa nomination. On note alors un engouement, sans pareil, suscité sur les réseaux sociaux par la mise en évidence d’un challenge consistant pour les sympathisants à la cause de Simone Gbagbo, à s’afficher vêtus du pagne Ehivet capable. Mais cet engouement engendre aussi des réactions violentes de la part de contempteurs hostiles à cette dernière.

Cette hostilité prendra d’autant plus d’ampleur que le retour de Laurent Gbagbo en Côte d’Ivoire donne aussi l’occasion de promouvoir un pagne à sa gloire. L’usage du pagne en politique africaine est de notoriété. Comme le relève Grassin (2016) certes, mais la particularité du cas ivoirien réside alors dans l’appel au boycott du pagne pour le retour de Laurent Gbagbo par les sympathisantes de Simone Gbagbo qui, non seulement envisagent ce boycott comme une riposte aux attaques qu’elle subit de la part des sympathisants de Laurent Gbagbo sans appel au calme de sa part, mais aussi y voient une menace contre le challenge « Ehivet capable » initié pour promouvoir les valeurs de Simone Gbagbo.

On assiste alors à un conflit de valeurs où la norme patriarcale est rompue en visière. Femme politique de premier plan et de tous les combats de l’opposition ivoirienne au parti unique en vue de l’instauration de la démocratie, l’ethos de féministe construit par Simone Gbagbo et l’épidictique de louange auquel ses sympathisantes se livrent à son endroit, préparent les esprits à la voir briguer la présidence de la République ivoirienne dont son compagnon et camarade de lutte de longue date, par son silence, laisse supposer qu’elle n’est pas digne. Ce biais, loin d’être réducteur, entrave dans l’opinion publique son autorité politique autant qu’il la conforte. Car l’ethos mobilisé la justifiant totalement, c’est toute seule et sans aucun soutien, ni moral ni politique, de Laurent Gbagbo qu’elle crée son parti et s’affirme comme une femme forte capable de présider aux destinées de la Côte d’Ivoire au même titre que son ex-époux ou n’importe quel homme.

BIBLIOGRAPHIE

 

 

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ANNEXES

 

ANNEXE 1 : Traduction de la chanson de Tabu Ley "Mon mari est capable"

 

Lidjongé, comment apprécies-tu les problèmes de ces femmes ? Elles m’offensent, m’insultent, me lancent des quolibets. Elles sont contre moi au motif que je m’habille et mange très bien. De plus, tu es mon époux. Si leurs maris ne se débrouillent pas, ce n’est pas notre problème. Nous faisons notre vie, le reste, ne nous regarde pas. Toi et moi, nous cherchons à gauche et à droite, cela nous suffit. Alors !

Moi, Sophie, j’en ai marre de ces calomnies provenant de mes camarades. Elles veulent que je sois une femme sans égard pour la société. Je suis la benjamine de ma fratrie et mon époux est un homme capable, il s’occupe tellement de moi sur tous les plans que cela suscite des vagues de jalousie. Mon mari est capable, d’autant qu’il fait office de styliste pour moi. Quoi de plus honorable ! Qu’est ce qui est paru à Kinshasa et que je n’ai pas eu ? Renseignez-vous pour en avoir le cœur net et rendez-m’en compte.

Mon mari est capable, je l’aime. Tout ce que je demande, je l’obtiens avec amour. J’ai construit ma propre maison en six mois et mes camarades s’en sont étonnées. Elles se sont interrogées sur la source de ma fortune. Voyager en France est devenu si simple et facile, pour moi comme si je partais de la ville de Kinshasa pour celle de Matété , au point que chaque année, je m’y rends autant de fois que je le veux. Mon mari est assis et capable de… Qu’est ce qui sort dans la ville de Kinshasa que je n’ai encore consommé ? Mon mari est assis. Il n’y a pas de problème entre lui et moi. Nous sommes en paix.

Traduction réalisée par Célestin Désiré NIAMA, Enseignant-chercheur à l’École Normale Supérieure, Université Marien Ngouabi (République du Congo)

 

[2] "Abidjan (AFP) - L'ancienne et redoutée "Dame de fer" de Côte d'Ivoire Simone Gbagbo, qui a connu les sommets du pouvoir puis la chute avec son mari Laurent, s'est forgée une réputation de dureté, d'abord comme opposante dans la rue puis comme très influente épouse de président". Simone Gbagbo, redoutée "Dame de fer" de Côte d'Ivoire, Par Challenges.fr le 31.05.2016 à 11h23, mis à jour le 31.05.2016 à 11h37, https://www.challenges.fr/monde/simone-gbagbo-redoutee-dame-de-fer-de-cote-d-ivoire_21610

[3] Côte d’Ivoire : Simone Gbagbo ou l’ivresse des sommets, par Marwane Ben Yahmed, Publié le 11 décembre 2012, https://www.jeuneafrique.com/139106/politique/c-te-d-ivoire-simone-gbagbo-ou-l-ivresse-des-sommets/

[5] « Peu importe que certains aient rejoint le parti de Laurent Gbagbo, les proches de l’ex-première dame lui restent loyaux. Famille, réseaux évangéliques, anciens ministres… Voici ceux sur qui elle s’appuie pour enraciner son influence. » Côte d’Ivoire : le cercle des fidèles de Simone Gbagbo, Jeune Afrique, Publié le 19 décembre 2021, https://www.jeuneafrique.com/1283172/politique/cote-divoire-le-cercle-des-fideles-de-simone-gbagbo/

[7] Deux livres publiés à ce jour sont : 1- Paroles d'honneur, éditions Pharaos, 2007 ; 2- Ma sortie de prison : prémices d'une Côte d'Ivoire réconciliée, Éditions Tabala, 2021.

[8] Côte d’Ivoire : le cercle des fidèles de Simone Gbagbo, Jeune Afrique, Publié le 19 décembre 2021, https://www.jeuneafrique.com/1283172/politique/cote-divoire-le-cercle-des-fideles-de-simone-gbagbo/

[13] Propos retranscrits sur le compte Facebook de Serge Pacôme Didi : https://www.facebook.com/share/p/shu2w6aqFudSf2mn/?mibextid=oFDknk

[14] « L’artiste chanteuse Mahély Ba, membre actif de la résistance patriotique ivoirienne est à la tête d’un Comité qui prépare la célébration de l’ancienne Première Dame Simone Ehivet Gbagbo le 20 juin 2021 », https://www.ivoirebusiness.net/articles/interviewmahely-ba-le-20-juin-nous-allons-effacer-limage-quils-ont-donnee-de-simone-gbagbo#google_vignette

[15] Cf Aimée-Danielle LEZOU KOFFI & Dorgelès Houessou, « Quand nommer un pagne devient un acte politique et féministe : Analyse des trajectoires onomastiques et des constructions discursives du pagne "Mari Capable" en Côte d’Ivoire ». Communication au Colloque pluridisciplinaire international « Genre, pouvoir, discours », des 9 et 10 Mai 2024 à la FLSH de Mohammedia (Maroc), coordonné par Najate Nerci et Ionela Băluță et organisé par l’équipe de recherche : Genre, culture, discours (ICM) de la FLSH de Mohammedia, Université Hassan II-Casablanca (Maroc) dans le cadre du Projet : Genre et droits humains (Programme Ibn Khaldoun d’appui à la recherche dans le domaine des sciences humaines et sociales, CNRST), avec le Centre pour les politiques de l’égalité des chances (Université de Bucarest, Roumanie) et l’équipe de recherche Plurielles (Université Bordeaux-Montaigne).

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