N°45 / Normes et normalités - Juillet 2024

Les années insulaires de Philippe Le Guilloux et La Carte et le Territoire de Michel Houellebecq

Kouakou Marcel Diby

Résumé

Cet article analyse l’investissement du domaine de l’art contemporain par le prisme de la fiction littéraire. La lecture proposée observe un dépassement de fonction du roman contemporain qui donne lieu à la mise en place d’un discours théorique axé sur l’anormalité des normes et principes actuels dans l’art contemporain. Au-delà d’une simple exposition du monde de l’art et de ses structures institutionnelles, Les années insulaires de Philippe Le Guilloux et La Carte et le Territoire de Michel Houellebecq procèdent à une réévaluation des principes et normes qui régissent la pratique artistique contemporaine. Dans la mise en œuvre d’un tel projet, les romanciers s’aident du dispositif du portrait pour rendre possible une totale immersion dans le monde de l’art.  De cette immersion, il ressort qu’aujourd’hui la réalité de l’art laisse observer le règne des puissances financières, au détriment d’un réel épanouissement de l’artiste et de son art, au nom d’une logique marchande mercantiliste. Cela a pour corolaire la destruction de normes harmonieuses et stables ; offrant un vacillement de l’art contemporain dans « hypercapitalisme artiste ». Si l’objet d'art se conçoit aujourd’hui exclusivement comme un accessoire de riche, prétexte d'exposition d'une puissance financière, il semble évident qu’il court le risque de la perte de sa valeur culturelle et cultuelle. L’objectif de ces textes de fiction est donc d’appeler un développement harmonieux et durable, à la fois économique et artistique du domaine de l'art contemporain. 

Mots-clés

Plan de l'article

Télécharger l'article

Les années insulaires de Philippe Le Guilloux et La Carte et le Territoire de Michel Houellebecq :  une écriture du vacillement des normes éthiques dans l’art contemporain 

Kouakou Marcel Diby est docteur ès lettres et assistant à l'université Peleforo Gon Coulibaly à Korkhogo en Côte d'Ivoire  

 

Introduction

Au nom des principes d’évolution, de développement, d’ouverture des mœurs et des esprits, les structures sociétales contemporaines se sont foncièrement dénaturées, au point de mettre à mal de traditionnels équilibres. Dans le domaine de l’art, par exemple, de nouvelles dispositions validant une esthétisation du monde induisent la mise en place d’un véritable marché régie par des principes capitalistes.  L’art, tel que pratiqué aujourd’hui, s’organise autour de toute une institutionnalisation dans laquelle s’intègrent des figures intermédiaires comme : le galeriste, les commissaires d’exposition, les instances muséales, les attachés de presse, etc… Si tous ces acteurs précités participent au bouleversement et au développement des domaines de l’art, il se crée l’émergence et la légitimation d’une manière particulière de pratiquer l’art qui rompt avec les amarres et usages du passé. Les politiques de l’art se redéfinissent au contact du politique, ce qui amène à questionner la valeur actuelle des normes éthiques traditionnelles qui ont, de tout temps, régi le domaine de l’art. Si des penseurs comme Gilles Deleuze (2002) ont pu lire, dans l’œuvre de grands artistes comme Francis Bacon, les linéaments d’une logique de la sensation propre à l’œuvre d’art, aujourd’hui, en investissant les domaines du politique et du mercantilisme économique, l’art se détache de cette logique normative traditionnelle pour embrasser les idéaux d’une esthétisation « anormative » du monde. La pensée capitaliste inscrit désormais l’art dans un régime de type entrepreneurial dans lequel les productions artistiques s’allient aux logiques économiques.

Les fictions littéraires contemporaines font l’effort de traduire, par le truchement de divers dispositifs d’écriture, ces transmutations spécifiques à l’image et à l’imaginaire artistique. L’activité artistique, par sa transposition au sein de l’univers fictionnel, se pose comme le lieu d’un questionnement de la notion de normes éthique et du devenir artistique. La norme du développement implique une rupture d’avec des pratiques culturelles passées. Cette norme, passée sous le regard critique du romancier, dans le cas des pratiques mercantilistes et politiques inhérentes à l’art contemporain, permet d’interroger les inconvénients d’un progrès décadent. Si tout l’art réside dans le fait de desserrer les valves de la sensation (Deleuze cite par Heyvaerts, 2016), la norme de la gadgetisation et de la standardisation développée dans les pratiques artistiques sont de nature à désacraliser l’objet d’art. À cette allure, pourrions-nous avoir des œuvres d’art de la qualité d’une Joconde comme héritage d’un capital culturel et artistique pour les générations futures ?     

Ainsi, en investissant le domaine de l’art par le prisme de la fiction littéraire, l’écriture met en place un discours théorique axé sur les normes censées régir les domaines de l’art contemporain. Au-delà de cette exposition, se lit une analyse reévaluative de ces nouvelles normes. Aujourd’hui, les puissances financières, au détriment d’un réel épanouissement de l’artiste et de son art, au nom d’une logique marchande mercantiliste, mettent en place de nouvelles normes qui détruisent les éternelles normes harmonieuses. Si les nouvelles normes de l’art font de l'objet d'art un accessoire de riche, prétexte d'exposition d'une puissance financière, cette nouvelle donne se doit d’être régie par des principes éthiques mélioratifs. Ce qui ne semble pas être le cas vu que la logique marchande portée par la recherche du gain inscrit l'objet d'art dans le sillage des objets susceptibles d'être frappés d’obsolescence programmée. Ainsi, la visée de ce texte s'inscrit dans le sens d'un développement harmonieux et durable, à la fois économique et artistique du domaine de l'art contemporain.  En effet, selon l’hypothèse de base formulée, Houellebecq et Le Guillou, lorsqu’ils proposent, à travers une expérience immersive, une exposition panoramique de la vorace réalité du monde de l’art contemporain, de la solitude et l’inefficacité de l’artiste face à la force destructrice de l’argent et des politiques, c'est justement pour proposer une réhabilitation du domaine de l'art contemporain. En pratique, on se chargera de lire, dans le développement de ce travail qui prend pour corpus La carte et le territoire et Les années insulaires, les dispositifs et modalité de réalisation d’une écriture du vacillement des normes éthiques inhérentes de l’activité artistico-culturelle contemporaine.

1. La tradition du portrait : prétexte d’une immersion dans le monde l’art   

Michel Houellebecq et Philippe Le Guillou s’inscrivent dans le sillage de ces auteurs qui revitalisent la littérature en l’ouvrant aux factuels artistique, politique, philosophique et sociologique. Ces deux romanciers sont à l’origine des proses qui font une immersion, avec une douceur et une poésie, un goût des mots et de belles œuvres, dans l’histoire de l’art et des politiques artistiques contemporaines. Ils assument une érudition et un classicisme, tout en figurant un monde de la politique, de la création et de l’art dans ses manifestations prégnantes et modernes. La posture épistémologique adoptée dans le cadre de ces fictions permet de lire un mouvement plus ample qui mène les Sciences humaines à venir chercher dans l’histoire des idées politiques et artistiques une source à leur propre « revitalisation », et qui en retour permet à celle-ci d’étendre « ses frontières en créant de nouveaux domaines » (N. Arambasin, 2007, p. 45) en littérature. Ainsi, au spectacle distant d’une société en représentation, les textes de Houellebecq et Le Guillou opposent une multitude de vécus saisis à vif dans l’art, immédiat, déroutant, qui engage la réalité tout entière dans ses formes et normes positives et négatives. C’est donc à partir de ce paradigme que ces deux textes retranscrivent l’icône picturale et artistique pour atteindre une efficacité symbolique perdue par l’art, et ce, au sein de la fiction romanesque. On y lit valablement la mise en scène d’une hyperconsommation esthétisée qui transparait par le truchement de divers dispositifs scripturaires et transmédiatiques. 

Dans l’écriture élaborée par Houellebecq comme celle élaborée par Le Guillou, l’œuvre d’art est envisagée sous son angle technique, avec une contamination de la narration par un lexique spécialisé. Considéré en tant que « fabrique » du récit, il intervient comme une modélisation de l’appréhension et du traitement de la matière artistique narrative, comme un schème structurel de mise en relation, d’immersion de deux domaines représentationnels différents. En effet, en faisant usage des procédés de l’inter (l’interpicturalité, la transpicturalité…)[1] pour traiter de la question des portraits dans l’art contemporain, l’écrivain fait de son texte le lieu d’une découverte de la réalité de ce genre à notre époque.

Nos deux auteurs transposent, dans une opération de change, des savoirs et un savoir-faire emprunté aux artistes dans le cadre de leurs narrations factuelles : « Transposer une œuvre d’art en un texte verbal revient à en reconstituer le sens en créant un signe qui s’inspire des codes et des conventions d’un système littéraire (et pas seulement linguistique) équivalent au système artistique qui fonctionne en peinture. ». Le mode citationnel peut dans certains cas s’approfondir en exercice de style où l’écrivain se livre à un jeu stylistique avec l’influence iconique qu’il essaie de mimer dans une moindre mesure. Il s’agit concrètement d’adopter le vocabulaire, le style et le ton spécifique à l’art des images, et ce, en vue de corroborer un mimétisme formel et stylistique. Dans le cas de notre texte, ce dispositif de traitement de la chose artistique se cristallise dans la description ekphrastique. À ce propos, selon Sylvie Thorel-Cailleteau, la description en général, mais plus particulièrement la description d’œuvre d’art constitue « un lieu privilégié de l’exposition des savoirs » (S. Thorel-Cailleteau, 2011, p. 27). La description détaillée de l’œuvre d’art serait alors le moyen le plus efficace pour délivrer un savoir iconographique du spécialiste. C'est le cas avec cet extrait :

Dans Michel Houellebecq, écrivain », souligne la plupart des historiens d’art, Jed Martin rompt avec cette pratique des fonds réalistes qui caractérisent l’ensemble de son œuvre tout au long de la période des « métiers ». Il rompt difficilement, et on sent que cette rupture lui coûte beaucoup d’effort, qu’il s’efforce par différents artifices de maintenir autant que faire se peut l’illusion du fond réaliste possible. Dans le tableau, Houellebecq est debout face au bureau recouvert de feuilles écrites ou demi-écrites.

Derrière lui, à distance une distance qu’on peut évaluer à cinq mètres, le mur blanc est entièrement tapissé de feuilles manuscrites collées les unes contre les autres, sans moindre interstice. Ironiquement, soulignent les historiens de l’art, Jed Martin semble dans son travail accorder une énorme importance au texte, se polariser sur le texte détaché de toute référence réelle. Or, tous les historiens de la littérature le confirment, si Houellebecq aimait au cours de sa phase de travail punaiser les murs de sa chambre avec différents documents, il s’agissait le plus souvent de photos, représentant les endroits où les scènes de ses romans ; et rarement de scènes écrites ou demi-écrites. (M. Houellebecq, 2010, p. 179- 180)

Pur tableau fictif venu tout droit de l’esprit de Houellebecq l’écrivain, le portrait décrit ici est celui de Houellebecq le personnage et critique d’art de circonstance. Celui-ci est si bien décrit que le lecteur peut aisément se le représenter. Mais la transmission du savoir iconographique ne s’arrête pas à la simple description du tableau, elle s’enrichit de commentaire de spécialiste servant de glose d’exécution, d’interprétation symbolique des éléments représentés. Cette approche de l’image, qui fait droit à l’imagination et à l’émotion, ne relève pas seulement de la spéculation rhétorique, mais favorise l’exposition d’un savoir de l’art comme cela se lit dans l’insistance de la référence à l’historien de l’art. Ainsi, l’auteur mobilise une grande érudition et témoigne d’une connaissance approfondie du monde de l’art, de son histoire et de ses théories.

De son côté, Le Guillou offre une totale immersion dans le monde de l’art et du politique par le détour représentationnel du portrait politique. Le relationnel déployé entre art et politique mis en scène dans le cadre de ce texte passe d’abord par un usage particulier de la représentation du pouvoir politique sous le pinceau du peintre. Au sein de récit littéraire, on repère une forme de transposition de l’œuvre d’art avec une démultiplication des portraits d’apparat, ceux de Georges Pompidou en particulier, considérée comme « le prince des modernes ». Par ces descriptions artistiques de l’homme d’État et du pouvoir, il s’agit pour l’écriture romanesque d’expérimenter la description d’œuvre d’art entretenue par la figure rhétorique de l’ekphrasis. Ici, la démarche ekphrastique permet de révéler une force symbolique qui rappelle ce que Luis Marin analyse dans nomme le portrait du roi. Pour rappel,

Dans la théorie des arts à l’époque moderne, le portrait du roi a un statut singulier : en tant que portrait, il dépend du dictat de la ressemblance au modèle naturel, qui l’éloigne de la noble quête de l’idéal, mais en tant que représentation du souverain, donc d’un personnage hors norme à la perfection incomparable, il a vocation d’être un chef-d’œuvre. De ce fait, le portrait du roi échappe, du moins dans la littérature encomiastique, au discrédit qui frappe progressivement le genre du portrait et aboutit à son déclassement dans la hiérarchie artistique établie au cours du XVIIe siècle. (Atonio Pinelli et all., 2012)

L’image du président Pompidou, transposée dans le cadre de la fiction, donne lieu à une reconstitution, à la fois en tant que portrait et représentation du souverain, de l’identité réelle et profonde de cet homme d’État amoureux de la vie, cet homme dont l’épicurisme se révèle dans le portrait à l’écharpe bleu Klein :

Angoisse. Ce n’est pas le président que j’ai peint. C’est un Français d’origine paysanne, arrivé au sommet de la puissance, un galeriste, un banquier, rondouillard et moderne, avec son écharpe bleue Klein. On sent l’épicurien, le jouisseur qui sait s’entourer de bonnes choses, tableaux, chères, cigares, sans oublier les amis. J’ai indiqué à Mlle Négrel que le premier portrait était pet. Un envoyé de l’Élysée doit venir. (Le Guillou, 2015, p. 49)

Ce tableau peint des mains de Kerros rend compte de la réalité d’un homme porté sur les plaisirs simples de la vie. Cette première image du président semble tenir toute une partie du récit. Elle met justement l’accent sur la force picturale qui permet de lire la satisfaction, le bonheur dans les traits d’un personnage. Ce portrait délivre dans une moindre mesure la sagesse épicurienne qui propose de délivrer le personnage de l’angoisse, de le mettre à l’abri du danger et de la souffrance pour lui procurer paix, équilibre et harmonie nécessaires à la gestion des hommes.  Dans la France moderne, le pouvoir ne saurait être aux mains des despotes, mais plutôt des hommes des fois amoureux et respectueux de la vie humaine.

Dans la démarche adoptée par Houellebecq et Le Guillou, les ekphrasis des portraits de grands hommes sont liées à certains stéréotypes, autrement dit à des valeurs culturelles implicites. Cette disposition s’inspire du constat de Georges Molinié quand il écrit que l’ekphrasis est « une indexation de la valeur de la culture, ce qui est typiquement rhétorique » (G. Molinié, 1997, p. 20). On y trouve, en effet, un des principes de base de la rhétorique qui consiste à rendre vivant, par le moyen des mots, une réalité fidèle dans l’univers fictionnel. À en croire Bernard Vouiloux, l’art pictural à travers l’image informe en un autre sens encore : elle modèle, elle donne forme à des désirs, provoque des effets, déclenche des réactions […] elle est au service de multiples façons de vendre : de vendre des politiques […] de vendre des produits qui formeront l’horizon ultime de toute politique : la communication par l’image réunit les deux domaines du politique et de l’économique (B. Vouiloux, 2018, pp. 11-12). Si cette politisation de l’art permet de cantonner l’activisme artistique dans un seul et unique sens, d’un autre côté l’art et la présence d’artistes autour d’hommes de pouvoir donnent accès à une manière d’esthétiser le pouvoir, de porter le pouvoir, d’embellir le pouvoir. Il constitue également, parfois, un outil de propagande. La tradition des portraits d’apparat perpétrée dans le roman, par la transposition symbolique de diverses représentations politiques comme analysée en amont, constitue la manifestation patente de cette non-innocence de l’art. De toute évidence, l’art ne saurait être innocent s’il doit sa promotion au mécénat sous ses diverses formes. Il répond toujours à un désir politique, qu’il soit pro pouvoir ou pro plèbe. Mais ici la tendance semble être plus favorable aux politiques. Dans leur quête de splendeur et de gloire, les pouvoirs politiques se font représenter de tout temps. L’histoire du portrait politique est parallèle à celle du pouvoir d’autant plus que depuis que l’homme s’est constitué en société politique et a développé une parfaite maîtrise de l’art de la représentation, il excelle dans la constitution d’effigie de ceux qui le gouvernent.

En somme, dans ces deux textes, le genre pictural du portrait est « l’occasion de célébrer l’intégrité personnalisée de grands hommes, personnage public ou homme de pouvoir : mise en pose, qui représente l’image définitivement offerte au seuil de l’immortalité, théâtre proclamant les vertus civiques, militaires, politiques ou nobiliaires du seigneur. » (P. Lardellier, 1997, p. 28). Les personnalités représentées sont des modèles absolus de l’extrême concentration morale nécessaire à la gestion des affaires et des hommes. Le dispositif pictural du portrait, en permettant l’ostentation des attributs du pouvoir et de la richesse, autorise une forme d’exhibition au-devant de l’histoire. Tout comme dans des figurations symboliques réelles, les portraits fictionnels sont tout autant des archétypes de la représentation symbolique du pouvoir, de la fortune et de la grandeur. Utilisant l’effet de réalité propre à l’image analogique, ces différentes effigies au sein de la diégèse ont pour première fonction d’être vues, admirées et reproduites. L’écriture de Houellebecq et Le Guillou construit de la sorte des portraits qui gardent autant qu’ils regardent les membres de la communauté, mais aussi les peintres dont ils constituent l’émanation du génie artistique. Le dispositif fictionnel de l’écrivain conserve la finalité de toute icône politique ; celle qui consiste à incarner l’image pour la politiser, l’emplir de la présence active du pouvoir et de fortune. Ce qui lui permet, au même titre que le dispositif réel du peintre, d’accéder à une ubiquité symbolique.

La représentation du pouvoir (politique et économique), telle qu’elle nous est donnée dans ces deux textes, corrobore une forme d’esthétisation de la vorace réalité du monde contemporain qui participe valablement de la dénaturation du noble art pictural. Si la symbolique de cette communication entre art et écriture constitue le socle de l’intrigue de ces textes, elle permet l’établissement d’un discours sur la décadente réalité que cache le développement de l’art contemporain sous l’égide du capitalisme mercantiliste.

2- Description de la réalité normative de l’art : le réalisme contemporain à l’œuvre

À l’ère contemporaine, tout se passe comme si l’optique dans laquelle le genre romanesque observe le monde et le donne à voir avait considérablement évolué vers la représentation plus réaliste que le réel en lui-même. Ce changement paradigmatique intervient dans la littérature sous l’impulsion de l’hypermodernité, mais aussi sous celle d’une série de facteurs conjugués et différents selon chaque culture. Parmi ces facteurs, on peut noter entre autres l’évolution des arts, l’environnement littéraire, mais aussi les mutations historiques, sociologiques, suivant les troubles sociopolitiques dès la fin des années. Avec La carte et le territoire et Les années insulaires, on relève que la référence au domaine de l’art, notamment avec des artistes confirmés comme narrateur, constitue un ancrage réaliste important. Ces deux textes mettent à l’œuvre une prise de conscience par les auteurs et les artistes représentés de la situation historique du moment. Prise de conscience qui accompagne le mouvement même de civilisation. En cela, ils s’inscrivent dans le sillage d’une littérature réaliste qui, de base, se conçoit comme le mode d’expression par lequel l’écrivain assume et traduit la primauté des valeurs plus ou moins positives du monde dans lequel il vit. Les textes se déploient sur la base d’une description exacerbée de la réalité vécue au quotidien, en l’occurrence les paysages familiers de l’art, les comportements de l’homme contemporain en rapport avec le monde moderne. Cette quotidienneté, en tant que sujet réaliste, se saisit non seulement dans sa réalité individuelle, mais aussi dans son rapport avec la diversité et la structuration des milieux sociaux. Le but est de rendre compte du monde de l’art par le biais de la représentation de ses manifestations vérifiables et de sa logique apparente. L’univers artistique représenté est généralement perçu par le prisme du regard d’un peintre ou d’un narrateur qui fait accéder la peinture à un second niveau de cohérence. Dès lors, elle n’est plus exclusivement objet de la représentation narrative, mais aussi objet de discours.

Concrètement, si Michel Houellebecq et Phillipe Le Guillou ont portraituré un grand nombre d’artistes dans leurs œuvres, il découle de ces transpositions de l’image de l’artiste un discours métalittéraire sur le processus de l’écriture, de la peinture, des genres littéraires et artistiques, sur le style et ses rapports avec les métiers d’écrivain et de peintre. Ce dispositif discursif de métalittérarisation en contexte fictionnel se matérialise valablement dans nos deux textes étudiés ici. Ils donnent, de fait, lieu à ce que nous identifions comme discours théorique symbolisant une forme de réalisme. À l’instar des ouvrages théoriques de références, ces romans développent de véritables théories de l’art. Il y est question, en effet, d’une réflexion théorique sur la création en général, ce qui fait de ces textes de véritables arts poétiques. Les artistes, Jed Martin et Kerros, parlent depuis une marge solitaire et sont pourvus d’un don précieux : la distance critique par rapport à leurs créations artistiques.

Pour le compte spécifique de La Carte et le territoire, le discours théorique qui plonge le récit dans cette forte aura critique se met en place à partir de la demande formulée, à Houellebecq, par le peintre Jed. Celle-ci avait pour objet la rédaction, par l’écrivain, d’une préface pour son catalogue de vente. Houellebecq accepte, parce que beaucoup d’écrivains avant lui ont écrit sur des peintres. Il livre une analyse exhaustive de la production artistique très variée de Jed Martin qu’il loue notamment parce que selon l’auteur français ses tableaux « même s’ils représentent des êtres humains, ont quelque chose de général, je dirais, qui va au-delà de l’anecdote » (M. Houellebecq, 2010, p. 175). Sabine van Wesemael inscrit les propos tenus dans son article « Penser la narrativité contemporaine : La Carte et le territoire, formidable autoportrait de l’écrivain Michel Houellebecq » (S. Wesemael, 2018) dans ce sens. Pour elle, aux yeux de l’auteur de Soumission, la série des « compositions d’entreprise » et celle des « métiers simples » relèvent d’un photoréalisme qui consiste à établir un état général de la réalité sociale. Il s’agit de dire le monde dans ses composantes, ses forces actives. Ce commentaire de l’écrivain est en phase avec l’idée et la démarche du peintre. Celui-ci entend, « d’un tableau à l’autre [… essayer] de construire un espace artificiel, symbolique, où [il] puisse représenter des situations qui aient un sens pour le groupe » (M. Houellebecq, 2010, p. 168). L’ambition de Jed n’est pas d’attraper le détail ou de s’attarder sur le pittoresque, mais de chercher la structure. Chez l’auteur lui-même, les réflexions théoriques sont un matériau romanesque comme un autre. Il interrompt sans cesse le récit des événements pour des digressions sur l’art, sur la condition humaine, sur notre société capitaliste moderne et ainsi de suite. À travers l’analyse des œuvres de Jed Martin, Houellebecq exprime sa conception de l’art, mais aussi sa propre poétique littéraire. Cette théorie qu’il expose tiendrait dans une forme de dénonciation du capitaliste artistique.

Le rapport critique au réel dont il est question ici se met en place sur la base d’une ostentation de la propension au mercantiliste qui contamine les domaines de l’art contemporain. C’est ainsi que se lit la logique marchande qui tient le roman de bout en bout. La référence au domaine de l’art est un dispositif essentiel de La carte et le territoire, le discours critique construit à partir des arts photographique et pictural donne à voir une volonté du romancier de traiter d’une épineuse question dans la réalité artistique contemporaine. Celle-ci met en évidence une évolution artistique à partir de nombreux discours et commentaires issus des médias et des critiques d’art. Autour de tels discours se noue une véritable conspiration collective – ce que Baudrillard nomme le complot de l’art (J. Baudrillard, 1970, p. 160) – qui se révèle à la faveur d’un monde où tout se pense en termes de compétition et de marché, de rentabilité et de performance, où le succès en termes de marché remplace toutes les théories. Il est évident, dans ces conditions, que l’art contemporain, dans son pacte avec le diable (donc les contraintes du marché), n’a pu échapper au processus de déterritorialisation et de désorientation. (C. Dedomon, 2015)

Le dispositif réaliste est encore plus renforcé avec la fable artistico-politique, Les années insulaires. À son tour, Philippe Le Guillou augmente le coefficient réaliste de son texte par une référence directe à la réalité historique de la France moderne en s’appuyant sur d’authentiques documents. Par la transposition d’un certain nombre de données historiques, le texte aborde la totalité concrète des années Pompidou en France. Dans sa constitution, le récit suit ainsi cette querelle qui naît de la transformation profonde que Pompidou impose à la France, et plus particulièrement à sa capitale. À partir d’un jeu poétique bien élaborée, la narration est ponctuée d’évènements historiques majeurs ainsi que de faits divers largement relayées par la presse qui rendent palpable l’atmosphère de ce septennat abrégé : l’affaire Gabrielle Russier, ce professeur qui se suicide après avoir eu une aventure avec l’un de ses élèves, la destruction des Halles de Paris, l’exposition 72/72… Ce que peint la langue foisonnante de Philippe Le Guillou dans ce livre, c’est au fond un monde qui craint de s’effondrer sous les coups de boutoir de la modernité. Dans une interview accordée au journal LA PÉNICHE, Le Guillou révèle cette portée documentaire à travers deux réponses résumant les conditions de rédaction de l’ouvrage :

Oui, un peintre qui peint un homme, mais dans des paysages. Le lot où Pompidou avait une maison et puis la Bretagne. C’est très réel et c’est très inventé, comme d’ailleurs beaucoup de choses dans ce livre. D’ailleurs, beaucoup de propos qui sont tenus dans le roman par le président Pompidou l’ont été réellement. Évidemment, c’est un roman, il y a quelques éléments inventés par moi, mais dans l’ensemble c’est un travail d’information importante. […] Je n’avais pas de plan, j’avais la chronologie de l’histoire. Je voulais suivre la confrontation entre ce peintre imaginaire et dérouler en filigrane l’histoire du quinquennat de Pompidou. Et donc entretemps il y avait des jalons qui allaient apparaître, l’affaire Gabrielle Russier, l’exécution de Buffet et Bontemps, en 1971 la destruction des pavillons de Baltard, l’exposition 72/72, d’une certaine façon c’était assez facile à écrire, parce que j’avais des sortes de pilotis qui structuraient la fiction.[2]

En rapport avec le réalisme du texte, l’histoire débute avec le portrait « chromo-brejnevien » de Pompidou, la photo officielle de Georges Pompidou. Une forme d’image de propagande qui contraste avec la réalité d’un président assez proche des Français, un président qui n’est pas du tout un président lointain, qui aime un peu la vie de famille, qui aime la bagnole, qui est un président de la modernité, que les personnages contestataires du roman appellent le « prince des modernes » comme l’avance Le Guillou lui-même. Le récit offre en résumé, par une forme de narration rétrospective ponctuée par des commentaires du peintre, une représentation réaliste de la présidence d’un homme d’État incompris, et ce, en mettant l’accent sur l’ambivalence de ce choix de gouvernance en terme esthétique. On assiste dans la matérialité du texte à des digressions anachroniques dont le projet tient dans la justification de certains choix politiques en lien avec le conservatisme et le classicisme d’un président dont le septennat est porté sur la modernité dans l’art et l’architecture.

Ainsi, loin de dissimuler ces strates d’hétérogénéité, ces narrations documentaires picturales les revendiquent, sans toutefois se laisser gagner par le chaos, car elles s’inscrivent dans un mouvement de cartographie cognitive du monde, qui pourrait décrire leur syntaxe propre. Confronté à l’embrouillement et à l’hétérogénéité du monde contemporain, le réalisme traditionnel, avec sa dimension totalisante, est devenu désuet. Ce qui explique que chaque texte analysé en amont entretienne une forme particulière de réalisme : nous sommes donc loin de ce réalisme totalisant qui caractérise l’esthétique romanesque du XIXe siècle. Ainsi, on pourrait retenir que les récits d’art offrent à la lecture diverses formes d’un réalisme actualisé. Celles-ci peuvent être résumées dans « des réalismes précaires, paradoxaux, subversifs et même spectraux, ou des écritures du réel abordant le réel par touches, par fragments ou par des instantanés » (L. Ruffel, 2012) avec à la fois une investiture des domaines du savoir artistique comme cela s’est vu dans le chapitre précédent. Un retour à un réalisme traditionnel semble peu probable dans cette perspective.

3- Au-delà des normes du capitalisme artiste : plaidoyer pour un développement harmonieux de l’art contemporain

La sociabilité artistique préside à l’érection d’un discours théorique lisant l’art à l’aune de la réalité du savoir de la société. C’est ainsi que dans La Carte et le territoire et Les années insulaires, Michel Houellebecq et Philipe Le Guillou, à leur manière, peuvent afficher, à partir d’une critique de l’art contemporain, la crainte d’une perte de l’authenticité et l’immixtion du politique affectant le temps présent et la multiplication des simulacres qui gouvernent le monde de l’art. Dans un discours critique magistralement tissé, les romanciers témoignent de la nostalgie d’une parole véridique au-delà des discours préfabriqués qui manifestent de la crainte d’une obsolescence programmée de l’œuvre d’art. Pour eux, en effet, le monde contemporain apparaît comme inauthentique, fait d’images, de mises en scène, de clichés et par conséquent de vanités. « Nous sommes des produits culturels » (M. Houellebecq. 2010, p. 123), dit Houellebecq à Jed qui dans son tableau représentant Jef Koons et Damien Hirst s’inspire d’une photographie publicitaire pour la décoration de la chambre. L’authentique et l’inauthentique semblent indissolublement liés comme c’est le cas avec la dichotomie observable entre les insulaires traditionalistes et les modernes de l’air Pompidou chez Phillipe Le Guillou. À ce propos, dans L’esthétisation du monde, Gilles Lipovetsky et Jean Serroy se prononcent sur la question et, par la même occasion, tirent la sonnette d’alarme en confirmant cette dévaluation du beau artistique à « l’âge du capitalisme artiste » :

Par sa présence, l’œuvre est d’abord unique et possède une valeur cultuelle. Avec la reproduction, on va passer d’une valeur cultuelle à une valeur d’exposition. Notre rapport aux œuvres change donc. Hegel, dans l’Esthétique, avait déjà annoncé cette transformation en nous disant que « l’œuvre d’art, dans sa destination suprême est une chose du passé », formule que l’on résume souvent, au risque de faire un contresens par « l’art est mort ». Hegel ne nous dit pas simplement que l’art est mort, il nous dit que l’art est pour nous quelque chose du passé, « du moins dans sa destination suprême ». (W. Benjamin, 2000)

Ce propos interpelle à bien des égards, et le constat est sans appel : la logique marchande secrète qu’on pourrait qualifier de culture du business, s’ancre profondément dans les sphères culturelles au point de faire disparaître la valeur culturelle et cultuelle de l’objet d’art. L’aspect artisanal et authentique, dans le régime fictionnel, laisse place à ceux de la « gadgétisation » et de la marchandisation des objets d’art. la surenchère spéculative sur la valeur économique de l’objet d’art et les formes contemporaines de mécénats qui en découle soulève sans conteste la question du devenir artiste. En effet, dans les textes de Houellebecq et Le Guillou, si l’évidence de la référence à l’image de l’« artiste » semble relever d’un truisme (les deux personnages principaux, Jed Kartins et Kerros sont des artistes confirmés), c’est justement pour souligner les vacillements, les incertitudes et  les écarts de cette noble profession. On pourrait lire une invite à considérer une évolution artistique construite sur fond d’ironie : le métier perd de sa superbe au contact du politique et des intérêts mercantilistes. De telles inflexions conduisent assurément au procès de l’hypercapitalisme artiste.

Au même titre que la logique marchande exacerbe les inégalités et provoque des catastrophes écologiques majeures, on assiste à une destruction de l’artiste, une destitution de son caractère démiurge. Cette dynamique donne lieu à un anéantissement des capacités intellectuelles et morales, affectives et esthétiques des individus. Une telle position rejoint celle de Gilles Lipovetsky et Jean Seroy pour qui le capitalisme apparaît comme un rouleau compresseur ne respectant aucune tradition, ne vénérant aucun principe supérieur, qu’il soit éthique, culturel ou écologique.  C’est un système commandé par un impératif de profit n’ayant d’autres fins que lui-même (G. Lipovetsky et J. Seroy, 2013).

Dans La Carte et le territoire, l’art, à la fois traditionnel et contemporain, fonctionne dans la fiction à partir d’un discours théorique. Le cas particulier de l’œuvre de Houellebecq se déploie sur la base de la dénonciation d’une logique de l’accumulation, du spectaculaire, et du commercial. Tout tient dans ces termes :

Dans sa rage d’innovation, [l’art contemporain] dissout tous ses repères classiques, perd son statut transcendant et apparaît comme une activité livrée à l’escalade du « n’importe quoi », du gadget, de l’objet kitsch. Au bord de l’imposture, l’art contemporain soulève la question du devenir artiste dans un environnement où le succès en termes de marché relève d’un certain nombre de facteurs. (C. Dedomon, 2015)

Si donc sous la plume de Houellebecq on peut découvrir un discours théorique sur l’art digne des essais de sociologie, des ouvrages de référence de l’histoire de l’art, ces connaissances appellent à l’intégration d’une éthique assurant un développement harmonieux. Dans le déploiement de ce qui se voit comme développement harmonieux de l’économie de l’art, Michel Houellebecq ne se contente pas de critiquer le capitalisme artiste et ses mystères. Il va bien au-delà en proposant de revenir aux formes perdues, aux repères classiques, à l’idée de groupe pour permettre à l’Art de quitter le cycle infernal de la société de consommation ou de la logique marchande. On sent chez lui une véritable fascination pour le vieux monde, l’ordre ancien. Il y a une vraie nostalgie, une sensation de perte dans le passage de l’art traditionnel à l’art moderne et contemporain. Pris donc dans sa logique économique telle que représentée dans La Carte et le territoire, l’art contemporain illustre les graves dérives d’une société hypercapitaliste qui s’inscrit en porte à faux avec la logique d’un réel développement ; celui qui favorise un épanouissement des formes harmonieuses, qui accorde une prégnance au charme et à l’agrément de la vie en société et qui donne lieu à un enrichissement des existences. 

Ce même sentiment nostalgique est observable dans Les années insulaires avec plus d’acuité.  Si chez Le Guillou la peinture se fait depuis un certain temps continuation de la politique, cela permet de poser la réflexion critique sur les dissensus internes liés à la propension exagérée de modernisation dans les arts et l’architecture. Cela tient, en contexte fictionnel, dans la mise en scène du hiatus continuel et perpétuel entre conservatisme et modernisme dans l’édification des politiques artistiques et architecturales. Dans le cadre de ce texte, le discours critique tenu par Le Guillou tente assidûment de figurer un partage du sensible afin de représenter les nouvelles configurations du paysage politico-artistique. Ce qui confère un volet résolument éthique à son écriture fictionnelle et sert de finalité à la fois au discours sur l’esthétique qu’aux discours sur le politique. Un ordre est profondément bouleversé par l’évolution, remettant en cause la découpe conventionnelle du sensible. Pour Jacque Rancière qui travaille sur cette question, « le partage du sensible, c’est la façon dont les formes d’inclusion et d’exclusion qui définissent la participation à une vie commune sont d’abord configurées au sein même de l’expérience sensible de la vie. » (J. Rancière, 2000, p. 12). La fiction de Le Guillou reprend ici le concept en formulant une découpe au sein des grandes catégories sensibles. Avec le progrès et le changement, le partage du sensible se modifie et différentes marginalités se constituent au sein des groupes jusque-là étanches.

Dans Les années insulaires, le topos de matérialisation du changement prend tout son sens avec la transposition des réels desseins politico-esthétiques de la gouvernance de Pompidou. Le changement auquel sont réfractaires les « insulaires » contestataires semble se cristalliser dans l’œuvre monumentale réalisée par Agam :

C’était l’antichambre d’Agam, la chambre-tableau dans laquelle le président malade venait s’abriter et méditer. Elle était là maintenant, au sommet de l’immense alambic qu’il avait rêvé et qu’il n’avait jamais vu. Le successeur, croyais-je me souvenir, n’en avait plus voulu. L’émotion ne me quittait pas : tout m’excitait, les parois de transacryl, le jeu des lamelles flamboyantes, le rituel japonais, tous ces pieds qui marchaient sans chaussures sur le beau tapis des Gobelins, tous ces orants, ces contemplateurs, parmi lesquels le jeune chevelu aux chaussettes vert d’eau, entré là, dans le tableau comme l’aurait dit le concepteur des lieux, dans le salon d’Agam qui était certainement une des réalisations les plus belles que cette époque eût osées. (P. Le Guillou, 2014, p. 32)

Dans le récit, le salon d’Agam est l’œuvre principale du projet esthétique du président Pompidou. Cette œuvre subliminale s’inscrit dans une longue série de recherche sur l’art en mouvement, cet art dit cinétique qui consacre une symphonie visuelle comme finalité de l’art moderne. Si cette œuvre tombe en disgrâce après la mort de Pompidou, c’est justement parce qu’elle est profondément liée à la métamorphose de Paris. Les temps changent à l’image de ces 900 nuances de couleurs qui la composent. Dans son expérimentation, le spectateur est amené à réfléchir sur la mobilité infinie du temps et l’infinie des possibilités visuelles : ce qui existe n’est pas forcément visible et les images invisibles sont innombrables. Elle matérialise la perte des valeurs spirituelles spécifiques à l’époque et fait entrer la culture de plain-pied dans la modernité. Il faut dire qu’un nouveau partage entre art et politique se dessine dans l’espace des temps modernes. La modernité recouvre en fait un nouveau régime de productions artistiques, ce que Rancière nomme le régime esthétique de l’art, et qu’il distingue du régime éthique de l’art et du régime représentatif de l’art (J. Rancière, 2000). Dans cette dynamique, tout changement relèverait d’abord d’une volonté politique radicale. Admettant ainsi, valablement, l’exclusion de certaines catégories réfractaires aux nouvelles dispositions dans la mesure où celle-ci ne semble pas visiblement consciente des enjeux contemporains.

En somme, pour Houllebecq et Le Guilou, si le modernisme capitaliste, dans lequel est englué le monde de l’art, est capable d’accroitre les richesses, de produire et de diffuser les biens de toutes sortes par un développement économique et esthétique avéré, cette évolution passe par des crises économiques et sociales profondes susceptibles de conduire à un réchauffement dévastateur du climat de l’art. : il est évident que « L’œuvre d’art reproduite techniquement et reproductible[ comme l’implique l’hypercapitalisme mercantiliste] a perdu son aura » (Lypovestki et seroy, 2013). Cette aura mystique consubstantielle à l’art est perdue dans un monde liquide où rien ne prend le temps de se fixer selon zigmun Bauman (2013). Ce qui fait naitre, chez nos auteurs, une véritable nostalgie qui démontre la nécessité de trouver un équilibre dans la folle course de l’homme vers cette modernité à connotation mercantiliste régi par le pouvoir de l’argent.

Conclusion

La méditation de ces auteurs sur l’image artistique (le portrait), dans sa dimension rhétorique, nous invite à considérer le lien spécifique qui s’établit entre l’écriture littéraire et le monde de l’art. Il s’agit de voir l’intrication profonde entre ces deux régimes sémiotiques ; le texte fait l’image et l’image fait le texte. Autant l’art s’investit du savoir de la littérature pour représenter l’écrivain, l’écrivain de son côté charge sont texte et le déploie à partir des savoirs et des savoir-faire du peintre. Ainsi, la forte diffusion de l’art aujourd’hui favorise l’élargissement de l’horizon d’attente. On assiste à une transfiguration du banal qui permet de redéfinir et caractériser, par la même occasion, le paradigme de l’art contemporain.

À scruter la réalité du monde contemporain, l’écriture fictionnelle révèle que l’art perd son aura mystique et sacrée. La divine crainte que l’art suscitait autrefois, en effet, a fait place à un gout aseptique, fade qui émane d’une transfiguration exagérée du banal. L’objet artistique comporte une structure intentionnelle qui la différentie de l’objet non artistique. De cette intentionnalité et cette représentation découle la nécessité d’une interprétation qui devient constituante de l’œuvre elle-même. L’identité de l’œuvre d’art a une nature éminemment historique et tisse un lien intime avec « l’ambiance théorique » spécifique à chaque époque.  Ainsi, si l’art contemporain trouve une forme d’épanouissement dans le sillage du de l’hypercapitalisme mercantiliste. Les artistes, comme c’est le cas avec Jed Martins et Keross, deviennent des stars épanouies financièrement. Cet épanouissement matériel se déploie au détriment de l’épanouissement artistique. L’artiste au contact de l’argent et du pouvoir perd son âme, sa magie. Il est dépouillé de son authenticité (Jed et Kerros) et se soumet au pouvoir de l’argent et des mécènes politiques qui légitiment leur action et agenda culturel par la caution de l’artiste. Ce qui amène à questionner le devenir artistique à l’aune de la norme de l’engagement de l’artiste d’aujourd’hui pour de nobles causes.     

 

BIBLIOGRAPHIE

ARAMBASIN Nella, 2007, Littérature contemporaine et histoire de l’art : récits d’une réévaluation. Genève : Droz.

BAUDRILLARD Jean, 1970, La société de consommation. Paris : Denoël.

BAUMAN Zigmun, 2013, La vie liquide, Paris, Fayard

BENJAMIN Walter, « L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique », Œuvre III, Paris, Gallimard, 2000, pp. 268-316.

DEDOMON, Claude, « L’art contemporain face à la logique marchande dans La carte et le territoire de Michel Houellebecq », in Revue italienne d’études françaises [En ligne], 5 | 2015, mis en ligne le 15 décembre 2015, consulté le 15 décembre 2015. URL : http://rief.revues.org/1046.

DELEUZE Gilles, 2002, Francis Bacon. Logique de la sensation. Paris : Seuil.

HEYVAERTS Catherine, 2016, « Deleuze ; Faire respirer la vie figurative en soi ; Le Diagramme comme défiguration des clichés dans la Logique de la sensation de Gilles Deleuze ». Philopsis. Juin 2016 http://www.philopsis.fr.

HOUELLEBECQ Michel, 2010, La carte et le territoire. Paris : Flammarion,

LARDELLIER Pascal, 1997, « L’image incarnée, une généalogie du portrait politique », in Mei « Médiation et Information » n°7, pp. 26-42

LE GUILLOU Philippe, 2014, Les années insulaires. Paris : Gallimard.

LIPOVETSKY Gilles et SERROY Jean, 2013, L'esthétisation du monde. Vivre à l'âge du capitalisme artiste, Paris, Éd. Gallimard,

LOUVEL Liliane, 1998, L’œil du texte, Toulouse, P.U. du Mirail.  

MOLINIE Georges, 1997, Dictionnaire de rhétorique, Paris, Le Livre de Poche.

PINELLI Antonio et alli, « Le portrait du roi : entre art, histoire, anthropologie et sémiologie »,  Perspective [Online], 1 | 2012, Online erschienen am: 30 Dezember 2013, abgerufen am 01 Juli 2024. URL: http://journals.openedition.org/perspective/423; DOI: https://doi.org/10.4000/perspective.423

RANCIERE Jacque, 2000, Le partage du sensible, Paris, La fabrique.

RUFFEL Lionel, 2012, « Un réalisme contemporain : les narrations documentaires », in Littérature 2012/2 (n°166), pp. 13 à 25

THOREL-CAILLETEAU Sylvie, 2011, Fictions du savoir, savoirs de la fiction. Paris : PUF.

VAN WESEMAEL Sabine « PENSER LA NARRATIVITÉ CONTEMPORAINE : La Carte et le territoire, formidable autoportrait de l’écrivain Michel Houellebecq », in RELIEF – Revue électronique de littérature française 12 (1), 2018, p. 68-85 DOI: doi.org/10.18352/relief.989 ISSN: 1873-5045 – URL: www.revue-relief.org

VOUILLOUX Bernard, 2018, Image et médium. Sur une hypothèse de Pascal Quignard. Paris : Les belles Lettres.

 

[1] On lira à profit Liliane Louvel, 1998,  L’œil du texte, Toulouse, P.U. du Mirail.  pour plus de precisions sur ces notions.

[2] Voir « LE MAG’, LITTÉRATURE » LE MAG – Pompidou, Paris et modernité : rencontre avec Philippe Le Guillou, écrivain. 19 février 2014, https://www.lapeniche.net/pompidou-paris-et-modernite-rencontre-avec-philippe-le-guillou-ecrivain/

Continuer la lecture avec l'article suivant du numéro

La normalisation de la pensée par la suggestion métaphorique

Pierre-Antoine Pontoizeau

Partir de la rhétorique classique et de son enseignement sur les vertus d’éloquence de la métaphore puis en examiner les ressorts psychologiques et sociaux entre le locuteur, l’auditeur et le groupe. Faire l’hypothèse que la métaphore insinue un champ sémantique et cognitif à la façon d’un intrus qui opère grâce à cette suggestion insidieuse jusqu’à normaliser la pensée par le champ cognitif dont est extrait la métaphore qui devient le guide d’une réduction épistémologique d’un champ de connaissance à un...

Lire la suite

Du même auteur

Tous les articles

Aucune autre publication à afficher.