Discours de réception du titre de "docteur honoris causa" de l'Université d'Arad, Roumanie, le 25 juin 2003.
Tout d'abord, permettez moi de vous exprimer mes remerciements : aux membres du Sénat de l'Université d'Arad en la personne de son recteur M. Aurel Ardeleau et très chaleureusement à notre collègue et amie le Pr. Lavinia Betea.
Vous m'avez proposé de recevoir un titre de docteur honoris causa. C'est bien plus qu'une décoration, c'est un rare privilège académique. Et j'en suis très flatté et très heureux.
Or, vous et moi ne nous connaissions pas énormément.
Je crois en conséquence entrevoir dans votre geste un des traits de l'âme roumaine. Vous faites preuve d'une superbe générosité.
Certes, nous avons en commun une même mission, celle de transmettre des connaissances, sans tenir compte des limites de la géographie, de la différence des origines ni des langues.
Je pense que nous partageons la même foi dans l'œuvre de l'humanité, et dans la culture (si chère à E. Renan), jusqu'au point d'en faire la base de notre conception de la nation.
Je suis donc heureux d'être parmi vous et de recevoir ce magnifique cadeau symbolique.
Mais j'ai une autre raison de me sentir heureux et ému d'être parmi vous.
Je porte le nom de Dorna, dont les racines roumaines sont pour moi pleines de mystère et je me retrouve aujourd'hui au cœur de la Transylvanie et sur la trace de mes ancêtres.
Je suis comblé deux fois, donc.
Vous voyez pourquoi votre geste m'apparaît généreux et grand.
Et pour vous remercier dans la tradition universitaire, et dans ce cadre magnifique, la Mairie d'Arad, je vous propose de nous entretenir quelques minutes d'un sujet qui me tient à cœur : la psychologie politique.
La psychologie politique est, à mon sens, une question à la fois rationnelle et sentimentale, un travail intellectuel et une quête spirituelle.
Chacun perçoit dans son for intérieur que la politique est imprégnée de psychologie, et réciproquement.
La politique et la psychologie forment un couple tumultueux, voire sulfureux, depuis fort longtemps dans l'histoire de la culture occidentale greco-latine.
C’est chez Protagoras autant que chez Platon que la politique se fait psychologie.
Plus tard avec Machiavel cette relation s'épanouit.
Et avec G. Le Bon, elle se veut un art de gouverner.
Enfin, vers les années 30, H. Lasswell signe le contrat de mariage entre la psychologie et la science politique.
Ainsi en est-il de l'union de ce beau couple duquel est né un espace, un carrefour, un domaine de connaissance que nous appelons "psychologie politique".
Commençons par dire que la psychologie politique contemporaine puise son renouveau dans la crise de la modernité. Il s'agit là d'une perturbation majeure, dont les conséquences sont visibles, mais probablement inattendues à plus long terme.
En effet, aujourd'hui, nous vivons une crise politique profonde et surtout paradoxale. C'est un véritable télescopage de plusieurs crises cumulées. Et parmi ces crises, le paradoxe est que la victoire quasi planétaire de la démocratie représentative se trouve associée à l'essoufflement du grand projet humaniste du siècle des Lumières.
Et par ricochet, la psychologie politique se trouve, maintenant, au coeur de la crise de la société contemporaine et d'une polémique épistémologique qui la dépasse en même temps qu’elle la structure.
Je pense que personne ne peut - raisonnablement -proposer une définition acceptée par tous.
En conséquence, je n'exprime ici qu'une opinion.
Juste un point de vue.
Vous êtes donc libres d'y adhérer et invités à polémiquer.
I.- Une tentative pour comprendre l'objet de la psychologie politique
Commençons par une question de forme : à quoi ressemble la psychologie politique ?
Disons-le de manière synthétique : c'est une approche transversale aux sciences humaines et sociales et de plus en plus une discipline universitaire en réseau.
Nous pouvons convenir que la psychologie politique offre un champ d'étude et un potentiel de dialogue théorique qui fait actuellement défaut aux sciences humaines et sociales et à la vie politique au sens noble du terme.
II.- Une approche et un programme de recherche à Caen
Impossible d'illustrer ici ce que les chercheurs en psychologie politique font, encore moins vous en proposer une synthèse.
Je n’en ai ni la prétention ni la connaissance exhaustive. En compensation, je peux essayer de vous raconter en toute simplicité les perspectives du programme de recherches sur le « démocratisme » que j'anime à l'Université de Caen.
Si j’en suis arrivé là, c'est en écho à ma propre perception de l'urgence politique du présent : la crise actuelle de la société n'est pas une crise comme les autres. Il y a là un enjeu dont les conséquences restent voilées dans un futur incertain.
Établir le diagnostic de cette urgence (Dorna 1994) et comprendre ses mécanismes me semble le défi de la psychologie politique contemporaine. Cette crise est d’autant plus profonde qu’elle résulte d’un télescopage de crises préalables, le fascisme, la Shoah, la « chute du mur de Berlin », le changement de nature des régimes démocratiques et la dénaturation des idéologies issues de la modernité.
En fait, il s'agit d'une crise provoquée par un formidable dysfonctionnement de la démocratie représentative, par la perte d'un projet de perfectionnement de l'humanité, par l'échec des théories du changement social et par la présence d'un néolibéralisme individualiste ; et, en même temps, par l'émergence d'une demande de sécurité dans un monde perçu comme dangereux, et par l'attente de figures charismatiques à l'encontre du statu-quo voulu par les élites gouvernantes.
C'est dans ce contexte que notre programme de recherches sur le « démocratisme » se propose de comparer dans trois pays (France, Mexique et Portugal pour le moment) les perceptions de la démocratie, soumettre à une vérification expérimentale (en laboratoire) les rapports entre les comportements démocratiques et les crises de groupe, et, enfin, élaborer une échelle pour mesurer le démocratisme.
Ainsi, si l'objet principal de notre démarche porte sur le « démocratisme » et l'élaboration d'une échelle de mesure à l'image de celle proposée par Adorno et al à propos de l'autoritarisme, nous souhaitons articuler notre démarche avec d'autres phénomènes psychopolitiques, dont l'analyse nous semble éclairante, notamment : les mirages de la démocratie, les effets du machiavélisme et du charisme, les effets du discours et des populismes politiques.
Rappelons brièvement :
a)Le système démocratique représentatif moderne (Manin 1995) est devenu un système incertain, voire un leurre pour les masses populaires et une justification rhétorique pour les élites gouvernantes.
Une savante alchimie l'autoritarisme d'inspiration autocratique de libéralisme.
Le monde politique d’aujourd’hui se précipite vers l’avenir sans se donner le temps de saisir le présent ni de se souvenir du passé.
Les points de repère à l’échelle individuelle ne sont pas semblables à ceux de l’échelle collective. La perception est ambiguë et de plus, virtuelle.
b)Une deuxième question y est associée : la société est-elle en train de vivre une transformation morale ? Une telle interrogation (nous) renvoie à la pensée de Machiavel, à l’ambivalence des situations démocratiques et à la présence de comportements de manipulation.
Arrêtons-nous là quelques moments pour illustrer cette affirmation à la lumière des travaux empiriques récents.
Christie et Geis (1979), deux chercheurs américains, dans la lignée de Machiavel, ont avancé une hypothèse expérimentale intéressante : l'individu manipulateur (machiavélique) tire un maximum de bénéfices des situations ambiguës, face à face et à forte implication émotionnelle.
Quelques expériences à l'Université de Caen(Dorna 1996) nous ont permis - en partie- de corroboré les résultats obtenus par les expériences américaines. Mais nos objectifs portent sur de nouvelles situations. Schématiquement, les résultats obtenus avec l'échelle de "machiavélisme" indiquent que le discours politique, dans la dimension droite-gauche, s'établit ainsi : la « droite » semble plus machiavélique que le « centre », et celui-ci plus que les « apolitiques » et la « gauche » (D > C >A > G). Et si leurs différences sont certes minimes, mais elles existent : les machiavéliques ont une structure marquée plus par les verbes factifs que par les verbes déclaratifs, ils personnalisent davantage leur discours et utilisent plus de modélisations. Aussi deux observations qualitatives marquent la différence: d'une part, on convainc mieux ses pairs, d'autre part, on est plus convaincant quand on part d'une position critique.
c)Enfin, revenons à une troisième problématique de la crise et le retour des phénomènes populistes et charismatiques.
Cela nous interpelle à nouveau. La psychologie politique peut proposer des réponses à l'enfermement académique et au pragmatisme des professionnels de la politique.
Le mouvement populiste s’incarne toujours dans une des figures les plus classiques de l'univers politique : l’homme charismatique. Toutefois, le populisme reste un phénomène méconnu, éruptif et presque éphémère, où la forme émotionnelle l’emporte sur le fond raisonné. A cela s'ajoute l'appel au peuple, car l'homme populiste s'adresse à tout le peuple, mais surtout à ceux qui n’ont pas de pouvoir et qui subissent en silence l’impasse et la misère. C’est là sa force et sa raison d’être. Les symboles jouent là un rôle de reconnaissance, formidablement accélérée par l’espérance d’un retour à l’équilibre d’antan. C’est le jeu de la séduction et du savoir-faire, de la finesse dans l’esquive, du contact direct et chaleureux. La dimension anti-dépressive n’y est pas absente.
III.- En guise de conclusion : la tâche de notre temps
Nous pensons que la psychologie politique doit faire face à une double tâche :
-
D'une part, collaborer à la reconstruction épistémologique des sciences humaines,
-
D'autre part, enquêter sur la conception de l'homme néo-libéral et de la pensée technocratique actuelle.
Ce n'est pas un mystère pour personne que les hommes politiques professionnels sont devenus des techniciens et des gestionnaires. Et qu'ils « navigue » à vue et à court terme, faute d'une orientation théorique générale, et avec un savoir faire purement pragmatique.
La psychologie politique au sens que nous avons proposé ailleurs (Dorna 1998, 2003) possède une force de proposition face à l'enfermement et le pragmatisme.
On doit à A. Touraine une réflexion qui marque le point de retour à la psychologie politique, lorsqu'il écrit en 1984 : « La crise de la société porte sur sa définition même. » (…) et que plus loin il ajoute : « Le temps des émotions, au sens psychologique comme au sens historique ancien de ce mot, est revenu. » (…)
C'est pourquoi les questions refoulées de jadis rôdent à nouveau autour des cités affaiblies. Ici et là, des nouvelles manifestations de fascisme, de populisme, de nationalisme, et des querelles religieuses se font entendre et menacent les fondements mêmes de la modernité.
Le retour de la psychologie politique s'imposé ainsi, sous forme de ré-ouverture et de dialogue à la fois politique et académique (Wallenstein 1996). Il s'agit d'une (re)prise en compte de la transversalité de la connaissance, du caractère concret des problèmes, de leur dimension historique, et de la relation étroite entre le rationnel et l'affectif, autant que de la pratique citoyenne de la démocratie.
Marc Bloch, l'historien fusillé par les nazis, disait dans son livre testament "l'apologie de l'histoire" :
"Isolé, aucun spécialiste ne comprendra jamais rien qu'à demi, fut-ce à son propre champ d'études. " Et nous ajoutons ici concernant notre approche: la psychologie politique ne peut se faire que par la réflexion commune et la pratique sociale.
Voilà notre utilité et ce qui donne sens à la démarche de tous devant l'aliénation quotidienne qui guette l'être humain moderne. Faut-il rappeler avec Pascal que la logique de la raison cartésienne a dérapé faute de considérer les logiques du cœur. En politique raison et émotion forment un tout et la psychologie politique l'a compris bien avant d'autres disciplines.
Je conclus, en vous remerciant encore une fois, avec la devise inscrite dans le frontispice de votre Mairie : via veritas vita !
A.D.
Christie R. et Geis F.: Studies in Machiavellians. N.Y. Academic Press. 1979.
Dorna A. (l989) : La Psychologie politique, un carrefour disciplinaire. Hermès 5/6. Paris.
Dorna A. et Ghiglione R. (l990) : Psychologies politiques. Psychologie Française. T. 35-2. Paris.
Dorna A. (1994) : Diagnostic de la société démocratique contemporaine, pour une psychologie politique pluridisciplinaire. Connexions n°64.
Dorna A. (1995) : Les Effets langagiers du discours politique. Hermès n°16. Paris.
Dorna A. (1996) : Personnalité machiavélique et personnalité démocratique. Hermès n°19. Paris.
Dorna A. (1998 a) : Le Leader charismatique. Paris. DDB.
Dorna A. (1998 b) : Fondements de la psychologie politique. Paris. PUF.
Dorna A. (1999) : Le populisme. Paris. PUF.
Dorna A. (2003) : La democracia : un espejismo ? B. Aires. Ed. Lumen.
Manin B. (1995) : Le Gouvernement représentatif. Paris. Flammarion.
Touraine A. (1984) : Le Retour de l'acteur. Paris. Fayard.
Wallerstein I. (1996) Editeur: Ouvrir les sciences sociales. Descartes et Cie. Paris.