N°41 / Les langues et le politique - Juillet 2022

Fuente Ovejuna : emblème politique

Gisèle Valency

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Fuente Ovejuna, emblème politique

Alexandre Dorna nous a quittés. Nous avions longuement parlé de Fuente Ovejuna. Il était passionné par cette pièce où il voyait avec raison le triomphe de la solidarité populaire sur l’avidité individuelle, et m’avait demandé un texte que je lui dédicace tristement aujourd’hui. G.V.

« Je suis né dans les deux extrêmes que sont l’amour et la haine, je n’ai jamais eu de milieu ». Lope de Vega

Fuente Ovejuna[1] raconte l'histoire de paysans en lutte contre les abus du pouvoir où les paroles aussi bien que les silences « savent communiquer la détresse et l’humiliation »[2] . Rappelons-en la trame, ni tragédie ni drame ni comédie ni même tout cela à la fois, mais un texte imprégné du génie visionnaire et satirique de Lope de Vega insolent, chaleureux, violent et amer.

Le gouverneur du village de Fuente Ovejuna, Commandeur de l’Ordre de Calatrava humilie ses administrés en refusant de leur reconnaître une dignité morale qui restreindrait ses droits propres. L’avilissement concerne surtout les femmes du lieu qui doivent lui permettre d'exercer un droit proche du cuissage, sans limite ici, et s'adressant aux femmes mariées aussi bien qu'aux jeunes filles sur le point de prendre époux. Les excès deviennent si violents, si humiliants (les pères ou les fiancés qui tentent de s'opposer sont eux-mêmes soumis à des brutalités et des brimades) que les paysans se révoltent pour défendre leur dignité.

Dans ce texte cruel et parfois très drôle, Félix Lope de Vega met en scène un événement vieux de plus d’un siècle qui avait marqué les esprits du Siècle d’or : en 1476, sous le règne de Ferdinand d’Aragon et d’Isabelle de Castille, les habitants de la municipalité de Fuente Ovejuna avaient refusé de dénoncer ceux qui, parmi eux, avaient osé se révolter contre les abus de pouvoir du seigneur local, l’avaient tué, et s’étaient « armés de silence jusque sous la torture »[3] . En effet les villageois ne dénoncent pas les auteurs du crime. A l'envoyé du roi chargé de faire la lumière sur cette affaire, ils se déclarent tous impliqués en répondant aux questions par "Fuente Ovejuna l'a fait".

En contrepoint à cette trame principale que l'histoire a retenue, se développent d'autres débats, très nombreux, qui montrent que la pièce de Lope a l'immense ambition de se situer au carrefour des grandes questions du siècle :

Solidarité ou individualisme ?

Féodalisme ou pouvoir monarchique ?

L'imprimerie est-elle une bonne invention ?

Les femmes sont-elles des sujets amoureux ? (versus des objets de désir)

Et ce qui fait le génie de Lope c'est d'avoir compris combien ces questions entretenaient, dès le Siècle d'Or, des liens intimes et que, sans en dérouler longuement le fil, le texte devait permettre de comprendre l’interdépendance de ces enjeux.

1. Retentissement actuel

Les interprétations morales et politiques de la pièce se sont opposées ; mais il serait difficile de défendre une interprétation psychologique privilégiée pendant le franquisme, par un célèbre critique antifranquiste qui y voit surtout une lutte du trio composé par Frondoso, Laurencia et le Commandeur. L’histoire de Fuente Ovejuna a eu, a toujours, un immense retentissement dans l’imaginaire collectif espagnol comme un arrière-plan permanent de « l’engagement civique quotidien »[4].

Si j’aborde la question du retentissement avant même l’analyse de l’œuvre c’est que Fuente Ovejuna trouve ses prolongements dans des conflits et des luttes actuels qui s’en réclament pour justifier leur action. Il y a une multitude d’exemples, je n’en donnerai qu’un. 

El Pais en 2011, où un débat sur l’éthique journalistique invoque Fuente Ovejuna pour défendre sa position : des journalistes, en conflit avec leur direction, ont refusé de signer leurs articles en guise de protestation pendant les discussions sur les conventions collectives. La direction du journal proteste estimant qu’il s’agit « d’une imitation de mauvais aloi du mythe national……. » et qu’une telle attitude est contraire aux normes de l’exercice professionnel[5].L’événement a été longuement prolongé et débattu dans la presse espagnole.

Le retentissement de Fuente Ovejuna est tel que l’usage de ce nom propre s’est lexicalisé, est devenu un mot courant dans les medias d’Espagne et d’Amérique latine[6]. La critique littéraire et la presse se sont approprié le récit ‘Fuenteovejuna’ en un seul mot, en faisant une bannière sous laquelle on relie des événements très variés, conservant parfois assez peu de l’intrigue ou de l’événement historique. C’est désormais une expression figée. Le plus souvent, l’information met en évidence le soulèvement d’une multitude contre une situation injuste, plus rarement une révolte violente. Cependant cette dernière émerge des publications latino-américaines quand la presse espagnole privilégie surtout la dimension héroïque.

2. Sources historiques

L’intrigue s’inscrit dans un contexte de lutte entre monarchie et ordres religieux : la plaine du Campo de Calatrava avait vu se dérouler de longues luttes entre chrétiens et musulmans. Puis, Alphonse VII, roi de Castille, conquit la forteresse musulmane et la communauté mise en place pour sa défense fut érigée en ordre militaire par une bulle pontificale. (L’ordre de Calatrava auquel appartient le Commandeur). Ayant reçu de larges donations de terres, l'ordre eut un grand pouvoir ; il ne reconnaissait que l'autorité du pape, et cette autonomie provoqua des affrontements avec la monarchie espagnole dont nous pouvons suivre les manifestations tout au long du texte de Lope. En 1487 -soit dix ans après l’épisode raconté dans Fuente Ovejuna- le roi Ferdinand le Catholique fut nommé Grand Maître de l'Ordre par une bulle pontificale, nomination confirmée pour ses successeurs.

Lope suit la Chrónica de Rades composée un siècle après le soulèvement plutôt que le récit d’Alonso de Palencia (Crónica de Enrique IV), écrit peu après l’événement, et qui présente une version bien différente. Sans être exact, Lope suit très finement les évolutions politiques qui voient l’autorité des ordres religieux restreinte par une monarchie toujours plus puissante.

Dans la Crónica de Palencia, le Commandeur n'est pas l'allié du roi de Portugal, mais un fidèle vassal des Rois Catholiques qui se conduit généreusement avec les habitants ;  ces derniers lui reprochent seulement l’augmentation des impôts. Les conjurés sont parmi « les plus méchants » et surtout, le récit de n’évoque pas une attitude héroïque des villageois, ni même l'envoi d'enquêteurs royaux à sur place[7].

Mais en un siècle, l'épisode de Fuente Ovejuna a subi d’importantes transformations :  le noble et fidèle Commandeur est maintenant traître aux Rois Catholiques, la révolte villageoise, se transforme en manifestation héroïque de colère et de loyauté envers le Roi. Ce changement de perspective est d’autant plus surprenant pour le lecteur ou le spectateur d’aujourd’hui que la pièce s’adressait à un public noble. A la fin du XVIe siècle, l'épisode de Fuente Ovejuna était devenu exemplaire et il fallait en tirer la moralité : châtiment subi par les tyrans, solidarité populaire.

Si j’insiste sur cet aspect qui relève de l’histoire littéraire, c’est qu’il permet de comprendre comment cette reconfiguration de l’histoire sert des intérêts politiques, et à quels enjeux obéissent les choix privilégiés par Lope qui, en dramatisant l’événement, accentue cette lecture.

L’affrontement entre la monarchie et les ordres religieux apparaît alors comme un conflit entre le moderne, l’imprimerie, la science, le savoir, et l’ancien monde. C’est pourquoi le maire du village, Esteban, menacera le Commandeur au nom du roi et des lois : 

« ... il y a des rois en Castille qui font de nouvelles règles et chassent le dérèglement…Ils ne permettront pas qu’il y ait des hommes aussi puissants que la taille de leur croix… »[8].  Cette société moderne qui revendique la monarchie contre les pouvoirs locaux et refuse les abus est symbolisée par l’imprimerie qui fait l’objet de débats importants[9] et par une exceptionnelle place faite aux femmes.

3. La décision

Fernán Gómez de Guzmán est présenté comme le type même du tyran : violences exercées à l’égard des femmes, mauvais traitements envers ses vassaux[10], trahison envers les Rois Catholiques, autrement dit, refus de reconnaître ses obligations envers son suzerain et à l’égard de ses administrés. Ces questions ont partie liée ; ainsi l’épisode de Ciudad Real (victoire de l’Ordre contre les rois catholiques) crée le jalon nécessaire à leur clémence future puisque les rois vont amnistier le village. Le Commandeur est aussi un conseiller machiavélique auprès du Maestre, le jeune Maître de l’Ordre :

« … je suis venu vous conseiller de vous emparer de Ciudad Real … il n’y a d’autre garnison que les habitants et quelques hidalgos qui ont pris le parti d’Isabelle et fait appel à Ferdinand… Tirez votre blanche épée, vous devez la rendre aussi rouge que cette croix que vous portez à la poitrine » (emblème de l’ordre).

Le Maestre reprend l’injonction mot pour mot « …je tirerai cette blanche épée, pour que son éclat, baigné dans le sang, soit aussi rouge que la croix… »[11]

Au début de la pièce, les rapports entre le Commandeur et ses administrés sont des plus sereins. Les autorités du village[12], l’chevin et les alcaldes (conseillers municipaux) organisent un accueil splendide après sa victoire à Ciudad Real (I, 529-594).  Leurs louanges sont cependant ambigües :

« Qu’il soit bienvenu le Commandeur qui écrase les terres et tue les hommes ! »[13] Pour lui faire honneur et pour garnir sa table, ils lui offrent ce qu’ils ont de plus délectable. Mais cela ne suffit pas au Commandeur qui désire un autre gibier : « c’est à toi que je parle jolie bête[14] sauvage … »

4. Les femmes et l’honneur

Dès le début de l’Acte I, dans un dialogue avec Pascuala, Laurencia se distingue de l’ensemble des villageoises que le Commandeur a violées. Résistant aux offres de Flores et d’Ortuño, serviteurs qui font office d’entremetteurs, elle le fuit.

Dans l’acte II, les éléments dramatiques convergent : les femmes ne peuvent sortir sans compagnie[15], Jacinta est enlevée et livrée aux soldats malgré ses appels au secours ; Mengo qui a voulu la défendre est fouett jusqu’au sang, Frondoso doit se cacher car il est poursuivi par les hommes du Commandeur. Ce dernier s’enquiert de ses futures « conquêtes » ; Olalla dont le fiancé s’inquite, ou Ins, et demande au père de Laurencia de lui livrer son «lièvre » (sa fille). La jeune femme,[16] symboliquement réduite à une proie, échappe cependant au Commandeur. Mais les autorités municipales sont indignées et la haine va croissant.

Le jour des noces de Laurencia et Frondoso, l’abus de pouvoir atteint son comble ; en pleine fête, les hommes du Commandeur enlvent Laurencia arrtent Frondoso ; puis ils arrachent au maire (l’alcalde, père de Laurencia) son bton de commandement avec lequel ils le rouent de coups. Or le Commandeur s’est réfugié dans le village, après la défaite de sa faction, définitivement battue par les (futurs) Rois Catholiques, et sa violence semble une médiocre compensation de son échec sur le champ de bataille.

Le moment choisi pour le rapt n’est pas anecdotique car l’amour des deux jeunes gens symbolise l’unité du village, leur union coïncide avec la volonté collective, ils sont « pour un seul », « pour ne faire qu’un » ; c’est surtout pour les défendre que cette “république” (v.867, début A. II) s’est élevée contre son seigneur car “l’amour les a mis en mouvement” comme l’explique Frondoso au Commandeur quand le village attaque la maison pour le libérer (v.1864 p.140); la solidarité du village se condense symboliquement dans cet amour dépourvu d’égoïsme.

En espagnol, « village » et « peuple » sont un même mot, (pueblo) ce qui permet tous les glissements de sens observés depuis plus d’un siècle, et contribue au slogan le plus populaire du monde hispano-latino-américain :

« El pueblo unido jamas sera vencido ».

L’acte III se déroule alors dans une atmosphère d’urgence[17]intense. Au moment décisif, après le rapt de Laurencia, les autorités de la ville se réunissent pour convenir d’une action. C’est le premier discours de révolte, celui d’Esteban sur la vieillesse humiliée et le sentiment paternel bafoué. On propose d’abord d’en appeler au roi, mais le temps manque, Ferdinand est occupé par la guerre contre le roi du Portugal.

Il est caractéristique, bien que rarement noté, que la solution retenue, la plus violente, soit offerte par un échevin, personnage dont l’anonymat anticipe la réponse de tout le village. A La question de Juan Rojo, père du jeune homme que l’on va pendre : « Toi, que veux-tu que le peuple tente ? » cet échevin répond : « mourir ou donner la mort aux tyrans » qui annonce ou résonne étrangement avec la devise que s’était donnée la Convention de 1793 : « La liberté ou la mort ».

Barrildo, jeune lettré, s’effraie : « Contre son seigneur prendre les armes !». Esteban objecte :« Le roi seul commande après le Ciel »[18] ; il s’agit de préparer la vengeance ; l’argument justifie la violence, au nom d’une soumission supérieure ; ce mouvement ambivalent -entre provocation et argumentation atténuante- est fréquent dans le discours de ces époques de censure, où règnent les ordres religieux et la monarchie catholique.

Laurencia fait alors irruption, échevelée, vêtements déchirés[19] et si défigurée que son père peine à la reconnaître et voit en elle « une brebis » victime d’un « tigre » ; mais en s’imposant dans cette réunion, Laurencia bouleverse complètement le rôle qui lui était dévolu : « Laissez-moi entrer : j’ai bien le droit d’assister un conseil d’hommes ; si une femme n’a pas le droit de donner son avis, elle a bien le droit de crier. Me reconnaissez-vous ? » (III, v.1711-1716). Sa dignité́ blessée, son désir de vengeance, la conduisent en ce lieu où seuls les hommes se réunissent. Son père ne l’a pas défendue ; « Ne m’appelle plus ta fille » (v.1721- 1722 p.133). La liberté de propos, le ton de Laurencia, autorisent une lecture féministe du texte de Lope. Elle qui avait pris l’initiative du premier échange amoureux avec Frondoso, les qualifie de « moutons », de « poules » mouillées, « vous supportez que d’autres hommes jouissent de vos femmes… ». C’est sa harangue (70 vers) qui déclenche la révolte mais surtout elle entend que les femmes y prennent leur part et ne laissent pas les hommes seuls pour les défendre (v. 1826-1827, p.139). Après quoi, l’unité des hommes et des femmes acquises dans cette révolte ne se dément plus.

C’est ainsi qu’une armée féminine, devant la maison du Commandeur investie par les hommes du bourg, réclame que son corps soit lanc sur leurs piques ; puis Laurencia entre chez le Commandeur. Son épée va combattre les entremetteurs qui les ont enlevées elle, et toutes les autres femmes du village. Dans cet effort pour dépasser sa vengeance propre elle se détache et confirme cette lecture féministe.

Laurencia avait déclaré que le commandeur n’a pas réussi à la “forcer”[20] ; dans le dispositif dramatique, son “intégrité” confirmée prudemment par Frondoso (son fiancé), est imposée par une idée centrale, le triomphe de l’amour et le viol aurait été une erreur. D’ailleurs, Pascuala et Laurencia dès le début de la pièce, incarnaient deux attitudes politiques -résignation ou résistance-, développées dans l’intrigue, alors que la logique du Commandeur débouche nécessairement sur la violence. Que Laurencia ait été violée ou non, peu importe, elle est la figure de la résistance et de la vengeance.

Lope a mis l’accent sur l’unanimité de Fuente Ovejuna, ce « cœur inébranlable » qui a permis à chacun de se refuser à la moindre dénonciation pour se sauver, et pas seulement dans la scène de torture, mais aussi quand, les villageois se préparent et à l’interrogatoire et à la torture, dans les tentatives de répétition antérieures, dans les joyeux dialogues postérieurs, et encore dans le récit du juge, sans doute parce que pour lui, cette unanimité, le « d’une seule voix » dans l’assassinat de Fernan Gomez était, (est toujours) l’acte essentiel de Fuente Ovejuna. Absent du récit d’Alonso de Palencia, il est présent chez les autres chroniqueurs, et dans l’explication du proverbe devenu banal « Fuente Ovejuna l’a fait » ; sans doute aussi dans l’esprit des spectateurs qui vinrent voir la pièce. Si pour certains, cette unanimité était une tentative de se soustraire à la responsabilité personnelle, le juge en insistant sur les souffrances supportées par trois cents personnes (la Chronique disait seulement « beaucoup »), met l’accent sur l’héroïsme de chacun. La déroutante réponse de Mengo qui finit par vaincre l’inquisiteur[21] est un moment culminant : « Qui l’a tué ? – Monsieur, Fuenteovejunette ».

Mais l’assassinat du Commandeur ne devrait pas rester impuni (Acte III) ; les villageois composent des couplets et des chansons d’appel à la clémence royale, où ils répètent un slogan : « Mort aux tyrans » (toujours au pluriel ce qui exclut le roi) jusqu’à la généralisation finale : « Mort à la tyrannie ». Les interprétations morales du texte ne voient dans l'intervention des rois à la fin de la pièce que celle d'un deus ex machina ; mais seule la monarchie pouvait légitimer une revendication de dignité et d’honneur populaire dont l'aristocratie réclamait le privilège exclusif.

Les rois apparaissent donc en scène, illustrés par leurs armes de Castille, de Léon, et d’Aragon. Lope, sans fondement historique mais avec un puissant symbolisme visuel, les a substitués, sur la place de la ville, à la tête du Commandeur[22] : « Enlevez cette tête de là, il a une figure de pendu » pour rappeler que l’assassinat s’est accompli au nom des Rois.

Dans la Chronique, la soumission à la couronne était indirecte : “ceux de Fuente Ovejuna après avoir tué le commandeur allèrent à Cordoue et se recommandèrent à la juridiction du lieu” ; chez Lope, ils se recommandent directement au roi. Ce qui a fait dire à certains critiques (C.Stern citée par V.Dixon) que les grands auteurs n’avaient été que de “serviles instruments” d’une politique de propagande en faveur du statu quo.Commence alors un dialogue soulignant la mission harmonisatrice de la Couronne. Quand Laurencia les voit : « Ce sont eux les Rois ?... Par ma foi, ils sont beaux… » La Chronique dit qu’ « informés des tyrannies du Grand Commandeur par lesquelles il avait mérité la mort, les Rois ordonnèrent que cessât le procès sans plus de vérifications », comme si la culpabilité du Commandeur excusait son lynchage. Le peuple en effet ne demande pas seulement la “clémence” mais que le roi, reconnaissant que sa “besogne” (v.1825) était justifiée, déclare son “innocence”. Si Fernando le faisait, il injurierait l’Ordre de Calatrava, et serait soupçonné de partialité (puisque la victime était traîtresse à la Couronne), il donnerait en outre son assentiment à un soulèvement populaire, à une vengeance, qui requièrent un châtiment (v.2018-2025) exemplaire. Mais s’il remettait le village à cet ordre, il en consoliderait l’autorité comme s’il ignorait sa rébellion.

C’est pourquoi Lope souligne la toute récente humilité du Maestre et ses serments de service loyal, annonçant ainsi le retour de l’Ordre de chevalerie à sa fonction, symbolisée par la croix : batailler sous l’autorité de la couronne contre les ennemis de la foi chrétienne. Flores l’avait dit dès le début de la pièce : « La Croix rouge oblige (à combattre) ceux dont elle revêt la poitrine, même s’ils appartiennent à un ordre sacré ».

Devant une dernière tentative du Maestre pour redire que Fuente Ovejuna relève de sa juridiction, le roi rappelle que l’Ordre est subordonné à l’autorité royale « ceci ne vous concerne plus désormais ».

Ce premier dénouement s’articule finement au second celui de l’intrigue centrale, introduit par le retour du juge inquisiteur, dans une scène évidemment parallèle à celle de l’Acte I, où le juge était envoyé dans une ville soulevée et lui faisait subir un terrible châtiment. Ici, il ne peut qu’avouer son échec, devant la solidarité des habitants de Fuente Ovejuna (v.1920-1931) ; à la fin de son récit, il précise le problème que le Roi, en juge chrétien, doit résoudre : “tu dois ou les pardonner, ou tuer la ville entière ».

Il faut souligner que la seconde hypothèse n’avait rien d’invraisemblable pour les spectateurs de cette époque. En d’autres occasions, la réponse royale fut autrement brutale : pour les vassaux qui tuèrent leur seigneur, Don Juan de Palafox en Aragon, le roi envoya une force armée qui incendia et détruisit intégralement la ville tout en faisant subir des atrocités à quelques habitants des environs.

Dilemme ou conflit d’obligations, le roi choisit une solution moyenne, acceptant provisoirement le contrôle du village, tout en s’engageant à le céder dès que la chose sera possible à un membre de l’Ordre convenable (ni traître ni tyran).

Cette solution qui est sans doute une échappatoire pour le roi, limite réellement son pouvoir. En insistant sur la gravité du délit sans le punir, reconnaissant ainsi implicitement qu’il était justifié par les circonstances, elle entérine le message central “Fuente Ovejuna l’a fait” : la solidarité du peuple a permis son acquittement.

Conformément au précepte de L’Arte Nuevo[23], « Ne laisse entrevoir aucune solution avant la scène finale », le problème doit rester entier jusqu’à la fin. Lope a eu aussi l’intuition que la scène théâtrale réclamait une confrontation directe entre le pouvoir royal et le peuple et, contre toute vraisemblance, a organisé ce face à face entre les rois et les paysans à la fin de la pièce. Tous sont maintenant sur scène : les deux maires, Frondoso, les femmes et « tous les villageois qui voulaient… » (v.2382).

 

[1] Lope Felix de Vega Carpio 1562-1635. Fuente Ovejuna édition bilingue texte traduit et présenté par L.Combet. Le traducteur n’a pas numéroté les vers, je cite aussi une édition en ligne, facile d’accès : Vern G. Williamsen.

[2] I. Roy « Fuente Ovejuna /Fontaine aux moutons ». Jeu, Revue de Théâtre (67).1993

[3] P.H.Ortiz, 2011 Non-Fiction

[4] P.H.Ortiz 2011, Non fiction

[5] J.LCelerian, J.Estefania, J.Ceberio et X.Moreno, (directeurs d’El Pais) : « Transparencia frente a Fuenteovejuna », El Pais 28 Juin 2011.

[6] « La lexicalizacion y el uso del término ‘fuenteovejuna’ en la prensa escrita de Espana y Latinoamérica » 2015, Tonos digitales, Murcia.

[7] Pierre Dupont, Travaux sur le Siècle d’or. Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2017.

[8] p.122 éd.citée

[9] L’imprimerie et l’art poétique qui fait l’objet d’un traitement très sophistiqué, méritent une étude à eux seuls et ont fait l’objet de plusieurs publications ; j’y renonce ici.

[10] « Vassal » ne rend qu’imparfaitement le sens espagnol de « sujet ».

[11] Ed. citée, p.36, je traduis.

[12] Au début du XVIIème siècle, une nouveauté sociale apparaît : le paysan, ni serf ni bourgeois, qui revendique avec énergie sa dignité, son souci de considération, son sens de l’honneur, souvent en conflit avec l’aristocratie.

[13] La traduction de l’édition bilingue la plus courante affadit le texte en proposant : « Qui s’empare des villes et répand la terreur » .

[14] Ed.citée, p.60 je traduis.

[15] V.1137-1150

[16] Selon F.Dumora : « engagement corporel des héroïnes du peuple dans la ‘comedia ‘ lopesque », Nov. 2014, Reims.

[17] Malgré de grandes réussites, la traduction systématise les périphrases, allonge et édulcore le texte de Lope lui faisant perdre une partie de sa vivacité.

[18] v.1700, p. X éd.citée.

[19] A.III p.133 et suiv.

[20] F. Ruiz Ramon, cité par V.Dixon.

[21] F. Ruiz Ramon (v.2248-49)cité par V.Dixon : « Su Majestad habla… La conclusion ejemplar de Fuente Ovejuna », Criticon, n°42 1988.

[21] v.2069-2080 et v1992-1993)

 

[23] Lope de Vega, El Arte Nuevo de hacer Comedias. 

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