Les enjeux philosophiques et sociologiques du nouchi :
pour une intelligibilité symbolique
Moulo Elysée Kouassi, université Alassane Ouattara, Bouaké, Côte d’Ivoire. il est l’auteur de :
L'amère saveur de la liberté ou la réinvention de soi dans la douleur chez Edilivre, 2019
Bref phénoménologie de l'immigration dans l'Afrique actuelle, Édition universitaire européenne, 2018
Le pauvre et le rêve, Édition universitaire européenne, 2017
De l’existence, esquisse d’une réflexion sur l’accomplissement humain Edilivre, 2016
Introduction
Est-il possible de soutenir une désaffection ou une apathie linguistique à l’égard du Nouchi? La ténacité et la vitalité du Nouchi ne nous obligent-elles pas à un au-delà de nos réflexions primaires sur une langue véhiculaire perçue autrefois comme un phénomène météorique, un instinct de jeunesse désobligeant et réfractaire à la langue nationale ? A bien des égards, nous sommes mis en demeure d’étudier et d’analyser rigoureusement la dynamique de l’évolution du Nouchi, de com-prendre dans quelle mesure il pourrait aider à la sauvegarde de la destinée temporelle de la Côte d’Ivoire face au repli identitaire. Dans des bien des cas, nous devons étudier les prédictions sur son avenir dans un contexte d’austérité, comprendre comment il a subsisté au temps pour s’impose comme nécessaire et, allant de soi, sujet national voire international.
Au prisme de la philosophie et de la sociologie, cette analyse-action entend étudier une dimension particulière du Nouchi en contexte de crise des identités, mais aussi, et surtout, dans une philosophie de l’existence mue par la quête inextinguible de la Liberté. Il va s’en dire que dans nos sociétés où le repli identitaire est à l’affût, il devient urgent et nécessaire de saisir l’intelligibilité du Nouchi, c’est-à-dire questionner son fondement et ses fonctions sociales. À partir de ces considérations, il paraît clairement que notre objectif est d’en révéler les raisons qui le fondent, qui le légitiment et qui en constituent les justifications de sa condition pérennise, d’une part, et, d’autre part, d’en montrer comment dans une logique de ré-invention de soi il est un projet mu par une sorte de métamorphose existentielle. Nous entendons montrer par la « réflexion seconde » (Gabriel Marcel, 1951, p.13) que le Nouchi met entre parenthèses les alibis ethniques et les palabres stériles autour de l’ethnicité et qu’il révèle une autogénération, un acte-créateur. Ainsi, dans une démarche phénoménologique et socio-critique, le Nouchi sera perçu comme une nécessité existentielle dans un contexte où le concept de langue-culture devient une problématique essentielle pour l’être-au-monde.
1. Le Nouchi : herméneutique du sens et de la réception
La reconnaissance de la vitalité et l’omniprésence du Nouchi nous obligent à penser ses enjeux philosophiques et sociologiques. L’avènement du Nouchi n’a jamais été auréolé de gloire, car « considéré comme la langue des brigands, des truands des quartiers chauds d’Abidjan » (Chonou, 2015, p.140.), qui peu à peu a investi tout le terroir. Aujourd’hui, tous (linguistes et spécialistes du langage) s’accordent à reconnaître sa vitalité et sa ténacité malgré les prédications pessimistes sur son avenir. L’on en vient même à s’interroger sur le fondement légitime et essentiel. Promis à un avenir fracassant et cauchemardesque, un regard étriqué et lucide nous oblige désormais à questionner en direction de ses fonctions sociales. Il s’agira donc de connaître son fondement légitime, de saisir « les conditions de son émergence et de sa pérennisation (Chonou, 2015, p. 135) pour en dégager son intérêt profond et ontologique.
Un regard phénoménologique autour de nous et sur le phénomène Nouchi, invite à aller au-delà de l’analyse descriptive qui reste l’œuvre des linguistes, pour saisir le cœur fondant du Nouchi. Pour-quoi le Nouchi ? Telle serait la question philosophique par excellence, à propos. Mais la réponse à une telle question appelle la saisie de l’intelligibilité qui passe par une herméneutique du sens. L’herméneutique est la science de l’interprétation des signes, de leur valeur symbolique. Foucault (1996, p. 44.) la saisit comme « l'ensemble des connaissances et des techniques qui permettent de faire parler les signes et de découvrir leur sens ». Ainsi, on comprend que le bien-fondé d’une herméneutique du Nouchi renvoie à une intellection son fondement légitime ainsi que ses fonctions sociales, en contexte de réinvention de soi (Lafage, 2002, p. 35).
Premièrement, la signification fondamentale du Nouchi tient avant tout à l’idée d’un acte créateur. L’acte-créateur est un acte qui est le propre d’un Sujet libre, autonome et responsable. Un tel acte est la manifestation de l’êtreité et de la subjectivité, car il est le propre de l’homme intérieur libre, capable de faire germer des formes nouvelles. C’est-à-dire un sujet capable de dé-construire, de ré-construire et de reconstituer son historicité, de sortir son être historique des joutes de l’aliénation (spirituelle, intellectuelle, culturelle, politique et économique). C’est l’acte de la volonté qui vise le nivellement des formes, l’ensemencement des nouveaux jalons, des mentalités neuves. C’est donc une volonté conquérante et conséquente, une quête de sens de l’existentiel qui devient, en dernière analyse, l’expression parfaite de la volonté de puissance, en tant que celle-ci ajoute foi à la puissance de la causalité de la volonté transformatrice. L’acte créateur devient donc un acte de la volonté voulue, et celle-ci est conscience et réfléchie, responsable et autonome. Un tel acte fonde l’éthique de la responsabilité (Nietzsche et Sartre).À partir de cette première considération, le Nouchi apparaît comme un acte créateur qui est investi d’une volonté de puissance capable de donner vie et forme à des formes nouvelles, en l’occurrence cette nouvelle parlure omniprésente. C’est le désir ou le vouloir de l’homme à dominer la parole, à lui donner sens en donnant aussi sens à sa propre existence. Voilà pourquoi le linguiste Aboa (2017, p. 63) dit qu’il « est emblématique pour les jeunes qui le revendique en tant qu’affirmation de leur identité, de leur « esprit créateur et de leur volonté de liberté ».L’enracinement du Nouchi dans le milieu jeunesse non témoigne donc d’une quête de la dignité culturelle.
Deuxièmement, le Nouchi devra être perçu comme une éthique de l’être-au-monde dont le ferment reste et demeure une réinvention de soi. Cette réinvention de soi est le propre de l’homme à la seconde puissance puisqu’il est le seul capable de décider de se récréer, de refaçonner l’existence. Cette réappropriation est le désir de sortir des joutes d’une aliénation culturelle étalée sur un demi-siècle et qui n’offre aucune possibilité louable de réalisation de soi et d’autoréalisation. Se réapproprier son histoire c’est en être le guide, le dépositaire authentique. A travers le Nouchi les jeunes veulent se réaffirmer. C’est même une quête de la liberté qui n’est possible que par la liberté de l’Esprit et de Conscience. Il y a donc une crise de la conscience au sens où les jeunes se refusent une langue dans laquelle ils ne trouvent que limitation. Ils veulent aller au-delà du réel, atteindre des seuils dont personne ne se fait la représentation. Ils ont compris que l’homme transcendantal est le seul grand artisan de l’histoire (Berdiaeff, 1968). Ainsi, ils s’inscrivent doublement dans une éthique de l’altérité en se posant comme « l’autre en tant qu’autre », et ils expriment la langue de l’autre en tant qu’autre pour faire valoir leur identité culturelle et leur dignité. Peut-être le procédé linguistique dynamique et évolutif n’offre pas une grande stabilité, mais la symbolique du Nouchi véhicule un message fort :la symbolique de la métamorphose existentielle et de la Liberté.
Troisièmement, dans la perspective de la sociologie dialectique, le Nouchi est le combat de la masse opprimée par une minorité d’intellectuelle éprise du français. Le Nouchi est infléchie à l’idée d’une métamorphose sociale, un changement de mentalité. Le Nouchi se présente comme le langage de la Liberté, un véritable moyen de récréation de soi, de reconquête, etc. Ce qui importe dans cette analyse, ce n’est pas tant la codification du Nouchi, ni le mécanisme de construction de cette langue, c’est le fondement légitime. Le substratum qui le fonde est important. Dans une dialectique existentielle de l’être et l’avoir, nous dirions que le Nouchi répond à l’exigence de la sauvegarde et de la reconstitution d’un patrimoine matériel et immatériel. Le Nouchi devient donc une valeur culturelle à promouvoir et à entretenir avec soin, si l’on s’accorde qu’être homme, ou être un peuple, c’est avoir sa propre culture, son histoire et sa langue. Le Nouchi devient l’avoir de l’être ivoirien, la symbolique de son affirmation et de son accomplissement dans l’histoire ; et rien, rien au monde ne doit étouffer cette marche. Comme le dit si bien le sociologue, « La structure du langage n’est jamais fixée pour toutes, elle fait l’objet d’une transformation plus ou moins continue initiée par les individus au fil de leurs interactions sociales et de leurs actions sur l’environnement » (Manfred Bischoff (2008, p.149).En tant que tel, le Nouchi devient le langage de la liberté mais surtout le langage de la réflexivité et de l’intersubjectivité. Avant de questionner en direction de ses fonctions sociales, il est très significatif de faire reconnaître le mérite et le talent du génie créateur d’une jeunesse qui a su volontairement ou non insufflé une dynamique linguistique nouvelle, une pensée du renouveau dans le domaine des langues. Le Nouchi n’aurait pas pu ne pas être ; il dénote de la responsabilité et de la volonté de donner sens à l’existence. Quelle interprétation lui accorder après avoir dégagé son fondement légitime ?
2. Des fonctions sociales à l’intelligibilité symbolique du Nouchi : vers le sens de la créativité culturelle
Au prisme de la philosophie et de la sociologie, il devient prégnant d’appréhender le Nouchi autrement que comme un véritable moyen de construction de l’être-collectif. Le Nouchi est, et il faudra l’assumer, un langage de Rencontre, de Dialogue, voire de communion intersubjective. Comme vecteur de culture, de solidarité et de fraternité, le Nouchi devient ce moyen de co-habitation interculturelle, de réconciliation des I-dentités, et donc ce facilitateur de la co-existence par de-là les différences culturelles et linguistiques. Nous entendons fonder le Nouchi dans cette interprétation discursive fondamentale où l’être épris de parole et de pensée se délecte dans l’Ouvert avec les autres, en dépassant sa seule réalité culturelle pour échoir en une fraternité transcendantale d’où jaillit la socialité et la vie intersubjective. Le Nouchi est l’expression sans ambages d’une intégration linguistique en marche, qui, bien construite, peut servir de levier pour la construction d’une intégration des peuples ; tant sa singularité montre qu’elle dépasse les subjectivités pour réaliser l’être-ensemble. Toute langue a pour vision de rassembler et d’unir autour d’un idéal sociétal indéniable qui fonde l’unicité de la réalité historique et spirituelle du peuple ou du groupe qu’elle investit. En un tel sens, le Nouchi paraît conquérir le vivre-ensemble, un idéal d’unité qui rassemble, mobilise les jeunes, voire le paysage linguistique ivoirien. Par le Nouchi et à travers le Nouchi plusieurs s’unissent consciemment ou non, parlementent, interagissent sans pour autant faire prévaloir la supériorité ou l’identité ethnique. Le Nouchi favorise la sublimation des identités meurtrières (repli identitaire) en réalisant un vivre-ensemble les légères différences sociolinguistiques sont proscrites.
Nous pouvons (perce)-voir dans le phénomène Nouchi un au-delà qui n’est rien d’autre que l’intersubjectivité, sinon la vie dialogique, dont Martin BUBER s’était tant investi, puisqu’il voyait le monde humain comme un cadre de Rencontre. Dans la pensée bubérienne le dia-logue est un aveu d’altérité en ce sens qu’il n’y a dans le dialogue authentique aucune possibilité de néantisation de l’autre en tant qu’autre. La relation Je-Tu(Buber) prend toute sa valeur surabondée puisqu’elle inaugurale une relation où il y a une assomption de l’altérité. Interpréter le Nouchi dans ce contexte où la possibilité du dialogue est offerte, même aux inconnus, c’est reconnaître clairement que nous entrons dans une intersubjectivité dont l’intentionnalité opérante est la fraternité. Le Nouchi est donc la manifestation d’une communication inter-humaine qui milite en faveur de la sociabilité, la rencontre, le rassemblement. En réalisant donc l’intégration, il met en jeu l’intersubjectivité, donnée essentielle de la philosophie du dialogue, laquelle philosophie entend humaniser la vie, apporter un sens divin à l’humanité. Car par « une assurance existentielle invincible » (Gabriel Marcel, 1964, p.67), les nouchiphones réalisent une « hospitalité spirituelle » (Gabriel Marcel, 1964, p.271) qui transcende l’ethnicité problématogène. Mais cette solidarité inhérente au Nouchi, faut-il le reconnaître, se construit par opposition à la langue française. Dès lors, si le Nouchi vient comme une réinvention culturelle et linguistique, il serait plus avantageux de le soutenir, de le promouvoir et de travailler à sa codification. Le Nouchi, dans la perspective du dialogue langue-culture, paraît comme le creuset de la fraternité nationale. En tant que tel, se pose l’exigence de penser la dimension anthropologique et sociale du Nouchi, car il est indéniable de reconnaître qu’il favorise un dialogue inter-ethnique, un brassage culturel, le vivre-ensemble, la sociabilité. En tant que marquage identitaire en devenir, il apparaît aussi comme un instrument d’intégration pour les jeunes dans un espace multilinguistique polymorphe. Au regard de la réalité sociolinguistique de la Côte d’Ivoire, on ne peut nier le caractère prégnant de la cohésion interculturelle dont est capable de générer le Nouchi, qui apparaît dès lors comme le solide fondement légitime de l’être-ensemble.
À la vérité, dans la perspective phénoménologique, entendu que la phénoménologie va droit aux choses, dans leur source originaire, se perçoit l’intérêt d’une intelligibilité symbolique du Nouchi. Cette intelligibilité symbolique et sa condition socio-philosophique nous invitent à le saisir comme un espace de langue-culture pour communiquer une certaine affirmation ou attestation ontologique. La relation Être / Parole nous invite à penser le sérieux donc d’une anthropologie morale et politique qui, à la lumière de l’intelligibilité symbolique, nous oblige, en dernier lieu, à saisir le Nouchi comme le renoncement de l’être au monologisme linguistique imposé par le Français, pour donner une origine dialogique au dialogue des réalités langue-culture.
Symboliquement, nous devons donc comprendre que le Nouchi se saisit comme d’un instrument qui permet aux individus de traduire des émotions et des contenus de pensée avec une capacité de faire sens pour l’existence s’entend. L’intelligibilité symbolique dont il est question permet de comprendre que le Nouchi est un « projet culturel » ; l’intérêt culturel concret du dialogue des cultures et des peuples, car il est le produit de la créativité culturelle de l’homme libre, l’être à la seconde puissance. On pourrait s’abreuver à la source des enseignements de Jacques Francis dans Différence et subjectivité. Saisir donc les enjeux socio-philosophiques du Nouchi dans une telle perspective, c’est perce-voir le Nouchi autrement que comme une créativité culturelle qui plus participe de la mondialisation des cultures, mais aussi de l’éthique de l’humanité. Il va sans dire que si nous voulons sauvegarder le noyau éthique de l’humanité et le développement de la dignité ontologique de chaque peuple ou langue-culture, il importe alors de reconnaître le Nouchi comme un dialogue démocratique et participatif de l’être ivoirien ouvert au monde de la mondialisation. S’exprimer en Nouchi, dès lors, relève de la manifestation du spirituel en l’homme, c’est-à-dire la capacité du sujet à se transcender pour affirmer sa volonté de puissance et son attestation ontologique, en tant qu’il est incarné dans ce globe avec la Parole. Certes, la reconnaissance sociale du Nouchi est problématique et polémique car l’intelligibilité phénoménologique ne nous fournit pas exhaustivement aucune assurance sur sa capacité à être la langue ivoirienne. Cependant, dans une attitude de prudence philosophique, nous sommes mis en demeure de reconnaitre que, bien qu’il atteste d’une décision éthique de l’être-au-monde à s’autogenerer ; qu’une ontologie phénoménologique de la vie rende compte de sa vocation au statut de langue-culture, le contexte politique et sociale ne nous garantit aucune assurance définitive. Le Nouchi peut donc paraître équivoque quoique rien ne présage ni sa victoire sur le Français, ni son fracas.
Ce qui se donne comme d’une évidence phénoménologique, c’est la simple constatation que le Nouchi se présente indéniablement comme un espace « d’autogénération et d’autorévélation de Soi que toute vie porte absolument en elle » (Paul Jésus, 2009, p. 274). Cela tient à signifier que l’incarnation du Nouchi ou son avènement dans l’univers linguistique ivoirien vise la sortir de l’être ivoirien de la passivité linguistique. Il traduit la projection de soi historiale au sens où l’entendrait Heidegger ; car, si « l’avenir peut être investi par le désir et receler alors une efficacité mesurante et transformante unique qui s’applique sur toute action, œuvre et événement possible (…) conçus comme prégnants et futur et jugés à l’aune d’un avenir désirable » (Paul Jésus, 2009, p. 274-275, cette représentation de l’avenir fulgurante du Nouchi déploie une sorte de représentation subjective vis-à-vis d’autrui et de la socialité. Mais ce serait manquer d’objectivité et de responsabilité si l’on ignore que cette idée de projection à la recherche d’une identité culturelle par la créativité et l’inventivité culturelle demeure précaire et ne présage rien de rassurant et d’assurant. Cela ne voudrait pas aussi dire que l’esprit révolutionnaire du Nouchi doit être sacrifié à l’autel de l’inespéré car l’inespéré est aussi la source de l’espérance. Elle signifie simplement que la vision apocalyptique d’un Nouchi langue nationale de la Côte d’Ivoire peut paraître utopique si on ne détermine pas clairement ses enjeux. Reste que la phénoménologie du Nouchi témoigne aussi d’une certitude incertaine, ou même fait signe pour faire signe d’une assurance invincible qui est l’idée de réinvention de soi, d’autogénération et d’autorévélation de Soi.
On conviendra, en dernière analyse, que cette vision apocalyptique du Nouchi ou le désir ardent d’un Nouchi langue nationale ou langue-culture ivoirienne tiendrait au fait que « l’homme qui désire humainement une chose agit non pas pour s’emparer de la chose que pour faire reconnaître par un autre son droit » (Paul Jésus, 2009, p. 279), c’est-à-dire ici le droit de se doter d’une langue nationale, d’une identité linguistique. Rien n’indique donc que l’intelligibilité phénoménologique du Nouchi est vaine, même si rien ne présage aussi que la Côte d’Ivoire soit prête pour l’adopter. Il y va d’une volonté politique, encore que cette volonté ait besoin de se libérer pour libérer le peuple qui aspire à avoir son Avoir. Nous devons souligner la nécessité de l’intérêt d’une conscience nationale, voire une conscience de la solidarité intellectuelle et morale à l’égard du Nouchi. Celle-ci doit être l’œuvre d’une anthropologie morale conséquente par laquelle nous serons à même d’accepter que le génie-créateur qui sommeille en l’homme ivoirien se soit réveillé, et qu’il décide éthiquement de poser son estampille dans l’univers linguistique comme manifeste d’une participation à l’aventure de l’histoire humaine, avec une propriété, une valeur linguistique. Il s’agit donc de comprendre que la réflexion sur le Nouchi lève le voile sur une question sensible et fondamentale : le patrimoine culturel. La réflexion sur le Nouchi nous renvoie donc l’écho d’une interrogation en direction du patrimoine matériel et immatériel des peuples, tant est que le Nouchi appartient lui-même au patrimoine matériel et immatériel du peuple ivoirien. L’idée d’une économie du Nouchi doit s’inscrire dans une compréhension fondamentale de la Politique, en ce sens que, comme le souligne si bien (Arendt (1990, p. 61.), « si nous voulons être chez nous sur cette terre, fût-ce au prix d’un accord avec notre siècle, nous devons nous efforcer de prendre part à ce dialogue sans fin avec l’essence de ce monde. » Ainsi le jaillissement du Nouchi « en tant que déploiement et dévoilement de la capacité humaine à créer des changements positifs, à aménager l’espace par un agencement mécanique » (Kouassi, 2017, p. 309), répond d‘un droit naturel à disposer de soi-même comme exigence ontologique et morale. Il invite donc à se saisir de la Culture comme force (Yahot, 1999), car « la volonté d’être nous-mêmes ; d’assumer notre destin, nous accule finalement à la nécessité de nous transformer en profondeur » (Towa, 1970, p. 39), et ce par un consciencisme porteur de tout espoir.
Conclusion
La problématique linguistique et culturelle autour du Nouchi, à l’expérience, s’est révélée piégée et sans issue ; cependant nous pensons que c’est à la faveur d’une solidarité intellectuelle et morale que les conclusions de cette analyse devraient être jugées et examinées. Le consciencisme porteur des espoirs est manifeste dans la revendication culturelle et linguistique qu’ex-pose l’herméneutique du Nouchi. Il nous est apparu urgent de soutenir que seule une volonté politique libérée de la passivité et l’aliénation est la voix sûre de la garantie de cette contestation symbolique légitime.
La méprise sur l’intention de cet exposé serait de penser qu’elle invite à une rupture radicale avec la langue française. Notre intention n’a été bien plutôt d’indiquer que le Nouchi apparaît comme l’expression de la dialectique langue-culture, et qu’il postule la liberté existentielle en œuvre dans la philosophie de l’existence. En se posant pour s’opposer au Français, se perçoit fondamentalement dans le Nouchi une intentionnalité opérante qui est le désir de l’homme transcendantal d’être maître de la Parole, sinon artisan de son histoire. Le chemin de l’autogénération, l’auto-création culturelle passe obligatoirement par cette méditation qui révèle le Nouchi comme le manifeste du spirituel en l’homme qui fait jaillir des formes nouvelles, actant la vie. Aucune autonomie n’est effective et réalisable dans le domaine politique, culturelle, voire sociétale sans cette réelle volonté de se recréer, de niveler les choses et de mettre un terme à la passivité linguistique. L'indépendance linguistique et culturelle ne postule nullement une rupture iconoclaste avec les langues extérieures ; elle n’est ni une rupture iconoclaste avec le reste du monde, ni un changement radical en faisant table-rase du présent avec ses exigences. Elle postule simplement un acte symbolique de la liberté s’affirmant dans l’homme, et constitue la preuve de la revendication de la dignité culturelle qui est un noyau essentiel de l’éthique de l’humanité et de son développement même. Par-delà le Nouchi doit être perçu autrement que comme un langage de la fraternité, de l’intersubjectivité, voire du dialogue des cultures. Quoique donc la vocation du Nouchi au statut de langue-culture soit problématique et polémique, la revendication linguistique et culturelle portée par le Nouchi fait signe fondamentalement de la projection historiale de l’être ivoirien. Une solidarité morale et intellectuelle et un courage philosophique et politique, restent cependant le seul moyen de la réalisation du désir de cette auto-création culturelle. Si on ne peut le rejeter, alors il nous faut saisir cette vision apocalyptique d’un Nouchi langue nationale comme le moyen favorable d’une création culturelle. Soit. Bien des paroles à méditer !
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