N°43 / Identités et Appartenances, - Juillet 2023

Le nationalisme breton face à ses fantômes

Sébastien Carney

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Le nationalisme bretons face à ses fantômes

 

Sébastien Carney est maître de conférences en histoire contemporaine à l’université de Bretagne Occidentale. Ses derniers articles publiés : Armée républicaine bretonne et Armée révolutionnaire bretonne : de l’ARB à l’ARB (1966-2000), dans Jean-Noël Grandhomme, Jean Lamarre et François Audigier (dir.), Identités nationales et identités régionales dans l’espace de la francophonie européenne et nord-américaine des années 1960 à nos jours, Laval, PUL, 2022, p. 43-63 ; Comment peut-on être Celte ? Breiz Atao et la régénération des Bretons (1914-1944), dans Manon Six (dir.), Celtique ? La Bretagne et son héritage celtique, Châteaulin, Locus Solus, 2022, p. 126-135 ; Le roman national des nationalistes bretons (1921-aujourd’hui)Mémoires de la Société d’histoire et d’archéologie de Bretagne, tome C, volume II, 2022, p. 513-537.

 

« Résurrection » est une carte postale de propagande éditée en 1922 par Breiz Atao (Bretagne toujours), organe du Groupe régionaliste breton fondé en 1918, qui deviendra l’Union de la Jeunesse de Bretagne, puis Parti autonomiste breton (1927), et enfin Parti national breton (1931). Imaginée par Olier Mordrel, un des ténors de l’équipe, la carte représente un Breton conforme aux stéréotypes du siècle précédent : cheveux longs, sabots de bois, costume traditionnel. Le personnage surgit d’une sépulture sur laquelle on lit : « Ama eo beziet Breiz », ci-gît la Bretagne. Un pied encore dans la tombe, il signale aux militants une tâche inachevée : le relèvement de la Bretagne. Inscrite dans l’air du temps de ces années 1920 marquées par le retour constant des morts, cette carte eut la faveur des nationalistes bretons, agissant sur eux comme un miroir. Car, contrairement aux apparences, ce n’est pas un revenant que montre « Résurrection », mais le fantasme d’un Breton régénéré, d’un homme nouveau, riche des caractères des ancêtres disparus. À elle seule, l’image résume toute l’histoire du mouvement nationaliste breton du début du xxe siècle, qui est une histoire de spectres. En Bretagne, depuis la Grande Guerre, la presse militante, mais également divers producteurs de mémoire sont sujets à des « apparitions ». Le mouvement breton est hanté par des fantômes, des spectres qui, on le verra, résultent de la conscience qu’ont les militants nationalistes de la tension existant entre ce qu’ils sont eux-mêmes et ce qu’ils ne sont pas. On retiendra quatre de ces militants, qui sont les principaux meneurs du mouvement[1].

Le premier est Olier Mordrel. Né à Paris en 1901, ce fils d’un officier de l’armée coloniale se lance dans des études d’architecture. Il a à peine 20 ans lorsqu’il rejoint la maigre équipe réunie autour de Breiz Atao, dont il devient vite l’un des piliers. Polémiste avide d’expériences politiques, aussi brillant que sujet à un fort complexe de supériorité, il fonde en 1934 la revue Stur (Gouvernail, en breton), où il laisse libre cours à son attirance pour l’Allemagne nazie. Engagé dans la collaboration avec l’occupant pendant la Seconde Guerre mondiale, il parviendra à fuir l’Europe et se réfugier en Argentine pour éviter la peine de mort, avant de revenir passer ses dernières années de militantisme en Bretagne, où il meurt en 1985.

Raymond Delaporte est un tout autre homme. Né en 1907, il est le fils aîné d’un avoué de Châteaulin, d’un père érudit et ombrageux qui compense mal la disparition prématurée de son épouse décédée après son troisième accouchement. Élevé dans la foi catholique, Delaporte est un homme sérieux, assez casanier, doté d’un grand sens de l’organisation qu’il met moins à profit dans ses études de Droit que dans son acharnement à faire enseigner la langue bretonne dans les écoles libres. En conflit avec Mordrel, il remplace ce dernier à la tête du PNB en décembre 1940 et dirige dès lors un parti collaborationniste, ce qui lui vaut de fuir en Irlande pour échapper à l’épuration. Il consacre ses dernières années à la langue bretonne, et meurt en 1990.

Né en 1908 et élevé à Brest, Célestin Lainé est fils de marin et se destine lui aussi à la Marine Nationale. Sa vocation est contrariée par une fièvre typhoïde qui emporte sa mère, au moment où il rejoint Breiz Atao. Diplomé de l’École Centrale, il met ses talents d’ingénieur chimiste au service de l’action violente clandestine au sein de sociétés secrètes et de groupes paramilitaires, tout en élaborant une « foi celtique » païenne et raciste largement inspirée de ses échanges avec les milieux völkisch allemands. Prétendant fonder une armée bretonne, il met une petite troupe d’hommes au service de l’occupant en 1943, ce qui l’oblige, pour éviter la peine capitale, à se cacher en Allemagne puis en Irlande, après la Libération. Là, il s’engage dans des réflexions philosophiques et ruminera les expériences de ses quarante premières années jusqu’à la fin de ses jours, survenue en 1983.

Yann Fouéré est le plus jeune, et c’est lui qui vécut le plus vieux. Né en 1910, ce fils d’inspecteur des finances évolue dans la jeune bourgeoisie de son temps. Brillant mais rêveur, séducteur, opportuniste, il fait des études de Sciences politiques et de Droit, qui lui permettent d’obtenir un emploi au Ministère de l’Intérieur. Homme de réseaux, Fouéré œuvre pour l’enseignement du breton dans les écoles laïques, et ne cache pas son ambition régionale. Jeune patron de presse pendant la Seconde Guerre mondiale, il envisage un statut original pour la Bretagne dont il se voit volontiers gouverneur. Il fuit son procès en 1946 et trouve refuge en Irlande. Acquitté en 1955, il se remet publiquement à l’action bretonne, qu’il n’abandonnera jamais, jusqu’à sa mort en 2011.

Réunis dans l’action bretonne, ces hommes partagent un point commun essentiel : ils sont hantés par des fantômes. Ces fantômes sont l’insupportable souvenir d’une Première Guerre mondiale que ces jeunes n’ont pas faite, souvenir qui se traduit par leur engagement en politique. Mais ils sont eux-mêmes devenus des fantômes, ceux de l’impossible oubli d’une Seconde guerre qu’ils ont menée.

Les spectres de la génération inutile

Pour bien comprendre ce que fut le nationalisme breton du début du xxe siècle, il faut l'envisager en termes de génération, c’est-à-dire en tant que classe d'âge ayant été durablement marquée par un événement[2]. Nombre de jeunes nés entre 1900 et 1910 constituent ce que l'on a appelé la « génération sans sourire[3] », aussi appelée en Allemagne génération superflue, ou inutile[4].

Les gens de la génération sans sourire étaient enfants ou adolescents pendant la Grande Guerre. Mobilisés par l’enseignement, la lecture, la prière, les jouets dans la croisade de la civilisation contre la barbarie, habitués à la violence, ces jeunes gens ont été très tôt marqués par la politique[5]. Enfant, Mordrel a dessiné la guerre, et notamment la violence et ses effets sur les esprits et sur les corps : par exemple les ruines de l'église de Clézentaine en Lorraine, métaphore de la barbarie ennemie telle qu'elle apparaît dans la presse, ou encore des soldats mal rasés, blessés parfois, qui portent leurs yeux exorbités sur un monde qui leur est désormais étranger. D'un coup de crayon étonnamment pertinent et juste, le jeune garçon parvient à donner une vision du trauma de guerre. Mordrel lit la presse, par laquelle il est édifié sur la raciologie de son temps et il intègre le discours qui justifie l'éradication d'un ennemi déshumanisé. À l'école, il consacre une pleine page à la mise en situation du casque à pointe, fatalement lié au profil et à la taille du crâne. Celui-ci est surmonté de caricatures de soldats allemands au visage animal évoquant tantôt un rat, un nuisible, tantôt un porc, la saleté. De son côté, Raymond Delaporte dessine aussi : par exemple l'ébauche de la une d'un journal, incluant les colonnes blanches dues à la censure, autre forme de violence politique.

Cette génération est d'autant plus grave qu'elle comprend vite que c'est pour lui offrir un monde meilleur que l'on se bat. Comment, dans ces conditions, ne pas concevoir un sentiment de culpabilité ? Si les pères se battent pour leurs enfants, ceux-ci doivent se montrer dignes de leur sacrifice. Devenus responsables d'une guerre faite pour eux, les fils de héros doivent eux-mêmes vivre en héros et assumer la « dette de sang[6] » de leurs aînés.

De fait, éduqués et instruits dans la perspective de leur propre sacrifice, ils étaient promis à la guerre. Mais l’armistice a mis un terme à ce qui fut leur seul horizon pendant plus de quatre ans. Arrivés trop tard pour se battre, ces jeunes éprouvent le manque de ne pas avoir combattu, d’autant plus que le champ de bataille est perçu comme un lieu d’initiation qui participe d’un mythe de la guerre, dont on croit qu’elle fut une aventure transformant les corps et les âmes[7]. Mordrel le premier, à qui son père répète que c’est au feu que les gens révèlent leur vraie personnalité. « N'avoir pas fait la guerre était une infériorité fortement ressentie[8] », se souviendra Bertrand de Jouvenel. Aussi, en 1918, le désarroi de certains fut complet. Célestin Lainé se souvient de son état d’esprit à l’annonce de l’armistice :

Qu’allait-on pouvoir faire désormais si la Grandeur de la Patrie, l’Héroïsme et toutes les Vertus qui nous avaient menés à la Victoire venaient à se démoder ? À quoi allait servir la Justice si l’on ne pouvait plus combattre l’Injustice ? À quoi pourrait-on s’occuper ? Faire du sport ? C’est bien fade ! Dire des prières ? C’est peu mouvementé ! Travailler ? Sans doute, mais pourquoi ? […] L’aviation ne me tentait pas ; il m’eût fallu bien davantage ; au moins un voyage à la lune ou à la planète mars[9].

Condamnés à être des « puceaux de l’horreur[10] », privés de l’expérience unique de la découverte de la frontière qui sépare les hommes des surhommes, c'est-à-dire de leurs pères à qui il est désormais impossible de s'identifier, ces jeunes de la génération superflue sont sujets à ce que, faisant mienne une expression de Dominique Fernandez, j'appelle le complexe de Mars[11] : un déficit d'héroïsme guerrier, doublé ici d'une culpabilité de n'avoir pas honoré sa dette de sang, qui pousse des jeunes à explorer leur propre personnalité potentielle dans des expériences cathartiques et bouleversantes, une aventure qu'ils trouvent dans le combat armé, le sport de vitesse, l'alpinisme, la politique – militantisme, fascisme. Les dernières années de guerre marquent de fait une rupture entre la génération du feu – les combattants – et celle de la guerre – leurs fils – dont certains refusent une victoire d'autant plus lourde à assumer qu'ils n'ont pu y contribuer.

Ce n'est donc pas un hasard si c'est en septembre 1918, dans les parages de l'Action française, qu'est créé le Groupe régionaliste breton, qui aura bientôt son organe, Breiz Atao ! (Bretagne toujours). On y trouve de jeunes étudiants, ainsi que des anciens combattants à peine plus âgés et dont on recherche la compagnie. Morvan Marchal est étudiant en architecture, il fréquente la revue La Glorieuse Bretagne des armées ; dans ses mémoires, Mordrel raconte les frissons qui le parcourent à entendre les récits des anciens combattants du groupe, il prend bientôt le pseudonyme d'Er Gedour, le veilleur, inspiré du titre d'un poème évoquant le tour de garde d'un soldat dans la tranchée, écrit par de Yann-Ber Calloc'h, lui-même mort à la guerre. Dès son troisième article Mordrel fait l'éloge de « la guerre, noble et implacable, d'homme à homme », où se reconnaissent « les frères d'une même race pour qui la guerre est un devoir et une nécessité, qui se tutoient avant le combat, s'embrassent[12]... ». Ce n'est enfin pas un hasard si Yann Fouéré fera ses premiers pas d'homme public dans le mouvement breton en même temps qu'à l'Union Fédérale des Anciens Combattants, où il sera commissaire général des jeunes.

De plus, pour tous, la Bretagne est une terra incognita. Elle est non seulement une découverte, mais aussi une aventure teintée d'exotisme : on y parle une autre langue, on y porte des costumes étranges, on y découvre une pauvreté qui étonne. En 1918, Mordrel la traverse en vélo et y découvre d'authentiques indigènes dont peut se satisfaire l'aventurier des temps modernes qu'il incarne alors. Bretagne, aventure, guerre par procuration, tout se mélange à la faveur de réunions bien arrosées où l'on imagine des expéditions plus ou moins légales « dans une atmosphère qui tenait à la fois du repaire de révolutionnaire, du corps de garde de commando et de la salle de répétition d'un cercle celtique[13] ».

Cependant, la chaude ambiance de ces quelques soirées ne doit pas masquer la réalité de ce qui se joue : au sortir de la Grande Guerre, le champ du sensible de ces jeunes gens, structuré selon les deux axes que sont héroïsme et victimisation, est en déséquilibre[14]. Saturés d'héroïsme, ils se font victimes. Cette victimisation les fait passer de l'expérience perdue de la guerre à l'expérience de la guerre perdue.

Sur 20 ans de parution, dans presque la moitié de ses livraisons, Breiz Atao évoque l'impôt du sang, ou les 240.000 Bretons tombés pendant la Grande Guerre[15]. La revue est véritablement hantée par le souvenir de ces morts qui semble d'abord être le rappel d'une dette contractée par une France injuste envers des Bretons dont elle se serait honteusement servie, sans donner en retour à la Bretagne les faveurs pour lesquels les Bretons s'étaient si bien battus dans les tranchées, par exemple l'enseignement de la langue bretonne. Mais, très vite, les militants de Breiz Atao se plient à l'évidence : ces 240.000 soldats ne sont pas tombés pour la Bretagne mais bel et bien pour la France. Breiz Atao évoque alors les « 240.000 fils qui, au lieu de pourrir dans les barbelés de l’Est auraient mieux fait de prendre exemple sur l’activité déployée par les Volontaires en Irlande[16] ». De là jaillit un constat aussi simple qu'insoutenable : la guerre a « débretonnisé », francisé le pays, les Bretons sont devenus Français, ils ont donc dégénéré, ce que les 240.000 spectres viennent rappeler aux vivants. Breiz Atao constate l’introduction en Bretagne de « l’esprit parisien », des « mœurs d’Apache », du « système D » assimilé à « certaines habitudes d’immoralité »[17]. Mordrel affirme : « Tous ceux qui ont connu la Bretagne en 1912 ou 13, ont eu toutes les peines du monde à la reconnaître en 1920 ou 22. Dix années de guerre et d’après-guerre avaient plus détruit, défiguré, souillé son noble visage que cent ans de régime monarchique, impérial et républicain[18]. » On pourrait percevoir ici ce que la psychanalyse appelle la « projection[19] » : une délocalisation d'un élément de la conflictualité interne qui permet de percevoir chez les autres ce que le sujet ne peut reconnaître en lui-même, autrement dit un refoulement vers l'extérieur : « Ce n'est pas moi, c'est l'autre » – ce n'est pas moi qui suis un héros manqué, c'est l'autre qui a dégénéré. Mais on ne psychanalyse pas un mort, et on se contentera du simple constat que pour ces jeunes militants, la Bretagne a perdu la guerre, ce qui implique deux choses : d'une part il faut la régénérer, d'autre part, il faut combattre la France.

Les premiers espoirs de résurrection de la race bretonne sont placés dans la fréquentation des supposés frères celtes. « Le Panceltisme, assure Mordrel, nous fera sortir de notre ambiance pétrifiée, il nous plongera dans un courant de vie intense qui réveillera un génie, une sensibilité et un caractère endormis, abrutis par une trop longue servitude[20]. » Mais, au début des années 1920, les contacts pris avec des nationalistes Gallois et Irlandais déçoivent. Les jeunes de Breiz Atao délaissent alors les supposées parentés de sang pour des toutes aussi supposées parentés de sort, et se tournent alors vers les étudiants Flamands, puis vers les autonomistes Alsaciens, également considérés comme victimes de la latinisation. En Alsace, dès 1926, le Heimatbund parvient à animer des organes de presse à grand tirage et est victime de poursuites judiciaires qui lui assurent une publicité énorme, autant d'atouts dont sont privés les Bretons qui agissent alors par mimétisme. Quand les Alsaciens rédigent un Manifeste et fondent en 1927 un parti autonomiste, les Bretons font exactement la même chose, copiant les idées alsaciennes. Mais l'aventure tourne court car les Alsaciens comprennent vite que les Bretons n'ont aucun moyen : au contraire, ils en attendent trop des autonomistes alsaciens.

À vrai dire, les Alsaciens participent d’une autre parenté de sort potentielle : celle des jeunes « réalistes[21] », comme s'appellent ces jeunes non-conformistes qui veulent moderniser l'économie, défendre la paix et un projet européen fondé sur le rapprochement franco-allemand, réformer l’État, créer une force politique. L'un d'eux est Philippe Lamour. Né en 1903, il a aussi raté la guerre, et c'est également son drame. Jeune avocat, il rejoint l'Action française, avant de rejoindre le Faisceau de Georges Valois, puis de fonder son propre et éphémère Parti fasciste révolutionnaire, qui ne connaît aucune audience. À partir de 1929, il rejoint un mouvement breton et s'y fait la voix du « réalisme ». Une voix aussitôt imitée par Mordrel, qui adapte à sa façon le discours « réaliste », qui devient « utile ». « Notre époque est utilitaire[22] », clame-t-il. Mais Breiz Atao échoue lamentablement aux élections législatives de 1929, la caisse du parti est vide et les querelles éclatent, entre jeunes et anciens, nationalistes et fédéralistes. Le Parti autonomiste breton est dissout et une douzaine de militants fonde le Parti national breton en 1931. Le « réalisme » cède alors la place au « spiritualisme », au « personnalisme », mais on continue de chercher des appuis dans des parentés de sort, du côté des jeunes révolutionnaires parisiens réunis autour des revues Esprit, L’Ordre Nouveau, Plans, qui, diagnostiquant une crise de la civilisation, rejettent le matérialisme et l'esprit bourgeois, le parlementarisme, le centralisme et veulent redonner à la France une vocation héroïque en retrouvant une tradition spirituelle et personnaliste, c'est-à-dire construire l'homme en dehors du capitalisme et du communisme.

Ainsi, c’est sur des bases spiritualistes que Yann Fouéré, fervent lecteur de L'Ordre nouveau, admirateur du Plan du 9 juillet, fonde son association Ar Brezoneg er Skol (Le breton à l’école) en faveur de l'enseignement de la langue bretonne dans les écoles publiques. En 1934, lors d'un débat sur cette question, il déclare : « La lutte pour la Bretagne est une lutte profondément humaine, largement universelle, car nous nous refusons à considérer la Bretagne sans considérer le reste du monde. C’est une lutte pour un principe spirituel[23]. »

Pour Raymond Delaporte, qui mène le même combat dans les écoles privées, vivre et penser en Breton participe de l'édification d'un Breton nouveau. Breiz Atao se déclare « ni rouge, ni blanc, Breton seulement » et prône finalement un personnalisme breton qui porte le nom d'Emzao (souvent traduit par « soulèvement », mais littéralement, élévation de/sur soi-même), nom donné depuis à l'intégralité du mouvement breton. Or, si les thèses que défendent L'Ordre Nouveau ou Esprit intéressent les activistes bretons, l'inverse n'est pas vrai. Reste donc à se tourner vers un allié discret opportunément considéré comme un parent de sang et de sort : l'Allemagne.

Dès le début des années 1930, Mordrel est fasciné par ce qu’il se passe en Allemagne, où il se rend alors à plusieurs reprises. Breiz Atao défend bientôt l'idée d'une parenté raciale entre Germains et Celtes, réunis sous la même voûte nordique. Désormais, le salut des Bretons passe par « le retour des peuples du Nord à leurs traditions ethniques[24] ». En 1933, Mordrel s'inspire du nazisme pour élaborer un programme politique de révolution non marxiste destiné à remplacer le PNB : c'est le programme SAGA, acronyme de Strollad ar Gelted adsavet (Parti des Celtes relevés), qui est abandonné sans vraiment avoir été rejeté. Dans la foulée, Mordrel fonde la revue Stur, laboratoire idéologique où il laisse libre court à son attirance pour ce qu’Armin Mohler nommera plus tard la « Révolution conservatrice[25] », et notamment pour les théories de Spengler. Aux lecteurs de Stur, Mordrel présente l'homme faustien pour qui seule une vie héroïque peut éviter la décadence et la mort. Il s’agit de réveiller le guerrier barbare qui sommeille en chaque Breton.

Dans le même esprit, Célestin Lainé affirme que si ses contemporains ont dégénéré et ne sont plus dignes de leurs glorieux ancêtres guerriers celtes, c'est qu'ils n'ont plus assez de foi celtique. Pour la retrouver, Lainé prône la « force violente des Nordiques[26] », nécessaire et sans état d'âme ; le racisme, qui définit l'ennemi et justifie la guerre ; l'ignorance du mal, et donc du bien. On s'en doute, Lainé a lu Nietzsche et Maître Eckhart. Dès 1934, il est inspiré par Gerhard von Tevenar. Jeune celtisant allemand, agent de l'Abwehr II, ce proche d'Ahnenerbe (institut scientifique de la SS), rompu aux théories raciales d'Hans Günther, est également disciple de l’Unabhängige Freikirche (Église libre indépendante) fondée par Friedrich Hielscher, un intellectuel de la « Révolution conservatrice », chantre d'un Reich nordique dominant l'Europe. Gros de ces influences, Lainé prône une vision héroïque de la vie : « C'est la lutte qui a trempé et élevé les hommes, qui sauvegarde les plus puissants et leur assure l'avenir ; […] ce qui est à craindre, c'est que l'aspect guerrier ne s'affaiblisse dans notre idéal[27]. » Le Breton, pour se receltiser, doit donc être un guerrier. Le redevenir est affaire de possession et d'incarnation. Il y a plusieurs façons d'y parvenir.

Sur le modèle des Wandervögel allemands, comme d'autres mouvements de jeunesse du temps, des militants bretons se lancent sur les routes, sac au dos. Marcher ensemble, c'est raffermir sa foi en la cause, c'est aussi chercher dans le contact avec la nature l’homme « réel » opposé à l’homme artificiel francisé de la culture matérielle moderne. Cette nature est surtout faite de ruines, devant lesquelles tout un chacun peut, selon la formule de Thomas Renard, « ressentir la grandeur des temps passés, la déception du temps présent, le sentiment d'être né au mauvais moment, qu'un autre présent serait possible[28] ». Dans ces ruines, les militants cherchent évidemment les fantômes des guerriers d'autrefois, auprès desquels ils viennent se ressourcer. Ces Bretons francisés se croient morts et viennent y chercher une âme, parmi les glorieux ancêtres disparus, les vrais vivants. C'est la même chose qui se produit à l'occasion des pèlerinages commémoratifs organisés sur les champs de batailles de la Bretagne médiévale. Par exemple à Saint-Aubin-du-Cormier où eu lieu une bataille en 1488 et où l'on déclare : « Nous ne voulons pas que le Peuple Breton emprunte le chemin qu’il parcourut en chantant en 1914, pour revenir en 1919 déchiré […] Nous ne sommes pas bâtis sur le gabarit de ceux qui nous ont précédés. L’ombre des 6.000 héros tombés à Saint-Aubin-du-Cormier pour défendre l’indépendance bretonne plane sur nos fronts et vivifie nos cœurs[29]. » À la fin des années 1930, ces cérémonies se déroulent de nuit. On assiste alors au spectacle quasi-vampirique de morts (les Bretons francisés contemporains), cherchant auprès de vivants (les héros Bretons du passé), de quoi revenir à la vie. Possédés par les guerriers d'autrefois, les nationalistes peuvent aussi l'incarner, dans un combat qui est calqué sur la Grande Guerre.

Les principaux rédacteurs de Breiz Atao reprennent à leur compte nombre des arguments qui ont permis aux Français de 1914 de justifier l'effort de guerre. Par exemple, le combat des nationalistes bretons est d'abord une guerre de la revanche : il y a, à l'est de la Bretagne, des provinces perdues à reconquérir. Ces provinces sont le pays Gallo, qui, francisé, a abandonné la langue bretonne, et aux habitants duquel on conseille « d'apprendre le breton [...] s'ils veulent ne pas être pris pour des étrangers en Basse-Bretagne[30] ». La guerre est ensuite celle du Droit. L'argument du droit bafoué, périodiquement réactivé durant la période par de jeunes juristes tels que Fouéré ou Delaporte, insiste sur l'idée que ce qui avait été défini en 1532 lors de l'union de la Bretagne à la France, n'a pas été respecté par la suite. La Révolution Française, en supprimant les parlements des Provinces, et donc les États de Bretagne, a privé celle-ci de son autonomie. Enfin, vu des bureaux de Breiz Atao le Français est un barbare immoral et décadent. La France a perdu « tout sens moral, toute pudeur », vautrée qu'elle est dans la pourriture, l'abrutissement, la mocheté, la pauvreté, le mensonge, l'injustice et le mal, la « fausse science » et « le vide de sa civilisation »[31]. De fait, le combat breton prend l'allure d'une croisade de la civilisation contre la barbarie, sur le modèle de celle qui ravagea l'Europe entre 1914 et 1918. Le Celte, nordique, fort, énergique et pur, est l'ennemi du Latin dégénéré et jouisseur, dont la présence en Bretagne doit être éradiquée. « Tant qu'ils ne nous auront pas rendu nos libertés ou tant que nous ne les aurons pas reprises, il n'y aura entre nous ni paix, ni amour, ni trêve. Seulement une lutte sans merci[32] », affirme Olier Mordrel. En ce sens, le combat breton est présenté comme une tentative de purifier la Bretagne de son ennemi intérieur : le breton francisé.

Des années plus tard, évoquant ces arguments, Lainé parlera avec mépris d'« une guerre de Mots[33] ». Lui-même prône l'action, fonde en 1932 une société secrète, Gwenn-ha-Du (Blanc et noir), et fait exploser à Rennes le monument commémorant l'union de la Bretagne à la France. La même année, une voie ferrée est dynamitée avant l'arrivée du train présidentiel près d'Angers. En 1936 Gwenn-ha-Du provoque des incendies dans quatre préfectures bretonnes. Des bâtiments sont régulièrement barbouillés de slogans antifrançais et antisémites, ce qui vaut à Lainé un procès qui fait de lui un héros, aux yeux des jeunes militants. Lainé les fascine. En 1937, il met sur pieds le Kadervenn (sillon de combat), embryon d'une future armée bretonne. Une vingtaine de recrues y reçoivent un enseignement militaire fait de cours théoriques et de manœuvres fictives sur le terrain. En 1939, grâce à ses contacts avec l'Abwehr, Lainé reçoit d'Allemagne du matériel de propagande, des armes et des explosifs, dans le but d'enrayer la mobilisation générale que chacun pressent. Mais lorsqu'elle est décrétée, Mordrel est déjà réfugié en Allemagne, et Lainé, qui ne croit pas qu’une vraie guerre vient d’éclater, rejoint son régiment.

En fait, le mouvement breton est déstabilisé pendant toute la « drôle de guerre ». La base (une centaine d'actifs) est privée des chefs réfugiés à Berlin, qui tentent d'y infléchir les autorités allemandes en faveur de la Bretagne. Or, jusqu'en mai 1940, l'Allemagne cherche encore à ménager la France et ne souhaite pas aider trop ouvertement ces nationalistes bretons qui se sont autoproclamés « gouvernement breton en exil ». Ce n'est qu'à partir des premiers mois de 1941 et jusqu'à l'armistice que Mordrel et ses amis peuvent s'exprimer à la radio et dans des brochures où ils appellent leurs compatriotes à la désertion, ce qui leur vaut d'être condamnés à mort par la justice militaire française. Mais en juillet, ils reviennent en Bretagne où les Allemands sont déjà installés sans qu'il soit question de quelque forme d'autonomie ou d'indépendance que ce soit. La politique allemande est simple : il faut ménager Vichy, tout en gardant sous le coude un moyen de faire pression localement. Le Parti national breton est le petit caillou que glisse l'Allemagne dans la botte de Pétain. Du coup, toute agitation immodérée de la part des nationalistes bretons, dont certains se croient désormais tout permis, se solde par un rappel à l'ordre. En décembre 1940, Mordrel lui-même est déposé de la tête du parti au profit de Raymond Delaporte, que les Allemands jugent plus malléable. Commence alors le temps des communautés.

Le temps des communautés

De l'histoire du mouvement breton, on ne retient volontiers que quelques épisodes spectaculaires et dramatiques de la Seconde Guerre mondiale. C’est tout simplement parce que, pour l’essentiel d’entre eux, les nationalistes bretons se sont massivement engagés dans la collaboration avec l’Allemagne. Il faut d’emblée rejeter l’idée reçue d’un marché de dupes, qui voudrait que le Reich avait promis aux militants l’indépendance de la Bretagne : ni Hitler ni son entourage n’avaient de plan établi pour la France, et la revendication bretonne était le cadet de leurs soucis. Malgré cela, le PNB, mais également les tendances habituellement présentées comme régionalistes et réunies autour de Yann Fouéré, ont servi les intérêts de l’Allemagne pendant la guerre. Le PNB était au trois-quarts subventionné par l’Allemagne, son journal baptisé l’Heure bretonne, partageait avec La Bretagne, animée par Fouéré, les discours anglophobes, antibolcheviques, antisémites, antimaçons et favorables à l’Europe nouvelle. La police du PNB était au service de la police allemande ; Célestin Lainé mit ses hommes au service du Sicherheistdienst de Rennes dans sa lutte contre la Résistance ; et Olier Mordrel, dans sa revue Stur, ne cessa de faire l’apologie du volontaire SS en qui il voyait l’incarnation de l’homme faustien défenseur de l’Europe occidentale[34].

Mais force est de constater que la Seconde Guerre mondiale ne fut pour le mouvement breton, comme pour d'autres mouvements, qu'une mise en application d'idées maturées dans l'entre-deux-guerres par les « relèves[35] » françaises, par les milieux de la « Révolution conservatrice » allemande, et adaptées à la Bretagne par quelques personnalités hors norme avides d'assouvir une mission eschatologique. Ainsi par exemple la volonté d'établir des communautés spirituelles. Luttant dans Esprit contre le « désordre établi », Emmanuel Mounier, dénigrant les méthodes politiques habituelles, leur préféra une minorité agissante et pensa en 1934 organiser un « ordre » à la fois religieux et temporel appelé « Communauté ». Le projet tourna court. Dans Le Travailleur, Jünger écrit : « Nous voyons naître ici une sorte de garde, une nouvelle colonne vertébrale de l’organisation combattante – une élite que l’on peut qualifier aussi l’Ordre[36]. » Dans la France occupée, nombreuses sont les « relèves » qui trouvent dans la Révolution nationale un espace d’expérimentation à leurs aspirations communautaires. Dès 1942, Yann Fouéré imagine la constitution d'un groupement de Jeunes bretons promoteurs de l'idéal communautaire :

La création dans chaque ville et dans chaque bourg d’une maison bretonne paraît le meilleur moyen de mener à bien la grande œuvre d’éducation populaire qui continue de s’imposer chez nous. Centres spirituels de la communauté des habitants, foyers d’où rayonneront la culture, l’enthousiasme et la foi, les maisons bretonnes doivent partout se multiplier. Et celles qui sont déjà fondées ne demandent qu’à aider et à animer les autres pour que, de proche en proche, l’exemple soit suivi[37].

En fait, ces maisons bretonnes sont comme les églises primitives que l’apôtre Paul instaura en son temps. Nombreuses sont les « relèves » communautaristes à connaître le même élan, ainsi exprimé dans la revue Idées, laboratoire de la Révolution Nationale : « Au départ nous ne sommes, Dieu merci, qu'une poignée d'amis : nous disposons, pour la reconquête de la France, d'un faisceau très étroit de camaraderie. C'est la première section de notre Parti, notre premier fief du Royaume futur, la première pierre de notre Église[38]. » Raymond Delaporte, porté à la tête du Parti national breton en décembre 1940, ne vise pas autre chose en instaurant un PNB paulinien, mâtiné de liturgie politique des partis fascistes du moment.

Une des caractéristiques des chrétiens primitifs est leur rapport au temps. Paul est persuadé du proche retour du Christ sur terre et souligne parfois l'urgence de se conformer à ses prescriptions : « Je vous le dis, frères : le temps se fait court[39]. » Dans la même optique, le chef du PNB écrit : « J'attire l'attention de tous sur le fait que nous vivons un moment crucial de l'Histoire de la Bretagne. Je fais remarquer à tous que les mois et peut-être les jours nous sont comptés pour réussir. Il est de mon devoir de rappeler à tous que l'heure des sacrifices a sonné pour tous les Bretons dignes de ce nom. ''Être ou ne pas être'', telle est la partie qui se joue pour la Bretagne[40]. » De fait, si le chrétien est celui qui croit en la résurrection du Christ et répand son message, le Breton est celui qui croit en celle de la Bretagne et porte la bonne parole à ses contemporains. Comme en lointain écho à l'épître aux Romains, dans laquelle Paul insiste sur la justification par la foi, Delaporte s'adresse aux militants en ces termes : « Je ne crois pas au miracle qui sauve ceux qui ne sont pas dignes d'être sauvés. Et je ne crois pas que s'ils refusent de se débarrasser de leurs vieux défauts, les Bretons méritent d'être sauvés [...] Seul un commandement reconnu et obéi, un accord profond et loyal entre tous, une discipline de fer pourra les sauver. Qui n'accepte pas cette règle n'a pas sa place dans le Parti National Breton[41]. » Hors du parti, donc de la foi, il n'est point de salut. « Notre mouvement est avant tout APOSTOLAT[42] », affirme-t-on au congrès des cadres de 1941. Il s'agit donc de donner l'exemple, souffrir pour le parti, faire œuvre de prosélytisme.

C'est efficace : en quelques mois, le nombre d'adhérents semble avoir triplé pour atteindre 1 500, et c'est une nouvelle Église que Delaporte met sur pied. Paul tâcha d'organiser une Église hiérarchisée, à même de répandre ses propres commandements dans le monde des nouveaux croyants, en uniformisant leur vie et la liturgie qui leur était destinée. Dès son investiture, Delaporte rédige un règlement intérieur du parti. Du chef au militant en passant par les différents services et les sections, il parvient à établir un système basé sur la soumission aux autorités, également chère à Paul. Il en résulte une organisation pyramidale, dominée par le chef, omnipotent, à qui chacun doit rendre des comptes. Se donnant complètement au parti, le militant doit par exemple se marier avec une bretonne exclusivement. De fait, l'organisation de la communauté n'est pas qu'administrative : il s'agit de la fonder également dans ses mœurs et sa morale.

À cette nouvelle Église est donnée une liturgie politique. Là encore, le chef développe des méthodes pauliennes, faites de voyages et de réunions dans des maisons privées. Contrairement au parti d'avant-guerre qui proposait une grande réunion annuelle, le PNB de Delaporte se singularise par une série de petites cérémonies réparties sur l'ensemble de la Bretagne. Le chef se conforme aux interdictions de réunions publiques, ce qui lui permet d'aller au plus près de ses militants et asseoir son autorité. À la fin de l'année 1941, ce sont de véritables congrès qui sont organisés localement. Par exemple, celui de Rennes « s'est déroulé comme un rite, dans une discipline absolue[43] ». Le commentateur raconte : « Enfin, Raymond Delaporte, chef du Parti, clôtura le Congrès par un discours d'une magnifique élévation, commencé en breton et terminé en français [...] Ce fut une journée de ''révélations'' [...] Pendant toute la journée, ce fut la même ambiance fervente, qui a souvent atteint aux émouvantes hauteurs du pathétique. » À l'écoute de la parole, des hymnes et des prières, les chrétiens primitifs ajoutaient le repas eucharistique, qui trouve son écho dans le banquet final. Reste le baptême, auquel peut s'apparenter la cérémonie de remise des drapeaux aux bagadou stourm[44], qui a lieu en 1943, sous un ciel pluvieux moins anecdotique qu’il n’y paraît. La cérémonie est relatée dans l'Heure bretonne :

Au milieu des volontaires formés en carré, stoïques malgré la pluie qui traversait leur chemise d'uniforme notre chef R. Delaporte s'avança.

Alors monta dans le ciel, lentement, le drapeau national.

Puis les drapeaux à croix noire et à triskell furent apportés au Chef. Il les salua longuement, puis il en confia la garde aux représentants des Volontaires. Ceux-ci comprenant quelle lourde charge venait de leur incomber le reçurent avec émotion.

Minute émouvante entre toutes.

C'était à eux, désormais, que revenait le soin de faire flotter dans les cieux le symbole de la jeune Bretagne, fière et forte de sa foi inébranlable en ses destinées. [...] Et ce n'est pas à un banal défilé que nous assistons, mais à une prise de possession par un chef d'une troupe qui lui est totalement acquise pour le plus grand bien du Parti et de la Patrie bretonne[45].

Le chef sait trop bien son catéchisme, il a eu enfant une pratique du théâtre et du déguisement assez poussée pour ne pas savoir exactement ce qu'il fait en se mettant en scène, déclamant un discours au milieu des ruines, devant un parterre de militants soumis. Il n'incarne plus seulement le parti tout entier et la foi qui l'anime, il est la Bretagne sortie du tombeau, enfin ressuscitée et il exhorte ses fidèles à ne faire qu'un avec lui. Il peut ainsi accueillir, en leur remettant la croix, les jeunes recrues trempées de pluie dans la communauté des croyants en la résurrection de la Bretagne.

À sa manière, c’est également une communauté que souhaite fonder Yann Fouéré, qui fait de La Bretagne, quotidien qu’il lance en 1941 avec l’appui des Allemands dont il sert les intérêts, la tribune de son combat pour la décentralisation dans le cadre des réformes annoncées par Pétain. En effet, dans son message du 11 juillet 1940, ce dernier a défini l'orientation de son nouveau régime, précisant, entre autres, que « des gouverneurs seront placés à la tête des grandes provinces françaises, et ainsi l'administration sera concentrée et décentralisée[46] ». Sensible à la terminologie qui associe les conceptions du Maréchal à l'Ancien Régime, Fouéré imagine qu'il aura un rôle à jouer si la Province est restaurée. C'est tout le sens de son activité éditoriale : « Nous nous mettons au travail, écrit-il, pour construire de nos propres mains la Province de Bretagne que le Maréchal Pétain a promis de nous donner[47]. »

En effet, dans les derniers mois de 1940, Fouéré adresse à Vichy un « Projet de Statut pour la Bretagne dans le cadre de la France », où il demande la suppression des départements, l'instauration de la province dotée d'une assemblée, d'une législation locale, et la réforme de l'enseignement. Sa proposition n'a aucun écho hors de Bretagne, ce qui n'entame pas son enthousiasme et sa volonté de « légiférer pour le réel[48] ». Fouéré se persuade que le Maréchal, mal entouré, est desservi par un gouvernement centralisateur. Aussi pointe-t-il le risque d'une révolution à rebours et le retour de la tyrannie. Ce « contre-provincialisme[49] » qu'il dénonce, c'est l’œuvre de contre-révolutionnaires ainsi que les présentaient les hommes de L'Ordre Nouveau, qui qualifiaient ainsi « tous ceux qui, bolcheviks ou césaristes, subordonnent la vie humaine à des cadres rigides et oppressifs[50] ». Pour preuve le découpage régional étendant la Bretagne sur quatre départements décrété en juin 1941, œuvre d'une commission départementale composée selon Fouéré de « théoriciens en chambre[51] » qui faisaient une œuvre abstraite et irréelle, pire encore que celle des Constituants de 1789. Pour Fouéré, la vraie révolution reste encore à faire.

Aussi propose-t-il sa propre constitution provinciale, dans laquelle on trouve « adaptés aux nécessités modernes comme aux lois constitutionnelles du nouvel État français, un souvenir des organismes essentiels de la Constitution bretonne sous l'ancien régime[52] ». Une Province bretonne réunirait les cinq départements historiques, gérés par une Assemblée provinciale et un Grand Conseil Provincial – équivalents respectifs des anciens États de Bretagne et du Parlement de Bretagne –, une Commission permanente et un Gouverneur. L'arrondissement remplacerait le département, et à la base de la Province il y aurait la commune, l'ancienne paroisse. Le conseil municipal serait la seule et unique instance publique élue au suffrage universel. Le vote serait ouvert aux femmes et, dans les petites villes, on concéderait aux parents un nombre de voix égal au nombre d'enfants mineurs. Reste le gouverneur, au profil duquel Fouéré réfléchit à plusieurs reprises, pour définir une personne qui, finalement, lui ressemble comme deux gouttes d'eau[53]. Évidemment, le Maréchal ne devra pas tarder à désigner et former la perle rare, dès avant la création des Provinces.

Mais il ne se passe toujours rien, jusqu'à ce qu'à la faveur de la nomination de Jean Quenette à la tête de la préfecture régionale en octobre 1942 soit créé un Comité Consultatif de Bretagne (CCB) rassemblant quelques notables du mouvement régionaliste breton. Quenette a quelques intérêts à l'affaire : il tient là de quoi museler les régionalistes en les cantonnant à des tâches culturelles. De son côté, Fouéré y voit un prolongement des États de Bretagne d’avant 1789. C'est dans cet esprit qu'il obtient, en parallèle au CCB, la création et la direction d'une Commission Permanente, organe exécutif chargé de suivre la mise en œuvre des projets discutés au Comité, qu'elle représenterait auprès de l'administration locale. Cette Commission est, dans l'esprit de Fouéré, l'écho de la Commission intermédiaire de l'ancienne Province qui avait maintenu les prérogatives de cette dernière face au pouvoir royal[54].

Fouéré commence enfin à voir sa Constitution bretonne établie dans les faits. Fort de ce succès, il en vient à imaginer le pendant du Grand Conseil Provincial au niveau national français, dans le cadre de la « structure provinciale de la nouvelle France[55] ». En fait, au-delà de statuts pour la Bretagne, c'est une nouvelle constitution française que Fouéré prépare. Inspirée par les thèses « non-conformistes », elles-mêmes héritées de la littérature contre-révolutionnaire du xixe siècle et de Charles Maurras, sa nouvelle conception de l'État est modelée sur le « réel », en tenant compte de la structure corporative et provinciale de la France. Aussi prévoit-il une Assemblée nationale faite de représentants des assemblées provinciales désignés ; une chambre corporative nationale faite aussi de représentants en proportion de l'importance économique et démographique de la Province. Ces deux chambres seraient donc la base de la future constitution.

Mais Fouéré a beau théoriser les « organes de l’État nouveau[56] », il se doute bien que la révolution n'aura pas lieu : « La Révolution nationale manquée n'aurait ainsi servi de paravent qu'à des entreprises réactionnaires et n'aurait abouti qu'à constituer de nouvelles Bastilles infiniment plus dangereuses que l'ancienne[57]. »

Quelques semaines plus tard, les Américains débarquent en Normandie. À la Libération, Fouéré essaie de se mettre au service des autorités chargées de rétablir la République française, mais en vain. Début août 1944 il est arrêté et mis en prison.

Si l'expérience communautaire du PNB évoque une Église, celle que Lainé met sur pied évoque plutôt une secte, ou, dans l'esprit de son fondateur, un ordre de type monastique. Depuis 1940, Lainé n'a de cesse que d'instruire militairement et d'entraîner ses recrues, regroupées dans le Kadervenn, puis dans le Service Spécial, dont les objectifs sont « spirituellement un développement religieux à base de fierté et de fidélité ; socialement, le développement du sens collectif à base de hiérarchie et de discipline ; matériellement, la constitution d'un noyau de troupes qui serviront à établir et à protéger d'abord l'ordre breton en Bretagne, et plus tard l'ordre Nordique dans le Monde[58] ». À l'automne 1943, l'expérience concerne cent cinquante hommes et quinze centres de formation désormais regroupés en trois régions militaires, administrées par des inspecteurs régionaux chargés de la liaison entre les instructeurs locaux et Lainé. Quelques grande manœuvres permettent d'évaluer la troupe, de décerner certificats et brevets, enfin de s'entraîner à lutter contre les maquis de résistance qui se multiplient en Bretagne.

Mais son objectif est également religieux : pour le parti, ses hommes sont le service militaire du mouvement breton ; pour lui et quelques disciples, ils sont les hommes du Dieu de la Croix celtique. Car Lainé continue d'asseoir les bases de sa foi nordique à laquelle il donne deux orientations fondamentales : « A/ Il faut éveiller la jeunesse bretonne à la vie religieuse dans le sens de la race et des anciennes traditions celtiques par les moyens directs de l'exemple vécu et de l'enseignement pratique et oral. B/ Il faut organiser la vie religieuse nordique d'une communauté discrète à l'intérieur des milieux bretons[59]. » L'exemple et l'enseignement pratique se résument à quelques thèmes récurrents dans les discours et les décisions de Lainé. L'un d'eux est la pauvreté : « Le militaire ne consomme pas et ne produit pas. Le véritable militaire sera toujours pauvre d'argent[60]. » Pensant perpétuer une tradition druidique basée sur l'oralité, Lainé insiste à maintes reprises auprès de ses jeunes recrues pour qu'elles ne prennent pas de notes lors de leurs séances d'instruction, ne serait-ce que pour ne pas se les faire confisquer par les services de police, le cas échéant. Selon le principe qu'« il est plus facile d'être un perroquet qui a bien appris ses leçons qu'une personnalité capable de juger avec bon sens[61] », Lainé pense même imposer le silence total à ses hommes pendant les repas, comme dans certains ordres monastiques. Or, l'idéal de pauvreté, le partage des richesses, le refus de tout compromis, la force donnée au Verbe, la vertu des exempla, l'attente du royaume sont autant d'emprunts aux premières communautés chrétiennes. Conscient du danger que pouvait représenter pour sa communauté une fissure religieuse entre païens et chrétiens, Lainé choisit des symboles censés les réconcilier sous la même bannière. C'est la chouette prenant son envol, rapace nocturne « et traditionnel, d'autant plus juste qu'il fut aussi celui des chouans[62] », accompagnée d'une croix celtique, « qui fut le symbole divin de nos ancêtres païens puis celui de nos ancêtres chrétiens – qui est donc le symbole divin de tradition ininterrompue pour notre race[63] ». Ces symboles composent le tampon officiel de l'état-major de l'armée bretonne de Lainé.

C'est donc fort logiquement que ce dernier établit une liturgie teintée de paganisme allemand et de christianisme. Entre 1938 et 1942, Lainé s'est appliqué à rédiger en breton nombre de prières invoquant dieux couleurs, animaux, végétaux, minéraux et symboles inspirés du panthéon polythéiste germanique adopté par le Hielscher Kreis. Lainé procède à quelques baptêmes, ainsi qu'à un mariage. S'inspirant du calendrier gaulois de Coligny, il établit un calendrier adapté à sa liturgie et qu'il fait débuter en 1934 année de sa rencontre avec Tevenar.

Car c'est bel et bien dans l'ombre du jeune allemand que Lainé échafaude sa foi. Or Tevenar meurt de maladie en avril 1943. Le lendemain, Lainé écrit : « G. est mort hier à 3h30. C'est un véritable seigneur que nous perdons. [...] Je l'ai vu soucieux de l'ordre, préoccupé de la communauté réglementant ses relations non d'après ses sentiments personnels mais d'après l'utilité de sa communauté, le service de son œuvre – la marque des justes qui ont une mission[64]. » La sienne, prétendait-il, était celle d'un « pêcheur d'hommes[65] », au point que Lainé en fait un messie et rédige immédiatement les statuts d'un Ordre Celtique placé sous la direction de druides – lui-même en l'occurrence – et qu'il veut confondu avec son armée bretonne. Comme pour tout ordre monastique, la distinction est faite entre l'extérieur, où l'on doit se distinguer par les vertus ainsi qu'un comportement exemplaire et l'intérieur, où le profit personnel est banni, où l'on condamne les facteurs de division, où l'on doit obéissance au supérieur. Au bout de quelques mois, la communauté compte treize personnes, dont un messie décédé. On ne saurait mieux fonder une foi. Dans le même temps, Lainé multiplie les démarches pour obtenir l'autorisation de fonder une SS bretonne. Ce n'est finalement qu'une troupe supplétive de l'armée allemande qui est autorisée à l'automne 1943. Dernier avatar du syncrétisme religieux de son fondateur, l'Unité Perrot porte le nom d'un ecclésiastique tué par la Résistance en décembre 1943, mais son état-major est tout entier constitué de disciples païens de Lainé.

De nouveaux spectres

En Bretagne, la fin de l'année 1944 est marquée par des vagues d'arrestations de collaborateurs ou présumés tels. Rejeté ou ignoré avant-guerre, le mouvement breton est désormais franchement condamné par la population. Suite à quelques procès médiatiques, une délégation galloise aiguillée par des militants réfugiés au Pays de Galles se rend en Bretagne enquêter sur l'épuration à laquelle sont soumis les nationalistes. Contre toute vraisemblance, son rapport publié en 1947 affirme que le gouvernement français s'est servi des agissements de la petite troupe de Lainé pour jeter le discrédit sur l'ensemble d'un mouvement dégagé de tout soupçon[66].

Ce rapport devient vite la vulgate d'un activisme renaissant, qui a tout intérêt à s'amputer d'un membre déclaré seul gangrené pour permettre aux réputés sains d'espérer croître. Dès lors, plusieurs militants produisent un récit du passé permettant d'établir un cordon sanitaire autour de l'Unité Perrot. Joseph Martray, pendant l'occupation rédacteur en chef d'un quotidien dérobé à sa direction première grâce à l'aide des Allemands, écrit :

Sur l'initiative d'un homme dont la responsabilité nous apparaît écrasante vis-à-vis de la Bretagne, une milice fut en effet créée et mise au service des Allemands. Cette milice commit des crimes sur lesquels nous sommes parfaitement informés et ce n'est certes pas nous qui demanderons l'indulgence. Encore distinguerons-nous entre le véritable responsable – nous n'hésiterons nullement à nommer Célestin Lainé – et les jeunes gens trompés par lui qui crurent venger la mort de l'Abbé Perrot assassiné en décembre 1943 et se virent enrôlés dans une formation nazie dont ils ne pouvaient plus ensuite s'évader[67].

De fait, les actes de Lainé n'engageaient que lui. Pire même : Lainé voulait d'abord utiliser son unité contre le parti qui était sa première victime, et derrière lui tout le mouvement breton, du temps même de la guerre. Ce discours sert évidemment tous ceux qui, déjà aux affaires sous l'occupation, veulent rejouer un rôle dans le mouvement, après avoir bénéficié de l'oubli juridique organisé par les amnisties, débattues à l'aube des années 50. L'historiographie du mouvement breton entre donc dans ce qu'Henry Rousso a identifié comme la seconde phase du syndrome de Vichy, celle du refoulement[68].

En témoignent les réactions suscitées en 1953 par la publication sous pseudonyme de la Galerie Bretonne[69] de Mordrel, alors réfugié en Argentine. Dans cette succession plus ou moins chronologique de portraits des figures majeures du mouvement, Mordrel convoque les héros du passé pour vanter leurs mérites, et régler quelques comptes. Une brève polémique éclate entre lui et Lainé, réfugié en Irlande. Les vieilles rancœurs de ces fantômes des années noires sont du plus mauvais effet. Accusé d'être un indicateur des Renseignements Généraux à cause de la masse d'informations qu'il livre dans son ouvrage, Mordrel est sommé de se taire : sa prose est bien trop compromettante pour les militants en fuite qui n'ont pas encore bénéficié des lois d'amnistie votées en 1951 et 1953, à une époque où le tout jeune Comité d'étude et de liaison des intérêts bretons (CELIB) peine à obtenir quelque résultat. La prudence s'impose donc, d'autant que sur fond de mythe résistancialiste, d'anciens résistants, et à leur suite d'anciens collaborateurs, construisent une mémoire lourde de fantômes potentiels. Ainsi, Yann Poupinot, un proche de Mordrel, aborde l'attitude du mouvement breton sous l'occupation en ces termes :

Même si la preuve d'une collusion des patriotes bretons avec les Allemands est impossible à faire et s'il est patent, au contraire, que la quasi-totalité d'entre eux n'a eu en vue que ce qu'ils considéraient comme le bien de La Bretagne, on saura monter en épingle des cas maladroits, compromettants ou douteux, inévitables dans une telle entreprise, de manière à effacer sous l'opprobre la seule évolution régionale centrifuge de France[70].

Ce déni est d'autant plus nécessaire que deux ans après la parution de son ouvrage, Poupinot participe en 1957 à la création du Mouvement pour l'Organisation de la Bretagne (MOB), dirigé par Yann Fouéré, qui vient alors d'être acquitté d'une accusation d'intelligence avec l'ennemi. En 1962, Fouéré publie sa propre histoire du mouvement – La Bretagne écartelée – où il s'efforce d'établir un martyrologe breton. Or il y a au MOB quelques étudiants de gauche lassés par les discours d'une équipe dirigeante constituée des anciens revenus aux affaires. En 1964, ces jeunes dissidents fondent en 1964 l'Union démocratique bretonne (UDB), qu'ils tâchent d'éloigner du discours hérité de l'entre-deux-guerres. Eux aussi ont intérêt à tenir le passé à distance : leur problème est d'assumer une partie de l'héritage du mouvement breton tout en s'en émancipant. C'est dans ce climat que le Strollad an Deskadurezh Eil Derez (Groupe d'Éducation du Second Degré) invente un découpage chronologique de l'histoire du mouvement breton en trois périodes bien distinctes. Un premier emzao aurait existé avant 1914, un second de 1918 à 1945, le troisième avait débuté à la Libération. Ce découpage, aujourd'hui largement utilisé dans de nombreux travaux, est censé garantir l'étanchéité du passé en mettant entre parenthèses le passé qui ne passe pas. C'est oublier que les fantômes traversent les murs et sautent les générations.

Dans la Bretagne de la fin des années 60, une Armée Républicaine Bretonne multiplie les attentats. Ses chefs sont vite assimilés aux anciens « collabos » par la presse nationale. L'un d'eux, Yann Goulet, chef du service d'ordre du PNB pendant la guerre, est sommé de démontrer qu’il n’a pas été nazi. Dans le même temps, les difficultés que rencontre l'UDB incitent de jeunes militants ou sympathisants à se pencher dans des études universitaires sur le passé du mouvement, pour essayer de comprendre les raisons de son échec. L'un d'eux, Bertrand Frelaut, explore L'Heure bretonne[71]. Condamnant la tentative de fascisme breton ébauchée par le PNB dans les années 30-40, il en appelle au socialisme breton. On ne saurait mieux dire le refus de l'héritage : se confronter au passé, ce n'est pas pour autant faire avec. Il est alors d'autant plus urgent de chasser les fantômes du mouvement qu'à la faveur du Revival post-gaulliste, d'anciens militants comme Mordrel surgissent sur le devant de la scène en publiant leurs mémoires. De fait, dans les années 1980, militants et universitaires, qui restent parfois les mêmes, se partagent la parole, dans un prudent statu quo.

Les années 1990 voient le retour du passé vichyste, jusqu'à l'hypermnésie. Les discussions autour de la ratification de la charte européenne des langues régionales et une nouvelle vague d'attentats de l'ARB alimentent en Bretagne un climat particulier. Une polémique éclate autour du passé de Roparz Hemon, linguiste compromis pendant l'occupation. En 2000, un collège Diwan qui portait son nom est débaptisé, et sous une forte pression sociale, un colloque d'historiens est organisé à Brest en 2001 pour dépassionner le débat et montrer qu'en dépit des opérations de déni les historiens avaient fait leur travail. Restait, inlassablement, à le (re)diffuser[72].

Or, s'il fut rarement autant sollicité, l'historien est peu écouté et soumis à une rude concurrence de récits du passé soumis aux exigences morales et justicières du devoir de mémoire. Certaines voix s'élèvent pour refaire le procès des « collabos », condamner un mouvement breton considéré comme insuffisamment dénazifié et défendre la mémoire de la Résistance en Bretagne. Ce dernier réagit dans sa diversité, voyant dans la traque de ses fantômes un complot jacobin. À droite, on vise à la réhabilitation intégrale, affirmant que les Bretons auraient eu davantage à souffrir de la résistance communiste que du nazisme et de son allié breton. Dénonçant les « amalgames » – entendre une tromperie délibérée – les militants de gauche décrivent la dérive d'un mouvement victime de sa droitisation dans l'entre-deux-guerres et pendant la Seconde Guerre mondiale, avant que les choses ne rentrent dans l'ordre, c'est-à-dire qu'il revienne à gauche. Des études se multiplient, qui tendent à montrer un mouvement inspiré par quelques penseurs libertaires ou proches du communisme opportunément exhumés. Cette idée de dérive, non-sens historique, suppose qu'un temps la Bretagne serait sortie de son histoire. Or, c'est justement là, où « le temps est hors de ses gonds[73] », qu'apparaissent les spectres. D'ailleurs, sur les réseaux sociaux, la droite identitaire bretonne ne cesse de se réclamer de Mordrel, de Fouéré et d'autres encore.

Conclusion

On pourrait synthétiser le parcours des nationalistes bretons du début du xxe siècle par une réflexion de Raymond de Becker, non-conformiste belge, qui dans le livre des vivants et des morts écrivit : « Les hommes de ce temps ont bien appris à mourir, mais il leur reste encore à savoir vivre[74]. » Voués au sacrifice sur l'autel de la patrie, ceux qui devinrent les nationalistes bretons y échappèrent et durent vivre dans un monde qu'ils ne devaient pas connaître. Refusant la vie active pour ce qu'ils crurent être une vie d'action, ils firent de la Bretagne la promesse d'une guerre enfin vécue. « Le nationalisme est une mystique, une vengeance, etc... au niveau individuel[75] », écrivit Lainé, qui dit également : « Je suis seul comme la perle incomparable, seul comme le soleil dans les Cieux, et la Cause pour laquelle je combats est la mienne, à moi seul[76]. » Ce fut, de fait, le cas pour chacun d'entre eux : leur engagement politique et la Bretagne qu'ils ont dessinée furent la projection de leur mal-être, une thérapie individuelle.

C'était également le cas pour d'autres jeunes en France et ailleurs, et, à ce titre, le nationalisme breton n'est qu'un rouage supplémentaire dans la nébuleuse de « relèves » européennes. Un rouage qui parvint à s'articuler avec quelques autres de la génération de l'absolu qui fut habitée par la détresse d'une Allemagne assiégée, diminuée et menacée par des périls de tous ordres, que ces hommes se donnèrent pour mission de sauver une fois toutes. Vivant à l'échelle individuelle le suicide de l'Europe auquel ils n'avaient pu participer, ils projetèrent la mission eschatologique de la Grande Guerre dans l'organisation de leur propre chaos, afin, pensaient-ils, de retrouver l'origine, le royaume. Ainsi, comme il l'a été remarqué pour les animateurs de L'Ordre Nouveau, ces idéalistes pleins de ferveur furent des prophètes. Le royaume qu'ils espéraient ne vint pas, mais ils eurent leurs fidèles. C'est finalement ce que constatait Alfred Loisy en 1902 au sujet de l’Évangile : « Jésus annonçait le royaume, et c'est l’Église qui est venue[77]. » Une Église remplie de fantômes qui sont à la mémoire ce que les pales sont au moulin, et l'historien est leur Don Quichotte. Sauf à en faire des objets d'étude pour les dépasser, faire son métier et ne pas se voir, à son tour, en victime ou en juge.

 

[1] Pour une biographie détaillée de ces hommes, voir Sébastien Carney, Breiz Atao ! Mordrel, Delaporte, Lainé, Fouéré : une mystique nationale (1901-1948), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2015.

[2] Karl Mannheim, Le problème des générations, Paris, Nathan, 1990, p. 52 et 60.

[3] Dominique Fouchard, Le poids de la guerre. Les poilus et leur famille après 1918, Rennes, PUR, 2013, p. 100.

[4] Voir respectivement Stefan Breuer, Anatomie de la Révolution conservatrice, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 1996, p. 35 et Detlev Peukert, La République de Weimar. Années de crise de la modernité, Paris, Aubier, 1995, p. 28-33.

[5] Stéphane Audoin-Rouzeau, La guerre des enfants, 1914-1918. Essai d’histoire culturelle, Paris, Armand Colin, 1993, p. 158.

[6] Thierry Hardier, Jean-François Jagielski, et Guy Pedroncini, Combattre et mourir pendant la Grande Guerre : 1914-1925, Paris, Imago, 2001, p. 347.

[7] George Lachmann Mosse, Nationalism and sexuality. Respectability and abnormal sexuality in modern Europe, New-York, H. Fertig, 1985, p. 114‑116.

[8] Bertrand de Jouvenel, Un voyageur dans le siècle, 1903-1945, Paris, R. Laffont, 1980, p. 77.

[9] Centre de recherche bretonne et celtique (CRBC), fonds Célestin Lainé, CL1 T2, autobiographie 1946. C'est l'auteur qui souligne.

[10] Louis-Ferdinand Céline, Voyage au bout de la nuit, Paris, Gallimard, 1952 [1932], p. 14.

[11] Dominique Fernandez explique comment le déficit héroïque de son père, qui n’a pas fait la Grande Guerre, l’aurait, en partie, conduit à adhérer au PPF. Dominique Fernandez, Ramon, Paris, Grasset, 2009, p. 117.

[12] Olier Mordrel, « La lutte des Bretons pour la sauvegarde de leurs libertés. 1715-1720 », Breiz Atao, n°3(15), mars 1920, p. 9-11.

[13] Fonds privé Mordrel, OM37 T80, tapuscrit de la Galerie bretonne, p. 57.

[14] Jean-Marie Apostolidès, Héroïsme et victimisation. Une histoire de la sensibilité, Paris, Exils, 2003, p. 10.

[15] On sait aujourd’hui que ce chiffre doit être descendu à un peu plus de 130.000 morts, mais dans l’entre-deux-guerres, tout le monde ou presque s’accorde sur 240.000.

[16] Non-signé, « Position », Breiz Atao, n°177, 25 juin 1933, p. 4.

[17] Le Comité Directeur, « À travers le Pays », Breiz Atao, n° 7(19), juillet 1920, p. 25.

[18] Olier Mordrel, « Ce que signifierait la guerre pour la Bretagne », Breiz Atao, n° 313, 19 octobre 1938, p. 1-2.

[19] La psychanalyse appelle « projection » la délocalisation d'un élément de la conflictualité interne qui permet de percevoir chez les autres ce que le sujet ne peut reconnaître en lui-même. Voir Annie Birraux, « La projection, instrument d'adolescence », Revue française de psychanalyse, n°64, 2000/3, p. 693-704.

[20] O.M., « Les Avantages du Panceltisme », Breiz Atao, n°4-5(52-53), 15 avril et 15 mai 1923, p. 295.

[21] Olivier Dard, Le rendez-vous manqué des relèves des années 30, Paris, PUF, 2002.

[22] O. Mordrel, « La Culture ''Classique'' et les Paysans », Breiz Atao, n°100, 11 mai 1930, p. 1.

[23] Institut de documentation bretonne et européenne (IDBE), carton « Histoire de la Bretagne élémentaire », « Allocution prononcée devant les étudiants bretons de Paris, le 13 mars 1934 ».

[24] Non-signé (Olier Mordrel), Le nationalisme breton. Aperçu doctrinal, Rennes, Les Éditions du Parti National Breton, 1932, p. 27.

[25] Armin Mohler, La révolution conservatrice en Allemagne, 1918-1932, Puiseaux, Pardès, 1993.

[26] CRBC, fonds Lainé, CL8 T106, « Foi celtique », 1934.

[27] Id.

[28] Thomas Renard, « Éditorial », 303, n°140, « Ruines et vestiges. Remous des temps au présent », mars 2016, p. 5.

[29] Fanch Le Lay, « Antimilitarisme à la française et Nationalisme breton », Breiz Atao, 237, 24 novembre 1935, p. 2.

[30] Encart non-signé, Breiz Atao, n°2 (74), 1er février 1925, p. 528.

[31] Non-signé, « Breiz Atao enfoncé ! », Breiz Atao, n°8 (44), 15 août 1922, p. 223 ; Lettre d'un professeur émigré, Breiz Atao, n°17, 20 mai 1928, p. 3.

[32] Breiz Atao, « Ni paix, ni amour, ni trêve ! », Breiz Atao, n°196, 1er avril 1934, p. 1.

[33] CRBC, fonds Lainé, CL2 M38, notes, souvenirs et réflexions, 25 septembre 1942.

[34] Ces faits sont bien connus aujourd’hui. Voir Sébastien Carney, Breiz Atao !, op. cit.

[35] Olivier Dard, Le rendez-vous manqué des relèves des années 30, op. cit.

[36] Ernst Jünger, Le travailleur, Paris, Christian Bourgois, 1989, p. 151.

[37] Yann Fouéré, « Créer partout des maisons bretonnes », la bretagne, n°358, 14 mai 1942, p. 1-2.

[38] Armand Petitjean, « Les amis de la Révolution », Idées, n°14, décembre 1942, p. 1

[39]  I, Cor, 7, 29.

[40] R. Delaporte, « Note du Chef du P.N.B. », L'Heure Bretonne, n°39, 5 avril 1941, p. 2. C'est l'auteur qui souligne.

[41] R. Delaporte, « Paroles de Chef. La nécessité du sacrifice », L'Heure Bretonne, n°113, 12 septembre 1942, p. 1.

[42] J. Jaffré, « À ceux qui rêvent d'être de grands assassins devant l'histoire... s'oppose notre progression ''à la celtique'' », l'Heure bretonne, n°141, 4 avril 1943, p. 1-2. C'est l'auteur qui souligne.

[43] J.L., « Sous le triskel... », l'Heure Bretonne, n°62, 13 septembre 1941, p. 1-2.

[44] Troupes de combat, en breton, service de sécurité du parti.

[45] T., « Une émouvante cérémonie », l'Heure Bretonne, n°163, 5 septembre 1943, p. 8.

[46] Philippe Pétain et Jacques Isorni, Quatre années au pouvoir, Paris, La Couronne littéraire, 1949.

[47] Yann Fouéré, « Creuser le sillon... », La Bretagne, n°2, 22 mars 1941, p 1.

[48] Yann Fouéré, « Légiférer pour le réel », La Bretagne, n°234, 19 décembre 1941, p. 1-2.

[49] Yann Fouéré, « Contre-Provincialisme », La Bretagne, n°262, 23 janvier 1942, p. 1-2.

[50] Non-signé, « Définitions », L'Ordre Nouveau, n°9, mars 1934, p. I.

[51] Yann Fouéré, « Les étranges travaux de l'étrange commission », La Bretagne, n°75, 17 juin 1941, p. 1 et 3.

[52] Projet de statut pour la Bretagne dans le cadre de la France, version 1943.

[53] Yann Fouéré, « Comment choisir un Gouverneur ? », La Bretagne, n°214, 26 novembre 1941, p. 1-2.

[54] Yann Fouéré, La patrie interdite. Histoire d'un Breton, Paris, Éditions France-Empire, 1987,  p. 268.

[55] Yann Fouéré, « Rôle constitutionnel du Grand Conseil Provincial », La Bretagne, n°728, 27 juillet 1943.

[56] Yann Fouéré, « Organes de l’État nouveau », La Bretagne, n°770, 15 septembre 1943, p. 1 et 4.

[57] Yann Fouéré, « La corporation défigurée », La Bretagne, n°880, 27 janvier 1944, p. 1.

[58] CRBC, fonds Lainé, CL5 T27, rapport du 17 décembre 1941.

[59] CRBC, fonds Lainé, CL5 T28, rapport relatif à la foi nordique en Bretagne, 27 mai 1942.

[60] Llyfrgell Genedlaethol Cymru / National Library of Wales (LlGC/NLW), Louis Feutren collection, Box 6, 7 août 1942 et CRBC, fonds Lainé, CL5 T29, décision du mois de septembre 1942.

[61] LlGC/NLW, Louis Feutren collection, Box 6, discours à l'examen du second degré, 1943.

[62] LlGC/NLW, Louis Feutren collection, Box 4, notes pour les discours de la période de Pâques 1942.

[63] Id.

[64] CRBC, fonds Lainé, CL2 M179, notes, souvenirs et réflexions, personnalités, G. von Tevenar, 16 avril 1943.

[65] Id.

[66] Conseil de l'Eisteddfod nationale du pays de Galles, Rapport sur la visite en Bretagne de la délégation galloise, avril 1947, Cardiff, William Lewis, 1947.

 

[67] J.-M., « le scandale de l'épuration en Bretagne », Le Peuple Breton, n°6, 16 mars 1948, p. 5-8. C’est l’auteur qui souligne.

[68] Henry Rousso, Le syndrome de Vichy de 1944 à nos jours, Paris, Seuil, 1990.

[69] Jean La Bénelais, Galerie bretonne, Merdrignac, La Bretagne réelle, 1953.

 

[70] Yann Poupinot, La Bretagne contemporaine. Contribution à l’étude de son évolution. Histoire économique et sociale de 1789 à nos jours, tome II « Depuis 1914 », Paris, Ker Vreiz, 1955, p. 213.

[71] Bertrand Frélaut, L'Heure bretonne, Rennes, mémoire de maîtrise d'histoire, 1970, publié sous le titre Les nationalistes bretons de 1939 à 1945, Brasparts, Beltan, 1985.

[72] Christian Bougeard (dir.), Bretagne et identités régionales pendant la seconde guerre mondiale, Brest, CRBC, 2002.

[73] « The time is out of joint ». Shakespeare W., Hamlet, (I-5).

[74] Raymond de Becker, Livre des vivants et des morts, Bruxelles-Paris, Éditions de la Toison d'Or, 1942, p. 289.

[75] CRBC, fonds Lainé, CL1 M19, cahier 1961. C'est l'auteur qui souligne.

[76] CRBC, fonds Lainé, CL1 M10, fragments autobiographiques, 1951.

[77] Alfred Loisy, L'Évangile et l'Église, Paris, Alphonse Picard et fils, 1902, p. 111.

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