N°43 / Identités et Appartenances, - Juillet 2023

Religion à usage privé, arrangements, stratégies identitaires et organisation sociale chez les Gitans de Berriac (Aude).

Yoanna Rubio

Résumé

 Les divers groupes dits Tsiganes sont loin de constituer des collectifs homogènes et leur unique point commun pourrait être une volonté de se différencier ( Gay y Blasco, 1999) si bien qu’ils construisent leurs identités avec et contre les Non-gitans, les autres collectifs romani et les membres de leurs groupes. Les points d’opposition sciemment convoqués par les Gitans sont nombreux et concernent toutes les dimensions de la vie sociale. Nous proposons d’aborder ce sujet à travers l’approche des pratiques religieuses et plus particulièrement du traitement socio-politique et identitaire de l’opposition pentecôtismes/catholicisme chez les Gitans de Berriac afin de démontrer que les choix religieux sont aussi et avant tout des stratégies identitaires qui ne modifient pas l’organisation sociale mais viennent la renforcer.

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« Nous autres on est catholiques parce que c’est de famille depuis toujours, après t’as les alléluia » ( pentecôtistes)

Religion à usage privé, arrangements, stratégies identitaires et organisation sociale chez les Gitans de Berriac (Aude).

Yoanna Rubio, chercheuse indépendante en anthropologie sociale et historique. Elle est docteure de l'Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (EHESS). Dernier ouvrage publié : Patriarche, Clan Enfant-roi ... Glossaire des idées reçues sur les gitans, Trabucaire Editions, Perpignant, 2020.

 

Résumé:

 Les divers groupes dits Tsiganes sont loin de constituer des collectifs homogènes et leur unique point commun pourrait être une volonté de se différencier ( Gay y Blasco, 1999) si bien qu’ils construisent leurs identités avec et contre les Non-gitans, les autres collectifs romani et les membres de leurs groupes. Les points d’opposition sciemment convoqués par les Gitans sont nombreux et concernent toutes les dimensions de la vie sociale. Nous proposons d’aborder ce sujet à travers l’approche des pratiques religieuses et plus particulièrement du traitement socio-politique et identitaire de l’opposition pentecôtismes/catholicisme chez les Gitans de Berriac afin de démontrer que les choix religieux sont aussi et avant tout des stratégies identitaires qui ne modifient pas l’organisation sociale mais viennent la renforcer.

Mots clés : Gitans, identités, reproduction sociale, religion, politique.

Abstract :

The various groups called Gypsies are far from constituting homogeneous collectives and their only common point could be a desire to differentiate themselves (Gay y Blasco, 1999) so that they build their identities with and against non-gypsies, other collectives Romani and members of their groups. The points of opposition knowingly convened by the Gypsies are numerous and concern all dimensions of social life. We propose to approach this subject through the approach of religious practices and more particularly of the socio-political and identity treatment of the Pentecostalism/Catholicism opposition among the Gypsies of Berriac in order to demonstrate that religious choices are also and above all identity strategies which do not modify the social organization but reinforce it.

 

Key word: Gypsies, identities, social reproduction, religion, politic.

 

 

 

 

 

 

« L’organisation politique des communautés tsiganes-si tant est qu’il soit possible de traiter de toutes en même temps- est caractérisée par des compétitions et des recompositions permanentes » Patrick Williams (1993)

 Le regard européen (Williams, Ibid.) a fortement contribué à construire une identité homogène des « Tsiganes[1] » alors même qu’ils constituent des collectifs très différents. Les exonymes les désignant n’ont fait que renforcer ce phénomène globalisant aux conséquences fortement délétères, à l’image de leur dénomination en 1969 par la catégorie administrative « Gens du voyage » qui interdit tout emploi au singulier mais parfait la mise en place d’une altérité projective (Olive, 2004) que l’on retrouve dans le topos selon lequel ils sont « très religieux ». Or les « Tsiganes » nont pas une seule religion. Ils sont de confessions différentes. Il y a des catholiques, des protestants, des juifs, des musulmans, des pentecôtistes. Nous évoquerons ici, essentiellement le catholicisme et le pentecôtisme. Bien quil nexiste pas en tant que telle une religion tsigane, le catholicisme a été la religion de la majeure partie des « Tsiganes » dEurope occidentale jusquau milieu des années soixante. Généralement, les « Tsiganes » adoptent la religion du pays dans lequel ils vivent. Ainsi le Gitan grec est orthodoxe, celui dEurope occidentale catholique, lIndien pratique lhindouisme. Tous ne sont donc pas catholiques et le pentecôtisme connaît depuis quelques années un essor considérable au sein des divers groupes dits « Tsiganes ». Les conversions se multiplient mais le pentecôtisme n’est pas pour autant en passe de devenir la religion tsigane. Si les pratiques religieuses traduisent un pan de la cosmogonie des groupes, elles sont aussi à penser sur le plan de leurs usages sociaux et politiques, et viennent interroger les mouvements de transformation et de permanence qui se réalisent en leur sein même. Il convient alors de se demander ce que l’adhésion grandissante de certains groupes dits Tsiganes au pentecôtisme vient dire sur les revendications identitaires et politiques, sur leur rapport au religieux et enfin sur leur organisation sociale. Nous nous attacherons alors à montrer à travers l’approche des usages socio-politiques du catholicisme et du pentecôtisme chez les Gitans de Berriac[2], que les choix religieux sont aussi et avant tout des stratégies identitaires qui ne modifient pas l’organisation sociale mais viennent la renforcer.

Si globalement le pentecôtisme s’est répandu en Europe et en France chez les dits Tsiganes dès la fin des années cinquante sous l’impulsion du pasteur Le Cossec, les hypothèses plus ou moins pertinentes concernant sa diffusion rapide sont nombreuses. Ainsi l’urbanisation (Williams; 1991), la mondialisation, la montée de l’individualisme, un « réveil religieux » (Colinon, 1968) ou encore une réaction face à la perte de leurs traditions ont été mis en lumière afin d’expliquer ce phénomène. Aussi disparates soient ces travaux, ils mentionnent néanmoins presque tous des liens entre pentecôtisme, transformations socio-politiques et stratégies identitaires. En effet et comme le signale M.Canton-Delgado (2004) au sujet des Gitans du sud de l’Espagne, l’adoption du pentecôtisme a été favorisée par une quasi absence de conflit ou de discordance entre cette nouvelle religion et les façons de faire gitanes, l’une comme les autres s’appuyant sur l’importance des déplacements, de la transmission orale, ou encore de la famille. Si bien que l’auteure considère à juste titre l’évangélisme gitan comme un outil soutenant à la fois un « processus de réaffirmation de l’identité culturelle » gitane (Canton Delgado, 2004, p. 97), dans la mesure où des éléments fondamentaux d’une certaine forme culturelle gitane sont reconnus et renforcés, mais aussi comme un mécanisme de changement de la structure sociale et notamment des rapports hommes/femmes. La modification des rapports sociaux de sexe en lien avec les conversions au pentecôtisme n’est pas spécifiquement gitane ou « tsigane », d’autres auteurs à l’image de V. Boyer (2005) ou encore de D.Stoll (1990) l’ont analysé en termes « d’émergence de nouvelles communautés morales » ( Boyer, 2005, en ligne ) aboutissant à « un nouvel égalitarisme » (Stoll,1990, p.318). Ce point précis vient alors questionner la pertinence de l’existence d’un procédé de transformation intrinsèque à l’adoption du pentecôtisme par les Gitans et soulève une interrogation sur le renforcement d’une organisation sociale, d’un système qui existe déjà et terme des identités. Afin d’appuyer nos propos nous analyserons ce renforcement et du système d’organisation sociale et des identités gitanes à travers d’une part un jeu d’oppositions entre catholicisme gitan et catholicisme non gitan et une relation empreinte d’ambiguïté et de paradoxes entre Gitans catholiques et Gitans pentecôtistes d’autre part.

Nous et les Autres, le catholicisme chez les Gitans : une religion gitane à usage privé

Les Gitans de Berriac sont majoritairement catholiques et se disent catholiques, parce que « c’est comme ça dans la famille depuis toujours » (Flaca[3]) : « Je suis catholique parce que ma mère, bon, c’est-à-dire, ça dépend des parents, bon, comment ils t’élèvent. Ils m’ont tout le temps élevée à croire à la Vierge, à l’Eglise, à prier » (Séverine). Si Séverine dit être catholique parce quelle a été élevée dans la foi catholique, la génération de ses parents tient un discours quelque peu différent : « On est catholique parce que c’est la religion, et puis les protestants et tout ça, c’est des alléluia, Dieu me pardonne (elle se signe) et ils croient pas à la Vierge. Ça va pas, ça ! » ( Yara et Flaca). Ces paroles sont très caractéristiques et reviennent très souvent dans les interactions des Gitans âgés de trente à soixante-quinze ans. Les jeunes Gitans (douze à vingt ans), ont une vision plus modérée et relient religion et identité : « En fait y’a plusieurs Gitans et plusieurs religions. Je dis pas que c’est mieux la mienne, que c’est mieux la leur. Dans la religion chacun croit à ce qu’il veut. » (Séverine).

La vie religieuse des Gitans est essentiellement marquée par les baptêmes, les mariages et les funérailles. Ils ne sont pas pratiquants au sens où pourrait lentendre un Payou[4], mais leur approche de la religion catholique est plus complexe. Il y a, chez eux, différentes façons « d’être catholique », de pratiquer le catholicisme. Tout nest quaffaire darrangements, dinventions, de réappropriations, dintermédiaires, de stratégies identitaires, de maintien  et de réajustements de frontières poreuses, de rapports sociaux de sexe. Nous pourrions alors qualifier le fait religieux non pas de catholicisme chez les Gitans mais de catholicisme gitan dans la mesure où, nous allons le voir, leurs pratiques relèvent davantage d’une religion catholique à usage privé, c’est-à-dire d’une religion faite par et pour les Gitans, selon leur appartenance à une groupe domestique ou à un patronyme, dont la fonction première semble être le renforcement d’un certain type d’identité gitane ainsi que de l’organisation socio-politique du groupe d’appartenance.

Les Gitans de Berriac effectuent, en effet, au sein même de l’église, des « rites gitans » célébrés par des hommes d’église qui s’avèrent être ce que nous avons appelé « des curés dédiés[5] », mais qui échappent aux normes édictées par l’institution. L’exemple de la présentation de couple, qui est une forme d’union en est le parfait reflet. Au début des années deux mille, les jeunes filles alors désireuses de se marier à l’église; à l’image des Payous, et des pratiques nuptiales des Gitans dans les années soixante-dix, ont  sollicité le diacre gitan pour que l’effectuation de ce rite qui consiste simplement en une cérémonie sans bénédiction véritable, sans signature de registre, et sans obligation de s’unir au préalable civilement à la mairie ( ce qui est contraire à la loi), soit possible: « Ils (les Gitans) essayent de faire la même coutume comme les autres, les Paysans, et ils ont demandé et inventé dans leur tête qu’ils pourraient aussi, même si on fait pas vraiment le vrai mariage, mais quand même si on pouvait présenter, ce serait bien, alors on a inventé la présentation de couple.  On dit une présentation de couple, parce qu’une bénédiction ça entraîne quand même un sacrement, mais on le fait parce que les Gitans ont un mariage bien particulier qui est une coutume qui n’est reconnue ni par l’Eglise, ni par l’Etat. » (Diacre gitan). De la même façon, les Gitans de Berriac prient-ils au sein même de l’église un saint qu’ils se sont fabriqués, Julien, et font-ils brûler des cierges lors de prières qui lui sont adressées. Ce Saint homme est gitan, il a pour vocation de venir en aide aux seuls Gitans. Certains défunts sont également investis de pouvoirs protecteurs et des demandes d’intercession, pour les membres de leur famille, leurs sont faites dans les églises, ce qui vient renforcer la dimension privée du catholicisme gitan mais aussi la primauté du groupe domestique ou de l’appartenance à un patronyme dans la définition d’une identité gitane.

 Cette « souplesse » peut paraître historiquement et « idéologiquement » étrange au regard de la position générale de l’église catholique à l’égard des dits Tsiganes. Il est effectivement bon de se remémorer l’attitude « paternaliste » (Williams, 1991) de cette dernière et son inscription dans les structures associatives venant en aide à la population « tsigane». Ce qui tend à démontrer ici que cette religion à usage privé dont nous ne cessons de parler serait davantage à voir en termes de stratégies religieuses mises au service d’une formation identitaire mais pas seulement, et ce à plus forte raison que l’église peut et doit aussi être perçue comme « un espace de créativité culturelle. » (Canton Delgado, 2004,p.98). Signalons tout de même que la création par l‘église catholique en 1948 d’une aumônerie spécifiquement réservée aux dits « tsiganes » ( Bordigoni, 2016) et de sa prise en charge par un  prêtre au sein de chaque diocèse ne sont en rien étrangères au développement de la religion à usage privé. Ces arrangements leur permettent de plus, de ne pas opérer de mélange de catégories, les vivants et les morts, dans leurs pratiques. Ainsi les funérailles sont-elles organisées à l’église Saint-Gimer de Carcassonne, et les baptêmes et les présentations de couple à l’église saint-Michel. Soulignons que le rapport aux morts est central chez les Gitans et plus largement chez les « Tsiganes » (Williams, 1993), car il fait émerger et permet de voir fonctionner l’un des principes fondateurs de leur organisation socio-politique : le respect. Avoir du respect, c’est adopter des attitudes conformes aux attentes sociales en matière de rapports aux morts, aux classes d’âge, de rapports homme/femme etc… C’est savoir rester à sa place de…, c’est oeuvrer au bien-être de son groupe, n’être redevable de rien envers sa famille qui aide « en cas de besoin ». C’est une obligation morale et non pas une dette morale. Les Gitans ont du respect là où les Payous sont polis. Nous commençons déjà à percevoir en quoi le rapport à la religion catholique vient renforcer des identités gitanes et la sphère sociale et politique. En effet, le processus de construction identitaire des Gitans comme des autres groupes dits Tsiganes, est basé sur un procédé d’emprunts de façons de faire, d’être et de dire à la société environnante, de manipulations de ces pratiques et de leur transformation en traits socio-culturels propres, tout comme sur une opposition avec les Non-Gitans. Cette religion catholique gitane à usage privé leur permet alors de réinventer des pratiques en se nourrissant de la société environnante mais en se démarquant dans un même temps de cette dernière. L’organisation socio-politique et notamment les rapports sociaux de sexe sont eux aussi réaffirmés car ce sont bien les femmes qui sont actrices. En effet, les baptêmes comme les présentations de couple demandent la réalisation d’une préparation préalable auprès d’un homme d’église. Or cette phase se fait à Berriac non seulement à l’initiative de certaines femmes gitanes mais aussi et surtout par l’intermédiaire de ces femmes qui, de par leur position sociale, sont tout à fait légitimes et reconnues pour assurer ces tâches. Il existe, en outre, pour chaque patronyme[6], une intermédiaire en matière religieuse. C’est elle qui va rencontrer les curés pour fixer les dates des cérémonies de baptême et de « mariage », c’est également elle qui effectue la préparation avec le jeune couple ou les parents et parfois même à leur place. Elle possède toutes les compétences et les relations pour interagir avec l’institution et à terme transformer les façons de faire gitanes. Ce sont les femmes, qui en un mot, font la tradition gitane. Leur rôle est donc central dans la vie religieuse comme dans l’organisation sociale des Gitans et la prise en charge des fonctions identitaires. Les femmes sont porteuses d’une tradition, elles en sont les garantes et les actrices. Elles sont à l’origine des évolutions, des réappropriations et/ou de l’invention de nouvelles pratiques, elles sont le moteur du changement tout en assurant une certaine pérennité du groupe et de l’identité gitane puisque être gitan c’est changer pour demeurer. Elle font, là où les hommes garantissent que tout se passent bien. Le catholicisme gitan à usage privé vient bien renforcer un processus identitaire déjà existant mais aussi maintenir une organisation socio-politique. Ainsi les choix religieux, les stratégies religieuses, mettent-ils en lumière le rôle essentiel de la femme, l’importance de l’appartenance à un patronyme, tout comme des stratégies identitaires qui permettent à la fois de composer avec les institutions, et de se construire avec et contre la société environnante, les Payous, en un mot de changer pour perdurer. Si la grande majorité des Gitans de Berriac sont catholiques certains sont pentecôtistes. Alors que viennent dire les relations entre pentecôtistes et catholiques sur le système social et politique des Gitans, comme sur leurs stratégies identitaires ?

« L’évangélisme Gitan est venu réanchanter le pentecôtisme» (Canton-Delgado, 2004, p. 87)  … et le catholicisme gitan:

Le pentecôtisme est un mouvement qui prend de lampleur chez les Tsiganes de France. La communauté de Berriac ne déroge pas à la règle. Depuis environ dix ans, des pasteurs pentecôtistes viennent rendre visite aux Gitans de la Cité de lEspérance, dans lespoir de les faire assister à quelques assemblées dans un premier temps et de les convertir dans un second temps. Ils sont reçus et écoutés. Le moyen par lequel les pasteurs et les Gitans pentecôtistes abordent les autres habitants de la cité est la musique, la dimension festive, « conviviale » ( Williams, 1988) et « émotionnelle »  des assemblées,  ce qui est très classique puisqu’il ne faut pas oublier que les sentiments, les ressentis et les expressions doivent être vus comme des indices organisant le social et que les Gitans considèrent que les Payous sont « insensibles » ou encore qu’ils n’ont « pas de coeur » par opposition  à eux qui formeraient alors une « minorité émotionnelle » (Bonini Baraldi, 2008). Or les Gitans de Berriac ont, de prime abord, une attitude contradictoire. Ils critiquent très sévèrement ce mouvement mais certains fréquentent les assemblées et écoutent les cantiques. Les Gitans catholiques de Berriac comparent, les conventions ou assemblées à des séances dexorcisme, ce qui les effraie : « J’ai peur, moi, d’y aller » (Cécile), « Moi ça me fait peur parce quils crient et ils disent : « Oui mais c’est Dieu qui te touche le cœur », et c’est pour ça qu’ils crient. » (Séverine). Aux yeux des Gitans, la figure du diable est trop présente dans ce mouvement. « Le diable se manifeste » est un exemple de phrase qui revient souvent dans le discours des pasteurs. Séverine va même jusqu’à comparer le déroulement dune convention au film lExorciste : « Ils disent qu’ils parlent en langues, ils répètent les mots à l’envers, en fait, c’est ça. Quand on voit l’Exorciste, moi je l’ai regardé plusieurs fois, l’Exorciste, eh ben vous comprenez ce que c’est que leur religion. Eh oui, dans le film la petite qui est possédée, ils disent qu’elle parle en langues ». Séverine fait ici référence à la glossolalie. Cette pratique pentecôtiste est un argument fort pour les Gitans, elle leur permet de caractériser le pentecôtiste de démoniaque. Le fait que ce mouvement soit issu dune branche du protestantisme constitue un autre argument majeur. Les protestants sont considérés comme étant des « alléluia », « des gens du démon », par les Gitans catholiques de Berriac. Ils établissent une relation entre le démon et la Vierge Marie. Pour eux, si lon ne croit pas à la Vierge, cest quil manque « une étape » (Yara). Ce nest pas dans la logique du vivant et le nouvel intermédiaire revêt alors une dimension démoniaque : « Eux à la Vierge ils y croient pas. Mais si on n’a pas de mère pour venir au monde, comment on fait ? Faut bien y croire non ? Ou alors c’est le démon ! (Elle se signe) » (Yara). Cette réticence ne revêt pas seulement une dimension « morale », ne relève pas simplement d’une forme de croyance mais vient révéler et renforcer la structure centrale de l’organisation sociale des Gitans de Berriac, la famille, tout comme une modalité de construction identitaire basée sur le couple conceptuel différence/mêmeté à l’intérieur d’un seul groupe pour ne pas dire sur un plan microsocial. L’appartenance religieuse est en effet une ressource identitaire forte. Je suis catholique ou pentecôtiste parce que j’appartiens à tel ou tel patronyme. En d’autres termes, je suis différemment gitan en fonction de mon nom de famille et des représentations voire de l’archétype qui lui sont attachés. Les Meuniers sont par exemple considérés comme étant les Gitans les plus traditionnels, ceux dont les façons d’être, de faire et de dire sont jugées « anciennes » c’est-à-dire comparables à des pratiques ayant cours dans les années soixante-dix. S’ils semblent mettre un point d’honneur à s’opposer, à faire contre, ils agissent aussi avec.

Le mouvement pentecôtiste se diffuse au sein des divers groupes gitans de Carcassonne et de Berriac. Les pratiques en lien avec la religion catholique à usage privé que nous avons rapidement évoquées évoluent en même temps que le pentecôtisme s’étend, dans la mesure où le mode de maintien des identités est basé sur l’emprunt. En d’autres termes « on fait pareil pour lutter contre ». Ainsi des groupes de prières rassemblant exclusivement des Gitans catholiques dont la structure et les pratiques ressemblent à s’y méprendre aux façons de faire pentecôtismes, ont-il vus le jour  ces cinq dernières années ( témoignages, chants etc…), des cantiques catholiques sont-ils apparus et sont-ils largement écoutés au sein du groupe gitan de Berriac, si bien que certains chercheurs parlent de  la mise en place d’un « mouvement charismatique catholique » (Bordigoni, 2016), là où nous parlons de réenchantement de la religion catholique. Et ce sont une nouvelle fois les femmes, mais pas seulement nous le verrons, qui en sont à l’origine, qui diffusent les informations et prennent en charge la communication en postant très régulièrement des vidéos de ces groupes de prières sur leurs pages Facebook. En empruntant des façons de faire pentecôtistes, les Gitans catholiques redéfinissent les pratiques, les modalités, les frontières tout en renforçant leur processus identitaire, et l’unité de base de leur organisation sociale qui est la famille, l’appartenance à un patronyme car même si des unions ont lieu entre Gitans pentecôtismes et Gitans catholiques, les conversions au pentecôtisme de l’un des conjoints restent très rares. On conserve la religion de son patronyme, ce qui semble être assez exceptionnel puisque nombres d’auteurs ont, eux, constaté que le réseau de parenté constituait un médium privilégié des conversions (Canton Delgado, 2004).

Ce réenchantement de la religion catholique a eu l’effet escompté : le nombre de conversion au pentecôtisme reste stable, mais il est aussi venu renforcer « l’internalisation de l’action catholique » ( Bordigoni, 2016) et in fine la religion catholique gitane à usage privé et donc le rôle des femmes.

En effet, à l’initiative du père Louis de Carcassonne et d’un jeune homme gitan, Léonard, particulièrement croyant et désireux de faire barrage au pentecôtisme, des groupes d’éveil à la foi, comme ils les appellent, réservés aux seuls Gitans, sont nés « parce que on est catholiques mais pas instruits » (Léonard). La participation à ces ateliers les autorise alors à effectuer leurs communions et pour les plus assidus à devenir « garçon d’autel » pour assister le père Louis.   Nous ne pouvons alors que constater cette « internalisation » dont parle si bien Marc Bordigoni (2016), puisque nous sommes bien en présence d’un groupe de Gitans appartenant au même patronyme, qui se réunit pour « éveiller sa foi » par l’intermédiaire de garçons d’autel gitans, ce qui ne va pas sans vous rappeler les moments religieux dits gitans comme le pèlerinage des Saintes-Maries de la Mer le 24 Mai mis en place par les Non-Gitans.  Cependant, et c’est là où se révèlent l’intérêt et le paradoxe de la situation, ils parlent et nous parlons bien d’un « éveil à la foi » et non pas de catéchèse, les communions ont ,elles, lieu non pas lors d’une messe traditionnelle mettant en présence Gitans et non-Gitans, mais bien lors d’une cérémonie regroupant des seuls Gitans au sein de l’église, si bien que la tentative du père Louis de rendre les pratiques religieuses des Gitans plus « conformes » semble non seulement échouer mais vient renforcer leur religion catholique gitane. Il est à noter de plus, que les moments ou les rites importants sur le plan social tels que les mariages, par exemple, n’entrent pas dans ce cadre-là, ne sont pas le fait de ces jeunes hommes gitans, de ces garçons d’autel. Si les Gitans « s’instruisent » il n’en reste pas moins qu’ils continuent à ériger au sein de leurs domiciles de véritables autels à la gloire de leur saint Julien, et de certains défunts à qui ils, pour ne pas dire elles, puisque ce sont les femmes qui se déplacent dans les églises, adressent des prières et autres véritables ex voto, et auprès desquels ils « se réclament ». Les femmes assurent et prennent en charge la vie religieuse, les dimensions sacrées et symboliques de la vie du groupe. Leur place nodale s’est même accrue depuis ce « réenchantement » et cette volonté de « faire pareil pour se démarquer » a été davantage affirmée. Le père Louis refuse, en effet, catégoriquement depuis peu de célébrer des présentations de couple si les deux jeunes gens ne sont pas unis civilement. Les femmes sont actuellement en train d’y remédier en « démarchant » les hommes d’église des villes alentours dans l’espoir que l’un d’entre eux acceptent d’effectuer ce rite. Si elles n’y parviennent pas, cette pratique sera abandonnée pour être remplacée par un rite inventé, réinventé ou remis au goût du jour. La relation paradoxale entre le pentecôtisme et le catholicisme si elle a autorisé l’intervention de certains hommes dans le champ du religieux, n’a pas été synonyme de la disparition des intermédiaires[7] féminins, n’a pas véritablement  conduit à une réorganisation du fait religieux chez les Gitans de Berriac et ce d’autant plus que les actes des hommes tendent a se rapprocher davantage des normes en vigueur dans la société environnante là ou ceux des femmes viennent confirmer une prise en charge des identités gitanes, des formes culturelles particulières propres à un patronyme. Se sont bien sur elles que reposent les façons d’être, de faire et dire, elles qui reproduisent, changent, choisissent de maintenir ou non ce que leurs aînées ont fait; assurent la pérennité du groupe. Mais pentecôtismes ou catholiques, nous restons Gitans par la mise en place d’un processus identitaire, fait d’emprunts à la société environnante, de transformations et d’appropriations de ces éléments, de stratégies identitaires, par la primauté du groupe domestique etc…

 

Conclusion

L’avènement du pentecôtisme chez les groupes dits « Tsiganes » a selon certains auteurs participé à la redéfinition des rapports sociaux de sexe,  a autorisé « une relecture critique des traditions gitanes » ( Canton Delgado, 2004, p. 98), a ouvert les relations inter groupes tout en maintenant au centre de l’organisation sociale le groupe domestique et la parentèle, a permis aux « Tsiganes » de prendre en charge leur image et d’affirmer qu’ils sont « à part » comme l’écrit Patrick Williams (1991) mais selon leur propre volonté et non plus celle des non-tsiganes. Or ces quelques conclusions d’études ne semblent pas s’appliquer au groupe de Berriac au sein duquel le schéma socio-politique n’a pas été véritablement transformée par l’adoption ou non de cette religion, et bien au contraire. Nous assistons davantage à un processus de renforcement d’une organisation existante avec la mise en avant du rôle central des femmes dans la prise en charge des formes culturelles et des identités gitanes propres à un groupe familial qui s’oppose en agissant de façons identiques, d’une dynamique identitaire ( syncrétisme ou co-culturation ( Formoso, 2019)) du réenchantement d’une religion gitane à usage privé etc… La religion, les usages sociaux des faits religieux sont structurants puisqu’ils sont sémantisés, transformés en ressources identitaires et viennent témoigner d’une organisation sociale, d’un rapport et d’une vision du monde social, d’une participation sociale.  Elle est donc bien un élément opérant, un matériau à la fois social et culturel que les groupes manipulent. Si la montée en généralité au sens noble du terme est ardue, il nous semble néanmoins indispensable de situer les diverses pratiques religieuses dans leur contexte socio-historique, voire de parler d’usage local (Boyer, 2005) du pentecôtisme et du catholicisme, ce qui fait dire à Patrick Williams, qu’il existe un pentecôtisme gitan comme nous avons parlé de catholicisme gitan sans pour autant ethniciser, et/ ou essentialiser ces groupes, ni même parler de « communauté » et de « repli sur soi » mais sans oublier que  « Le mode de connaissance anthropologique, […] est résolument micrologique. Il appelle une extrême attention à ce qui se forme, se déforme, se transforme dans les moindres recoins de la sensibilité de la croyance et de ses mises en scène. » ( Laplantine,  2003, p. 30)

 

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Williams, P. (1984). "Pour une approche du phénomène pentecôtiste chez les tsiganes", Études tsiganes, n°2, 49-52.

 

Williams P. (1991).Le Miracle et la nécessité : à propos du développement du pentecôtisme chez les tsiganes / Miracle and Necessity. The Development of Tsigane Pentecostalism. In: Archives de sciences sociales des religions, n°73, 81-98.

 

Williams, P. (1993).« Questions pour létude du mouvement religieux pentecôtiste chez les Tsiganes. Ethnologie des faits religieux en Europe » (Actes du colloque national de la Société française dethnologie, Stasbourg, 24-26 novembre 1988), sous la direction de Nicole Belmont et Françoise Lautman, CTHS (Le comité des travaux historiques et scientifiques)/Société dethnologie française, Le regard de lethnologue n° 4, 433-445.

 

Williams, P. (1993). Nous on n'en parle pas. Les vivants et les morts chez les Manouches. Paris : La Maison des Sciences de l’Homme.

 

 

[1]  Ce terme étant un éxonyme, cest-à-dire un terme allogène, non employé par les « Tsiganes » pour se désigner eux-mêmes, et servant à désigner et englober les divers groupes dits "Tsiganes", à savoir, les Roms, les Manouches, les Gitans, les Sinti, etc., nous l’emploierons entre guillemets, et ce d’autant plus que ce lexème nest pas axiologiquement neutre.

[2] Ville située près de Carcassonne dans l’Aude.

[3] Dans un souci de respect de l’anonymat, tous les noms du présent article sont fictifs.

[4] Terme gitan désignant les non Gitans. L’étymologie  du terme n’est pas claire. Certains auteurs comme Jean Louis Olive (OLIVE Jean-Louis. « Nomination et dé-nomination de l'autre : Des usages ethnonymiques à l'épistémologie discursive en milieu gitan », Esprit critique, Hiver 2004, Vol.06, No.01) y voient une forme dérivée du latin pagensis, puis du catalan pages et enfin de l’espagnol paysano. Ce terme renvoie toujours au « sédentaire », à celui sou est attaché à une terre. Nous retrouvons ce même sens aussi bien chez les Manouches que chez les Roms.

[5] Ce sont des prêtres qui entretiennent des relations soutenues et d’anciennes dates avec les Gitans, ce qui leur permet de « sarranger » avec linstitution Église, sans que cela ne pose le moindre problème aux curés, et autres diacres : « Eh bien cest simple, je leur prête l’église et fais les cérémonies. Je vois que ça leur fait plaisir et puis vous savez, comme disait saint Paul, mieux vaut obéir à Dieu quaux hommes. » (Curé de Saint-Michel). Et dajouter que « pour les sacrements lEglise sest toujours considérée plus compétente que le pouvoir politique ».

[6] Il existe trois grands patronymes à Berriac, trois grandes « familles ». Les Meunier, les Costes et les Serre. (Noms Fictifs)

[7]Il n’y aurait pas d’intermédiaires entre les «  Tsiganes » et Dieu dans la pratique du pentecôtisme. Voir WILLIAMS Patrick 1993.

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