N°43 / Identités et Appartenances, - Juillet 2023

Nationalisme défensif et sécuritarisation de l’intégrité territoriale

Sinan Baykent

Résumé

La figure d’Enver Hoxha est peut-être l’une des plus controversée de l’histoire albanaise contemporaine nationale. Malgré de nombreux débats tant politiques, académiques qu’ordinaires autour de sa personne, le pouvoir d’Hoxha et l’expérience du Parti du Travail d’Albanie (PTA) n’ont pas encore été totalement « objectivés ». Or la pratique hoxhaïste, au-delà de diverses considérations idéologiques et/ou émotionnelles qui sans doute détiennent une – même si fortement subjective – légitimité, mérite une analyse juste, rigoureuse et scientifique du point de vue des paramètres de la science politique. La caractéristique principale du régime construit et promu par Hoxha résidait dans son mortier « national ». En effet, nombreux sont les chercheurs qui définissent l’action de Hoxha comme reflétant un « national-communisme »

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Nationalisme défensif et sécuritarisation de l’intégrité territoriale :

Étude de cas sur la rhétorique hoxhaïste en Albanie au début des années 80

 

Sinan Baykent est doctorant à l'université de Mons

I. Introduction

La figure d’Enver Hoxha est peut-être l’une des plus controversée de l’histoire albanaise contemporaine nationale. Malgré de nombreux débats tant politiques, académiques qu’ordinaires autour de sa personne, le pouvoir d’Hoxha et l’expérience du Parti du Travail d’Albanie (PTA) n’ont pas encore été totalement « objectivés ».

Or la pratique hoxhaïste, au-delà de diverses considérations idéologiques et/ou émotionnelles qui sans doute détiennent une – même si fortement subjective – légitimité, mérite une analyse juste, rigoureuse et scientifique du point de vue des paramètres de la science politique.

La caractéristique principale du régime construit et promu par Hoxha résidait dans son mortier « national ». En effet, nombreux sont les chercheurs qui définissent l’action de Hoxha comme reflétant un « national-communisme » (Peshkopia, Zahaj & Hysi 2014 : 69).

Gabriel Jandot (1994) est un autre politologue qui désigne la pratique d’Hoxha en tant que « national-marxiste ». Son ouvrage L’Albanie d’Enver Hoxha (1944-1985) regorge de références en ce sens, partant des campagnes archéologiques destinées à prouver le lien ethnique et autochtone des Albanais aux Illyriens et aux Pélasges, allant jusqu'à la réécriture de l’histoire nationale albanaise qui, dans son ensemble, demeure encore aujourd’hui ancrée dans le système éducatif albanais.

S’efforçant à instaurer un environnement institutionnel strictement national, Hoxha a en effet pleinement agi sur le forgement de l’identité albanaise. La purification de la langue, le réveil des mythes anciens (Czekalski 2013 : 130-131) et des traditions folkloriques (Halili 2017 : 205), l’éradication des influences étrangères sur « le penser », le « dire » et l’« agir » albanais (Xholi 1976 : 31) dans le cadre de la vie courante ont fait partie de ce processus d’édification identitaire à grande échelle (Bezha 2021 : 130-131).

Malgré cet élan systématique visant à exalter l’identité et l’appartenance à l’identité albanaises, Hoxha s’est assidûment restreint à un nationalisme de type « défensif » qui forme le noyau même du nationalisme albanais classique (Kolasi et al. 2013 : 200).

Les valeurs de « résistance » et de « préservation » sont intrinsèques au nationalisme albanais. « Résister à l’envahisseur/l’agresseur et préserver tout ce qui appartient aux Albanais », telle pourrait être la formule synthétisante du nationalisme albanais.

Enver Hoxha n’était pas une exception. Il était, lui aussi, non seulement imprégné de cet esprit fondateur mais également l’un de ses meilleurs praticiens. Ainsi, le hoxhaïsme a activement participé à la perpétration et, dans un sens, au perfectionnement de celui-ci. Mieux encore, il l’a radicalisé jusqu'à son paroxysme pour le transformer, au fil des années, en un « réflexe » semi-instinctif du peuple albanais.

Enver Hoxha a beaucoup discouru et écrit durant son existence. C’était un homme d’Etat qui avait parfaitement cerné le poids et l’importance des mots. En addition aux milliers de pages de notes, d’articles et de livres qu’il a pu rédiger, Hoxha a aussi su scrupuleusement manier ses discours en vue de ses fins politico-nationales. Car disons-le clairement, dans l’espace de temps pendant lequel il a gouverné l’Albanie, Hoxha a simultanément – et en toute naturalité – endossé un rôle de « chef national » pour toute la nation albanaise vivant dans la région. Il était en quelque sorte « chef de la nation albanaise » et non seulement « chef de l’Albanie ».

La propriété « ethnique » chez l’identité nationale albanaise tend largement à prendre le dessus sur toutes les autres propriétés (Shaqiri 2018 et Hanoli 2015 : 33). Ainsi la terminologie employée en ce sens gagne en poids et valeur, puisque suivant les « mots » choisis, les « choses », elles aussi, varient profondément.

Cette distinction importe dans la mesure où hormis la diaspora (dont l’immense majorité était alors politisée par le monde anglosaxon afin de déstabiliser, voire destituer le pouvoir d’Enver Hoxha et du PTA)[1] et indépendamment du fait qu’il soit apprécié ou pas, tant que l’existence désintégrée de l’Albanie géographique et historique se poursuit, la tête de l’Albanie demeure mécaniquement-automatiquement aussi la tête de la nation albanaise. Cette fusion « organique » trouve inlassablement écho, même de nos jours, dans l’article 8 de la Constitution de la République d’Albanie qui postule clairement que « la République d’Albanie protège les droits nationaux du peuple Albanais vivant en dehors de ses frontières. »[2]

Si l’établissement de ce fait s’avère crucial pour correctement situer Hoxha, avec ses pensées et ses actions, dans le courant national-défensif des Albanais, cela reste néanmoins insuffisant. Il serait plus enveloppant de porter notre intérêt, et c’est l’objectif que se fixe cette présente étude, vers le « comment » de cet ancrage.

Pour ce faire, nous avons opté en faveur d’une étude de cas centrée sur un extrait du discours[3] (Hoxha 1982a) prononcé par Enver Hoxha le 10 novembre 1982 sous le toit de l’Assemblée Populaire de la République Populaire Socialiste d’Albanie (APRPSA).

Il s’agit d’un extrait qui se concentre principalement sur un état des lieux des relations extérieures de l’État Albanais, la perception de celles-ci (avec un accent spécial mis sur les « menaces ») à travers l’optique hoxhaïste et la construction discursive des ripostes envisagées.

Ce discours est une illustration très ordonnée non seulement de l’esprit national-défensif qui anime la ligne hoxhaïste mais aussi du bagage argumentaire à partir duquel celle-ci s’articule.

Après avoir formulé notre problématique, nous énoncerons nos hypothèses de recherche tout en dévoilant notre axe théorique et nos choix méthodologiques.

II. Problématique et hypothèses de recherche

Nous tenterons, dans le cadre de notre étude, de comprendre en quoi est-ce-que le discours prononcé par Enver Hoxha à l’APRPSA le 10 novembre 1982 contribue à l’intersection conceptuelle entre le « nationalisme défensif » et la « sécuritarisation de l’intégrité territoriale » mais aussi et surtout à l’affermissement de l’identité nationale albanaise.

Deux hypothèses de recherche se dessinent par rapport à notre problématique : (1) Le discours d’Enver Hoxha s’inscrit dans une approche nationaliste défensive en s’appuyant sur la construction, la perpétuation, la transformation et la destruction des aspects de l’identité nationale albanaise et (2) le discours d’Enver Hoxha adopte la sécuritarisation de l’intégrité territoriale comme méthode de survie nationale à travers un dispositif lexicologique approprié.

Pour ce faire, nous exploiterons les outils théoriques avancés par la théorie de sécuritarisation (Buzan, Waever & de Wilde 1998). La création d’un lien théorique lucide entre le « nationalisme défensif » et la « sécuritarisation de l’intégrité territoriale » qui a été jusqu’ici généralement « sous-entendu » et très peu « explicité », représente une des innovations que se propose d’échafauder cette présente étude.

Révéler l’interaction triangulaire (ou véritablement « cyclique ») entre l’acte de discours, le nationalisme défensif et la sécuritarisation de l’intégrité territoriale qui résulterait en un (ré-)aménagement, une consolidation, voire un enracinement de l’identité nationale constitue l’objectif premier de notre recherche.

L’analyse du discours d’Enver Hoxha s’exécutera à la lumière des travaux de Wodak et al. (2009) qui s’acheminent en trois phases : La définition des thèmes, le jalonnement des stratégies discursives et la concrétisation des moyens linguistiques. Nous estimons le modèle méthodologique émis par Wodak et al. (2009) comme le plus chevronné pour atteindre notre objectif théorique, car il permettrait une interconnexion presque « neurale » entre les facettes exposées au paragraphe précédent.

III. Cadre théorique

La continuité de l’existence est une fin inviolable pour tout organisme vivant et cela vaut aussi pour les États et les nations. Ainsi, l’ultime quête de chaque État mais aussi de chaque nation, c’est la survie (Waltz 1979).

La question de « survie » (individuelle, collective et/ou nationale) relève d’une part de la rationalité et de l’autre de l’instinct. Alors que le facteur instinctif incarne la dimension la plus intense mais aussi la plus pure de la survie, le facteur rationnel exprime les prérequis à satisfaire préalablement pour ne pas succomber à la violence du premier. Certes, il y a toujours de l’instinctif même dans le rationnel, néanmoins l’inverse n’est pas aussi évident qu’il peut paraître.

En ce sens, on pourrait qualifier, du moins sur le plan politique, la « sécuritarisation » à ce processus rationnel par lequel une menace réelle ou potentielle pesant sur la survie d’un État ou d’une nation est proprement définie, fondée et encadrée. La perception de la ou les menace(s), c’est ce stade de rationalité – même si subjective en essence – où le facteur instinctif pousse le facteur rationnel à créer un cadre de sécurité vis-à-vis de celle(s)-ci.

La fonction remplie par le « discours » pour la création de ce cadre est fondamentale. En effet, Waever (1995) dit que « la sécuritarisation est un acte de discours ». Pour Ejdus (2012 : 107) aussi, s’appelle sécuritarisation le « processus incluant la construction discursive de la menace de sécurité et les mesures prises pour les repousser ».

Selon l’étendu et surtout le contenu de la menace rendue intelligible, les mesures vont également évoluer. La sécuritarisation d’une menace ne débouche pas machinalement sur une confrontation physique et/ou militaire avec la source dont jaillit la menace. Cela dit, elle ne l’exclut pas non plus. Comme l’affirme Waever (1995 : 51), « l’apparition d’une menace existentielle requiert une construction de la riposte ». Le point primordial demeure la recherche et l’implantation des moyens adéquats pour la survie.

Buzan et de Wilde (1998 : 36) soulignent, par exemple, que « pour un État, la survie concerne la souveraineté et pour une nation cela concerne l’identité ». Cette différenciation est péremptoire mais insuffisante. Elle devient complète lorsque l’anneau manquant de la chaîne y est insérée. Buzan (2008) comble cette lacune lorsqu’il maintient que l’« intégrité territoriale » est un composant incontournable de la sécurité nationale puisqu’elle procure une « stabilité » pour la floraison de la nation. Buzan et Lene (2009) approfondissent cet argument en allant encore plus loin. Ils affirment que la défense du territoire et la promotion des valeurs qui lui sont propres vont de pair avec la sécurité de l’État.

Il existe donc un lien étroit entre la survie, la souveraineté, l’identité et l’intégrité territoriale de la nation. En réalité, nous pouvons même noter que la survie nationale, si et lorsqu’elle est menacée, dépend fortement de la défense synchronisée de ces derniers.

Le concept de « nationalisme défensif » indique ce point de convergence entre d’un côté le facteur instinctif et le facteur rationnel, mais aussi celui entre la survie, la souveraineté, l’identité et l’intégrité territoriale. Dans un sens, le nationalisme défensif – qui veut principalement « protéger » et « préserver » (Rabinowitz 2022) – pourrait être intégré dans l’architecture de « sécuritarisation », devenant d’emblée un de ses multiples instruments de mobilisation.

L’importance que nous accordons au concept d’« intégrité territoriale » n’est pas anodine. Il s’agit d’un pilier de notre schème argumentatif car une sensibilité exprimée autour de celle-ci induit deux conséquences directes et/ou indirectes. Premièrement, c’est un indice grâce auquel il devient possible de caractériser un nationalisme de « défensif » par opposition à un nationalisme dit « expansionniste ». Enfin, deuxièmement, cela prouve qu’il y a au moins une « perception » d’une « menace » qui ciblerait la survie, l’existence d’un État et/ou d’une nation. Ces deux conséquences, à leur tour, cimentent et justifient la mise en place du cadre de « sécuritarisation ».

Finalement, en ce qui concerne la matérialisation de ce cadre précis, Buzan, Waever et de Wilde (1988 : 36) distinguent trois unités de base : (1) l’objet de référence, c’est-à-dire les choses dont la survie doit être assurée et dont les menaces existentielles visent, (2) l’acteur qui sécuritarise, donc celui qui par son discours dévoile le phénomène dont émane la menace en question et enfin (3) l’acteur fonctionnel, à savoir celui qui influence les dynamiques du domaine touché.

Pour ce qui a trait à notre cas, notre objet de référence c’est L’État albanais, donc la République Populaire Socialiste d’Albanie. L’acteur qui sécuritarise, c’est Enver Hoxha, le Premier Secrétaire du PTA. Quant à l’acteur fonctionnel, il a une double identité : Alors que le premier c’est la nation albanaise dans son ensemble avec ses éléments situés dans et (surtout) hors l’État albanais, le second c’est la communauté internationale avec ses institutions, ses codes et ses pratiques.

Nous verrons, dans la partie empirique, comment Hoxha joue le jeu de balance entre les acteurs fonctionnels lors du processus de sécuritarisation. La partie qui suit (méthodologique), elle, nous servira d’étaler les procédés discursifs par lesquels cette dernière s’opère.

IV. Méthodologie

Afin de confirmer nos hypothèses, nous solliciterons l’appareil méthodologique étalé dans les travaux de Wodak et al. (2009).

Wodak et al. (2009) se concentrent sur la narration – avec ses techniques spécifiques – permettant la construction de l’identité nationale. Même si la canalisation est orientée vers l’identité nationale autrichienne entre 1945 et le milieu des années 90, le modèle de compréhension qu’ils exposent est facilement adaptable à d’autres contextes historiques et/ou nationaux.

Comme nous l’avons antérieurement annoncé, nous considérons le « nationalisme défensif », sous les conditions particulières du pouvoir hoxhaïste, être un vecteur multidimensionnel et multifonctionnel. Ainsi, dans cette esquisse, l’identité nationale albanaise est non seulement (re-)constituée à travers le nationalisme défensif que prône Hoxha mais elle est aussi constituante de celui-ci.

Le nationalisme défensif, assumant le rôle d’un instrument de mobilisation pour la sécuritarisation, ici est à la fois porteur, façonneur et transmetteur d’identité nationale. Porteur, car il s’appuie sur une identité dont les contours principaux sont déjà établis, façonneur, car en s’employant il façonne de manière patente et/ou latente son contenu et enfin transmetteur, car en tant que pôle de discours, il sert à témoigner du chemin que celle-ci parcourt.

Quant à l’analyse du discours bâtisseur d’identité nationale, Wodak et al. (2009 : 32-34) en spécifient trois dimensions interreliées : (1) les grands thèmes qui ressortent, (2) les stratégies discursives et (3) les moyens linguistiques et les formes de réalisation.

Les stratégies discursives comportent quatre grandes lignes : (1) la construction, (2) la perpétuation, (3) la transformation et (4) la destruction.

Alors que la construction englobe le lexique destiné à bâtir/établir une identité nationale, la perpétuation, elle, comprend le lexique destiné à maintenir, soutenir et reproduire l’identité nationale. En troisième lieu, la transformation réunit le lexique destiné à transformer la définition d’un aspect de l’identité. Enfin la destruction, quant à elle, produit un lexique destiné à démystifier/démolir l’identité existante ou des éléments de celle-ci.

Les moyens linguistiques et les formes de réalisation représentent les unités lexicales, les schèmes d’argumentation, la syntaxe etc. exprimant l’unité, la similitude, la différence, la singularité, la continuité, le changement, l’autonomie, l’hétéronomie etc. selon les points de référence.

Pour notre première hypothèse (« Le discours d’Enver Hoxha s’inscrit dans une approche nationaliste défensive en s’appuyant sur la construction, la perpétuation, la transformation et la destruction des aspects de l’identité nationale albanaise »), nous nous focaliserons exclusivement sur les quatre stratégies discursives. Il serait ici sage de noter que concernant la « destruction » seule « la destruction des éléments de l’identité nationale » sera retenue et non « la destruction de l’identité nationale dans son ensemble ».

Notre seconde hypothèse (« le discours d’Enver Hoxha adopte la sécuritarisation de l’intégrité territoriale comme méthode de survie nationale à travers un dispositif lexicologique approprié ») sera vérifiée à travers une classification des grands thèmes et des moyens linguistiques mis en œuvre pour leur illustration. La sécuritarisation de l’intégrité territoriale, selon notre cadre théorique, se faisant avec l’instrumentalisation, voire l’exploitation du nationalisme défensif, introduit ainsi d’elle-même le facteur identitaire – facteur qui nous permet de nous rallier au prisme développé par Wodak et al. (2009).

Nous avons accompli la collecte des données, qui pour notre cas se limitent à un extrait pertinent d’un discours d’Enver Hoxha, en nous reposant sur son propre ouvrage (Hoxha 1982a) publié à Tirana l’année-même (1982) de son discours. Nous avons tenu compte du texte en anglais (langue de l’ouvrage) et l’avons traduit en français. Les textes en anglais et en français figurent tous deux dans la partie « Annexes ». Notre analyse s’effectuera sur le texte en français.

Nous avons sélectionné un extrait du discours en particulier que nous avons jugé assorti avec notre problématique de base. L’extrait en question procure, selon nous, un échantillon assez condensé de preuves sur l’attitude politique générale du hoxhaïsme en Albanie au début des années 80.

Il y a beaucoup de noms, de concepts et de contextes particuliers auxquels Hoxha se réfère tout au long de l’extrait sélectionné. Nous en dirons un mot via une note de bas de page seulement s’il s’agit d’une information décisive pour notre effort d’analyse.

Notre partie empirique sera divisée en deux parties distinctes ou chaque partie correspondra à la vérification d’une de nos hypothèses de recherche.

V. Partie empirique

5.1. Hypothèse de recherche no. 1

5.1.1. Stratégie de construction de l’identité nationale albanaise

Dans son discours, s’inscrivant dans une approche nationaliste défensive, Enver Hoxha adopte une stratégie discursive de construction de l’identité nationale albanaise sous forme de crescendo.

« Pendant au moins 40 ans, sans remonter plus loin, les chefs de Belgrade ont incité les Slaves du Sud, et en particulier les Serbes, à vivre dans une hostilité constante envers les Albanais habitant leurs propres territoires en Yougoslavie, ainsi qu'envers l'Albanie socialiste indépendante. »

Il commence par faire référence aux Albanais du Kosovo et remarque l’hostilité constante affichée à leur égard en Yougoslavie. Même si Hoxha souligne le fait que les Albanais habitent « leurs propres territoires », il y associe tout de suite l’expression de « l’Albanie socialiste indépendante », procédant ainsi à une claire différentiation politique.

Ainsi, pour Hoxha, les Albanais du Kosovo font bien partie de la « nation albanaise ». Il assume aussi leur caractère autochtone en mettant l’accent sur la notion de « territoire ». Néanmoins, Hoxha ne confond pas la représentation ethno-géographique avec la réalité politique qui, elle, est différente. Il l’admet en toute sérénité, lorsqu’il dit que les Albanais du Kosovo habitent « leurs propres territoires » mais « en Yougoslavie ».

« Des centaines et des centaines de fils et de filles héroïques de l'Albanie ont été tués ou blessés pour la libération de la Yougoslavie. »

Tout en louant, voire en exaltant l’héroïsme et le sens du sacrifice des Albanais, Hoxha avance une autre qualité des Albanais qu’il veut mettre en lumière qui est celle de l’« altruisme ». Hoxha construit l’identité nationale albanaise en se positionnant selon le principe de solidarité marxiste-léniniste dont il se considère un « porte-drapeau » orthodoxe.

Cette attitude est en parfaite corrélation avec son esprit national-défensif. Le nationalisme que veut Hoxha est dénué d’égoïsme et animé par des valeurs de dévouement et d’abnégation.

Lorsqu’il affirme avoir tendu une « main d’amitié » aux Yougoslaves ou lorsqu’il les appelle à barrer la route aux « Grands-Serbes », Hoxha se voue à incorporer et à enraciner ces valeurs dans l’identité nationale albanaise.

« Vous, les peuples slaves du sud, êtes responsables, car au lieu de faire comprendre aux Grands-Serbes qu'ils se trompent et de les forcer à changer de cap, à adhérer aux principes et à la pratique du bon voisinage avec l'Albanie socialiste et à établir des relations normales et pacifiques avec les Albanais vivant en Yougoslavie, vous les laissez attiser les flammes. »

En contraste avec la notion de « Grands-Serbes », qui ici fait allusion au nationalisme serbe de nature expansionniste et chauvine, Hoxha brosse un portrait de l’Albanie socialiste prête à la « pratique du bon voisinage » et à soutenir toute initiative yougoslave favorisant l’établissement « des relations normales et pacifiques avec les Albanais vivant en Yougoslavie ». La compréhension « défensive » est une nouvelle fois bâtie avec habileté.

Malgré l’attisement des « flammes », Hoxha va plus loin dans la clarté de ses propos :

« La destruction et la désintégration de la Yougoslavie ne viendront jamais de nous. Nous sommes pour la stabilité de la Fédération. »

Hoxha reste sur la défensive et émet de nouveaux composants de l’identité nationale : Les Albanais sont fidèles à leur parole, pacifiques et bons voisins. Or, cela ne veut pas dire que les Albanais consentiraient silencieusement toutes injustices, loin de là.

« Jamais à aucun moment ni dans aucun pays l'Albanais ne s'est soumis ou enfui de l'ennemi lorsque sa liberté et ses droits légitimes ont été violés. »

La « liberté » et les « droits légitimes » des Albanais sont, pour Hoxha, les lignes rouges à ne pas franchir. Au cas où ces valeurs – qui ont une place critique dans l’édification identitaire hoxhaïste – seraient mises en danger, menacées ou pire encore, piétinées, la dimension « défensive » du nationalisme albanais s’activerait pleinement. Hoxha nous en donne les exemples concrets :

« Dans le premier cas, sans le moindre doute, tout le peuple albanais vivant au Kosovo et dans d'autres régions de la Yougoslavie - à Skoplje et Kacanik, à Tetovo et Gostivar, à Liap et Plava-Gucia, se battra contre les agresseurs. »

« Si nos ennemis révisionnistes russo-bulgares et d'autres veulent s'embarquer dans de telles aventures, ils doivent savoir que les Albanais ne sont pas un État de trois millions d'habitants, mais une nation de six millions de personnes. »

Ces deux passages sont très significatifs quant à la substantialité de l’imaginaire national (ou plutôt ethnique) albanais. L’identité nationale albanaise est de fait une identité ethnique. Hoxha en est conscient mais en addition à cela, il n’hésite pas à mêler cette échelle ethnique avec ses considérations idéologiques/socialistes (la notion de « révisionniste » renvoie directement à la critique du PLA envers les États socialistes qui ont délaissé la voie de Staline). Il est question d’une « fusion » entre d’un côté le socialisme et de l’autre la propriété ethnique de l’identité nationale. Dès lors le hoxhaïsme se construit en une « pratique socialiste ethniquement albanaise », d’où la récurrence incessante du thème de « national-communisme » au sein de la littérature.

Pour Hoxha, l’État albanais abrite le « peuple Albanais », certes, mais la « nation albanaise », c’est quelque chose de totalement différent et supérieur – que ce soit numériquement et/ou spirituellement. La « nation » transcende le « peuple » et sa mobilisation représente une arme défensive extraordinaire.

Après avoir parachevé la construction de l’identité nationale albanaise avec le nationalisme défensif provoqué jusqu'à son paroxysme, Enver Hoxha met le point final en balançant soigneusement son approche et ses mots :

« L'Albanie ne menace personne, elle veut vivre en amitié avec les autres, mais si quelqu'un viole ses droits et ses frontières, elle ripostera de même, de même, elle répondra de la manière la plus sévère aux injustices ou aux insultes que quiconque pourrait utiliser contre elle. »

5.1.2. Stratégie de perpétuation de l’identité nationale albanaise

La perpétuation de l’identité nationale albanaise dans le discours d’Enver Hoxha s’exécute en deux grands « moments ».

Ces moments, c’est lorsque Hoxha rappelle à ses interlocuteurs l’histoire douloureuse mais respectable et glorieuse qui a fait l’Albanie :

« Pour notre part, nous nous défendons et nous savons comment le faire, nous savons comment combattre et triompher de n'importe quel ennemi. »

« Toute la Yougoslavie sera en feu et les envahisseurs révisionnistes russo-bulgares, s'ils parvenaient à atteindre nos Alpes, seront dans le même état que les nazis allemands après la bataille de Stalingrad. »

Le trio « défendre-combattre-triompher » semble être un résumé du vécu albanais. Depuis son avènement même sur le podium de l’Histoire, les Albanais n’ont fait que de se défendre face aux invasions et aux menaces d’invasion. Cette sert à reproduire la mémoire albanaise, solidement enregistrée au moins depuis Scanderbeg – le héros de tous les Albanais.

Des Serbes aux Ottomans et jusqu’aux fascismes italien et allemand des années 40, les Albanais ont en effet vaincu tous leurs adversaires et ce, toujours par leurs propres moyens, par eux-mêmes. Cette formule d’Hoxha retrace ainsi plusieurs siècles d’histoire et fait défiler, une nouvelle fois, le sens de « résistance » immaculé de l’identité nationale albanaise.

D’autre part Hoxha associe encore une fois l’idée de la défense de l’existence ethnique à la défense du socialisme. Le parallèle créé entre la « bataille de Stalingrad » et la « Yougoslavie en feu » confond non seulement « Albanianisme » et socialisme mais aussi « révisionnistes » et nationaux-socialistes. Pour Hoxha, le socialisme et l’identité nationale albanaise s’entrecoupent très ordinairement, du moins c’est l’impression qu’il fait véhiculer.

5.1.3. Stratégie de transformation de l’identité nationale albanaise

La transformation de l’identité nationale albanaise chez Hoxha s’opère principalement par le biais de « coups de force » où Hoxha, sans se laisser envahir par une vague d’agressivité, tente néanmoins de faire évoluer le « facteur albanais » en position d’autorité.

« Nous disons aux Yougoslaves de libérer les jeunes de prison, car l'Albanais ne peut tolérer longtemps de telles violations de l'honneur et des droits de ses jeunes hommes et femmes. Qu'ils ne remplissent pas la coupe, car la réponse peut avoir des conséquences très dangereuses. »

La claire mise en garde contre des « conséquences très dangereuses » est accompagnée par une intervention personnelle d’Hoxha sur la définition de ce qu’est (et fait) ou doit être (et faire) un « Albanais ». Fort de son statut de « chef de l’État albanais », Hoxha est détenteur naturel du monopole de la parole à portée « nationale » et il manie ce pouvoir avec ruse. L’« honneur » de l’« Albanais » se métamorphose en une arme symbolique pour tous les Albanais opprimés du Kosovo, surtout à la suite des révoltes estudiantines de 1981 – férocement réprimées par l’État yougoslave.

Enver Hoxha va encore plus loin et se dédie à la « sacralisation » du fait national :

« Non, le peuple albanais vivant en Yougoslavie ne permettra pas que quoi que ce soit de son patrimoine national sacré soit supprimé. »

Qualifier le patrimoine situé à cette époque en terres yougoslaves de « national » et de « sacré », c’est avant tout pour Enver Hoxha de faire la cause du Kosovo la sienne ; une cause visant à assurer la continuité de l’essence albanaise de celui-ci face aux menaces d'anéantissement.  « Ne pas permettre » la « suppression » du patrimoine, en revanche, c’est affecter une responsabilité nationale d’envergure aux Albanais du Kosovo. La sacralisation, dans ce contexte, rime avec une haute responsabilisation ; une responsabilisation du peuple albanais au Kosovo face à la nation tout entière.

5.1.4. Stratégie de destruction de certains éléments de l’identité nationale albanaise

La destruction de certains éléments de l’identité nationale albanaise, chez Hoxha, se réalise grâce à la critique farouche d’un passé révolu mais occasionnellement remémoré. Ce passé qui, aux yeux d’Enver Hoxha, déborde d’éléments non-nationaux, de félonie et d’humiliation.

Il veut défaire ces éléments en générant une comparaison ou plutôt une opposition normative entre ce qu’était l’Albanie et ce qu’elle est devenue.

« Les temps anciens où le destin de notre pays pouvait facilement être piétiné et où l'Albanie pouvait être attaquée et partitionnée sont définitivement révolus. »

« Nous étions un petit peuple pendant la Seconde Guerre mondiale, mais bien que seuls et sans armes, nous avons vaincu et liquidé un nombre considérable de divisions fascistes italiennes et nazies allemandes. Maintenant, les temps ont changé en faveur de l'Albanie socialiste, donc : Les mains hors de l'Albanie ! »

Des références à la Conférence de Londres de 1913 où l’Albanie fût injustement divisée – miniaturisée – et aux invasions italienne et allemande sont nettement apercevables. L’Albanie et les Albanais se doivent être « forts » s’ils veulent « exister » dans la « liberté » et l’« honneur ». Une fois cette « force » acquise, il devient possible, comme le fait Hoxha, de défier (« Maintenant, les temps ont changé en faveur de l’Albanie socialiste : Les mains hors de l’Albanie ! ») qui que ce soit.

Il faudrait à ce stade de la réflexion noter qu’ici aussi, selon Hoxha, la « force » découle essentiellement du caractère « socialiste » de l’Albanie. Le socialisme a permis aux Albanais de monter en force. Mais contre qui et/ou quoi l’Albanie socialiste s’est-elle construite ? En d’autres termes qui et/ou quoi a-t-elle détruit ? Hoxha apporte quelques réponses :

« Dans le passé, le roi serbe Kralj, Karadjordjevic[4], avec les bandes grandes-russes de Wrangel[5], a amené en Albanie son agent - le bandit Ahmet Zog[6], qui, en tant que grand traître à la patrie, a offert à la Yougoslavie Shen-Naum de Pogradec et Vermosh en échange de cette aide. »

« C'est M. Stambolic[7] qui a lancé le slogan d'un « Kosovo ethniquement pur » que les « nationalistes albanais » auraient soi-disant demandé. Ce n'est pas un slogan des Albanais, mais des Grands-Serbes, lancé afin de noyer le Kosovo dans le sang. »

Hoxha pointe à la coalition historique entre les nationalistes de droite, les féodaux, les grands propriétaires terriens et proto-capitalistes etc. – à travers l’image directe du Roi Zog. Hoxha s’est toujours opposé au nationalisme de type chauvin, expansionniste (mais aussi « régressiste ») et réactionnaire. Hoxha insinue que c’est sous couvert de ce type de « nationalisme » que le Roi Zog a offert des terres albanaises à la Yougoslavie. C’est ce type de nationalisme qui, au Kosovo, sert de prétexte pour les « Grands-Serbes » de « noyer le Kosovo dans le sang ».

Le martèlement de Hoxha autour du terme « Grand » pour délimiter certains nationalismes expansionnistes, enfin, relève de l’accentuation de son propre nationalisme strictement défensif.

5.2. Hypothèse de recherche no.2

Le discours d’Enver Hoxha adopte la sécuritarisation de l’intégrité territoriale comme méthode de survie nationale à travers un dispositif lexicologique approprié.

Nous avons défini trois grands thèmes qui forme le discours d’Hoxha avec pour chacun des lexiques spécifiques : (1) La sécuritarisation de l’intégrité territoriale avec un lexique militariste, (2) La nationalisation de l’intégrité territoriale avec un lexique émotionnel (faisant appel aux émotions – positives et/ou négatives) et enfin (3) L’internationalisation de la défense de l’intégrité territoriale/de la nation albanaise avec un lexique diplomatique.

5.2.1. La sécuritarisation de l’intégrité territoriale avec un lexique militariste

Tout au long de son discours, Hoxha insiste sur un langage très dur, déterminé et musclé envers les menaces qu’il perçoit. Ces menaces, pour Hoxha, sont directement orientées vers non seulement l’intégrité territoriale de l’Albanie mais aussi vers la nation albanaise.

Hoxha construit d’abord les menaces en employant un lexique approprié : « les chefs de Belgrade », « Tito et compagnie », « révisionnistes russo-bulgares », « Grands-Serbes », « menaces », « danger », « hostilité », « sauvagerie », « agents secrets », « détruire », « saboter », « agression », « renverser », « complots », « chauvinisme sauvage », « mépris », « annexer », « criminel », « dangereux », « noyer dans le sang », « appétit débridé », « chien », « voyou », « gangsters », « insulter », « liquider », « traitre », « traitrise », « intimider », « humiliés », « décimés », « calomnies », « flammes », « feu », « incendie », « emprisonnement », « exil », « mégalomanie », « terreur », « sinistres », « persécutions de l’Inquisition », « injustices », « insultes », « ennemi », « envahisseur » etc.

Par ce lexique, Hoxha peint un tableau assez rude, pessimiste et surtout particulièrement alarmant. Le raisonnement linguistique cherche à injecter une sensation d’état de siège. En effet, le sentiment que dégage ce vocabulaire, c’est qu’une attaque et/ou une confrontation semble imminente. L’atmosphère est suffoquant et c’est l’alarme. L’Albanie et tous les Albanais sont encerclés, avec leur survie à hauts risques.

Hoxha désigne les « responsables » de cet « état de siège » en performant une diabolisation excessive de(s) adversaire(s). Puis, face à cette représentation angoissante, il s’adonne à la sécuritarisation.

Enver Hoxha rétorque avec un lexique militariste visant la pleine sécuritarisation de l’intégrité territoriale et celle de la nation albanaise, toutes deux menacées : « triompher », « défendre », « fortifications », « victoire », « armes », « éliminer », « combattre », « réponse que vous méritez », « ripostera », « répondra », « ses frontières », « notre force », « défendre nos frères albanais », « impitoyablement », « prêts », « vigilants » etc.

L’axe autour duquel Hoxha élabore la sécuritarisation, c’est clairement – encore une fois – le nationalisme défensif. Il emploie un vocabulaire intransigeant, indéfectible et déterminé mais toujours positionné en défensive. Il n’est jamais tourné vers l’action. C’est plutôt la « réaction » qu’il encourage et cela se reflète bien sur le plan de ses choix lexicologiques. Autrement dit, il est décidé à ne pas faire ne premier pas concernant un éventuel conflit – il reste animé par une vigilance et opte ainsi en faveur de la « préparation » et non d’une « attaque ».

5.2.2. La nationalisation de l’intégrité territoriale avec un lexique émotionnel

Enver Hoxha transforme la question de l’intégrité territoriale de l’État Albanais en un enjeu national. C’est-à-dire que ses mots sont destinés à la mobilisation non seulement du peuple albanais mais aussi de la nation albanaise tout entière. Ainsi, à travers l’optique hoxhaïste, la nation albanaise est responsabilisée et habilitée pour la défense de la mère-patrie : « L’Albanie socialiste », « l’Albanie indépendante », « fils et filles héroïques de l’Albanie », « notre parti », « le soleil de l’Albanie », « patrie », « l’Albanais », « patrimoine national sacré », « une nation de six millions de personnes », « les droits de nos frères » etc.

L’association endurante entre le socialisme, l’indépendance et l’Albanianisme se poursuit encore une fois, sans faille. Outre cela, l’appareil du « Parti » est mis en avant. Le PTA est considéré comme un « avant-garde national », organe qui veillerait sur la « droite ligne » socialiste mais aussi l’indépendance nationale.

Hoxha va jusqu'à nationaliser la nature en Albanie, lorsqu’il parle du « soleil de l’Albanie ». C’est la une preuve irréfutable du degré d’appropriation du « territoire » albanais. Cette appropriation glisse rapidement vers une sacralisation de celui-ci. En effet, les frontières du « patrimoine sacré » commencent avec le facteur territorial. C’est ensuite que la société, la culture etc. s’y accrochent.

Enfin, le point peut-être le plus expressif c’est la confirmation que les Albanais forment un seul et unique « tout organique ». Les Albanais, pour Hoxha, ce n’est pas « un État de trois millions d'habitants, mais une nation de six millions de personnes ». La distinction entre l’État Albanais et la nation albanaise est éclatante. Mais ces « six millions de personnes », pour Hoxha, sont prêts à se battre jusqu’au bout pour la défense de l’État albanais, comme ils l’avaient fait auparavant de façon « héroïque ». La fonctionnalité de la nation pour l’État dans le cadre de la géométrie albanaise devient irrévocable.

5.2.3. L’internationalisation de la défense de l’intégrité territoriale avec un lexique diplomatique

Dans son discours, Hoxha essaye d’élever la question de l’intégrité territoriale albanaise en un enjeu international. Ainsi, il veut augmenter la saillance de celui-ci en le faisant valoir dans les relations extérieures de l’État albanais.

Le vocabulaire utilisé par Hoxha est teinté de diplomatie : « Amitié », « droit international », « relations normales et pacifiques », « souveraineté », « bon voisinage », « conciliant », « droits légitimes », « opinion mondiale », « pratiques des relations internationales », « langage de la raison », « position juste et bienveillante », « progressistes », « résoudre les problèmes », « stabilité », « bon sens », « respect » etc.

Ce choix lexicologique n’est ni ordinaire, ni banal. Au contraire, il sert à rendre la communauté et les instances internationales, comme dans le cas de la nation albanaise, fonctionnelle quant à la sécuritarisation de l’intégrité territoriale.

Ces mots émettent la proportion « diplomatique » du nationalisme défensif qui, ici, est de nouveau très commode puisqu’il active pleinement l’idée de la « défensive ». Hoxha s’efforce à démontrer – et ce, au monde entier – que l’État albanais suit les règles édictées par le droit international à la lettre, qu’il les cautionne et qu’il n’a pas la moindre intention de s’en détacher.

Cette attention apparente, voire presque acharnée autour du droit international veut d’un côté asseoir la légitimité de l’ensemble des attitudes albanaises et de l’autre divulguer les mauvaises intentions des adversaires en question. On pourrait assumer que Hoxha prend ainsi le devant de tentatives éventuelles de manipulation et/ou d’opérations sous faux pavillon pouvant mettre l’Albanie et les Albanais sous le feu de la critique internationale de manière injustifiée.

En addition à cela, il se peut que Hoxha ait voulu, par ce détour, s’assurer du soutien d’au moins une partie de la communauté internationale en cas d’agression et/ou d'assaut.

VI. Conclusion

Nous avons, par cette présente étude, tenté de démontrer l’interaction entre différents concepts théoriques tels que la sécuritarisation, le nationalisme défensif et l’acte de discours et différentes pratiques comme la charpente identitaire du point de vue de la linguistique.

L’étude de cas de la rhétorique hoxhaïste consistant à mettre en lumière cette interaction dynamique s’est avérée très fructueuse dans le sens ou nous avons pu vérifier nos deux hypothèses de recherche en accord avec notre cadre théorique et nos paramètres méthodologiques.

Notre étude a fourni deux apports principaux par rapport à la littérature existante : l’un théorique et l’autre réflexif.

L’apport théorique, même si extrêmement modeste et discret, se situe au niveau de l’introduction de la notion de « nationalisme défensif » aux recherches s’articulant autour de la « sécurité » et de la « sécuritarisation ». Nous pensons que le facteur de « nationalisme défensif », en tant qu’instrument de mobilisation pour le dispositif sécuritariste, pourrait ainsi prochainement faire son entrée dans cette littérature spécifique.

L’apport réflexif, enfin, se range du côté de l’ouverture de perspectives quant à la relation très disputée entre nationalisme albanais et pratique hoxhaïste.

L’approfondissement des recherches s’appliquant à ce domaine précis peuvent apporter des réponses, même si relatives, sur les motifs derrière l’isolationnisme d’Enver Hoxha, son recroquevillement et son repli sur soi, le renforcement graduel de son appel à l’argument nationaliste au fur et à mesure du temps etc.

Même si les nombreux ouvrages d’Enver Hoxha qui traitent de ce sujet existent bel et bien, les travaux objectifs et scientifiques d’analyse y manquent cruellement.

Il pourrait être intéressant, lors d’une autre étude similaire, d’accorder une importance plus aiguë au schéma méthodologique développé par Wodak et al. (2009) dont le mérite n’a malheureusement pas pu être alloué convenablement. Ce point indique une lacune et une faiblesse dans notre étude, qu’il convient d’y remédier très prochainement en réduisant notre marge interprétative et en élargissant sa maîtrise rigoureuse.

VII. Annexes

7.1. Extrait du discours d’Enver Hoxha – Texte en anglais

"It was not in my intention to speak today about our relations with Yugoslavia because we have expressed the stand of our state towards that country a thousand times and we stand by what we have said. However, I am obliged to speak about them, because the Belgrade chiefs not only have turned a deaf ear to what our Party and Government have pointed out but have built up a whole campaign of slanders and attacks against socialist Albania and its policy which is as clear as the light of day, with all their propaganda and diplomatic means. For at least 40 years, on end, not to go further back, the Belgrade chiefs have incited the southern Slavs, and especially the Serbs, to live in constant enmity with the Albanians inhabiting their own territories in Yugoslavia, as well as with independent socialist Albania. This hostility towards the Albanians, this savage chauvinism and contempt towards them, this unrestrained tendency and appetite to annex Albania is something atavistic in them. What makes the issue still more dangerous is that the other southern Slav peoples lack the courage to stop this wave of savagery.

In the time of the National Liberation War we sincerely loved the Yugoslavs, and respected and honoured Tito more than he deserved. We sent large partisan units which fought side by side with the Yugoslav and Kosova Albanian partisan units in Southern and Central Yugoslavia. Hundreds and hundreds of heroic sons and daughters of Albania were killed or wounded for the liberation of Yugoslavia, but now a Serbian dog called Sinan Hasani comes out and dares to insult on the blood they shed. He even goes to such lengths as to claim that the Yugoslavs formed our Party, they organized the Albanian National liberation War and gave Albania everything. But let the dog bark, that is what he is paid for.

Both in the past and right up to this moment when I am speaking to you, Tito and company have always rejected our hand of friendship and done everything in their power to cut it off. Openly or through their secret agents, for forty years on end Tito and his successors have constantly hatched up plots to destroy socialist Albania, to wreck our Party, to physically liquidate some of its main leaders. This they tried to do through their longstanding agent, the traitor Mehmet Shehu, too. But all their plots failed and they will always fail.

In the past the Serbian Kralj, Karadjordjevic, together with Wrangel's Great-Russian bands, brought to Albania his agent - the bandit Ahmet Zog, who, as a great traitor to the Homeland, gave Yugoslavia Shen-Naum of Pogradec and Vermosh as a gift in return for this assistance. The Belgrade chiefs want to do the same thing today with the criminal terrorist gangs of a certain hooligan and trafficker in arms, drugs and white slaves, Leka Zogu, to whom, astounding though it may seem, a country friendly to us gives shelter and allows him to give interviews to the press and to call for the overthrow of the people's power in Albania. We have facts to provethat it was the Yugoslav Titoites who sent to our coast Xhevdet Mustafa's group of gangsters, whom we wiped out mercilessly without giving them time to draw breath or see the sun of Albania. At the appropriate moment the world will be told the details of this affair and what it was intended for. However, the dangerous thing about it is that the Yugoslavs, violating the sovereignty of two countries friendly to us and without their knowledge, trained these criminals and landed them in our country. To train terrorist gangs and send them into another country is a grave criminal act condemned in the practice of international relations.

Now we have only this to say to the Yugoslav Titoites: don't play with fire, because if a conflagration breaks out, you will get yourselves burnt in it. For our part, we defend ourselves and we know how to do so, we know how to fight and triumph over any enemy. But we do not like this ominous course, full of dangers, which you are following. Nevertheless, if you force our hand we shall give you the reply you deserve. But we tell the Yugoslav leaders not to take this hopeless course which is fraught with many dangers for our two countries, for the Balkans and perhaps even for Europe. You, the southern Slav peoples, are responsible because, instead of making the Great Serbs see reason and forcing them to change course, to adhere to the principles and practice of good neighbourliness with socialist Albania and to establish normal, peaceful relations with the Albanians living in Yugoslavia, you allow them to fan up the flames.

We are convinced that there are progressive elements among the other southern Slav peoples, as well as among the Serbs. There is no other way to solve the problems apart from a change in the political stand towards Albania and the Albanians living in Yugoslavia. We shall continue on the course set by the 8th Congress of the Party of Labour of Albania. the main report of which the Yugoslav leaders have read upside down. Our proposals were as wise as they were conciliatory, whereas your course is fraught with many dangers for Yugoslavia, which we want to remain as it is. You do not pay serious attention to our words which are an expression of the sincere feelings of the Albanian people. So much the worse for you. The world will charge you with grave responsibility.

Some governments of European countries and the United States of America are trifling with our feelings and interests. We say to them that nobody is allowed to trifle with Albania and its interests, as was done in the past. The old times when the fate of our country could easily be trampled underfoot and Albania could be attacked and partitioned have gone by for good.

We shall continue, as always, to defend our Albanian brothers living on their own territories in Yugoslavia, with all the strength of our hearts, in their rights which the Constitution recognizes to them. Let the Yugoslavs and world opinion have no doubts about this. This is recognized by international law and this is how all those states which have national minorities outside their borders act.

At the 8th Congress of the Party of Labour of Albania we made our stand towards Yugoslavia clear and we remain unshakeable in this stand. The destruction and disintegration of Yugoslavia will never come from us. We are for the stability of the Federation. But with the Great-Serb. Macedonian and Montenegrin chauvinists our conciliatory words go in one ear and out the other. Their eyes have been blinded by their chauvinism and megalomania. When we appealed for reason and common sense, they pressed on with even more savage terror against the Albanians living on their territories in Yugoslavia. They have thrown into jail thousands of heroic young men and women of Kosova whom they torture barbarously and to whom they apply a thousand insulting epithets. We tell the Yugoslavs to free the young people from prison, for the Albanian cannot tolerate for long such violations of the honour and rights of his young men and women. Let them not fill the cup, because the response may have very dangerous consequences.

All Kosova and the Albanian regions of Yugoslavia have been placed under savage chauvinist military pressure. Now the "differentiation," which means making Albanians spy on Albanians in favour of sinister Serbian forces, is going on on a large scale. But the people of Kosova cannot accept this shameful course, because it leads to fratricide: while the Great Serbs will rub their hands in glee.

The Serbs are inciting blood feuds among Albanians. Kosova is being plunged in poverty and covered with graves. People do not know where their sons and daughters are. The Albanian intellectuals are being decimated, insulted, humiliated and thrown out in the street. Only in the time of the Inquisition have such persecutions occurred. No, the Albanian people living in Yugoslavia will not allow anything of their sacred national heritage to be suppressed. Never at any time or in any country has the Albanian bowed in submission to or fled from the enemy when his freedom and legitimate rights have been violated.

You, gentlemen of Belgrade, have sent 60 thousand Serbian soldiers to Kosova to suppress and kill the people of Kosova and to intimidate socialist Albania. But we are not intimidated. we are ready, vigilant to a man. You speak with the language of force, while we try to speak with the language of reason. But we know how to speak in the language of force, too.

Albania is a sensitive strategic key point. Europe must keep this in mind. Some sneer at our fortifications, while arming themselves to the teeth with every kind of weapons, and others underrate our strength. So much the worse for them. Certain journalists whose pens are for hire, certain cafe politicians with their "analyses of strategic plans," and the Great Serbs in the first place, spread the idea and insinuate that in these or those circumstances, indeed in all circumstances, Albania will be gobbled up by the Russians, will lean to the Soviets, etc.

We tell the Great-Serbs, the secret firm friends of the Russians, that there are two ways for the Russo-Bulgarian revisionists to attack Albania in order to reach our part of the Adriatic coast. The one way is through the Vardar and Kosova and the other through the Straits of Otranto. In the first case, without the slightest doubt, the whole Albanian people living in Kosova and other regions of Yugoslavia -in Skoplje and Kacanik, in Tetova and Gostivar, in Liap and Plava-Gucia, will meet the aggressors with guns. The whole of Yugoslavia will be ablaze and the Russo-Bulgarian revisionist invaders, if they ever succeed in reaching our Alps, will be in the same shape as the German nazis after the battle of Stalingrad.

In the second case, we Albanians hold the key to the Straits of Otranto. Sazan Island and the Karaburun Peninsula - and do not fear that I am revealing any secret, are rocks clad in iron and concrete which the Soviet naval fleet cannot pass.

If our Russo-Bulgarian enemies and others want to embark on such adventures they ought to know that the Albanians are not a state of three million, but a nation of six million people. Ours was a small people in the time of the Second World War, but although alone and unarmed, they defeated and liquidated a considerable number of Italian fascist and German nazi divisions. Now the times have changed in favour of socialist Albania, hence: Hands off Albania!

Albania threatens nobody, it wants to live in friendship with the others but, if anyone violates its rights and borders, it will retaliate in kind, likewise, it will reply in the sternest manner to the injustices or insults anybody might employ against it.

I am speaking openly and this is the firm opinion of all our people. We say what we think, others have not failed to speak against us and moreover to slander us. We make no unfounded statements and do not indulge in slanders. Herein lies our strength, and that is why the progressive peoples respect socialist Albania just as we have great respect for them. For this just and benevolent stand, we offer them our heart-felt thanks.

Messrs the Yugoslav leaders arrogate to themselves the right to raise their voice about the "injustices" the Bulgarians, the Greeks or the Albanians allegedly commit against the Macedonians of Pirin and Aegeus or the tiny Macedonian minorities in Albania, while we, according to them, have no such right. They accuse us of "interfering in their internal affairs" when we defend the rights, under the laws of the Federation" of our brothers, whom they not only deny their rights, but whom they kill, imprison, and force into emigration, while Serbian and Montenegrin colonists are brought into their birthplace to replace them.

It was Mr Stambolic who launched the slogan of an "ethnically pure Kosova" which the "Albanian nationalists" allegedly demanded. This is not a slogan of the Albanians, but of the Great Serbs, launched in order to drown Kosova in blood. The Serbs and Montenegrins were rightly frightened by this policy of terror and began to flee from fear and because of the poverty that prevails in Kosova. The Great Serbs are now trying to saddle the Albanians with this crime, although they themselves are responsible for the exodus of Serbs and Montenegrins."

7.2. Extrait du discours d’Enver Hoxha – Texte en français

« Ce n'était pas mon intention de parler aujourd'hui de nos relations avec la Yougoslavie car nous avons exprimé la position de notre État envers ce pays mille fois et nous tenons à ce que nous avons dit. Cependant, je suis obligé de parler de cela car les chefs de Belgrade ont non seulement fermé leurs oreilles à ce que notre parti et notre gouvernement ont souligné, mais ils ont lancé toute une campagne de calomnies et d'attaques contre l'Albanie socialiste et sa politique, qui est aussi claire que la lumière du jour, avec toute leur propagande et leurs moyens diplomatiques. Pendant au moins 40 ans, sans remonter plus loin, les chefs de Belgrade ont incité les Slaves du Sud, et en particulier les Serbes, à vivre dans une hostilité constante envers les Albanais habitant leurs propres territoires en Yougoslavie, ainsi qu'envers l'Albanie socialiste indépendante. Cette hostilité envers les Albanais, ce chauvinisme sauvage et ce mépris envers eux, cette tendance et cet appétit débridé à annexer l'Albanie sont quelque chose d'atavique chez eux. Ce qui rend la question encore plus dangereuse, c'est que les autres peuples slaves du Sud n'ont pas le courage d'arrêter cette vague de sauvagerie.

Au temps de la guerre de libération nationale, nous aimions sincèrement les Yougoslaves et nous respections et honorions Tito plus qu'il ne le méritait. Nous avons envoyé de grandes unités de partisans qui ont combattu aux côtés des unités partisanes yougoslaves et albanaises du Kosovo en Yougoslavie méridionale et centrale. Des centaines et des centaines de fils et de filles héroïques de l'Albanie ont été tués ou blessés pour la libération de la Yougoslavie, mais maintenant un chien serbe appelé Sinan Hasani sort et ose insulter le sang qu'ils ont versé. Il va même jusqu'à prétendre que les Yougoslaves ont formé notre parti, ont organisé la guerre de libération nationale albanaise et ont tout donné à l'Albanie. Mais laissons le chien aboyer, c'est pour cela qu'il est payé.

Tant dans le passé qu'à l'instant où je vous parle, Tito et compagnie ont toujours rejeté notre main d'amitié et ont tout fait pour la couper. Ouvertement ou par l'intermédiaire de leurs agents secrets, pendant quarante ans, Tito et ses successeurs ont constamment concocté des complots pour détruire l'Albanie socialiste, saboter notre parti, liquider physiquement certains de ses principaux dirigeants. C'est ce qu'ils ont également essayé de faire par le biais de leur agent de longue date, le traître Mehmet Shehu. Mais tous leurs complots ont échoué et échoueront toujours.

Dans le passé, le roi serbe Kralj, Karadjordjevic, avec les bandes grandes-russes de Wrangel, a amené en Albanie son agent - le bandit Ahmet Zog, qui, en tant que grand traître à la patrie, a offert à la Yougoslavie Shen-Naum de Pogradec et Vermosh en échange de cette aide. Les chefs de Belgrade veulent faire la même chose aujourd'hui avec les gangs criminels terroristes d'un certain voyou et trafiquant d'armes, de drogue et d'esclaves blancs, Leka Zogu, à qui, bien que cela semble incroyable, un pays ami lui donne refuge et lui permet de donner des interviews à la presse et d'appeler à renverser le pouvoir populaire en Albanie. Nous avons des faits pour prouver que ce sont les titoïstes yougoslaves qui ont envoyé sur nos côtes le groupe de gangsters de Xhevdet Mustafa, que nous avons éliminé impitoyablement sans leur donner le temps de respirer ou de voir le soleil d'Albanie. Au moment approprié, le monde sera informé des détails de cette affaire et de ce qu'elle était destinée à être. Toutefois, le danger réside dans le fait que les Yougoslaves, en violant la souveraineté de deux pays amis, les ont entraînés et débarqués dans notre pays. Entraîner des gangs terroristes et les envoyer dans un autre pays est un acte criminel grave condamné dans la pratique des relations internationales.

Nous n'avons plus qu'à dire ceci aux Titoïstes yougoslaves : ne jouez pas avec le feu, car si un incendie se déclenche, vous vous brûlerez vous-mêmes. Pour notre part, nous nous défendons et nous savons comment le faire, nous savons comment combattre et triompher de n'importe quel ennemi. Mais nous n'aimons pas cette voie inquiétante, pleine de dangers, que vous suivez. Néanmoins, si vous nous forcez la main, nous vous donnerons la réponse que vous méritez. Mais nous disons aux dirigeants yougoslaves de ne pas suivre cette voie sans espoir qui est pleine de nombreux dangers pour nos deux pays, pour les Balkans et peut-être même pour l'Europe. Vous, les peuples slaves du sud, êtes responsables, car au lieu de faire comprendre aux Grands-Serbes qu'ils se trompent et de les forcer à changer de cap, à adhérer aux principes et à la pratique du bon voisinage avec l'Albanie socialiste et à établir des relations normales et pacifiques avec les Albanais vivant en Yougoslavie, vous les laissez attiser les flammes.

Nous sommes convaincus qu'il y a des éléments progressistes parmi les autres peuples slaves du sud, ainsi que parmi les Serbes. Il n'y a pas d'autre moyen de résoudre les problèmes que de changer la position politique envers l'Albanie et les Albanais vivant en Yougoslavie. Nous continuerons sur la voie tracée par le 8e Congrès du Parti du travail d'Albanie, dont les dirigeants yougoslaves ont lu le rapport principal à l'envers. Nos propositions étaient aussi sages que conciliantes, tandis que votre voie est pleine de nombreux dangers pour la Yougoslavie, que nous voulons maintenir telle qu'elle est. Vous ne prêtez pas une attention sérieuse à nos paroles, qui sont une expression des sentiments sincères du peuple albanais. Tant pis pour vous. Le monde vous tiendra pour responsable.

Certains gouvernements de pays européens et des États-Unis d'Amérique jouent avec nos sentiments et nos intérêts. Nous leur disons que personne n'a le droit de jouer avec l'Albanie et ses intérêts, comme cela a été fait par le passé. Les temps anciens où le destin de notre pays pouvait facilement être piétiné et où l'Albanie pouvait être attaquée et partitionnée sont définitivement révolus.

Nous continuerons, comme toujours, à défendre nos frères albanais vivant sur leur propre territoire en Yougoslavie, avec toute la force de nos cœurs, dans leurs droits que la Constitution leur reconnaît. Que les Yougoslaves et l'opinion mondiale n'en doutent pas. Cela est reconnu par le droit international et c'est ainsi que tous les États qui ont des minorités nationales en dehors de leurs frontières agissent.

Lors du 8e Congrès du Parti du travail d'Albanie, nous avons clarifié notre position envers la Yougoslavie et nous restons inébranlables dans cette position. La destruction et la désintégration de la Yougoslavie ne viendront jamais de nous. Nous sommes pour la stabilité de la Fédération. Mais avec les chauvinistes des Grands-Serbes, des Macédoniens et des Monténégrins, nos paroles conciliantes entrent par une oreille et sortent par l'autre. Leur chauvinisme et leur mégalomanie les ont aveuglés. Lorsque nous avons appelé à la raison et au bon sens, ils ont intensifié leur terreur sauvage contre les Albanais vivant sur leur territoire en Yougoslavie. Ils ont jeté en prison des milliers de jeunes hommes et femmes héroïques du Kosovo qu'ils torturent barbarement et à qui ils appliquent mille épithètes insultantes. Nous disons aux Yougoslaves de libérer les jeunes de prison, car l'Albanais ne peut tolérer longtemps de telles violations de l'honneur et des droits de ses jeunes hommes et femmes. Qu'ils ne remplissent pas la coupe, car la réponse peut avoir des conséquences très dangereuses.

Tout le Kosovo et les régions albanaises de Yougoslavie ont été soumis à une pression militaire chauviniste sauvage. Maintenant, la "différenciation", qui signifie faire espionner les Albanais par des Albanais en faveur des sinistres forces serbes, se déroule à grande échelle. Mais le peuple du Kosovo ne peut accepter cette voie honteuse, car elle mène à la fratricide, tandis que les Grands-Serbes se frottent les mains avec plaisir.

Les Serbes incitent la vendetta entre les Albanais. Le Kosova est plongé dans la pauvreté et recouvert de tombes. Les gens ne savent pas où sont leurs fils et leurs filles. Les intellectuels albanais sont décimés, insultés, humiliés et jetés à la rue. Seules les persécutions de l'Inquisition ont connu une telle ampleur. Non, le peuple albanais vivant en Yougoslavie ne permettra pas que quoi que ce soit de son patrimoine national sacré soit supprimé. Jamais à aucun moment ni dans aucun pays l'Albanais ne s'est soumis ou enfui de l'ennemi lorsque sa liberté et ses droits légitimes ont été violés.

Vous, messieurs de Belgrade, avez envoyé 60 000 soldats serbes au Kosova pour réprimer et tuer le peuple du Kosova et pour intimider l'Albanie socialiste. Mais nous ne sommes pas intimidés. Nous sommes prêts, vigilants jusqu'au bout. Vous parlez avec le langage de la force, tandis que nous essayons de parler avec le langage de la raison. Mais nous savons aussi comment parler le langage de la force.

L'Albanie est un point stratégique sensible. L'Europe doit en tenir compte. Certains se moquent de nos fortifications, tandis qu'eux-mêmes s'arment jusqu'aux dents de toutes sortes d'armes, et d'autres sous-estiment notre force. Tant pis pour eux. Certains journalistes dont la plume est à vendre, certains politiciens de café avec leurs « analyses de plans stratégiques », et les Grands-Serbes en premier lieu, répandent l'idée et insinuent que dans ces ou ces circonstances, en effet dans toutes les circonstances, l'Albanie sera engloutie par les Russes, se penchera vers les Soviétiques, etc.

Nous disons aux Grands-Serbes, les amis secrets des Russes, qu'il y a deux façons pour les révisionnistes russo-bulgares d'attaquer l'Albanie afin d'atteindre notre partie de la côte adriatique. La première façon est par le Vardar et le Kosova et l'autre par les détroits d'Otrante. Dans le premier cas, sans le moindre doute, tout le peuple albanais vivant au Kosova et dans d'autres régions de la Yougoslavie - à Skoplje et Kacanik, à Tetova et Gostivar, à Liap et Plava-Gucia, se battra contre les agresseurs. Toute la Yougoslavie sera en feu et les envahisseurs révisionnistes russo-bulgares, s'ils parvenaient à atteindre nos Alpes, seront dans le même état que les nazis allemands après la bataille de Stalingrad.

Dans le second cas, nous, les Albanais, détenons la clé des détroits d'Otrante. L'île de Sazan et la péninsule de Karaburun - et ne craignez pas que je révèle un secret, sont des rochers habillés de fer et de béton que la flotte navale soviétique ne peut pas traverser.

Si nos ennemis révisionnistes russo-bulgares et d'autres veulent s'embarquer dans de telles aventures, ils doivent savoir que les Albanais ne sont pas un État de trois millions d'habitants, mais une nation de six millions de personnes. Nous étions un petit peuple pendant la Seconde Guerre mondiale, mais bien que seuls et sans armes, nous avons vaincu et liquidé un nombre considérable de divisions fascistes italiennes et nazies allemandes. Maintenant, les temps ont changé en faveur de l'Albanie socialiste, donc : Les mains hors de l'Albanie !

L'Albanie ne menace personne, elle veut vivre en amitié avec les autres, mais si quelqu'un viole ses droits et ses frontières, elle ripostera de même, de même, elle répondra de la manière la plus sévère aux injustices ou aux insultes que quiconque pourrait utiliser contre elle.

Je parle ouvertement et c'est l'opinion ferme de tout notre peuple. Nous disons ce que nous pensons, d'autres n'ont pas manqué de parler contre nous et en outre de nous calomnier. Nous ne faisons aucune déclaration infondée et ne nous adonnons pas à des calomnies. C'est là notre force, et c'est pourquoi les peuples progressistes respectent l'Albanie socialiste tout comme nous avons un grand respect pour eux. Pour cette position juste et bienveillante, nous leur offrons nos remerciements les plus sincères.

Messieurs les dirigeants yougoslaves s'arrogent le droit de s'élever contre les « injustices » que les Bulgares, les Grecs ou les Albanais auraient soi-disant commises contre les Macédoniens de Pirin et d'Égée ou les minuscules minorités macédoniennes en Albanie, alors que nous, selon eux, n'avons pas ce droit. Ils nous accusent d'« interférer dans leurs affaires intérieures » lorsque nous défendons les droits de nos frères, que les lois de la Fédération leur reconnaissent, et que eux ne leur reconnaissent pas, mais qu'ils tuent, emprisonnent et forcent à l'exil, alors que des colons serbes et monténégrins sont amenés dans leur lieu de naissance pour les remplacer.

C'est M. Stambolic qui a lancé le slogan d'un « Kosovo ethniquement pur » que les « nationalistes albanais » auraient soi-disant demandé. Ce n'est pas un slogan des Albanais, mais des Grands-Serbes, lancé afin de noyer le Kosovo dans le sang. Les Serbes et les Monténégrins ont eu raison d'être effrayés par cette politique de terreur et ont commencé à fuir par peur et à cause de la pauvreté qui prévaut au Kosovo. Les Grands-Serbes essaient maintenant de faire porter aux Albanais le poids de ce crime, bien qu'ils soient eux-mêmes responsables de l'exode des Serbes et des Monténégrins. »

 

Bibliographie

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[1] Cf. Hoxha (1982b)

[3] Cf. https://neodemocracy.blogspot.com/2017/11/from-comrade-enver-hoxhas-speech-of.html (site internet consulté le 03.05.2023) et https://www.youtube.com/watch?v=5tjF1T2-DOg (site internet consulté le 03.05.2023)

[4] Roi Alexandre Ier de Yougoslavie (1888-1934).

[5] Pyotr Wrangel (1878-1928). Officier russe ayant fui la Russie après la guerre civile opposant les communistes aux tsaristes. Il a trouvé refuge en Serbie au début des années 20.

[6] Homme d’Etat albanais (1895-1961). Il a dirigé l’Albanie de 1922 jusqu’en 1939 comme Premier Ministre, Président et Roi. Son héritage politique et moral est toujours source de controverses en Albanie.

[7] Petar Stambolic (1912-1983). Ancien Président du Conseil Exécutif Fédéral entre les années 1982 et 1983.

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