N°6 / numéro 6 - Janvier 2005

Maisonneuve Jean, Psychologie de l'amitié

Jean-Marie Seca

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Maisonneuve Jean, 2004, Psychologie de l'amitié,
Paris, PUF, collection « Que sais-je ? », 128 p.

L'étude de l'amitié est, comme beaucoup d'autres phénomènes traités en psychologie sociale, un projet difficile à mener du fait même son caractère familier et proche. Chacun d'entre nous pense pouvoir savamment en parler au même titre que divers écrivains, philosophes, essayistes ou poètes, depuis des siècles. S'écarter des prénotions tout en restant accessible constitue donc un objectif louable face à un tel sujet. Pari gagné ! Jean Maisonneuve, spécialiste reconnu de ce domaine, signe, avec cette Psychologie de l'amitié, une contribution élégante, stylée et condensée. Précisons un point avant de continuer : ce serait une erreur de confondre les relations humaines monotones, au jour le jour, dépendantes de conventions désincarnées, de routines au travail ou émanant d'autres activités contraintes, avec cette offrande spirituelle et affective et avec cette volonté de refonder, pour un temps, le monde dans des espaces microsociaux. Rappelons aussi que Maisonneuve a écrit, seul ou en coopération, plusieurs ouvrages sur cette thématique, sans parler de ses autres publications sur l'histoire des sciences humaines, la formation, la dynamique de groupe, l'art, le corporéisme et l'esthétique. L'amitié constitue cependant la première orientation de recherche de ce psychosociologue qui fut parmi les premiers à introduire les techniques sociométriques en France, à la suite de Moreno. Ces rappels ne sont pas inutiles car ils redimensionnent la lecture de ce livre. Ils resituent cet opuscule dans un parcours qui lui donne un relief particulier. Ils le relient à une certaine conception de la psychologie sociale ainsi qu'à son mode de construction et de légitimation scientifique. Certes, le but de l'ouvrage est informatif et pédagogique tout en demeurant agréable à la lecture. Mais il représente aussi une voie à suivre, un modèle de traitement des objets de recherche qui ne tourne pas le dos à la philosophie, à la littérature et à l'approche qualitative tout en maintenant intacte l'exigence expérimentale et l'attention aux travaux plus segmentés et planifiés. La maîtrise du style et des connaissances ainsi synthétisées doit pouvoir intéresser nombre d'amis éperdus ainsi que ceux qui désirent se tenir informés sur les derniers développements en la matière. Ajoutons aussi un commentaire qui n'est pas mineur. Le chemin de la conception aristotélienne de la politique entendu dans son sens horizontal, attentive au « vivre-ensemble » et aux mises en commun des sentiments, passe, à notre sens, par les routes clandestines et privées de l'étude de ces formes de sociabilité. L'amitié, bien entendue et bien comprise, forme un continent de résistances involontaires mais continues face aux propagandes et aux injonctions autoritaristes. C'est aussi une des qualités d'un tel projet de recherche que de vouloir fonder la polis sur la densité des relations interpersonnelles tout autant que sur la qualité des dialogues publics entre citoyens. Décrivons maintenant le contenu de l'ouvrage.

Après un premier chapitre introductif consacré à sa définition et à des précisions sémantiques et axiologiques, l'auteur traite de L'apport légendaire et littéraire, dans une première partie comprenant trois sections. Il se penche ensuite, dans une seconde partie, sur les Recherches psychosociales contenant quatre chapitres riches. Qu'est-ce que l'amitié ? La question a bien sûr été posée plusieurs fois à des sujets d'enquête. La communication, l'entraide, la fidélité et, surtout, la confiance forment des éléments constants de sa représentation. L'auteur propose une première approche sémantique en la décrivant comme correspondant « à un lien de bienveillance et d'intimité entre deux (ou plusieurs) personnes, ne se fondant ni sur la parenté ni sur l'attrait sexuel, ni sur l'intérêt ou les convenances sociales - quitte à reconnaître une interférence possible de ces facteurs associés au sens large du terme » (p. 13).

Illustrant par sa démarche une proposition d'Ignace Meyerson, invitant à étudier certains sentiments dans une visée diachronique, l'auteur s'appuie d'abord sur des écrits du Monde Antique et du Moyen âge (chapitre 1). Aristote insistait sur le lien entre l'épanouissement de l'amitié, au sens spirituel et philosophique, et le développement d'une citoyenneté (sens de la justice). Les Grecs et les Latins accordaient une importance certaine à une vision humaniste mais aussi à la quotidienneté quasi politique des affinités. La prévalence de la charité, comme valeur chrétienne de tempérance et de retenue, face à l'effusion et au don de soi exclusif (pour un individu désigné comme unique) sera ensuite une caractéristique du Moyen âge. Le rapport amical y était cependant exalté dans les récits épiques ou dans les complaintes populaires, en marge d'une omnipotence cléricale à l'affichage orthodoxe. L'amitié aux temps modernes (chapitre 3) est beaucoup plus valorisée tant dans les écrits de Montaigne et malgré les remarques critiques d'un La Rochefoucault ou d'un Vauvenargues. « C'est l'insuffisance de notre être qui fait naître l'amitié ; c'est l'insuffisance de l'amitié qui la fait périr », écrivait ce dernier. On note le progressif affleurement de dispositions plus affectueuses et sentimentales dans les narrations de divers auteurs du 16e au 18e siècle. Même l'utilitarisme économique d'Adam Smith tendait à voir dans l'amitié et les communautés ainsi formées une sociabilité qui venait compenser l'émergence de la rationalité gestionnaire du marché. Les amitiés féminines ont été souvent absentes ou éludées ou, en tout cas, dénuées de mythe, jusqu'à une époque récente. Elles subissent, en fait, sur plusieurs millénaires, une domination symbolique dont il ne faut pas oublier les conséquences. Ce n'est que vers le 18e siècle, avec le mouvement des Précieuses, qu'elles s'affermissent socialement. Dans les salons mondains, la mixité des relations n'était pas exclue. On y accueillait divers écrivains, poètes et gens d'esprit. Le 19e siècle voit naître une mentalité plus narcissique, caractéristique des formes romantiques et centrée essentiellement sur la vogue du journal intime, substitut illusoire d'un ami impossible à trouver : « une lettre qu'on n'envoie pas, une sorte d'aveu secret », souligne Maisonneuve (p. 44). C'est aussi durant ce siècle que les groupements adolescents se forment dans les arrière-cours des collèges et lycées des milieux bourgeois. Généralement, l'impression qui se dégage de cette période est celle d'un désir de rester mesuré et circonscrit, tout en s'abandonnant à un lyrisme plus ou moins amer ou emporté. Les Regards sur le 20e siècle (chapitre 4) sont d'abord guettés du côté de chez Proust qui, dans sa Recherche, adopte une position paradoxale, à la fois désabusée et attentiste. Il s'agit, selon Maisonneuve, d'une « expérience douloureuse » plutôt que d'un scepticisme. Proust repousse l'amitié aux limites de la communication humaine, dont l'intensité et la force ne sont rejointes que dans la solitude créatrice ; tout en lui accordant, par intermittence, une certaine valeur. Les apologues de l'amitié sont cependant en nombre. Des écrivains aussi différents que Martin du Gard, Mauriac, G. Duhamel, Giono, Gide ou Sartre dépeignent, tour à tour, l'effusion, l'équivoque, la souffrance, voire la complicité dans l'appréhension du mal, ou bien la vacuité existentielle, provoqués par ce lien qui parfois emprisonne ou, souvent, mobilise et porte vers une conquête du soi par l'intermédiaire d'un autrui privilégié.

La seconde partie débute par les Notions clés et modes d'approche (section 5). Les termes « statut sociométrique », « attraction », « vicinité » « homophilie », « hétérophilie », « réseau », « dyade », « identification », « idéalisation » et « style » y sont succinctement définis. A titre indicatif, une analyse de mille titres d'ouvrages mentionnant le terme « ami(e) » ou « amitié », avec un moteur de recherche sur le web, est rapidement décrite. En conclusion de la synthèse de divers sondages auprès d'échantillons, entre 1960 et 2003, plus complets et finalisés : « On peut [.] déduire une primauté des liens affectifs directs sur des relations plus larges, alors même que les engagements idéologiques ou même associatifs se sont réduits » (p. 64). En fin de chapitre, c'est le sens clinico-expérimental de l'approche qui est exposé brièvement.

Dans la section 6, Les cadres sociaux de l'amitié, des études portant sur divers facteurs groupés autour des thèmes de la proximité spatiale et de la similitude sont exposées. Un résultat perdure : le nombre moyen d'amis intimes cités - entre trois et quatre -, ne varie pas depuis les premières enquêtes de 1960 jusqu'à de nos jours et, ceci, dans diverses enquêtes successives. Autre acquis de la recherche : l'effet d'âge demeure massif avec 85 % des affinités déclarée comme étant de type générationnel, quel que soit le milieu social. Il en est de même pour l'impact du statut sexuel, en dépit d'une progression de la mixité dans les écoles et d'une croyance généralisée (80 %) en une possible amitié entre des personnes des deux sexes. L'épineuse interrogation sur les relations amicales entre hommes et femmes n'échappe pas à un examen affiné dont on ne peut ici transcrire la substance. L'influence de l'appartenance à un milieu (ouvrier, classes intermédiaires et cadres supérieurs) se fait sentir par une inter-attraction tendancielle, différenciant des réseaux contextualisés plus communautaires, dissociés ou électifs. Des affinités relativement homogènes, moyennement ouvertes à d'autres strates sociales sont observées, même si les enquêtes permettent de repérer des proportions plus fortes d'hétérophilie chez les employés ou les classes moyennes. Ces dernières tendraient à privilégier une élection amicale, fondée sur l'individualisation de la relation et sur le maintien d'un besoin de « tenir son rang », rémanence d'une préoccupation conformiste spontanée. Quoi qu'il en soit, l'opposition entre les mondes ouvriers et les professions intellectuelles et « supérieures » persiste. Elle est d'ailleurs confirmée par des études sur la représentation de l'homme sympathique. Dans les milieux populaires, les qualificatifs « honnête », « sérieux » et « courageux » sont mis aux premiers rangs ; dans les strates supérieures, émergent les traits « gai », « intelligent » et « compréhensif ». Pour l'auteur, on assiste à une évolution du « modèle de l'homme généreux, rigoureux, voire un peu guindé de jadis » à une « image plus détendue, compréhensive peut-être même jusqu'à la collusion. » (p. 90).

Dans le chapitre 7, Les ressorts psychologiques de l'attraction, la présentation des approches sociométriques permet de dégager un certain nombre de régularités concernant les formes de l'attirance interindividuelle et notamment sur la clairvoyance. Un phénomène tout à fait saisissant est la « présomption de réciprocité ». Ce processus implique parfois une affinité non partagée, soit par incapacité à percevoir l'indifférence à soi d'autrui, soit par inaptitude à ressentir si l'on est vraiment aimé. Ces cas d'irréalisme ou de non-clairvoyance représenteraient 40 % des situations. De même, les relations dyadiques équilibrées, harmoniques et réciproques ne formeraient que 10 à 20 % des groupes étudiés (p. 97-98). Les questions posées et les tendances repérées sur les formes de la sociabilité durant ces cinquante dernières années sont extrêmement intéressantes. Si de tels biais perceptifs existaient à un niveau plus macrosocial et généralisé, on aurait à penser une théorie paradoxale de la socialisation. Nombre de phénomènes, comme ceux liés aux pratiques récréatives, culturelles ou politiques devraient recevoir une explication nuancée, intégrant ces réfractions consubstantielles aux représentations quotidiennes d'autrui. C'est d'ailleurs sur cette dimension des rapports entre similitude et idéalisation que Maisonneuve conclut cette section, source de réflexions stimulantes. Relevons, par exemple, la forte incidence de la notion d' « harmonie de style » sur les attractions amicales. Elles pourraient bien être soit métaphoriques (imaginaires, poétiques, créatives), soit métonymiques (contiguës, prosaïques ou pragmatiques) ; une disparité de style freinant ou empêchant l'entente naissante entre individus.

Le chapitre 8, Du sens vécu aux modèles théoriques, rassemble d'abord des catégorisations issues de l'analyse d'entretiens approfondis sur le vécu de l'amitié. Celle-ci est souvent caractérisée, dans les témoignages, par la prégnance du « faire ensemble », de la « confidence », de l' « intimité paisible » ou « lyrique ». Elle conduit les partenaires amicaux à un sentiment de « confirmation de soi » et à une sorte d' « accomplissement » et d' « enrichissement mutuel » (p. 109) sur fond de relation communielle apaisante. Quatre grilles théoriques sont envisagées en fin d'ouvrage pour caractériser les fondements du lien amical : un modèle rationnel et économique, fondé sur la logique de l'échange et du calcul coûts / avantages ; un autre, équilibré et ternaire, engageant une naturalité des cohérences affinitaires entre dyades ; un troisième, psychanalytique, évaluant la l'incidence d'une réalité érotisée et bisexuelle dans les relations de ce type ; enfin, un quatrième, empathique, conjuguant une prescience de la ressemblance entre deux êtres et le fantasme d'une similitude mythifiée mais dynamisante. Chacun de ces modèles concourt à apporter au phénomène étudié, depuis de longues années par Maisonneuve, un éclairage spécifique sans pour autant épuiser sa richesse et ce qu'il est convenu d'appeler sa nature éthique. Laissons encore la parole à l'auteur car il conclut mieux que nous ne saurions le faire : « Nos recherches précédentes conduisent à penser que cette affinité conjugue un fond de connivence narcissique à une sorte d'échange communiel. Ce mixte englobe des vécus gratifiants tels que la quiétude, l'allégresse, jusqu'à l'enthousiasme créateur, mais suppose le maintien d'un certain système d'équilibre [.]. L'amitié repose aussi sur la rencontre de deux imaginaires consonants et habituellement inconscients où l'idéalité joue un grand rôle » (pp. 123-134).

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