N°8 / Violences privées, publiques et sociales Janvier 2006

Imposer une vision d’avenir : la construction de la société franquiste en Biscaye

Severiano Rojo Hernandez

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Tout en prônant un modèle de société idéale, le national-catholicisme ­– comme de nombreuses idéologies d’extrême droite – diffuse une vision de l’avenir qui réactive paradoxalement des symboles du passé et s’enracine dans l’histoire du pays1 :

« Habitant de Bilbao !
Que le drapeau de la Patrie orne tes balcons, que ton cœur ne soit qu’une explosion de gratitude, que tes cris s’élèvent en signe de bienvenue et d’adhésion à l’illustre Capitaine qui te fait l’honneur de venir pour  partager ton exaltation en souvenir de ce grand jour où, après s’être imposé sur le champ de bataille, il entra [] dans Bilbao pour déposer son épée aux pieds de la Mère de Dieu de Begoña.2 »

Cet appel aux habitants de Bilbao, à l’occasion du treizième anniversaire de la prise de la ville par les franquistes (1937), présente une image de la société et de l’individu nouveaux fondée sur l’imaginaire de la Reconquête, désormais érigée en mythe national. Le national-catholicisme qui propose une vision catholique, unitaire et impériale du pays, puise en effet sa force dans l’histoire « glorieuse » de l’Espagne au temps des Rois Catholiques et de Philippe II3. L’adresse publique à la population de Bilbao reprend un à un les grands référents de cette période tout en les modernisant. Telle une ville libérée des Maures, Bilbao célèbre l’arrivée du rédempteur. L’épée, symbole aristocratique, devient un emblème militaire au service de Dieu et de la patrie. On la dépose aux pieds de la Vierge de Begoña, protectrice de Bilbao, en signe d’obédience absolue. Quant au drapeau, orné en 1950 de l’aigle impérial, il rappelle la vocation de l’Espagne telle que l’imaginaient les idéologues franquistes. Composante essentielle au sein de cette manifestation patriotique, l’individu est interpellé : ses cris de joie célèbrent la fusion entre le sujet et cette société idéale où, en théorie, les classes sociales ont disparu au profit de l’intérêt général.

Toutefois, dans une ville comme Bilbao qui s’est opposée durant onze mois (juillet 36-juin 37) aux forces franquistes, l’adhésion de l’individu à cette nouvelle vision de l’Espagne a rencontré de fortes résistances. Une stratégie politique qui alliait répression et propagande s’est donc imposée à partir de 1937. Des documents secrets de la Jefatura Provincial de la Propaganda4, en soulignent les contours :

« Il est évident que nous avons besoin d'une propagande bien organisée, cohérente, méthodique, constante et naturellement soumise à des normes déterminées par l'idéal et les besoins de la nation; normes suivant lesquelles l'État et ses Institutions définissent la manière d'inculquer une fois pour toutes dans les esprits les principes fondamentaux de l'idéologie et de la politique Nationales afin d'éviter les déviations que peut entraîner une propagande inefficace ou malsaine [] Pour le moment, la propagande doit être active, aussi vigoureuse et intense que le combat que nous livrons les armes à la main contre l'anti-Espagne, car cette dernière doit être anéantie non seulement sur le champ de bataille, mais également sur le terrain des idées où la victoire doit être absolue. Nous sommes face à une terrible situation qui est l’œuvre ultime d'un siècle destructeur et les victoires militaires doivent être accompagnées d'une victoire plus éclatante et plus durable, celle des idées, des sentiments et des conduites5 »

A cette fin, toute manifestation officielle tant religieuse que politique diffuse le message national-catholique. La société entière doit s'imprégner des dogmes franquistes. La propagande s’infiltre dans tous les secteurs de la société. Elle est présente dans les « conférences, meetings, débats, visites et conversations » ainsi que « dans le périodique, le journal, la brochure ou le livre6». Sous les assauts de la propagande, les individus apprennent alors à se taire et à obéir. « Croire » est devenu une obligation, « exécuter » une question de survie. Le temps des mots d'ordre et de la rééducation a sonné.

La destruction de l’ancien individu

Le 19 juin 1937, les forces franquistes s’emparent de Bilbao, dernier foyer de résistance républicaine en Biscaye. Dès lors, l’étau se resserre et la répression s’accroît. Les militaires chargent le général Dávila Arrondo de veiller au respect et à la stricte application des mesures décrétées contre les ennemis  de l’Espagne « nouvelle » :

« Seront considérés comme délit de rébellion les actes suivants :

a) les insultes et provocations adressées en parole ou en acte à tout militaire ou individu appartenant aux milices armées ou au personnel civil servant le Mouvement National

b) la propagation de toutes sortes d'informations fausses et tendancieuses ou bien vraies susceptibles de porter préjudice à la Cause Nationale, ainsi que les gestes ou les actes qui trahissent une intention, une idée ou un désir à caractère subversif

c) la rédaction, la diffusion, le recel, la possession ou la distribution de toues sortes d'imprimés ou écrits clandestins []

f) toute réunion de plus de trois personnes qui aurait lieu sans mon autorisation7 »

Une épuration de grande envergure est rapidement mise en place. Chaque individu doit collaborer avec les tribunaux franquistes :

« Tout citoyen est tenu de dénoncer les auteurs des délits commis sous la domination rouge-séparatiste dans cette province. Ceux qui n'accompliraient pas ce devoir se rendraient coupables du délit de complicité de rébellion8 »

A l’instar de l’Inquisition, le pouvoir érige la délation en dogme afin de « purifier » la société locale des « erreurs » du passé. Dès le 23 juin, l’épuration n’épargne personne, notamment dans l’administration :

« GOUVERNEUR CIVIL
Circulaire aux Municipalités de la Biscaye

Le gouverneur civil a jugé utile de rappeler aux Municipalités de la province la nécessité de procéder à l'épuration de leurs fonctionnaires avec la diligence qu'impose la situation [] l'action purificatrice des municipalités sera grandement facilitée si les employés sont classés en deux groupes.

Premièrement : les fonctionnaires qui se sont absentés de leur résidence officielle abandonnant le service sans autorisation []

Deuxièmement : les fonctionnaires qui ont continué à exercer leurs fonctions, ces derniers devant être l'objet d'une épuration générale9 »

Ceux qui espèrent trouver une protection auprès de l’Eglise déchantent rapidement. Alliée à Franco, l’institution appuie ces mesures « d’assainissement » et interdit aux prêtres de rédiger des certificats de bonne conduite politico-religieuse10, pratique courante dans les territoires sous-contrôle des militaires.

Les franquistes s'en prennent également aux privilèges régionaux. Ils abolissent le régime économique particulier dont bénéficie la Biscaye en la qualifiant de « province félonne ». Aucune autre province espagnole, à l'exception du Guipúzcoa, n'a droit à de telles mesures de la part du régime. La culpabilité collective s’inscrit dans les textes11.

En 1938, l'épuration se poursuit. Elle « n’est pas seulement punitive mais également préventive12 ». La Délégation Provinciale d'Information et d'Investigation s'efforce de faire disparaître le moindre suspect. Selon un rapport de M. Monnier, représentant du gouvernement français auprès du gouvernement basque, Bilbao est divisé en dix districts placés sous la responsabilité d'agents de la Brigade d'Investigation et de Vigilance. Ceux-ci vérifient les antécédents politiques de chaque habitant13. Les emprisonnements et les exécutions sommaires rythment la vie de la population. La misère et les maladies parachèvent l’œuvre des franquistes. Pourtant, rien ne semble satisfaire les militaires. En septembre 1939, les autorités échafaudent un nouveau plan d'épuration afin d’intensifier la répression et le « débit » des tribunaux franquistes. Il s’agit d’éliminer ou de neutraliser toute personne qui a eu des relations directes ou indirectes avec le Gouvernement Basque. Les fonctionnaires et les employés municipaux sont particulièrement visés. L’administration doit fournir des rapports dans lesquels on prendra soin d’indiquer :

« les antécédents politiques, sociaux et religieux, origine de sa nomination. Activité pendant le soulèvement national. Conduite pendant la guerre. Attitude face aux désordres [] attitude au moment de la libération14. »

Les autorités civiles et militaires espèrent ainsi élaborer un fichier recensant les personnes « douteuses » et susceptibles, au cas où se produirait une invasion de l'Espagne, de soutenir le camp adverse15. Elles comptent pour cela sur une coopération sans faille du clergé, lequel confirme de la sorte sa participation active au système de répression et de surveillance destiné à obtenir une population « saine » et « désinfectée ». 

Toutes ces mesures provoquent de nombreuses victimes. Selon Lipúzcoa, les franquistes exécutent 3 650 personnes en Biscaye16. En 1938, un rapport de M. Monnier fait état de 10 000 peines de prison et 4 500 condamnations à mort17 entre août 1937 et septembre 1938, et ce uniquement à Bilbao.

Parallèlement à la destruction physique des individus, les franquistes s’attellent à l’épuration mentale de la collectivité. Tout écrit est soumis à une censure préalable. Comme dans l’Allemagne nazie ou l’Italie fasciste, des milliers d’ouvrages considérés subversifs ou déviants sont détruits. Les fonds des bibliothèques publiques sont « assainis » et reconstitués à partir d’ouvrages en accord avec les orientations définies par le pouvoir :

« En raison de la reconstruction de sa bibliothèque, la Délégación Provincial de Prensa y Propaganda invite toutes les associations, les entités et le public en général à nous remettre [] tous les livres, opuscules et revues susceptibles d’intéresser la délégation en raison de leur caractère patriotique, religieux, social [] Nous espérons que tous les habitants répondront avec patriotisme à cette demande18. »

Sur le plan culturel, le basque est proscrit et le folklore local est soumis à une stricte réglementation. Les prénoms basques sont interdits et traduits systématiquement en espagnol19. La mutilation des référents socioculturels s’accompagne également d’une politique destinée à détruire tout espoir d’un hypothétique retour en arrière, en particulier d’une victoire des républicains. Ainsi, dans la presse, les nouvelles du front (qui se situe alors dans la région de Santander) insistent sur la déroute « grotesque » des troupes républicaines et sur la facilité avec laquelle progresse l’armée « invincible » de « l’Espagne impériale » :

« Quand nos chers soldats d’Espagne s’emparèrent d’un des sommets les plus importants qui protégeait l’accès à la vallée de San Andrés, les rouges prirent leurs jambes à leur cou en faisant un vacarme infernal avec leurs assiettes et le reste de leurs affaires20. »

Cette vision de la guerre, digne d’une représentation théâtrale, s’inscrit dans cette « vérité » franquiste que les habitants du territoire doivent apprendre afin de prendre conscience de « l’erreur » qu’ils ont commise en s’opposant à l’insurrection militaire du 18 juillet 193621. Mais, la « vérité » nouvelle ne peut être acceptée par la population si elle ne fait pas table rase des « mensonges » que, tel un venin, lui ont inoculés les forces de l’anti-Espagne. Pour atteindre cet objectif, la propagande durant de nombreuses années, dénigre en permanence la société « pré-franquiste » et l’organisation sur laquelle elle reposait :

« Capital et travail, patrons et ouvriers, constituent pour Franco un ensemble organique duquel jaillit la vie et la prospérité du pays. La lutte des classes entraîne la destruction de cette harmonie organique et, par conséquent, l’appauvrissement et la ruine de la nation. Pour Franco la lutte des classes est un crime de lèse-Patrie, qui sera pourchassé implacablement22. »

Comme on peut le constater, Franco occupe un rôle fondamental dans cette propagande. Tel un dieu, il est le détenteur de la vérité absolue, celui qui dénonce la société libérale décadente à l’origine des malheurs qui affligent la population de la Biscaye et de l’Espagne en général. Le Caudillo montre le chemin à suivre. Il est celui qui a mit un terme à la déchéance du pays :

« Quand on perd l’unité, l’a également rappelé Franco […] se produit alors la décadence et les calamités23 »

Le dénigrement de cette société va de pair avec la mise à l’index des dirigeants marxistes et nationalistes basques dont la fuite est interprétée en termes de lâcheté et d’irresponsabilité :

« Personne n’a le droit [. . de faire . .]des promesses vaines et faciles. C’est d’ailleurs  ce qu’ont toujours fait ceux qui, pour servir leur ambition personnelle, vous ont poussés et entraînés vers la misère et la mort. Où sont tous ceux qui vous ont menti24 ? »

Ce matraquage de grande ampleur, – dont l’intensité ne diminue qu’à la fin des années quarante – ­associé à la répression et à la crise économique profonde qui sévit en Biscaye, vient à bout de la résistance de la majeure partie de la population. Cependant, pour les franquistes, il ne s’agit là que d’une étape vers la création de la société et de l’individu nouveaux dont ils espèrent dans un futur proche voir l’avènement. Les pratiques des militaires ont pour principal objectif de soumettre les Biscaïens afin de les rendre à même d’absorber et de mettre en pratique les fondements du national-catholicisme. C’est la raison pour laquelle la destruction de l’ancien individu est indissociable de la création d’un  nouvel individu.

La création du nouvel individu

Quand la Jefatura Provincial de la Propaganda s’installe en Biscaye, elle procède, dans un premier temps, à une étude détaillée de la région. Dans le rapport qu’elle établit en 1937, elle divise la Biscaye en deux zones et demande à ce que l’on applique dans chacune d’entre elles une stratégie spécifique. Ainsi, à Bilbao et dans sa banlieue industrielle « il convient d'expliquer et d'inculquer [] le concept du devoir et du travail, principes chrétiens fondamentaux dans l'Espagne Nouvelle ».Dans les zones rurales et maritimes, il s’agit de transmettre un message fondé « sur une identification entre l'État Espagnol et l'Église [] ainsi que sur une explication appropriée de l'histoire de l'Espagne dont la grandeur ou la décadence a coïncidé avec la prospérité ou le déclin de la terre biscaïenne25 ». La propagande s’adapte de la sorte aux réalités socioculturelles et économiques du territoire et évolue en fonction des particularismes politiques.

Dans la pratique, cette stratégie se traduit par la publication dans les mêmes journaux d’articles très courts ou de mots d’ordre adressés aux différents types de population. Leur caractère pédagogique indéniable témoigne de la volonté de façonner les individus en fonction des orientations définies par la Jefatura Provincial de la Propaganda. Ainsi, la population de Bilbao et de sa banlieue industrielle est interpellée de la sorte :

« OUVRIERS ! EMPLOYÉS ! ENTREPRENEURS ET PATRONS !
Le nouvel Etat de Franco est l’Etat national-syndicaliste, cela signifie que dans la patrie actuellement en gestation, tous ceux qui travaillent et tous ceux qui produisent, aussi bien les ouvriers que les entrepreneurs, doivent être obligatoirement syndiqués. […] Personne n’a le droit d’être inactif ; aucun Espagnol ne peut refuser de participer à l’œuvre de Franco. En deux mots : pour reconstruire l’Espagne,  on doit être patriote et syndicaliste. Par conséquent, la Centrale nationale-syndicaliste vous appelle tous, patrons et ouvriers, afin que […] vous démontriez que vous êtes aux côtés de Franco et que vous désirez, également, contribuer à la disparition de cette criminelle lutte des classes, ce qui rendra possible la résurgence d’une économie […] puissante26. »

Cette conception nouvelle des rapports sociaux, identique à celle que l’on retrouve dans l’Italie fasciste ou l’Allemagne nazie, repose sur vision verticale de l’organisation économique de l’Espagne. Les ouvriers et les entrepreneurs disparaissent et deviennent des « producteurs » unis dans l’effort commun pour participer à l’édification et à la régénérescence de l’Espagne nouvelle et « éternelle ». Cependant, cette transformation n’est qu’apparente et sert à dissimuler l’absence de tout changement au sein de la structure sociale, voire un retour en arrière de plusieurs dizaines d’années27.

L’apprentissage des fondements politiques du franquisme s’effectue parallèlement à la « rechristianisation » des populations ouvrières « infectées » par le marxisme. Pour cela, la presse n’hésite pas à publier des articles dans lesquels on explique le contenu et le sens des différentes fêtes religieuses qui rythment la vie des populations dans la société nationale-catholique. Par exemple, en décembre 1940, La gaceta del norte publie un article intitulé Tiempo de Navidad :

« L'époque de Noël est la courte période de l'année liturgique qui se situe entre la Nativité du sauveur et l'Épiphanie […]. Le rite de Noël comprend depuis les temps les plus reculés la triple célébration de la Sainte Messe. L'idée de la triple naissance du Seigneur­ – dans l'éternité naît le Père, dans le temps il naît de la Vierge Marie et de tout temps il naît dans le cœur des chrétiens ­– préside assurément à la triple célébration de la Messe28. »

On réintroduit de la sorte une culture religieuse que, selon les franquistes et l’Eglise, les libéraux de tout bord ont éradiquée. Ainsi, en associant politique et religion, la propagande non seulement reproduit dans sa structure l’essence même du national-catholicisme (association entre le nationalisme espagnol et la religion), mais elle souligne également que tout membre de la nouvelle société se doit d’être un bon croyant fidèle aux enseignements de Franco.

Ce type de message est en revanche moins fréquent quand on s’adresse aux populations de la Biscaye rurale et maritime. Acquises au nationalisme basque pour la plupart, elles sont profondément catholiques et n’ont pas besoin de réapprendre les fondements de la religion. Par contre, il est indispensable d’en faire de parfaits Espagnols qui partagent avec le Régime la vision unitaire du pays. La propagande s’efforce donc d’utiliser le canal religieux pour y parvenir :

« La sainte patronne de la Biscaye […] Begoña est aujourd'hui plus que jamais, le cœur de la Biscaye, aujourd'hui que la Biscaye est entrée dans le cœur de l'Espagne29 »

L’utilisation d’un symbole aussi important que celui de la Vierge de Begoña s'inscrit dans cette stratégie. En insistant sur son lien avec l’Espagne, les franquistes essaient de transformer l’attachement à Begoña en signe d’adhésion à leur vision de la société biscaïenne. La Vierge est, de la sorte, utilisée comme relais idéologique majeur. Ainsi, au mois d’août 1937, des cérémonies sont organisées pour rendre à Begoña les ornements que le gouvernement, dirigé par les nationalistes basques, lui avait prétendument dérobés. Ces journées de réparation sont considérées comme « une démonstration de la foi et de l’espagnolisme » de la Biscaye30

Il ne faut pas croire néanmoins que l’utilisation de Begoña soit le seul stratagème qu’emploient les franquistes pour séduire les populations proches des nationalistes basques. Dans les églises, de nombreux prêtres invitent les fidèles à s’unir à la cause franquiste. Toutes les cérémonies, tant religieuses que militaires et civiles, sont présidées par les représentants de l’Eglise et du pouvoir. De cette façon, les populations, qui sont dans l’obligation d’y participer, voient à quel point l’institution religieuse, détentrice de la vérité absolue, soutient le Régime et souscrit à son projet de société31. L’ascendant dont dispose l’Eglise sur les fidèles biscaïens permet ainsi de ramener « les brebis égarées » au sein de la patrie. Toutefois, le fidèle doit démontrer en permanence qu’il adhère aux principes du franquisme et qu’il rejette l’idéologie nationaliste basque. Cette obligation concerne tant les comportements lors des fêtes religieuses que les traditions locales :

« Pour que tu fasses connaître à tes amies notre CAMPAGNE DE NOËL : messe de minuit en famille, Adoration et consécration à l'enfant. Repas en famille. Des plats espagnols! Des chants de Noël espagnols! Des coutumes espagnoles32 ! »

Cette invasion de l’idéologie franquiste transforme l’ensemble de la société biscaïenne, son présent, son futur et notamment son passé :

« Le destin de la Biscaye a été inséparablement uni dans l’histoire à celui de l’Espagne, et il en sera  ainsi tant que l’Espagne vivra33 »

La réinterprétation de l’histoire fait partie de cette politique de reprogramation des individus en fonction des critères idéologiques définis par les franquistes. Il s’agit de faire disparaître des mémoires un passé durant lequel le nationalisme basque proposait une vision de la société basque non seulement nouvelle, mais également opposée aux fondements du nationalisme espagnol. Dans la société nationale-catholique, la différence culturelle s’efface pour laisser place à une communauté homogène au service de la « grandeur » de l’Etat franquiste. Ainsi, il n’existe point de salut hors du chemin tracé par cette Espagne « éternelle » que célèbrent les idéologues du Régime.

L’adoption d’une propagande à géométrie variable en Biscaye est, toutefois, indissociable d’un endoctrinement qui s’adresse aussi bien aux populations nationalistes basques, qu’à celles proches des formations marxistes ou républicaines :

« Il faut montrer où est la vérité à toutes ces classes et aux habitants de ces territoires […] leur enseigner que pour vivre dignement il est nécessaire d’aimer Dieu et l’Espagne, de remplir avec joie les devoirs que ces deux grands Idéaux nous imposent34 »

Les Biscaïens sont donc tenus de connaître et d’apprendre les rituels du nouvel ordre. Les adopter, c’est renforcer l’uniformisation de la société et détruire toute individualité. La presse collabore grandement à cette tâche et publie, par exemple, le serment de la phalange que doivent savoir tous les « bons » Espagnols :

« SERMENT DE LA PHALANGE
[…] Je jure de n’avoir d’autre orgueil que celui de la Patrie et de la Phalange […] Je jure loyauté et soumission à nos chefs, je jure de révérer la mémoire de nos morts […] Je jure de placer par dessus toute conception de l’unité : l’unité des terres d’Espagne, l’unité […] des hommes d’Espagne35 »

Le salut fasciste est également largement diffusé :

« Chaque Espagnol salue  toujours le bras tendu. Chaque fois que tu salues de la sorte, tu démontres : ton amour pour l’Espagne, ta foi dans le nouvel Etat, ton adhésion au Caudillo ; et ta conviction que notre Patrie est désormais Une, Grande, Libre. Chaque Espagnol salue  toujours le bras tendu36 »

Tout au long des années quarante, les dignitaires du régime peuvent apprécier à quel point la propagande semble fonctionner. A l’occasion des multiples fêtes patriotiques, des milliers de bras se lèvent et autant de voix reprennent en cœur l’hymne phalangiste du Cara al sol . L’intérêt de la collectivité s’est imposé et l’individu « disparaît librement afin de se consacrer au grand devoir et à la grande mission37 » que lui assigne le Caudillo : participer à l’édification de la société nationale-catholique. Néanmoins, cette apparente évolution de la population n’est que le résultat de la terreur qu’impose le Régime, laquelle incite de nombreux individus à modifier leur comportement afin de ne pas être sanctionnés.

L’apprentissage de ces rituels s’accompagne de l’obligation d’accomplir les devoirs de tout « bon » chrétien. Ainsi, l’assistance à la messe devient une nécessité absolue sous peine d’être mis au banc de la société et considéré comme un ennemi de l’Espagne nouvelle. Il en va de même pour les fêtes religieuses telles que Pâques :

« POURQUOI NE METS-TU PAS EN PRATIQUE LE PRÉCEPTE PASCAL
Par lâcheté?
Par paresse?
Par ignorance?
Tu peux tout surmonter si tu as la volonté.
Tu n'en as pas?
Alors tu ne sers à rien38 »

Les différentes cérémonies religieuses qui scandent la temporalité de la société franquiste, célèbrent la fusion entre le Régime et l’Eglise. Cette union devient objet de propagande et façonne les rites catholiques notamment lors de la Guerre Civile :

« CHEMIN DE CROIX POUR L'Espagne
[…]Divin rédempteur des âmes : que la méditation de tes douleurs sanctifie les nôtres. Que nos prières sauvent l'Espagne ; que les faveurs que nous nous sommes gagnées profitent à nos héros qui meurent pour la Patrie […]

IX

Jésus tombe pour la troisième fois

Ô Seigneur Jésus! Pour cette troisième chute, aie pitié de ceux qui tombent au front le cœur tourné vers Dieu et vers l'Espagne. "Notre Père" […]

XIV

Jésus mis au tombeau

Ô Seigneur Jésus! Toi qui dans la persécution nous as associés à ton calvaire, permets-nous de prendre part à ta résurrection, en accomplissant ta promesse de RÉGNER EN ESPAGNE39 »

Cette nouvelle version du Chemin de Croix permet à l'ensemble de la population de participer au « martyre » de l'armée franquiste et de vénérer cette « croisade » bénie par l’Eglise. Mais au-delà de son aspect purement symbolique, le Chemin de Croix est l’expression même de ce que réclame la propagande dans les différents messages qu’elle transmet. En effet, elle martèle sans cesse que le nouvel individu ne peut exister sans que l’ancien n’ait expié ses fautes et payé par la souffrance son accession à la nouvelle société.

Afin d’imposer leur vision de l’avenir de la société biscaïenne, les franquistes ont donc appliqué, à partir de 1937, une politique fondée sur la répression et la propagande. En partant de la métaphore biologique typique de l’idéologie fasciste selon laquelle la société est un corps malade, ils s’efforcent d’éradiquer les éléments à l’origine de son état de « décrépitude40 ». Ils lui appliquent alors un traitement expéditif à base d’emprisonnements, de tortures et d’exécutions. Cette première phase permet, en théorie, de ne disposer que d’individus « sains », aptes à la réception du national-catholicisme. Ces derniers, après avoir été remodelés par la propagande, perdent alors leur individualité afin de se fondre dans cette communauté d’esprit et de sens que forme le peuple espagnol tel que le conçoit le Caudillo. Ce n’est qu’alors que la société rêvée par Franco peut prendre corps.

Cependant, de 1937 à 1975, celle-ci demeure un mythe pour la grande majorité des Biscaïens et des Espagnols. Incarnée par Franco, elle est imaginaire et l’individu ne peut par conséquent y accéder. Cette société est présente dans la presse et les discours, mais elle ne se matérialise jamais. Elle relève d’un idéal national-catholique et, en tant que tel, elle demeure hors de portée des simples mortels. En effet, l’Etat franquiste prend, en partie, modèle sur son alliée l’Eglise, et promet en permanence un paradis qui tarde à venir. Les premières descriptions de cette société idéale que l’on offre aux Biscaïens soulignent son caractère utopique :

« Avec Franco et ses troupes arrivent les caravanes du pain, qu’ils distribuent aux affamés – quel que soit leur camp – […] et, après les soldats et le pain que leur apporte le grand capitaine, arrive également la caravane de la justice […] Avec  le laurier, l’épi et le licteur, Francisco Franco parcourt les chemins irrédimés d’Espagne en gagnant de la terre pour l’Unité et en répartissant pain et justice […] Tel est le grand mérite de notre Capitaine : celui d’unir ses dons de guerrier invaincu à ceux d’un homme qui transforme la tranchée en sillon ; qui démontre tout en gagnant la guerre qu’il saura également gagner la paix41 »

Si l’Espagne ne connaît plus de guerre tout au long du franquisme, cela n’est que le résultat du régime de terreur et de misère qu’il instaure. Cette société dont Franco promet l’avènement, nombre de Biscaïens peuvent imaginer ce à quoi elle ressemble en analysant le présent. L’encadrement idéologique et l’interdit sont les fondements de la réalité quotidienne. Pendant de nombreuses années, le divertissement est sanctionné et l’austérité est de mise. Les défilés militaires célèbrent la gloire du Caudillo et les fêtes religieuses doivent être consacrées à la méditation sur les erreurs du passé. L’individu est enserré dans un carcan d’où il ne peut sortir sans s’exposer à des sanctions :

« Les fêtes de Noël et du jour de l'an approchant, je veux, dans le cadre de mes responsabilités gouvernementales, veiller à ce qu'on y manifeste, de la façon la plus nette qui soit, la sobriété et le sérieux qui caractérisent l'Espagne Nouvelle et son esprit d'intimité familiale et chrétienne. Aussi, je décrète ce qui suit :
1) Il est interdit d'organiser de quelconques  fêtes où l'on sert des repas […]
2) On s'abstiendra scrupuleusement de toutes sortes d'effusions bruyantes, car elles ne seront en aucun cas tolérées sur la voie publique42 »

Dans cette société où le temps semble suspendu aux décisions du Caudillo et de ses représentants, seule la propagande croit en un avenir radieux. Quant aux individus, même si une partie d’entre eux désespère de voir un jour l’avènement de la société nouvelle, ils sont au moins félicités pour le comportement qu’ils ont été contraints d’adopter :

« M. le Maire est extrêmement satisfait et fier de l'excellent comportement religieux et patriotique de ses administrés43 »

  

1  Cf. Bourderon, Roger, Le fascisme idéologie et pratiques (essai d'analyse comparée), Editions sociales, Paris, 1979.

2  Toutes les traductions ont été effectuées par mes soins. La gaceta del norte, n°16131, 18 juin 1950, p. 1.

3  Cf. Barrachina, Marie-Aline, Propagande et culture dans l'Espagne franquiste 1936-1945, Grenoble, ELLUG, 1998.

4  Pour le fonctionnement de cet organisme voir : ABELLAN (Manuel L.), "De los servicios de prensa y propaganda a la vicesecretaría de Educación popular (1938-1941)" pp. 233- 256, in Presse et pouvoir en Espagne 1868-1975, Madrid, Casa de Velázquez, 1996.

5  Archivo de la Administración, Memoria sobre el estado político social y administrativo de Vizcaya, Sec. Gobernación, IDD 1.03, Caja 3175.

6  Ibid.

7  El boletín de Bilbao, n° 1, 22 juin 1937, p. 2.

8  Ibid, n° 2, 23 juin 1937, p. 7.

9  Hierro, n° 38, 17 août 1937, p. 2.

10  Obispado de Vitoria, Boletín oficial del obispado de Vitoria, 1 juin 1937, n°11.

11  Pérez Agote (Alfonso), La reproducción del nacionalismo. El caso vasco, Madrid, Siglo veintiuno, 1986, p. 79.

12  Obispado de Vitoria, Boletín oficial del obispado de Vitoria, 15 février 1938, n°4.

13  Archivo Histórico Militar, Armario 46, Z.R., Rollo 262-1, Leg. 56, Carp. 6.

14  Ibid, Armario 46, Z.R., Rollo 262-1, Leg. 57, Carp. 7.

15  Ibid.

16  Lipuzcoa (Manu Elu), La Iglesia como problema en el País Vasco, Buenos Aires,ed. Ekin, 1973, p. 112.

17  Archivo Histórico Militar, Armario 46, Z.R., Rollo 262-1, Leg. 56, Carp. 6.

18  Hierro, n°72, 22 septembre 1937, p. 2.

19  Obispado de Vitoria, Boletín oficial del obispado de Vitoria, 1 mai 1938, n°11.

20  Hierro, n°37, 16 août 1937, p. 1.

21  Archivo de la Administración, Memoria sobre el estado político social y administrativo de Vizcaya, Sec. Gobernación, IDD 1.03, Caja 3175.

22  Hierro, n°49, 30 août 1937, p. 1.

23  La gaceta del norte, n° 14277, 21 juin 1944, p. 1

24  Ibid, n° 12540, 21 juin 1939, p. 1.

25  Archivo de la Administración, Memoria sobre el estado político social y administrativo de Vizcaya, Sec. Gobernación, IDD 1.03, Caja 3175.

26  Hierro, n°17, 23 juillet 1937, p. 5.

27  Cf. Richards, Michael, Un tiempo de silencio, Barcelona, Crítica, 1999.

28  La gaceta del norte, n° 13110, 24 décembre 1940, p. 1.

29  La gaceta del norte, n° 12301, 14 août 1938, p. 1.

30  Hierro, n° 37, 16 août 1937, p. 1.

31  Cf. Rojo Hernandez, Severiano, Eglise et Société. Le clergé paroissial de Bilbao de la République au franquisme (1931-années 50), Paris, l'Harmattan, 2000.

32  La gaceta del norte, n° 13110, 24 décembre 1940, p. 1.

33  Ibid, n° 16132, 20 juin 1950, p. 5.

34  Archivo de la Administración, Memoria sobre el estado político social y administrativo de Vizcaya, Sec. Gobernación, IDD 1.03, Caja 3175.

35  Hierro, n°37, 16 août 1937, p. 2.

36  Ibid, n°72, 22 septembre 1937, p. 2.

37  Ibid, n°415, 15 novembre 1938, p. 1.

38  La gaceta del norte, n° 12873, 20 mars 1940, p. 8.

39  La Gaceta del Norte, n° 12206, 16 avril 1938, p. 3.

40  Cf. Bourderon, op.cit.

41  Hierro, n°49, 30 août 1937, p. 1.

42  La Gaceta del Norte, n° 13110, 24 décembre 1940, p. 10.

43  Ibid, n° 12206, 16 avril 1938, p. 3.

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Xavier D’Auzon

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