N°8 / Violences privées, publiques et sociales Janvier 2006

Violences et paternité

Jean-Louis Viaux

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Violences et paternité

Quand je pense à la violence paternelle, je pense  au parricide – dont Freud nous appris sous forme du mythe de la horde primitive qu’il était une réponse à la violence paternelle.

Le premier parricide que j’ai rencontré, comme clinicien, n’était pas le classique jeune adolescent psychotique,  décrit dans la littérature,  mais un homme de 60 ans qui avait écrasé son père, avec son tracteur,  dans un champ.  Et cet homme a eu pour toute justification  que le dit père n’avait qu’à pas « venir l’emmerder dans son champ » –l’expression est rigoureusement exacte    mais tout autant exact qu’il était vraiment dans SON champ, acquis avec ses deniers à lui, et non un champ obtenu dans la donation-partage  qu’avait fait le vieux papa entre ses deux fils.  Et c’est en comprenant, bien après le procès, ce que cette histoire de donation biscornue  - comme on sait les faire dans la campagne cauchoise – avait de charge symbolique  que j’ai cru trouver un sens à cette histoire insensée : le père venait demander des comptes à un fils qui avait été victime d’une sorte de jugement de Salomon  à rebours : celui des deux fils qui  avait renoncé  à tuer symboliquement  le père (en n’acceptant pas que la maison du père figure dans la donation) avait été finalement avantagé par un finaud de papa qui avait ainsi décidé sans le dire lequel des enfants l’aimait le mieux – le meurtrier c’était l’autre.

Il faut se méfier des mots qui tuent. Salomon  ne juge pas et ce n’est pas un brave homme plein de bon sens. En proposant de couper le bébé en deux, il en appelle à l’affect, à la passion,  et rien ne dit qu’en père sévère il n’aurait pas réellement tranché l’enfant.  Ainsi font les pères, quand ils ne sont pas violents en acte, ils en appellent à la violence psychique – sans doute est-ce là que se joue leur place.

Dans un article intitulé L’enfance suspecte Maryse Esterle-Hedibel  interroge vigoureusement le sens  de ces contrôles policiers aux abords d’établissements scolaires dont ont a fait grand tapage au début de l’année 2005. A juste raison l’auteur fait ce rapprochement entre l’enfance suspecte et un certain discours sur la disparition des pères :

« Les dernières circulaires, ajoutées au projet de loi sur la prévention de la délinquance, forment un ensemble et dessinent une politique qui se situe dans la logique des dernières décennies, et singulièrement des années 90. La massification de l’enseignement étant largement effective, et avec elle l’entrée de tous les enfants et adolescents dans le même système scolaire, le thème des « violences » s’est peu à peu développé, parmi les personnels scolaires, dans les médias, parmi les responsables politiques. Il est devenu la principale manière de lire et d’interpréter les conséquences de cette massification. La violence des jeunes comme élément de « l’insécurité », imputée à « la crise des valeurs », à « l’absence de repères » voire à « la disparition des pères », tous thèmes rebattus depuis l’Antiquité, est devenu un puissant argument électoral, et a nourri d’intenses campagnes politiques et médiatiques, tandis qu’un discours d’impuissance et de désarroi se développait parmi les acteurs. (…) Ce contexte a créé les conditions pour que s’impose une politique suspectant les élèves des quartiers populaires de déviances, de rébellion et de délinquance, sinon effectives, du moins potentielles.

On remarquera en effet que la thématique de la violence des jeunes est contemporaine de celle de la disparition des pères  mais aussi de l’émergence de la  lutte contre les violences familiales, essentiellement la violence des pères. M. Tort (2005)  souligne ainsi ironiquement « A partir du phénomène embarrassant des violences des « jeunes » (entendez oedipiens en mal de castration), on finira par mettre en cause la violence des parents quand ils ne transmettent pas la « loi ». Et cet auteur remarque combien les « psy » et une certaine psychanalyse sont venus au secours du père d’autrefois, celui d’avant la loi sur la déchéance des pères violents (1889) en faisant de cette loi un « meurtre du père » (interprétation figurant sous diverses formes dans le livre de Delumeau et Roché, Histoire des pères et de la paternité).

Le père aujourd’hui est donc  un sujet contrasté et dichotomique : absent et violent, disparu et omniprésent dans le discours social et le discours « psy ». Quand il est là et qu’il exprime la volonté de s’occuper de son enfant, y compris sans la mère, on le suspecte de violence et l’on va de tribunaux civils et tribunal pénal, voire au tribunal médiatique, pour le faire interdire, tandis que sur l’autre face (farce ?) du même tribunal médiatique on lui attribue, par défaillance d’autorité et par son absence, la responsabilité  de toute la délinquance.

   Un père racontait à un de mes collègues son désespoir et sa colère de ce que son fils de 18 ans soit en prison pour vol. 4 ans auparavant, il avait amené son gamin de 14 ans au commissariat de police parce qu’il l’avait surpris sur une mobylette volée. Il voulait que la police sermonne, voire punisse, cet adolescent. Quelle ne fut pas sa surprise de se faire lui-même menacer d’une poursuite pour « violence à enfant ». Il faut dire qu’il avait deux torts considérables : en entrant dans le commissariat il tenait son gamin par l’oreille, comme l’aurait sans doute fait son propre père …, né comme lui en Algérie – seconde offense à l’esprit des lois de ce commissariat. A partir de ce jour là, disait ce Monsieur au bord des larmes, je n’étais plus père.

Il y avait pour les pères sous la royauté le droit de faire embastiller ses rejetons,  puis après Napoléon le droit de correction paternelle  - qui n’autorisait pas pour autant la violence (telle qu’entendue à l’époque) mais le droit de le faire enfermer dans des maisons de correction où la violence d’Etat relayait – en toute légitimité - celle du père. Puis fin XIXème siècle  après l’invention de la déchéance paternelle, il n’est resté que la seule puissance paternelle, jusqu’en 1970 : on a supprimé tout cela. Par quoi l’a-t-on remplacé ? Par rien. Ou plutôt par un mystification, le père « symbolique »,  devenu une tarte à la crème pour rapport de psy et travailleurs sociaux, qui traduit en terme poli le devoir d’abstention dans la réalité prônée aux papas jugés trop demandeur de pouponner leurs enfants, en chipant le maternage à leurs compagnes. C’est au nom du père symbolique (au Nom-du-Père, lacanien dans le texte, bien sur) et de son évanescence dans la réalité  que l’on va tout expliquer des désordres familiaux, de la violence dans les cités, de la psychose, et de la délinquance.  Sauf bien sur que l’on oublie au passage qu’il n’en est pas ainsi de tous les lieux et de tous les temps, et qu’il est dans les sociétés où les enfants ont plusieurs pères, où le géniteur n’a aucun rôle social, ou le frère de la mère est plus père que le père etc. et que personne ne s’en porte plus mal. Pleurnicher à l’occidental sur la disparition des pères, c’est pleurer sur la mort du roi : « nous avons tué notre père » s’exclame Balzac en parlant de Louis XVI1.

Certes le père du XXIème siècle a perdu en absolu et a en revanche des droits et devoirs équivalents à ceux des mères et avait jusque là le privilège de donner son nom – dernier signe de la différenciation des places parentale. Ce signe vient de disparaître à son tour.

On ne va pas regretter, évidemment, que la société protège les enfants  contre toutes formes de violences, ni que le père et la mère aient des droits et devoirs identiques. Malheureusement cette idyllique démocratie familiale, outre qu’elle n’a pas fait revenir les pères pour le moment, ne résout en rien – au contraire - la question des violences paternelles, ou  de type paternelle.

Car la paternité violente est toujours là, sous deux formes, la forme angoissante illégitime, et la forme sécuritaire légitime : Il est intéressant de réfléchir à cette situation paradoxale et de lui donner un sens.

La violence illégitime c’est d’une part la maltraitance,  donc notamment la figure médiatique de ces accusés dits  « pédophilie », enseignants, éducateurs  ou prêtres et bien sur  le père incestueux– c’est aussi les pères qui tuent toute leur famille sous le coup de la jalousie ou d’un deuil de séparation infaisable.  En mettant en lumière ces figures terrifiantes par leur sexualité prédatrice, ou leur violence mortifère, la société  enferme la représentation du couple Père-enfants dans un  duo « monstre-innocent ».  D’aucun diront – même si c’est inexact à 99% – que dans toute séparation parentale le père risque désormais a priori  des accusations d’abus sexuel destinées à  le faire disparaître : à la violence de la « correction » et de l’enfermement a succédé l’image du père dont la sexualité est dangereuse pour un enfant roi, innocent, emblématique. Cette violence illégitime dans nos sociétés puise sa source cependant au plus profond de ce qu’est la construction du lien père-fils.

On rappellera que  le droit de correction était lui légitime, certainement excessif mais cependant cadré, et qu’il est revenu aujourd’hui sous d’autres formes.

La violence légitime  existe : le père fouettard se nomme aujourd’hui Ministre de l’Intérieur, chargé de la chasse aux enfants irréguliers, absents, taggeurs, casseurs, mauvais élèves.

« Le lien entre absentéisme et délinquance n’est pas démontré, beaucoup d’élèves non assidus ou déscolarisés étant plutôt isolés et repliés chez eux. « L’absentéisme » est cependant imperturbablement considéré par les autorités de ce pays comme le premier pas vers la délinquance et comme une question relevant de l’ordre public ». dit  Maryse Esterle-Hedibel »  qui sous-titre ironiquement ce développement « qui  rate un cours vole un bœuf ». Les forces de sécurité, les procureurs, les maires, les responsables scolaires, investis d’une autorité qui se réfère à la loi – donc « du coté du père » selon le truisme moderne père=loi – peuvent en toute quiétude faire violence. Il ne s’agit pas ici des bavures du maintien de l’ordre mais d’une autre forme de violence : celle de la suspicion, engageant dans le rituel du contrôle, de la stigmatisation à la limite du racisme – on prend des arrêtés anti-vagabondage des soirs d’été ou on fait, début 2005, une opération spectaculaire de contrôle de cannabis dans des lycées et collèges de quartiers défavorisés mais pas dans les lycées bourgeois. 

Tout n’est pas violence dans cette obsession sécuritaire rendant l’enfance suspecte, mais le ton du discours est emprunt d’une agressivité révélatrice : qualifier par exemple de « sauvageon » des jeunes qui ont commis une seule transgression, même la pire,  pour asseoir une politique répressive c’est utiliser le rituel du discours qui « baptise »  pour faire catégorie, et qui catégorise pour mieux justifier la violence-réponse venue de l’Etat.

La différence entre la violence paternelle légitime et la violence illégitime est que dans la première l’enfant est suspect, et son père responsable, dans la seconde le père est suspect et l’enfant victime : on ne s’étonnera pas que certains préfèrent ne pas reconnaître leur progéniture.

Les pères violents sont comme ces jeunes sur-contrôlés, les figures emblématiques d’une suspicion généralisées à l’égard de la paternité en ce qu’elle est ce « là où » se joue la violence et la vie. La défaillance d’aujourd’hui à gérer cette violence tient dans une façon triviale et médiatique de rabattre sur tous sujets irréguliers au regard de la loi, et sur tous  les liens père-enfant cette suspicion, en s’appuyant sur la figure du monstrueux opposé à un mythique père « symbolique » emblème d’une « bonne » paternité.

On oublie trop souvent que le premier rapport de l’enfant à la violence du père se nomme en clinique l’angoisse de castration et qu’étant liée à la question Oedipienne cette angoisse inconsciente en a en quelque sorte la valeur universelle.  Les rituels de passage à l’âge adulte, les intronisations, dans toutes les sociétés forment peu ou prou  une reproduction-exorcisme de cette angoisse en mettant en scène la perte, la séparation,  le manque, l’ablation phallique (circoncision,  excision).  Cette violence paternelle est inscrite dans le schème familial telle que l’a développé l’humanisation des humains. La séparation d’avec le premier objet d’amour – la génitrice-mère – est finalement si douloureux, si impossible, qu’il faut qu’un père vienne justifier par sa seule présence la violence de cette séparation, en incarnant la castration par quoi prend sens la différence des sexes et des générations. Cela suffit à instaurer le besoin de père, et sa place, différente mais indissociable de la mère – sans qu’il soit besoin d‘un appareil symbolique tout droit sorti de l’image antique de Moïse brandissant les tables de la Loi, porteur d’une parole d’absolu  - et d’un pouvoir spirituel et temporel qui ne l’est pas moins. 

Ce qui amène à cette remarque, qui prend tous son sens aujourd’hui mais qui ne fut pas entendue à son époque :

« Dans le fonctionnement logique des générations (…) il n’y a ni secret ni monstre, mais seulement des exigences de la logique de la filiation. La raréfaction du Père dans nos sociétés produit des immatures et pour les deux sexes le collage à la Mère. Au de là de l’immaturité, et, pour ainsi dire, de son achèvement : la décharge pulsionnelle sur les enfants. De nos jours, on peut s’apercevoir l’enchaînement de cette logique à rebours : le collage produit des pères non séparés de leur propre mère, et ce sont ces pères eux-mêmes sans père qui se livrent au viol des enfants qu’ils ont engendrés ». Pierre Legendre, 1991.

   J’examine en expertise des pères incestueux quand ils vont sortir de prison ou avant une permission : où vont-ils aller, puisque la plupart du temps le retour au foyer n’est pas pensable ?  Chez maman.  Mais certain retrouvent aussi la mère de leurs enfants. Il ne faut pas longtemps pour découvrit à quel point ils sont « collés » à elle, d’autant qu’ils l’ont épousée déjà mère d’un enfant (sur lequel ils ont exercé leur violence physique ou sexuelle).

Le pseudo « avènement »  des pères (je me réfère ici aux ouvrages à succès de B. This ou G. Delaisi, qui datent de la décennie 80) masque mal que la réflexion sur une certaine déshérence sociale, et le besoin de réassurance alimenté par la création médiatique d’un  trouillomètre quotidien à 20 heures, est dans l’impasse. On a repris la vieille antienne du lien entre vacuité paternelle et délinquance – sans jamais tenir compte de ce qu’il n’y a pas si longtemps la plupart des enfants (qui survivaient) perdaient un de leur parent avant l’âge de 10 ans. Il est vrai qu’à l’époque dans une Europe en guerre perpétuelle, les Etats savaient quoi faire des têtes brûlées et autres carencées : des soldats, des bagnards, des déportés aux colonies …. . Le « retour » de père, qui ne partirent jamais très loin,  est seulement  une recomposition logique d’un droit qui leur soit propre de lien avec leurs enfants. Ce lien qui est à la fois différent et consubstantiel au droit des mères, et non pas  seulement identique, a mené à la situation suivante : Depuis la loi sur le divorce de 1975 ils se sont effacés de la vie de leurs enfants dans la grande majorité des séparations, et même dans l’union. Puis face à la revendication de quelques uns – et les « lamentos » cités plus haut sur le lien qui existerait entre cette effacement et la délinquance des jeunes, il leur a été peu à peu été concédé qu’ils pouvaient devenir des équivalents de la mère, des partageux en tout, si tant est qu’il puissent prouver au juge de la famille (dont on a fait une figure médiatrice, sorte d’aïeul tutélaire de la famille)  qu’ils connaissaient eux aussi l’art d’accommoder les bébés. En attendant, deux générations ont été élevées par des mères, dans une quiétude relative, puisque l’Europe est à peu près en paix et, qu’il n’était nul besoin de la figure du héros malgré lui ou de la perspective d’aller se coltiner à l’adjudant-père, pour devenir adulte.  Comme le dit Pierre Legendre,  ces enfants là sont restés « collés » à cette mère.  On s’aperçoit aujourd’hui que bien des enfants vivent sans père, et sans drames, ni pathologies. Mais cela gêne. Alors on recrée moins du « père par la loi » que ces deux figures du père violent : le monstre qui viole, le père-Etat qui protège le corps social sain contre les sans-pères (sans repères non plus, d’ailleurs, et parfois … sans papiers).

Le père figure du monstre n’est pas né de la déviance, de l’absence, ou de l’ancien droit de correction : il est né de l’impossible métaphore d’une violence aussi fantasmatique que nécessaire, cette nécessité de la castration qui –pardonnez ce raccourci – décolle l’enfant de la mère, non sans violence puisqu’elle produit,  entre autre et pour y répondre, le fantasme du meurtre du père.  Le père, comme figure paternelle, mais aussi comme généalogiste de son fils,   se fonde sur cet affrontement – encore faut-il que pour l’avoir vécu comme fils il puisse le remettre sur la scène fantasmatique ; encore faut-il qu’il ait lui-même été décollé par la violence métaphorisée de son père, lui interdisant l’objet maternel.

Cet échec nous concerne tous en ce qu’il engrène la suite – par quoi j’ai commencé et où je vais conclure  : le fils est d’autant plus suspect que son père est absent. Le père est d’autant plus absent que sa violence le fait exclure – On tourne en rond. On châtie les pères violents – c’est juste – on cherche les pères qui délaissent les enfants – c’est juste – on fait donner de la loi aux enfants sans pères qui troublent l’ordre public – c’est toujours juste : mais cela mène où ?  L’occident tue les pères, mais à petit feu, moins par exclusion puisque la loi a inventé la « coparentalité », qu’en ne leur offrant qu’une place symétrique de celle des mères.  La question qui se pose n’est peut-être pas d’en finir avec « la solution paternelle »  comme le propose M. Tort (2005),  qui décrypte de façon acérée comment les psychanalystes contemporains, et notamment Lacan, ont chaussé sur la question paternelle les bottes judéo-chrétienne, en s’arrangeant à ce que  le langage et les lois du langage [servent] de cache sexe et permet d’éviter de passer pour un grossier nostalgique du pater familias ». La question est que la violence n’est pas impropre à l’être humain, et qu’il lui faut un bouc-émissaire – ce sera le père, ou le roi (le tyran : Oedipos Tyrannos, s’intitule  la pièce de Sophocle qui a beaucoup servi). 

L’issue à questionner c’est la reconstruction d’une métaphore sociale, juridique, étatique, - comme le fut autrefois le « père de la nation »- qui  relégitime non pas la brutalité ou le viol mais la violence fantasmatique – donc non concrète - fondatrice des rapports Père-Enfant, mais ce lien entendu au sens générationnel et non en termes de genre.

Je ferais observer en passant aux bonnes âmes à tendance politico-médiatico-sécuritaire que le fantasme du meurtre n’est pas le meurtre – et n’est pas davantage un délit. Sinon la France serait un charnier.  Qui n’a pas eu le fantasme fondateur de tuer papa, comme on dit, n’a aucune chance de savoir ce qu’est être père, ni d’avoir précisément l’angoisse salvatrice qui oblige à contrôler cette poussée thanatique.

Le père que l’on dit « démonétisé » est en fait dé-métaphorisé – comme du reste tout ce qui de près ou de loin ressemble à l’autorité. Il ne peut paradoxalement revenir sur scène que dans un agir qui se radicalise d’autant plus qu’on n’oublie pas de lui faire savoir, en l’éloignant de ses enfants,  qu’il a surtout une « place symbolique » (expression tout droit sortie du prêt-à-penser psy qui s’écrit dans nombre de rapports  de psy et travailleurs sociaux). Symbolique ?  Oh que non ! Si l’absence du père génère la violence des fils (ce qui reste à démontrer), c’est bien que l’échec d’assignation à une place symbolique est autant patent que le creux de ce discours qui voudrait que le lien père-fils se construise sur des images et non sur ce lien particulier du drame oedipien – joué et rejoué avec papa et maman,  pour éviter la tragédie du meurtre du père.

Pour être le moins père symbolique possible certains pères se lancent dans des procédures judiciaires incessantes pour récupérer une chimère de droit à voir leurs enfants, et cette amoncellement de jugements, d’arrêts et d’investigations fait que l’enfant est alors instrumentalisé par les parents (et la justice) comme un enfant à « faire et défaire » du père.

Un père qui n’avait pas vu depuis plusieurs années ses enfants s’est ainsi présenté au premier petit droit de visite, enfin récupéré, devant la porte de ce qui fut chez lui, accompagné des médias, sans succès. La fois suivante il se fit accompagner par sa mère : comment mieux signifier qu’il n’était pas ou plus à lui seul père, mais un sujet-collé, un sujet-sur-scène mais pas le père tout simplement : un père à la hauteur de son besoin de fils, un « être là » parce qu’il n’est pas d’enfant sans père plus qu’il n’est d’enfant sans mère, un sujet s’adressant au désir de l’autre. A force de s’entendre parler du  père « symbolique » des rapports sociaux les hommes pris dans ce jeu infernal du conflit de parenté deviennent une sorte de mauvais calque  du « je suis celui qui est », de l’Ancien Testament,  ou ce  Nom-du Père qui en a pris le relais dogmatique.

A force d’éprouver l’enfant au jeu du « veux-tu du père, il est, dans ces situations,  constamment  assailli et intrusé  dans son intime rapport à l’objet paternel : envahit par l’angoisse maternelle de le voir appartenir un tant soit peu au père, il est plus que jamais collé à cette mère – en développant parfois une violence inouïe de discours anti-père. Cette violence des mots, comme une figure en abîme,  le tue en tant que fils, à jamais. Certains pour faire bon poids  nous disent  d’ailleurs « en plus, mon père il n’était même pas là à ma naissance ». Ils ne peuvent évidemment pas le reprocher à leur mère …. Et d’ailleurs qui  les a informé de ce « manque » ?  Et qui osera penser la violence des mères ?  

Dans une société où Père et Fils2 sont suspect l’un et l’autre, l’un par l’autre, il est peu surprenant qu’aucune violence ne fasse sens : on le remplace par des statistiques et des catégories. Penser le discours de l’humanisation autrement que comme un enchaînement  de mots doux, c’est difficile – et pourtant la question de la violence, la prise en compte de son existence dans tout psychisme humain,  son institutionnalisation  en tant qu’elle lie les Pères aux Fils, sa ritualisation comme dans les sociétés premières, est la seule façon d’empêcher le massacre – et de faire tourner à vide la logorrhée sécuritaire.

1  H. de Balzac écrit cela dans … « La femme de trente ans »

2  Il ne faut pas lire ici « Père » et « Fils » comme du masculin, mais de la différence générationnelle sans considération de genre.

Delumeau, J., Roché, P. (2000). Histoire des pères et de la paternité. Paris : Larousse

Esterle-Hedibel, M. (2005). L’enfance suspecte. Bulletin du Groupe Claris, janvier. www.groupeclaris.com/

Delaisi de Parseval, G. (1998). La part du père. Paris : Seuil 

Legendre, P. (1991). Le crime du Caporal Lortie. Paris : Fayard

This, B. (1991).   Le père acte de naissance. Paris : Seuil -  Point essais

Tort, M. (2005). Fin du dogme paternel. Paris : Albin Michel

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Jean-Pierre Kamieniak

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