L'époque contemporaine traverse une crise aiguë de manque de synthèses, dont le symptôme est la perte du sens collectif. L'avenir est envisagé subjectivement d'une manière incertaine et indéchiffrable. L'ambiguïté brouille les pistes, renverse les perspectives et fragmente la vision du monde introduite par la modernité. Le siècle des lumières s'obscurcit. La perception de ses grands principes fondateurs (la rationalité, l'universalisme, l'humanisme et la laïcité) se trouble et la réalité se fait évanescente.
Soyons clairs: ce qui motive ces commentaires peut se formuler brièvement ainsi : le manque de projets politiques est en rapport avec la trop grande prolifération (pollution intellectuelle) des micro-projets de société en l’absence de cadres historiques généraux de référence. Le savoir en sciences humaines et sociales est devenu si parcellaire et si fragmenté qu'il ne peut plus concourir à en proposer. Cela a des conséquences nuisibles pour le fonctionnement équilibré et démocratique des institutions et pour la liberté de pensée.
Voilà des truismes qui taraudent les sciences humaines et interpellent les néophytes, jusqu'au point de s'interroger sur la nécessité actuelle d'une connaissance sociale, tant la raison linéaire de l'histoire est aujourd'hui profondément ébranlée. A cela s'ajoute un glissement progressif vers l'abandon des idées sur la nécessité et la possibilité d'un changement de mode de vie.
La société actuelle est perçue comme plus complexe et son processus d'évolution fort peu maîtrisable. Les cadres de compréhension de ses racines, la relation entre société et individu, culture et politique, se trouvent profondément altérés et méconnus de surcroît. D'ailleurs, si la société moderne retrouve une nouvelle phase de globalisation, la transformation des rapports humains et des rapports de production modifie les mentalités autant que les contours de la civilisation. De fait, dans ce contexte, le modèle démocratique montre ses limites, curieusement, au moment même où il s'impose à l'échelle de la planète.
Certes, la société est devenue réflexive, autocritique et globale, mais la sociologie de la modernisation est en train de développer un fatalisme négatif et des comportements à la fois plus compétitifs et davantage individualistes. Les rapports sociaux et les expectatives psychologiques ont changé de nature. En conséquence, l'approche des sciences humaines n'échappe guère à cette évolution générale.
La modernité est-elle encore valable ? C'est le sentiment de quelques experts. Est-elle inachevée ? C'est l'interrogation d'autres. Entre les deux, une chose est certaine : il manque une alternative de dépassement.
Quelle signification donner à une post-modernité qui sombre dans le statu quo politique et la morosité existentielle où se niche le refus des idéologies ?
Les sciences humaines et sociales peuvent-elles continuer leurs travaux sans un horizon théorique commun ?
Faut-il rappeler que les discours à propos des valeurs républicaines, des liens entre les citoyens et les institutions, ne cessent de s'effriter. Si certains ont célébré la fin des utopies et des lois de l'histoire, personne ne semble capable de proposer un projet politique collectif de longue haleine. Par conséquent, l'acte politique est de plus en plus réservé à une élite éprise de technicité, laquelle s'abrite derrière le jugement des experts, devant des enjeux de nature nouvelle, en détriment d'un positionnement politique citoyen.
Dans ces conditions, les sciences sociales peuvent-elles continuer à escamoter la crise politique d'une société complexe dont les risques sont sans commune mesure avec l'expérience humaine préalable ?
Peuvent-elles les traiter avec les mêmes outils hérités de la société pré-industrielle et de masse ?
Où sont passées les grandes questions sous l'avalanche des petites réponses?
Pour prendre un raccourci, les traits visibles du changement d'ère au sein des sciences sociales sont schématiquement les suivants : une très grande prolifération de logiques et de stratégies individuelles et collectives différentes, dont la conséquence épistémologique est la mise en cause d'une réalité potentiellement comparable. De plus, le dérèglement des codes socio-culturels et des symboles ne cesse de poser le problème des "révisionnismes" théoriques et des tendances idéologiques régressives. Un autre aspect à prendre en compte est l'accélération (perçue) des changements : l'ivresse de la vitesse technologique pousse à une nouvelle représentation du temps et de l'espace. A cela s’ajoute l'effort de s'adapter sans cesse aux exigences d'un système devenu incompréhensible à l'échelle collective. Ce point explique en partie le retour (insolite jusqu'à il y a un certain temps) de la problématique du sujet dans la théorie sociologique récente. Aussi faut-il ajouter l'impression ressentie d'une société à risques récurrents et changeants, où l'insécurité s'installe sans que les pouvoirs ordinaires (gouvernement, sciences) puissent cerner ni les causes directes ni les issues possibles. Le syndrome de la "vache folle" l'illustre d'une manière caricaturale.
Si une telle incertitude touche à la fois le domaine de l'expérience individuelle et celui des institutions collectives, c'est la pertinence, non seulement des gouvernements, mais également des sciences, autant les "naturelles" que les "sociales", qui est en cause. Certes, la question n'est pas nouvelle en ce qui concerne les sciences sociales, mais elle pose à nouveau deux problèmes, l'un évoqué dans les années 60 par Snow, sur la séparation progressive de la culture scientifique (dure) et de la culture littéraire (molle), l'autre un bilan paradoxal de la production de la connaissance en sciences sociales : le syndrome des "micro-théories". Plus elles se multiplient (via les expériences de laboratoire ou les travaux purement empiriques), moins on dispose d'une théorie sociale explicative compatible avec l'évolution vertigineuse du monde. Par conséquent, la connaissance s'émiette, se fragmente et finit par se transformer en connaissance de rien. Il y a deux politiques du savoir que les politiques eux-mêmes sont en train d'écarteler. L'attitude de l'expert, de plus en plus légitimé par les pouvoirs, est trop partielle, car munie de la sensibilité de l'histoire. En revanche, l'attitude du généraliste correspond mieux à l'urgence de tenir compte de l'ensemble. A y réfléchir, il n'est pas impossible que les politiques (et les experts en sciences sociales) soient en train d'oublier que la complexité de la société est aussi une complexité de l'humain dans l'infiniment petit et l'infiniment grand. Devenir purement expert ou purement généraliste est également dangereux dans le moment présent. Parfois, il faut l'un, parfois l'autre. Mais, leur compétence et leur statut doivent compter équitablement.
Pourtant, au lieu de redonner la priorité à la quête d'explication de la société et de la politique (au sens large et noble du terme), les sciences sociales glissent dans la spirale de la micro-spécialisation. Ce qui pose problème n'est pas la présence de multitudes de micro-théories qui traversent comme des météores le firmament de la connaissance, encore moins la recherche empirique, mais l'abandon progressif du principe d'utilité concrète de la science. Autrement dit, de la volonté de donner priorité aux problèmes réels de la société, afin d'apporter des éclairages et parfois des solutions. C'est justement parce que le savoir social s'atomise que le manque d'une vision d'ensemble se fait sentir encore plus cruellement.
- Quels dangers encourent les sociétés prises par des sentiments d'incertitude et d'ambiguïté ?
- Les sciences sociales doivent-elles se mettre au service d'un ou de plusieurs projets globaux de société ?
- Le dualisme raison - émotion est-il vraiment pertinent pour traiter les affaires sociales et politiques?
- Y a-t-il une approche transversale en sciences sociales comme le propose la psychologie politique ?
- Quels sont les antagonismes et les interfaces de convergence entre intellectuels (universitaires) et politiques (professionnels) ?
- Est-il aujourd'hui possible de combler le traditionnel fossé entre les intellectuels et les politiques et par quels moyens ?
- Quelle est la place de la culture dans l'évaluation de la science et de la pratique des sciences sociales ?
Voilà quelques questions auxquelles les sciences humaines et sociales sont explicitement confrontées. Le débat doit-il être (ré)ouvert ? Je le pense, mais cette fois-ci à l'intérieur et par delà les cercles d'experts, probablement dans un dialogue avec le grand public.
Si ces disciplines s’enferment dans des univers fragmentés et si les chercheurs se cloisonnent dans leurs "petits" domaines, alors la possibilité d'un projet intégrateur de société risque de ne pas se faire ou de se faire en marge des principes fondateurs de la société moderne. Soit sous la forme d'un recul historique, soit sous la forme d'une fuite en avant. Le risque de la crise de la société actuelle, comme une épée de Damoclès, est d'une certaine manière la conséquence, à la fois, d'un statu quo politique (consensus mou) et d'une "paralysie" des décisions gouvernementales par excès d'ingérence dans les affaires publiques de la technostructure. Il y a là une perversion du système. En quelque sorte : une modernité négative ou aveugle. Une société sans buts partagés par tous dont l'ordre politique est discrédité et les relations inter-personnelles déséquilibrées.