Préalable
La vie politique est imprégnée de psychologie, et à son tour la psychologie est irriguée par la politique. Le couple politique et psychologie a une relation tumultueuse depuis fort longtemps dans la culture occidentale. C’est chez Protagoras autant que chez Platon, dont la pensée dialectique plane encore aujourd'hui, que la politique incorpore la psychologie. Plus tard avec Machiavel, la politique, se transforme en comportement stratégique ; ainsi, G. Le Bon, à la fin du XIX siècle, évoquera les rapports politique-psychologie pour en faire un l'art de gouverner. Enfin, vers les années 30, la tentative de synthèse formulée par H. Lasswell entre psychologie et science politique consolide le nouveau champ des connaissances. Dès lors, la psychologie politique en tant que discipline universitaire s'est rendue possible et utile.
Les malheurs du temps des totalitarismes poussent à une nouvelle réflexion sur la psychologie et la politique, notamment sur l’autoritarisme. Les travaux de l’école de Francfort, puis d’Adorno permettent de mieux comprendre l’existence d’un domaine : la psychologie politique sociétale.
La psychologie politique contemporaine puise son renouveau dans la crise de la modernité et les troubles psychosociologiques d’une posrt-modernité, dont la clef est le développement d’une culture du narcissisme, selon la formule de C . Lasch (2000). Cette perturbation majeure entraîne un véritable télescopage lié au marasme de la démocratie représentative et à l'essoufflement du projet des Lumières.
Toutefois, ce sont les sciences (sociales) qui sont au cœur de la tempête. De ce fait, un vaste débat épistémologique traverse toutes les disciplines et, par ricochet, touche l'ensemble des sciences sociales. La multiplication des questions laissées sans réponses et l'émergence d'un éparpillement des micro-théories mettent en évidence la fragmentation du savoir, en outre, le débat idéologique contemporain sur la post-modernité rend encore perceptibles de nos jours la célèbre querelle des anciens et des modernes et la dispute entre tradition et modernité. Impossible donc d'éviter la discussion sur l'holisme et l'individualisme ou les réflexions polémiques sur le relativisme, le culturalisme et l'universalisme.
Disons-le clairement, la psychologie politique se trouve au cœur d'une polémique épistémologique qui la dépasse en même temps qu’elle la structure. La formalisation et la mathématisation de la pratique théorique ont déformé et surdéterminé les objets d'étude des sciences humaines et sociales. La fétichisation de la méthodologie quantitative, par l'emploi sans discrimination de la statistique, a provoqué, à force d'imposer à la recherche sur l'humain le carcan institutionnel des sciences naturelles et une spécialisation extrême, plusieurs effets pervers aux conséquences contraires à l'esprit de la science : enfermement de l'objet, rigidité conceptuelle, abstraction virtuelle de la réalité, cloisonnements thématiques, auto-reproduction des modèles de laboratoire, formation de théories excluantes, manque de dialogue interdisciplinaire et bureaucratisation de la recherche.
Alors, aborder en profondeur la question de " qu'est-ce que la psychologie politique ? " pose le problème de son statut épistémologique. Cependant, personne ne peut, raisonnablement, prétendre faire l'état des lieux de la discipline, et encore moins de son histoire épistémologique, pour nous proposer une définition acceptée par tous. En conséquence, je ne succomberai pas, ici, à la tentation d'y plonger.
I.- Une tentative de compréhension de l'objet de la psychologie politique
Commençons par une question de forme : à quoi ressemble la psychologie politique ?
Si la forme entraîne le fond, alors je pense que la psychologie politique n'est à premier vue qu'un ensemble de savoirs en plein mouvement, un carrefour où rien n'est encore figé, une tentative pour comprendre les interactions permanentes entre les hommes d'un côté, et leurs oeuvres culturelles et organisationnelles de l'autre. Encore plus précisément, c'est une science ouverte et multiple au sens ancien du terme, dont la structure échappe aux tentatives réductionnistes des sciences positives, puisque plusieurs épistémologies et de nombreux paradigmes se trouvent en synergie.
La psychologie politique sociétale est une approche qui permet l’articulation de la dimension historique et la dimension affective des peuples.
Approche transversale et discipline en réseau, donc.
En accord avec certains auteurs (Monroe 2002), je pense que la psychologie politique repose sur un ensemble d'approches théoriques en réseau autour que d'un noyau central : la perception sociale collective. Ce paradigme suggère que les comportements dépendent fortement, des prédispositions culturelles avec lesquelles les gens perçoivent une situation, et la perspective avec laquelle ils jugent les conséquences de leurs actions.
La toile de fond est toujours le contexte sociétale à un moment donné, spécialement de crise..
Je trouve là les diverses domaines qui composent la vie et l'imaginaire des sociétés humaines politiques : les émotions sociales, l'histoire et l'âme des peuples, les comportements des citoyens, les idéologies, les institutions d'ordre, les rapports de pouvoir et, surtout, les vicissitudes culturelles des nations.
Point d'orthodoxie, mais plusieurs orientations de dialogue, qu’il convient de mettre en perspective, selon les lieux, le temps et les enjeux des situations politiques.
En conséquence, la psychologie politique « colporte », depuis très longtemps, un ensemble de connaissances composites, mais de plus en plus convergentes. Il n’y a donc rien d'étonnant à y trouver plusieurs interprétations. J'en examinerai huit. A savoir :
a) Une première interprétation, largement véhiculée par les psychologues sociaux expérimentalistes, qui considèrent que la psychologie politique ne serait que l'application de leurs micro-théories expérimentales au champ politique. On prend ainsi le risque d’accréditer le fait que la psychologie politique est la fille d'une psychologie de laboratoire; tentative de récupération qui dissimule mal une ignorance de l'histoire de la pensée politique et de la pluralité épistémologique.
b) Une deuxième interprétation (parfois dérivée de la première), qui assimile la psychologie politique à l'étude des représentations idéologiques. Elle postule un système rationnel de références, sous la forme de croyances, attitudes ou représentations sociales profondément ancrées dans l'appareil cognitif des individus. C'est une vision cognitivo-libérale d'une psychologie sociale individualiste.
c) Une troisième interprétation, qui prétend jeter un « pont » entre les processus psychologiques et les processus politiques, mais sans en faire la synthèse, au risque de réduire la structure générale de la société à la structure psychique des individus. C'est la tentation psychanalytique, fondée sur l’analyse des événements historiques incarnés par des hommes politiques.
d) Une quatrième interprétation traite des « troubles » et des « perturbations » sociaux. La psychologie politique devrait ainsi répondre à des questions exceptionnelles : les crises, les révolutions, les grandes pathologies sociales, etc. C’est la perspective d’une psychologie sociale « clinique » qui s’intéresse de près à l’étude du changement social et de ses conséquences sur l'individu.
e) Une cinquième interprétation utilise comme mot-clef la notion de « polemikos » au sens étymologique et figuré du terme : la guerre et toutes les manifestations symboliques qui en sont proches, la guerre étant le prolongement de la politique par d'autres moyens, selon la célèbre maxime de Clausewitz. A cela s’ajoutent, également, les questions qui lui sont associées : le discours, le conflit, les négociations, la paix, la diplomatie, etc.
f) Une sixième interprétation : celle de la critique sociétale et de l’engagement des acteurs. Évoquer la « neutralité scientifique » est pour certains inacceptable, car les vrais rapports entre le politique et la psychologie sont ceux de l’inclusion et de l'exclusion, car le psychologue politique est avant tout un citoyen. De ce fait, les méthodes employées sont des procédés d’argumentation, les théories ne sont que de grandes métaphores et leur valeur de vérité est toute relative.
g) Il y a une septième interprétation, la psychologie politique ne serait qu'une version moderne d'une question encore plus générale : la psychologie collective. C'est l'approche holiste dans sa version post-moderne
h) Enfin, une interprétation, fort ancienne, avec des habits neufs : la relation avec les médias et la publicité, dont la vieille problématique de la propagande politique fournit en amont l'esprit.
Ce constat ne vaut pas critique : la dispersion thématique et théorique est en effet extrême. Or, c'est justement là que la psychologie politique offre un champ d'étude et un potentiel de dialogue théorique qui fait actuellement défaut aux sciences humaines et sociales et rend possible un paradigme fédérateur.
II.- Une approche personnelle et un programme de recherche
Impossible d'illustrer ici ce que les chercheurs en psychologie politique font, encore moins vous en proposer une synthèse. Je n’en ai ni la prétention ni la connaissance exhaustive. En compensation, je peux essayer de vous raconter en toute simplicité les perspectives du programme de recherches sur le « démocratisme » que j'anime à l'Université de Caen.
Si j’en suis arrivé là, c'est en écho à ma perception de l'urgence politique du présent : la crise actuelle de la société n'est pas une crise comme les autres. Il y a là un enjeu dont les conséquences restent voilées dans un futur incertain..
Établir le diagnostic de cette urgence (Dorna 1994) et comprendre ses mécanismes me semble le défi de la psychologie politique contemporaine. Cette crise est d’autant plus profonde qu’elle résulte d’un télescopage de crises préalables, le fascisme, la Shoah, la « chute du mur de Berlin », le changement de nature des régimes démocratiques et la dénaturation des idéologies issues de la modernité.
En fait, il s'agit d'une crise provoquée par un formidable dysfonctionnement de la démocratie représentative, par la perte d'un projet de perfectionnement de l'humanité, par l'échec des théories du changement social et par la présence d'un néolibéralisme individualiste ; et, en même temps, par l'émergence d'une demande de sécurité dans un monde perçu comme dangereux, et par l'attente de figures charismatiques à l'encontre du statu-quo voulu par les élites gouvernantes.
C'est dans ce contexte que notre programme de recherches sur le « démocratisme » se propose de comparer dans trois pays (France, Mexique et Portugal pour le moment) les perceptions de la démocratie, soumettre à une vérification expérimentale (en laboratoire) les rapports entre les comportements démocratiques et les crises de groupe, et, enfin, élaborer une échelle pour mesurer le démocratisme.
Ainsi, si l'objet principal de notre démarche porte sur le « démocratisme » et l'élaboration d'une échelle de mesure à l'image de celle proposée par Adorno et al à propos de l'autoritarisme, nous souhaitons l'articuler avec d'autres phénomènes psychopolitiques, dont l'analyse nous semble éclairante, notamment : les perceptions de la démocratie, les effets du machiavélisme et du charisme dans des situations ambiguës et leurs rapports avec le discours et les populismes politiques.
Brièvement :
a) Le système démocratique représentatif moderne (Manin 1995) est une savante alchimie de régimes politiques contradictoires, un compromis entre l'autoritarisme monarchique et le libéralisme utopique. Si la démarche moderne reste incertaine, l’ancienne est encore enracinée, mais, à la différence d’hier, le monde d’aujourd’hui se précipite vers l’avenir sans se donner le temps de saisir le présent ni de se souvenir du passé. Les points de repère à l’échelle individuelle ne sont pas semblables à ceux de l’échelle collective. La perception est proche, mais virtuelle. Vouloir percevoir le monde dans sa globalité contradictoire est une charge psychologique qui entraîne l’effritement des valeurs communes, la morale et la politique se cherchant dans un jeu de cache-cache.
b) Une autre question y est associée : la société est-elle en train de vivre une transformation de la morale politique? Un telle interrogation (nous) renvoie à l'amoralisme de la pensée machiavélique, à l’ambivalence des situations démocratiques et à la présence de comportements de manipulation. Chacun sait que, dans les situations de crise, la morale est insaisissable et ambiguë. D'où le mérite de Machiavel d'avoir observé avec acuité, dans un contexte bouleversé, le rapport des hommes politiques au pouvoir, éclairant ainsi la zone d'ombre qui couvre les passions humaines et rend (trop) précaires les logiques rationnelles. Dans la lignée de Machiavel, deux chercheurs, Christie et Geis (1979), ont avancé une hypothèse expérimentale intéressante : l'individu manipulateur (machiavélique) tire un maximum de bénéfices d'un comportement rationnel stratégique. Après un programme d'expériences, l'élaboration d'une échelle leur a permis d'identifier le type machiavélique et les situations dans lesquelles son influence est la plus performante.
Quelques expériences à l'Université de Caen (Dorna 1996) ont en partie corroboré les résultats obtenus par les expériences américaines. Mais nos objectifs portent sur de nouvelles situations. Schématiquement, les résultats obtenus avec l'échelle indiquent que le machiavélisme politique, dans la dimension droite-gauche, s'établit ainsi : la « droite » semble plus machiavélique que le « centre », et celui-ci plus que les « apolitiques » et la « gauche » ( D > C >A > G ). Les différences sont certes minimes, mais elles existent. Il y a là des pistes à explorer plus en détail. Il existe d'ailleurs quelques différences dans la structure de leurs discours : les machiavéliques ont une structure marquée plus par les verbes factifs que par les verbes déclaratifs, ils personnalisent davantage leur discours et utilisent plus de modélisations. Plus originales sont deux observations qualitatives : d'une part, on convainc mieux ses pairs, d'autre part, on est plus convaincant quand on part d'une position critique.c) Enfin, le retour des phénomènes populistes et charismatiques nous interpelle à nouveau. Car le mouvement populiste s’incarne toujours dans une des figures les plus classiques de l'univers de la psychologie politique : l’homme charismatique. Toutefois, le populisme reste un phénomène méconnu, éruptif et presque éphémère, où la forme émotionnelle l’emporte sur le fond raisonné. A cela s'ajoute l'appel au peuple, car l'homme populiste s'adresse à tout le peuple, mais surtout à ceux qui n’ont pas de pouvoir et qui subissent en silence l’impasse et la misère. C’est là sa force et sa raison d’être. Les symboles jouent là un rôle de reconnaissance, formidablement accélérée par l’espérance d’un retour à l’équilibre d’antan. C’est le jeu de la séduction et du savoir-faire, de la finesse dans l’esquive, du contact direct et chaleureux. La dimension anti-dépressive n’y est pas absente.
Par ailleurs, l'étude du discours politique nous a fourni plusieurs pistes d'interprétation valables sur les rapports entre la parole et les effets de persuasion (Dorna 1998, 1999) dans des histoires pleines des méandres. Nous continuons ainsi à accumuler de nouvelles données, concernant les leaders charismatiques et populistes, sans réussir encore à fonder une théorie cohérente du phénomène.
III.- En guise de conclusion : les tâches de notre temps
Récapitulons brièvement et essayons de tracer une perspective de nos tâches actuelles:
a) La psychologie politique est une discipline de l’urgence et de temps de crise. Nous traversons une période historique de transition d’un modèle industriel capitaliste et libéral vers un autre modèle technocratique, dont les contours humains ne sont pas encore bien délimités.
b) Le cadre sociétal qui se dessine est celui de la révolution technicienne et de la mondialisation des normes de la gouvernance avec le danger d’un clash des civilisations.
c) La reconstruction des sciences humaines, apparaît comme une tâche à la fois théorique et pratique dont le but est de proposer une alternative épistémologique et politique. Certes, c'est une tâche complexe face à l'émiettement des connaissances en sciences sociales, mais je reste persuadé qu'elle est utile, malgré le risque de prendre à contre-courant les approches académiques en vogue.
d) La politique elle aussi est devenue technicienne et gestionnaire. On « navigue » à vue, faute d'une orientation générale ou d’un destin commun. Il n’y a plus une vision globale de l’avenir, sauf en économie.
e) Les peuples se trouvent devant un monde futur privé d’idéaux humanistes.
f) D'où la sclérose du système politique moderne et la perversion de la démocratie représentative contemporaine. C'est pourquoi les questions refoulées de jadis rôdent à nouveau autour des cités affaiblies : Ici et là, partout dans le monde, nous ré-decouvront des nouvelles versions de l'autoritarisme technocratique; des oligarchies, du néopopulisme, des masses qui sont dans l’attente de leaders charismatiques; et, le réveil inquiétant des nationalismes religieux.
On doit à A. Touraine une réflexion qui marque le point de retour à la psychologie politique chez les sociologues lorsqu'il écrit en 1984 : « La crise de la sociologie porte sur sa définition même. » (…) et que plus loin il ajoute : « Le temps des émotions, au sens psychologique comme au sens historique ancien de ce mot, est revenu. » (…)
Le retour de la psychologie politique s'est imposé ainsi, sous forme de ré-ouverture et de dialogue interdisciplinaire (Wallenstein 1996). Il s'agit d'une (re)prise en compte de la transversalité de la connaissance, du caractère concret des problèmes, de leur dimension historique, et de la relation étroite entre le rationnel et l'affectif.
Voilà notre utilité et ce qui donne sens à la démarche commune devant l'aliénation quotidienne qui guette l'être humain moderne. Faut-il rappeler avec Pascal que la logique de la raison cartésienne a dérapé faute de considérer les logiques du cœur.
Raison et émotion, individu et société, forment un tout humain. C’est aux psychologues de la politique de mieux l’explicité et de proposer un chemin pluridisciplinaire pour le demontrer et pour agir pro-humanitas.
Et, surtout, parce que la psychologie politique est à mon sens une discipline sociétale, je souhaite qu’elle se pose en héritière de la tradition des « humanités », de la philosophie ancienne et de la rationalité critique et anti-utilitariste des temps modernes. Voilà pourquoi, je pense qu’il faut situer notre démarche au cœur des sciences humaines et sociales libérées de l’aliénation technologique et de la culture du narcissisme.
1 Conférence dans l’Aula Magna de l’université d’Iasi en Roumanie
Avril 2007
Christie R. et Geis F. : Studies in Machiavellians. N.Y. Academic Press. 1979.
Dorna A. (1989) : La Psychologie politique, un carrefour disciplinaire. Hermès 5/6. Paris.
Dorna A. et Ghiglione R. (1990) : Psychologies politiques. Psychologie Française. T. 35-2. Paris.
Dorna A. (1994) : Diagnostic de la société démocratique contemporaine, pour une psychologie politique pluridisciplinaire. Connexions n° 64.
Dorna A.(1995) : Les Effets langagiers du discours politique. Hermès n°16. Paris.
Dorna A. (1996) : Personnalité machiavélique et personnalité démocratique. Hermès n° 19. Paris.
Dorna A. (1998 a) : Le Leader charismatique. Paris. DDB.
Dorna A. (1998 b) : Fondements de la psychologie politique. Paris. PUF.
Dorna A. (1999) : Le Populisme. Paris. PUF.
Manin B. (1995) : Le Gouvernement représentatif. Paris. Flammarion.
Touraine A. (1984) : Le Retour de l'acteur. Paris. Fayard.